Des poésies populaires de la Basse Bretagne/03


III. Drames


POÉSIES POPULAIRES
DE LA BRETAGNE.

TROISIÈME PARTIE.[1]

DRAMES.


§ i.
Introduction. — Sainte Triffine.

Il nous reste à parler de la tragédie légendaire de Sainte Triffine que nous avons promis de faire connaître ; mais ici, nous l’avouons, notre embarras devient extrême. Après les deux drames longuement racontés par nous, dans un précédent article, nous craignons de fatiguer le lecteur par la répétition des mêmes formes, et la monotonie de notre analyse louangeuse. L’intérêt que nous inspirent ces œuvres bretonnes ne nous aveugle pas à un tel point, que nous espérions le faire partager à tous. Outre la prévention patriotique, il y a pour nous, dans ces drames, un charme fascinateur qui n’existe point pour tout le monde. Au milieu de notre prose flasque et concassée, nous entendons encore l’accent biblique du vers breton, nous entrevoyons l’original à travers notre pâle traduction, et la phrase française nous frappe comme ferait une note, insignifiante pour tout autre, mais qui, à nous, nous rappellerait un chant de nourrice, ou quelque fatale romance rattachée à d’amers souvenirs. Malheureusement, ce charme mystérieux n’existe que pour nous seul. Notre traduction ne rappelle rien à la plupart de nos lecteurs, elle ne leur reflète pas toute une nature spéciale et aimée, tous les usages, toute la foi, toutes les attitudes d’un peuple fraternel ; elle ne leur apporte point, comme à nous, ce parfum d’ajoncs en fleurs et de blé noir, ni ce tintement des cloches de village, ni ces bruissemens de la marée sur nos grèves, ni ces modulations mélancoliques des trompes d’avoine de nos pâtres, sur les montagnes bleues du pays. Si nos études sur les poésies celtiques ont éveillé quelque intérêt, nous devons l’attribuer au mouvement de curiosité et de surprise qu’a dû exciter, au premier moment, une littérature aussi inconnue, aussi singulière et aussi touchante ; mais ce sentiment, nous craignons qu’il ne soit déjà épuisé, et que notre Bretagne ne produise l’effet de ces enfans présentés par leurs parens à des étrangers, et qui, après les voir amusés un instant par leurs gracieux caprices, les fatiguent bientôt.

Cependant nous avons à cœur de compléter ce que nous avons dit du drame breton, et la tragédie de Sainte Triffine diffère si essentiellement de celles que nous avons déjà analysées, elle est si spéciale par son sujet et par son exécution, si supérieure de style et de logique, qu’il nous a semblé impossible de la passer sous silence.

Jusqu’ici on n’a vu, dans le drame celtique, que l’expression âpre et dure de la passion. Saint Guillaume et les Quatre fils d’Aymon sont deux inspirations sauvages où les sentimens suaves n’apparaissent que par accident, comme un rayon de soleil dans un ciel d’hiver. Ce qui fait le fond de ces deux compositions, c’est une sorte de rusticité fauve, mêlée aux élans énergiques d’une piété sincère à faire peur. Après ces pièces, il restait à traiter l’aspect sentimental des affections humaines, à formuler l’expression élégiaque de la passion, dans un cœur à plus molle épiderme que celui du comte de Poitou et de Renaud. Les âmes humaines ont deux sexes comme les corps ; les tragédies bretonnes ne nous en avaient encore montré que de mâles et de fortes, l’âme féminine restait à peindre : c’est elle que l’auteur de Sainte Triffine s’est efforcé de révéler dans son œuvre.

Avez-vous trouvé quelquefois, dans votre vie, une de ces femmes pieuses qui passent leurs jours entre un mari égoïste, des enfans malades, et les gênes du ménage, sans qu’un soupir tombé de leurs lèvres, sans qu’une ride plissée sur leur front protestât contre leurs souffrances ; une de ces femmes dont l’ame est si simple, si pure, si bien conformée, que la douleur y passe, comme sur un corps vigoureux et sain, sans pouvoir l’enfiévrer ? véritables vases d’élection où rien n’aigrit, où les pensées et les sentimens tombent ainsi que la rosée dans le calice des fleurs, sans y laisser d’amertume ni de lie ; de ces femmes qui sont long-temps gaies, long-temps belles, long-temps aimantes ; qu’on ne peut regarder sans s’attendrir, et auxquelles on attacherait volontiers des ailes pour les renvoyer au ciel, si on n’aimait mieux les voir des femmes que des anges. Si vous n’en avez pas rencontré de telles, du moins vous en avez rêvé. Eh bien ! telle est Triffine, épouse d’Arthur, et reine de Bretagne ; Triffine, la pauvre jeune fille d’Hybernie, poursuivie par le démon, dans la personne de son frère Kervoura ; Triffine, qui passe par toutes les hontes, par toutes les terreurs, par toutes les souffrances, et qui reste tendre, douce jusqu’à la fin. Et ne croyez pas que cette céleste résignation lui vienne d’insensibilité. La jeune fille d’Hybernie aime les beaux vêtemens, les pages à toques bleues, et les crucifix d’or. Elle aime à s’asseoir aux pieds de son noble époux, sa tête blonde bercée sur ses genoux ; elle aime la vie, car, près de mourir, elle pleure, elle crie à Dieu son effroi, elle lui dit : — « Mourir ! mourir d’une mort violente ! mais vous ne savez donc pas ce que c’est que mourir. Seigneur ! » — Connaissez-vous rien de plus terrible, de plus éperdu, de plus sublime, que ces paroles adressées à Dieu : Mais vous ne savez donc pas ce que c’est que mourir, Seigneur ! — Et plus tard, à genoux sur l’échafaud, elle étend encore ses bras vers les jeunes filles qu’elle voit dans la foule, et leur dit : — « Adieu, jeunes filles ! adieu, heureuses jeunes filles ! dans votre joie de vivre n’oubliez pas Triffine que les vers mangeront dans sa fosse ; adieu à tous ceux qui sont ici, ajoute-t-elle ; il en est un surtout à qui je dis trois fois adieu, je l’attendrai dans le ciel. » — Et Arthur, à qui elle adresse ces mots, est là, vis-à-vis ; il est venu pour voir sa tête rouler à terre, et elle ne lui en veut pas, elle l’aime toujours ; elle lui a dit : — « Je meurs sans colère, car c’est vous qui me faites mourir ; je meurs sans regrets, car vous ne m’aimez plus ! » Cela n’est-il pas beau, cela n’est-il pas déchirant ? Ne trouvez-vous point que cette Triffine est parente de Desdemona ? qu’elle n’est ni moins dévouée, ni moins mélancolique, ni moins belle à voir mourir ?

Aux amateurs de mythes, nous pourrions dire que Triffine personnifie la femme bretonne, soumise, pieuse, façonnée au joug de l’homme, et prenant la vie avec résignation comme une épreuve, où tout ce qui n’est pas douleur est une grâce ; mais telle n’a point été la pensée de l’auteur. Triffine est une idéalité trouvée entre le paradis et la terre, dans le monde de la poésie, par quelque candide imagination armoricaine. C’est la jeune captive de Chénier, qui pleure et espère, et qui, au noir souffle du nord, plie et relève la tête.

Quant au drame d’où se détache cette touchante figure, il était fourni par les légendes. C’est une histoire comme toutes nos histoires bretonnes, où l’on trouve un enfant miraculeux, des pirates du nord que le ciel frappe de paralysie, et un évêque avec lequel Dieu entretient une correspondance suivie. Encore dans Sainte Triffine Jésus-Christ ni la Vierge ne viennent-ils dénouer la pièce. L’auteur savait sans doute son Horace :


Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Inciderit.


Le jugement de Dieu suffit pour tout éclaircir, et tout mettre à sa place. Ce dénouement, du reste, n’est dépourvu ni de poésie ni de grandeur ; c’est un beau spectacle que cet enfant frappant un homme fort de son glaive et posant son petit pied sur la tête du méchant, en proclamant l’innocence et la sainteté de sa mère, injustement condamnée ; c’était un dramatique commentaire des mots de l’Écriture : Dieu seul est fort ! — Le plus grossier Celte devait les comprendre en voyant ce vengeur de douze ans, debout près du cadavre de Kervoura.

Du reste, le récit du drame de Sainte Triffine, présenté simplement et sans analyse, fera comprendre le charme de cette composition bien mieux que ne le feraient nos réflexions. Nous allons le donner ici, mais en le plaçant dans son cadre et en faisant revivre, autant que nous le pourrons, l’époque pour laquelle fut composée cette tragédie ; peut-être, posée ainsi devant son siècle et entourée de son atmosphère, fera-t-elle mieux ressortir ses simplicités ravissantes, ses grâces paysannes et ses attendrissantes naïvetés de douleur. Ce sera d’ailleurs pour nous une nouvelle occasion de faire connaître un coin de cet immense poème qu’on nomme la Bretagne. D’ici qu’elle ait trouvé son Michel-Ange, pour la peindre en pied, sur une toile à sa taille, il faut s’en tenir aux croquis et aux études qui peuvent du moins la faire connaître en détail.


§. ii.
Une réunion de poètes bretons au seizième siècle.

Le quinzième jour du mois de décembre de l’année 1530 fut un des plus froids qu’où eût vus, de mémoire d’homme, à Bréhand-Loudéac, petite ville de la province de Bretagne. La neige, qui couvrait la terre depuis huit jours accomplis, avait tellement refroidi l’air, qu’à moins d’affaires pressantes, nul bourgeois ne quittait la maison, et toutes les rues étaient désertes. Quant aux grands chemins, on n’y voyait plus ni colporteurs, ni étrangers, ni soudards. On apercevait seulement, de temps en temps, dans les campagnes, un prêtre qui allait porter le viatique, un capucin faisant la quête dans les fermes, ou quelques jeunes gentilshommes, vêtus de bon drap fourré, qui chassaient dans les bruyères. Mais les paysans avaient abandonné tous leurs travaux. À peine si l’on en rencontrait quelques-uns, de loin en loin, allant à la ville ou en revenant, par nécessité ; et encore c’était pitié de les voir marcher le long des sentiers, les deux mains sous leurs aisselles, les jarrets pliés, cherchant le côté de la route où le soleil montrait sa réjouissante flambée, et, si grelotans, si transis, si resserrés dans leur sentiment de froid, qu’ils passaient devant les calvaires sans découvrir leurs têtes, ni faire le signe de la croix.

Comme nous l’avons dit en commençant ce chapitre, le quinzième jour de ce mois de décembre le froid avait semblé s’accroître encore. Il s’était élevé, vers le soir, une bise mêlée de givre qui coupait le visage à tel point qu’on ne rencontrait que des nez rouges et des yeux pleureurs. Aussi chacun s’était-il ramassé de bonne heure, et, à la tombée de la nuit, toutes les portes étaient fermées, tous les châssis de toile écrue (qui, à cette époque, tenaient encore lieu de carreaux dans une grande partie de la Bretagne) avaient été baissés et les volets rabattus par-dessus, si bien qu’on eût dit la ville entière endormie ou morte, sans les rumeurs qui sortaient par bouffées des habitations, et les clartés qui passaient sous les fentes des portes et entre les jointures des croisées.

Une maison surtout, située au milieu de la principale rue de Loudéac, se distinguait par la clarté qui brillait à travers sa fenêtre sans volets et par les éclats de rire qui en sortaient fréquemment. Cette maison était celle de la veuve Flohic, qui tenait, à cette époque, l’auberge la plus achalandée de l’endroit. Une enseigne, suspendue au-dessus de la porte, à côté d’une touffe de guy, avertissait les passans et les étrangers de sa destination. La veuve Flohic avait fait peindre sur cette enseigne Jésus-Christ en habit complet de gentilhomme, et l’épée au côté, montant au ciel, soutenu par deux anges. Au-dessus on lisait ces mots : Ar résurrection hon Salver — la résurrection de notre Sauveur ; et plus bas, également en breton : Dinée des voyageurs à pied : quatre sols. Couchée des voyageurs à pied : six sols. Au haut de l’enseigne était écrit :Auberge par la permission du roi et du parlement.

Or, dans une salle basse de la taverne de la Résurrection, cinq buveurs se trouvaient, ce soir-là, joyeusement attablés près du feu, ayant chacun devant eux un pichet en faïence rempli de cidre nouveau. Le peu d’élégance de leur costume, uniquement composé de berlinge et de gros drap, n’aurait pas suffisamment indiqué leur condition à une époque où beaucoup de gentilshommes bretons conduisaient la charrue en habit de toile et l’épée au côté ; mais l’absence de celle-ci prouvait clairement qu’ils n’appartenaient, ni les uns ni les autres, à la noblesse. C’était en effet une réunion de gens du peuple, mais d’autant plus digne d’être observée, que ces cinq hommes résumaient alors toute la littérature du pays : c’étaient les quatre plus grands poètes connus de la Bretagne.

Le plus vieux d’entre eux, Ivon Troadec (Ives aux grands pieds), était le sonneur[2] le plus renommé des pays de Goëlo et de Tréguier. Il passait pour maître consommé dans l’art du bigniou et de la bombarde ou hautbois. Nul ne savait comme lui conduire un branle, et sa présence seule donnait de l’éclat à un pardon ou aux aires neuves. Il était également recherché dans les châteaux, où il passait souvent des semaines entières, pendant l’hiver, jouant du rebec et donnant le bal à la jeune noblesse. Outre sa réputation musicale, il avait encore acquis une grande célébrité comme rimeur, et l’on citait de lui une foule de guerz populaires qui se chantaient à tous les fours et à tous les moulins de la vallée. Ivon Troadec était un vieillard joyeux et sensible, une espèce d’Anacréon de bourgade, dont l’ame sans fiel débordait dans de gracieuses compositions et d’innocentes railleries. Sa figure grotesquement curieuse portait l’empreinte de ce caractère bienveillant, dépourvu d’écorce et d’angles, qui l’avait rendu le bienvenu de tout le monde.

Le voisin qu’il avait à ses côtés formait avec lui, au physique comme au moral, le plus entier et le plus frappant contraste. C’était un homme dont l’extérieur annonçait une vigueur peu commune. Il était petit, mais large, anguleux, massif ; on eût dit un buste d’Hercule soudé aux courtes jambes d’un Lapon. Ses cheveux roux tombaient en désordre sur un vaste front épanoui qui s’alliait singulièrement au reste de son visage, dont les traits confus rappelaient assez ces esquisses grossièrement indiquées par le fusain d’un dessinateur inhabile. Or, ce petit homme à figure sauvage n’était autre que Ian Abalen, autrefois soudard du comte de Rieux, établi, depuis quelques années, à Bréhand-Loudéac, comme arquebusier et fourbisseur d’armes, et auteur du fameux drame des Quatre fils d’Aymon.

Vis-à-vis étaient assis deux autres buveurs. L’un était Per Coatmor (Pierre du bois de la mer), beau jeune homme, tout triste et tout pâle de son génie, qui n’avait pu se faire prêtre parce qu’il était serf, et qui jetait sa douleur dans des sones qui faisaient pleurer les jeunes filles aux veillées. L’autre, déjà vieux, portait un costume si particulier, qu’il mérite une courte description. Une longue robe arménienne, faite de gros drap et doublée de peaux de lapins, l’enveloppait tout entier. Il avait pour coiffure une toque également garnie de fourrures, et sa longue barbe blanche descendait jusqu’à sa poitrine. De sa poche sortait à demi une longue écritoire, et à sa ceinture était suspendu un livre à couverture de bois et à garniture de fer, sur lequel était gravé le cachet distinctif adopté par lui et qui était un Saturne armé de sa faulx, avec cette légende : Virtus hanc aciem retundit. À ces signes, il était facile de reconnaître Jacques Colinée, élève du célèbre Henri Étienne, et l’inventeur des lettres italiques. C’était le maître es art d’impression de la cité de Loudéac, et le livre qu’il portait à sa ceinture était le fameux Testament grec in-8o, dont il avait lui-même gravé et fondu les caractères, qu’il avait composé, imprimé, corrigé, annoté et broché ; car, à cette époque, l’imprimerie n’était pas seulement une industrie : c’était, à la fois, un art, un métier, une science. Il fallait réunir, dans sa seule personne, l’érudition de dix de nos savans, l’adresse de cent de nos ouvriers. Aussi était-ce plus qu’une profession, c’était comme un sacerdoce, comme une franc-maçonnerie ; quelque chose de mystérieux et d’effrayant pour le vulgaire, qui, ne pouvant comprendre tant de patience, de travail, d’intelligence, criait à la sorcellerie, en se signant, épouvanté, devant le noir appareil de Guttenberg.

Enfin, plus bas que les quatre personnages dont nous venons de parler, sur un escabeau à trois pieds, un idiot était accroupi dans l’attitude ramassée et tout animale particulière aux êtres atteints d’une débilité mentale. Les traits d’Olier Morvan n’étaient point ceux qui caractérisent une imbécillité native. À ce front chauve et ouvert, à cette tête amincie vers la partie postérieure, à ces yeux dilatés, mais longs et délicats, à cette régularité affaissée de tous les muscles de la face, il était facile de reconnaître une de ces natures coulées dans un beau moule, mais manquées à la fonte, et n’en sortant qu’à demi modelées, avec d’admirables lignes subitement interrompues, de merveilleuses expressions à demi altérées. Morvan, en effet, était tombé dans la vie, tout calciné de passions, et brûlant comme un métal en fusion ; mais, pour n’avoir point rencontré le bon côté du moule, il s’était trouvé faussé, et était devenu ce je ne sais quoi, tenant le milieu entre l’homme de génie et l’idiot ; ce type à moitié effacé, qui faisait mal à voir et jetait l’esprit dans une sorte d’inquiétude incertaine. Il avait voulu d’abord entrer dans les ordres, mais ses excès l’avaient bientôt fait expulser des écoles ; alors il s’était livré aveuglément aux dérèglemens les plus frénétiques. Balloté entre ses appétits de bête fauve et ses scrupules de chrétien, il s’était jeté, tour à tour, dans les désordres et les repentirs ; il s’était fait soudard, pillant les campagnes du Léonnais, violant les femmes et incendiant les fermes ; puis on l’avait vu, deux mois entiers, au haut du Menez-Brée, dans une grotte humide, couché sur la pierre, et criant ses remords à Dieu. De si monstrueuses prodigalités d’imagination, de sensibilité et d’intelligence l’avaient épuisé, et il s’était trouvé conduit, jeune encore, à cette sorte d’hébétation dans laquelle il croupissait alors, et que traversaient à peine, de temps en temps, quelques lueurs de son énergique vitalité d’autrefois. Vers l’âge de vingt ans, et dans une de ces crises qui secouèrent tant de fois sa vie, il avait composé l’étrange drame de Saint Guillaume qui avait eu dans le pays un succès immense, et que toute la Bretagne était venu voir à Guingamp, où il avait été représenté. Mais Olier Morvan n’était plus, au moment où se passait la scène que nous décrivons, qu’un pâle fantôme de lui-même. Incapable de tout travail, et poussé par l’instinct de la conservation, il avait songé à tirer profit de la beauté de sa voix, et il s’était fait recevoir chantre de la paroisse de Bréhand-Loudéac. Ce n’était guère qu’au lutrin, pendant les plus belles cérémonies de l’année, lorsque l’église était embaumée d’encens, les dalles couvertes de genêts fleuris, et les cierges allumés, qu’il semblait encore, parfois, se retrouver lui-même, et que l’intelligence descendait dans ce crâne vide et mort. Alors sa voix prenait une expression impossible à dire. On l’entendait dominer les chants de l’église par des accens si suaves et si terribles, par des inflexions si incisives et si enivrantes, qu’un vague saisissement courait dans la foule, et qu’on se disait à l’oreille avec une sorte d’effroi : — Morvan pense aujourd’hui ! — Mais ces élans étaient courts. Au sortir de l’office, où il avait retrouvé un sublime éclair de raison, il venait, au cabaret, noyer dans l’ivresse sa vague tristesse d’idiot, et les autres buveurs lui faisaient place près d’eux, en souvenir de ce qu’il avait été ; et ils remplissaient son verre comme ils eussent fait de celui d’un absent ou d’un mort, par une sorte de survivance d’amitié et d’admiration pour l’ombre de ce qui avait été autrefois un grand poète.

Au moment où nous avons introduit nos lecteurs dans la taverne de la Résurrection de notre Sauveur, les pichets avaient été déjà remplis et vidés plusieurs fois, et les douces fumées du cidre commençaient à exciter les buveurs égayés par un feu d’ajonc qui flambait dans l’âtre. Ils s’abandonnaient à ce plaisir égoïste qui naît instinctivement chez nous de la comparaison d’un bien-être dont nous jouissons et d’une souffrance que nous pourrions éprouver. La bise glaciale qui sifflait au-dehors leur rendait le cidre meilleur et l’aspect du foyer plus doux. Aussi la gaieté était-elle générale et bruyante. Per Coatmor, qui ne s’était point d’abord livré à la même joie que ses compagnons, était alors en but à leurs agaceries.

— Sur ma part du paradis ! s’écria Ivon Troadec, Coatmor écoute plus le vent que ce que nous disons ; le voilà la tête penchée contre la fenêtre ; on dirait qu’il attend que la brise lui apporte quelque parole de jeune fille qui l’appelle pour causer avec elle derrière le pignon[3].

Le jeune maître d’école sourit doucement.

— Il fait un vent impérial[4], et de ce temps les paroles des jeunes filles ne seraient pas entendues, même par l’oreille d’une taupe.

— À quoi penses-tu d’ailleurs, Troadec ? dit Abelen de sa rude voix. Ne sais-tu pas que Coatmor a renoncé à prendre les jeunes filles par le petit doigt[5] ? Avant peu, tu verras sa tête sous un capuchon brun. Il commence déjà à prêcher contre l’amour et la danse.

— Qu’est-ce que j’entends ? reprit Troadec avec une plaisante colère ; prêcher contre la danse, rimeur ! et les sonneurs, que deviendront-ils ? Tu veux donc que l’on me promène avec une ceinture de paille autour du corps[6] ?

— L’armurier ment comme un tailleur, dit le jeune poète en riant.

— Je mens ! Vous allez voir, vous autres ! Dis-nous donc ton dernier sône que tu chantais l’autre jour à Marharile Kerénor.

Le maître d’école rougit et voulut se défendre, mais tous les buveurs crièrent à la fois : — Dis-nous ton sône, Coatmor ; vas-tu faire comme les demoiselles nobles quand on les prie de chanter un noël ?

Le jeune poète ne put s’y refuser plus long-temps, et après s’être recueilli un instant, il commença le sône qui suit, de cette voix haute et prolongée particulière aux chanteurs bretons.

SONE.

— Je n’irai point avec vous jusqu’à Paris, mon doux ami, ni jusqu’à Rouen non plus. Qu’irais-je voir parmi les hommes du haut pays ? — Une glace qui est souvent trompeuse, à ce qu’on dit.

Non, je n’irai avec vous que jusqu’au reliquaire du village, mon doux ami ; jusqu’au reliquaire, pour voir les ossemens, car un jour il faut mourir !

Les ossemens sont là placés nuit et jour. Ils ont perdu leur vêtement de chair ; ils ont perdu leur peau si douce et leurs mains blanches, et leurs ames aussi ! — Où sont-elles allées, leurs ames, mon doux ami ?

Quand les prédicateurs sont dans la chaire, vous riez d’eux. Vous dansez dans cette vie !… — Oh ! vous danserez aussi dans l’autre !

Car dans l’enfer il y a une grande salle tapissée pour les danseurs. — Tapissée de pointes de fer en dedans et tout autour.

Et là, nu-pieds, joyeux ami, vous danserez, et les démons avec une fourche rougie vous exciteront et vous diront : Danse encore, jeune homme ; danse, jeune homme qui aimais les pardons.

— Taisez-vous, jeune fille, avec vos railleries, et aimez-moi, car je vous aime. Prenez moi pour votre époux, et la vie sera douce pour nous, et je n’aimerai plus ni la danse ni les pardons.

— Je n’avais que quinze ans achevés, mon doux ami, quand j’allai au coin de l’église. Mon bon ange était là, et il m’annonça qu’il fallait aller au couvent… au couvent pour me faire religieuse, et laisser les souffrances du monde de côté.

— Ma jolie maîtresse, croyez-moi, oubliez le couvent, mariez-vous à moi ; je vous abriterai dans la joie, comme Dieu dans son couvent, ma maîtresse ! Je vous abriterai dans ma joie, comme Dieu dans son couvent, ma maîtresse jolie.

— Non, non, jeune homme, cherchez une autre fille. Vous êtes un homme beau et corpulent[7], vous trouverez quelque autre aussi bien que moi ; et mieux aussi, grâce à Dieu !

— Je n’en veux ni de mieux, ni de semblable ; il faut que je vous aie ou que je meure. Je n’en veux ni de mieux ni de pire ; mais je veux que vous me preniez à merci.

Tenez, ma maîtresse, voici une bague ; mettez-la à votre main gauche.

— La bague de Dieu me conduira ; je ne mettrai point d’autre bague à mon doigt que l’alliance de Jésus-Christ. Celle-là ne me quittera pas.

— Oh ! ma maîtresse, que de temps j’ai passé près de vous sans profit, si ce que vous dites là est la vérité !

— Jeune homme, le temps que vous avez perdu près de moi, je vous en récompenserai en priant jour et nuit, pour que vous alliez en paradis.

— Adieu donc, ô jeune fille ! adieu. Hélas ! maintenant je le sais, on a tort de rire quand on est petit enfant, car la vie est triste ; on a tort de trouver doux le lait de sa nourrice, car la vie est amère. »


— Bien chanté, Coatmor, crièrent tous les buveurs ; tu es un beau rimeur.

Diis pietas tua et musa cordi est, ajouta Collinée avec son sourire distrait et bon.

Un gémissement sourd se fit entendre aux pieds de la table, et une voix vibrante, voix pleine de tristesse et d’accent, répéta doucement :


On a tort de rire quand on est petit enfant,
Car la vie est triste ;
On a tort de trouver doux le lait de sa nourrice,
Car la vie est amère !


Tous les yeux se tournèrent sur Morvan l’idiot. Son visage pâle s’était levé au niveau de la table ; un éclair d’intelligence douloureux brillait dans ses regards, et deux larmes coulaient le long de ses joues affaissées.

— Olier a entendu, dit Abalen. Quand on lui parle, il ne sait pas ce qu’on lui dit ; mais les vers, il les comprend encore. Il est comme les rossignols en cage, qui ne chantent plus que lorsqu’ils entendent un autre rossignol chanter.

Puis, comme s’il avait pitié de cette raison momentanément rappelée :

— Ton pichet, chantre, dit-il à Morvan d’une voix rude.

L’expression intelligente quitta à l’instant les traits de l’idiot. Il avança machinalement son vase de faïence, et laissa éclater un rire stupide en voyant que l’armurier le lui remplissait.

Après un moment de silence, tout le monde parut avoir oublié l’incident qui venait d’avoir lieu.

— C’est grand dommage, mon jeune ludi magister, reprit Collinée en s’adressant à Coatmor, que toi et tous ceux-ci, vous ne soyez point nés dans Rome ou dans la belle Grèce ; peut-être bien aurais-tu été un Horatius, celui-ci un Eschyle, et ce sonneur le beau chantre de Téos ; mais Dieu vous a fait naître sous un ciel inclément, parlant la langue des barbares, et c’est grande pitié de voir ainsi les perles de votre imagination enchâssées dans le plomb grossier de votre langage celtique.

— Ne dis pas de mal de la Bretagne, Collinée, s’écria Abalen. J’ai été soudard dans tout le haut pays jusqu’à la Seine, et je n’ai point trouvé d’autres contrées où l’herbe fût si verte, les landes si fleuries, et les clochers si hauts. Quant au langage, il est noble et fort, ainsi qu’il convient à des hommes. Les mots disent ce qu’ils veulent dire ; ils touchent l’esprit comme une main et lui font sentir l’objet. La langue bretonne est la langue de nos pères ; et Dieu fasse paix à ceux qui l’ont parlée avant nous ! ajouta l’armurier en découvrant sa tête.

Le vieil imprimeur sourit.

— C’est ainsi qu’ils sont tous, dit-il ; ainsi que j’étais aussi, moi, il y a vingt ans. Le jeune imagier Kernewote, qui m’est arrivé avant-hier, et qui veut faire son apprentissage dans l’art d’impression, est comme toi, Abalen ; il croit que la langue bretonne est celle qui se parlait dans le paradis terrestre. Et cependant il sait le latin, lui. Je crois même qu’il fait aussi des vers bretons.

— Par la Vierge Marie, maître, pourquoi ne lui avez-vous pas dit de venir ce soir avec nous ? il nous aurait chanté des guerz de Cornouailles.

— Il viendra, répondit Collinée.

Ce fut un cri général de joie.

— Apportez du cidre, veuve Flohic, hurla Abalen, je veux boire et chanter jusqu’à l’heure du poul piquet. Que Dieu te bénisse, Collinée, pour cette bonne pensée ! — et quand viendra le jeune gars ?

— Je crois que le voici, répondit l’imprimeur en penchant l’oreille ; et, en effet, le bruit de sabots criant sur les pavés neigeux se faisait entendre au dehors. Bientôt on heurta à la porte, et l’hôtesse alla ouvrir.

— Bénédiction de Dieu à cette maison et à ceux qui y sont ! dit l’étranger en entrant.

— Et à vous, répondirent les buveurs.

— Nous vous attendions, Tanguy, ajouta Collinée.

Le jeune homme s’avança en s’excusant et le chapeau à la main. C’était un beau garçon de vingt-quatre ans, de petite taille, mais souple et élégant. Sa figure mobile était encadrée dans des flots de cheveux noirs qui tombaient des deux côtés sur ses épaules. Un costume complet de Kernewote, de couleur violette et garni de gances écarlates, serrait sa taille. Ses larges culottes de toile piquée, à demi échappées de dessus ses hanches, descendaient jusqu’à ses genoux, et s’y réunissaient à des guêtres brunes, boutonnées sur le devant. Au moment où il s’approcha, tous les yeux se tournèrent sur lui, et il y eut parmi les buveurs un échange de regards, un mouvement de bienveillance qui indiquait clairement que la première vue avait été favorable au Kernewote. Troadec et Abalen lui firent une place entre eux et l’engagèrent à s’asseoir.

— Venez au feu, mon jeune homme, lui dit le premier, car le remplisseur de coffres[8] est dur cette année, et je pense, ajouta-t-il, que, pour vous rendre dans notre ville, vous avez dû trouver, par les chemins, plus de bécassines que de pélerins. Le soleil ne gêne pas la marche par le temps qu’il fait.

— Madame la Vierge a filé sa quenouille[9] pendant tout mon voyage, répondit Tanguy, et je n’ai trouvé dehors que des caqueux qui cherchaient les bêtes mortes et les pendus qui brandillaient aux potences. Tous les honnêtes gens étaient à la maison.

— Et vous avez marché long-temps ainsi ?

— Trois jours entiers. De Kerné[10] ici, le chemin est long, et je doute que celui du paradis soit plus difficile. — Sans compter les soudards qui ravagent le pays.

— Les soudards ! les avez-vous rencontrés ? demandèrent à la fois toutes les voix.

— Non, par la protection de saint Corentin ; mais j’ai vu de leurs œuvres. Les fossés de la route sont couverts de croix des deux côtés, et de Carhaix à Vannes on dirait un cimetière.

Tous se regardèrent en hochant la tête, et il y eut un moment de silence.

— Cela doit être ainsi, s’écria enfin Abalen, en frappant la table du poing avec violence, cela doit être ainsi. Le moyen que nous soyons tranquilles, maintenant que nous n’avons plus notre maître à nous, et qu’on nous a faits Français ? Les deux yeux d’un homme ne peuvent voir de Paris dans le bas pays, et nous avons beau crier, ses oreilles n’entendent pas de si loin.

— Ah ! où est notre bonne duchesse ? reprit Troadec en soupirant. Que ne sommes-nous encore au jour où je la faisais danser, au son de mon bigniou, lors de son passage en Goëlo ? car elle, elle ne méprisait pas la musique du pays, et elle ne préférait pas les vielles criardes d’Auvergne, comme nos gentilshommes d’à-présent.

— Nous avons le parlement pour défendre nos droits, compère, dit Collinée avec douceur.

— Ah, oui, le parlement ! Le parlement s’occupe bien des vilains comme nous ! Le parlement sait qu’on nous emprisonne pour paiement de subsides qui ne font point partie de nos fouages ; le parlement sait qu’on nous emploie à des corvées indues ; il sait que les gens de guerre exigent de nous du blé, de la paille, du foin, et le reste, et, pour remédier à tout cela, qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il ordonné ?

— Il a ordonné, reprit Coatmor, qu’on ne jouerait plus les tragédies qui amusaient le populaire de Goëlo et Tréguier.

Ce souvenir, jeté ironiquement par le maître d’école, sembla faire une impression extraordinaire. Le jeune homme venait de rappeler un des actes les plus impopulaires du parlement de Bretagne, un de ceux qui avaient le plus excité de récriminations et de résistances ; et les hôtes qui se trouvaient alors réunis à la taverne de la Résurrection avaient dû nécessairement, vu leurs goûts et l’intérêt d’amour-propre tout spécial qu’ils y avaient, s’irriter encore plus vivement que les autres d’une pareille défense. Aussi s’éleva-t-il un chœur général de malédictions et de juremens contre l’ordonnance du parlement.

— Et pourquoi messieurs du parlement ont-ils fait cette défense ? demanda Tanguy.

— Ah ! pourquoi ? répondit Abalen en ricanant ; pour l’honneur des mœurs et de la sainte religion, à ce qu’ils disent. Parce qu’ils ne veulent pas que des serfs portent, même par plaisanterie, des habits de seigneurs et de prélats, de peur qu’ils ne les trouvent plus commodes que leurs chupen ; parce qu’ils disent que c’est offenser le bon Dieu et les bonnes mœurs que de montrer sur le théâtre des prêtres et des nobles qui leur ressemblent.

— Puis, reprit Collinée à voix basse, c’est une occasion pour les manans de se réunir, de se compter, et cela est dangereux pour ceux qui nous mènent. Le populaire pourrait bien penser à la fin qu’il est assez grand pour faire ses affaires tout seul, et qu’il n’a plus besoin d’une nourrice qui lui donne sa bouillie, en en mangeant les trois quarts. Les dents nous ont poussé depuis quelque temps. Bientôt le jour pourra venir, pour ceux qui sont puissans, de méditer l’Évangile.

Et le vieillard frappa doucement sur le livre qui était suspendu à sa ceinture, en murmurant : Ούαι υμῖν οἱ ἐμπεπλησμένοι, ὅτι πεινάσετε ; ούαι ὑμῖν οἱ γελὼντες’ νυν, ὅτι πελθησετε ϰαι ϰλαυσετε.[11]

— Ainsi, dit le jeune Kernewote, je ne pourrai voir aucune de vos belles tragédies ? Quand je suis parti de Kerné, on m’avait bien promis cependant que je serais témoin de merveilleuses représentations au pays de Tréguier. Nous n’avons pas entendu parler, dans notre Cornouailles, de la défense de messieurs du parlement.

— Vous êtes heureux d’être loin de Rennes ; mais jouez-vous aussi des mystères dans vos montagnes ?

— Nous en jouons. Outre les belles tragédies de Saint Guillaume, des Quatre fils d’Aymon, de Sainte Barbe, qui sont de la langue de Tréguier, nous avons aussi des mystères écrits dans le breton du Léonnais, qui est le plus doux de tous, et d’autres en langue de Cornouailles et faits dans le pays même.

— Et quelles sont ces pièces ? demanda Coatmor.

— Il y a le Comte de Gouesnon, Jacob, la Vie de Sainte Barbe, Sainte Triffine, et beaucoup d’autres.

— Par le ciel ! je voudrais connaître ces tragédies, dit Abalen en frappant sur sa cuisse, et je donnerais bien pour cela une des meilleures arquebuses de ma boutique.

— Je puis vous en raconter une, répondit Tanguy ; j’ai joué le rôle d’Arthur dans Sainte Triffine.

— Malo ! Malo ! crièrent tous les buveurs, et Abalen par-dessus tous les autres. Noël au Kernewote ! Du cidre, veuve Flohic, et une bonne fascine dans le foyer. Nous allons entendre une tragédie de Cornouailles !

L’aubergiste apporta du cidre, réveilla le feu, et, après s’être recueilli un instant, Tanguy commença, avec une sorte de timidité qui ne ressemblait pas mal au trouble d’un jeune auteur risquant sa première pièce devant des juges habiles et sévères.

§. iii.
Tragédie de Sainte Triffine et de Kervoura.

Au nom du Père, et du Fils, et du saint Esprit.

Ce que je vais vous raconter est la vie de sainte Triffine et de Kervoura, tragédie en neuf journées, avec prologues. Je prie Dieu le Père, Dieu le Fils et l’Esprit saint de m’assister et de me donner une voix aussi douce que celle de la tourterelle dans les ifs des cimetières.

Voici ce qu’on voit dans la première journée.

On est alors à l’an de grâce cinq cent huit, et Arthur porte la couronne de Bretagne. Il a épousé Triffine, princesse d’Hybernie, « qui est une femme sainte, s’il en fût sur la terre, qui se plie à toute chose avec une sincère humilité, et dont toutes les actions sont chargées d’une douce charité. » Kervoura, son frère, est, au contraire, un homme dont le cœur est plus noir et plus profond qu’une nuit d’hiver, et qui a pris Satan pour son ange gardien. Il a quitté sa sœur, et il parcourt le pays, cherchant la puissance et les richesses. Il arrive ainsi près du roi Abacarus, qui règne en Angleterre, et qui a une fille qui n’a point encore choisi d’époux. Abacarus, après beaucoup de victoires, a été frappé par la maladie ; il est au lit, accablé de langueur et de poison. — « Je suis un roi puissant dans la vie, s’écrie-t-il ; je voudrais être pauvre et trouver la santé. » — Il demande à Kervoura, qui est venu le voir, s’il ne pourrait pas lui trouver un homme capable de le guérir. Lui, jeune homme, qui a vu la France et la Bretagne, il doit avoir trouvé de grands physiciens qui savent remonter le corps comme des ouvriers habiles le font des machines et des engins de guerre. Kervoura lui promet de trouver un remède à ses maux. — « Si vous faites cela, dit Abacarus, vous êtes un jeune homme et j’ai une pennères ; je ferai de vous deux un roi et une reine. »

Cette promesse allume l’ambition de Kervoura ; « dût-il tomber au feu éternel, il veut guérir le roi pour obtenir la couronne. » Il va trouver une sorcière habile, « qui regarde les étoiles du ciel comme un alphabet, qui sait tout, et que les jeunes filles, malades d’un attachement, viennent souvent consulter. » Kervoura lui demande les moyens de finir les maux d’Abacarus ; la sorcière invoque Jupiter et Satan. Satan apparaît avec grand bruit de tonnerre, et déclare qu’il faut prendre un garçon premier né, de sang royal, et âgé de six mois, le tuer, puis faire manger sa chair rôtie à Abacarus, et lui faire boire son sang ; qu’alors celui-ci redeviendra fort comme un jeune homme, et qu’il pourra encore serrer la hache d’armes dans sa main et les jeunes filles dans ses bras. Kervoura, qui a tout entendu, reste bien embarrassé.

Cependant il part pour la cour du roi Arthur. Arrivé là, il s’aperçoit que sa sœur Triffine est enceinte. Il envoie aussitôt un messager à la magicienne. Celle-ci est occupée à lire Agrippa et Cornélius, « qui sont les deux plus grands auteurs dans l’art magique ; et elle arrive de la terre nouvelle, où elle peut aller dans un instant, quand il lui plaît. » Aussitôt que le messager lui a fait connaître le désir de Kervoura, elle regarde dans un verre d’eau, et y voit Triffine enceinte d’un garçon. Le messager rapporte cette nouvelle à Kervoura, qui se décide aussitôt à prendre toutes ses précautions pour s’emparer de l’enfant que sa sœur va mettre au monde, afin de guérir Abacarus et d’arriver au trône. — « Ce que je vais commettre est épouvantable, dit-il, mais il est honorable d’être roi ; ainsi il faut que je rompe avec la conscience pour m’avancer dans le chemin de la cruauté. » — Il annonce alors à la cour qu’il veut bâtir un palais à Kerfuntum. Un page va trouver de sa part des picoteurs, et leur ordonne de venir travailler pour son maître ; mais ceux-ci refusent, en se raillant. Kervoura, averti, arrive plein de colère.

KERVOURA.

Écoutez ici, mercenaires, que vous me contiez vos raisons ! On vient de me dire que vous étiez terriblement beaux parleurs ! Je veux voir si vous aurez maintenant la hardiesse de me répondre avec autant de respect qu’à mon page. (Éclatant.) Comment, caqueux ! vous avez eu l’effronterie d’insulter mon page, et vous avez cru que je souffrirais cela ? et vous avez cru que je baisserais la tête sous vos insultes, serfs ?

LE MAÎTRE PICOTEUR, tirant son bonnet.

Monseigneur, excusez notre ignorance ; il n’était point dans notre pensée de vous offenser, mais nous avons dit que nous étions placés ici pour achever un travail commencé depuis long-temps.

KERVOURA.

Je t’excuserai, coquin, comme tu le mérites. Quand le bâton t’aura parlé, alors tu me connaîtras. Si tu ne me respectes pas, quand je suis ailleurs, lorsque j’arriverai, tu t’en trouveras mal. (Il le frappe.) Tiens, fils de prêtre.

LE SECOND PICOTEUR, avec humilité.

Monseigneur, nous sommes prêts à vous suivre ; ayez la bonté de laisser mon compagnon, et nous vous bâtirons un château où vous le direz.

KERVOURA.

Toi, ribaud, je te traiterai, un de ces jours, comme ton compagnon. — Tiens ton corps en arrière ; mon bâton est lourd. — Et vous tous, venez avec moi ; je veux vos services. (Leur montrant un terrain.) Voici la place où il faut m’élever un château. Ainsi prenez vos dimensions. On me fera des

écuries, des cuisines, des salles et des chambres, et quand tout sera fini, peut-être paierai-je !…
(Il sort.)
LE MAÎTRE PICOTEUR, le regardant s’en aller.

Ces seigneurs sont les fils du diable… Et nous, nous sommes les damnés de la terre ! —

Les ouvriers se mettent à travailler en chantant leur chanson de métier.

CHANT DES PICOTEURS.
PREMIER PICOTEUR.

Il n’est personne, dans cette vie, quelque vaillant qu’il soit, qui ne trouve quelque part son maître.

DEUXIÈME PICOTEUR.

Pour nous, pauvres gens de métier, il y a assez de souffrances !…Travaillons-nous, on nous frappe ; sommes-nous oisifs, on nous frappe encore.

TROISIÈME PICOTEUR.

Avec de méchantes gens, nul homme de métier ne trouve son compte. Souvent, pour tout paiement, il reçoit des coups et des injures.

QUATRIÈME PICOTEUR.

Mais la misère rend plus fort et les mauvais traitemens plus durs à la peine. — Celui qui se promène souvent devient plus agile à la course. —


Le château est enfin construit, et Kervoura en est content. Il éloigne Arthur, en le faisant inviter par Abacarus à l’aller voir à Londres, et il amène sa sœur Triffine à sa nouvelle maison de Kerfuntun. Arthur arrive à la cour d’Abacarus avec une suite nombreuse.


ARTHUR.

Maître souverain, monarque prudent, je me sens rempli de joie en votre présence ; je voudrais vous témoigner à quel point je suis touché. Je sens mon cœur bondir dans ma poitrine. Ô roi ! par vos souffrances, je laisse pour vous ma femme et ma famille sans balancer, et je suis venu à la terre d’Angleterre pour vous consoler dans vos peines par mon ardente affection.

ABACARUS.

Souverain des Bretons, vous avez obligé un homme. Si j’en pouvais encore trouver l’occasion, je voudrais verser pour vous tout mon sang. Votre seul aspect m’a mis tant de joie dans l’âme, que je me crois guéri, en vous voyant dans ma maison.


Abacarus donne ensuite ordre de faire faire bonne chair à Arthur et à sa suite.

Mais Kervoura poursuit toujours ses projets. Triffine accouche, il lui soustrait son enfant, en lui faisant accroire qu’elle a avorté, et il envoie celui-ci en Hybernie avec une nourrice. L’enfant s’embarque sur la grande mer, pauvre agneau qui ne sait pas qu’on le conduit au loin pour mourir.

Ici finit la première journée.

— Et c’est une belle journée, Kernewote, dit gravement Abalen en lui versant à boire.


Les seigneurs sont les fils du diable ;
Et nous, nous sommes les damnés de la terre.


Maître Collinée devrait graver ces deux vers-là, en bonnes grosses lettres, et les afficher à sa porte aux yeux de tous, au lieu de ces grandes feuilles couvertes de grimoire qu’il expose derrière ses châssis. — Ce Kervoura est un vrai seigneur ; par saint Briec, je voudrais savoir ce qu’il deviendra.

— Et Triffine, ajouta Coatmor, la sainte et douce femme.

L’enfant s’embarqua sur la grande mer, murmura la voix de l’idiot ; pauvre agneau qui ne savait pas qu’on le conduisait au loin pour mourir !

— Silence, Morvan ! dit Troadec. L’idiot se tut. Tanguy reprit aussitôt.

Ici commence la seconde journée.

Le navire qui porte l’enfant et la nourrice vogue sur la mer, on ne voit plus partout que le ciel, qui est noir, et l’eau qui est plus noire que le ciel. Les matelots ont perdu leur route, et la petite voile blanche flotte, égarée, comme la feuille d’une rose d’épines sur un étang. « Ce vent est fou, dit le maître, il brisera le mât, si nous ne baissons les voiles. » Les matelots s’apprêtent à obéir ; mais voilà que tout à coup un vaisseau flamand paraît ; il arrive comme un goëlan, les voiles étendues. Le navire breton veut en vain fuir et se défendre ; il est bientôt atteint, les pirates l’abordent.

LE CAPITAINE FLAMAND.

Ah ! ah ! paysans manqués, nous voilà bord à bord. Quand on n’est pas le plus fort, il ne faut point se défendre. Mais maintenant vous voilà pris ; votre cargaison est notre propriété. — Et vous, vous êtes celle des poissons.

LE PREMIER MATELOT, à genoux.

Tout ce que nous possédons vous appartient, disposez-en ; mais pitié pour nous ! laissez-nous la vie ! Nous nous sommes rendus, ne nous tuez pas.

LE CAPITAINE FLAMAND.

Tu te rends après que tu es pris, toi ? Va à la mer. Un plongeon sur la tête. (Il le tue et le jette à la mer.) Aux autres maintenant. (Les Flamands tuent tous les matelots. Le capitaine flamand s’adresse à la nourrice.) Et toi, jeune fille, avec ton petit oiseau, lève-toi ; tu étais la ribaude de ceux-ci, n’est-ce pas ? Jette ce bâtard à la mer, si tu ne veux être invitée à la même fête que tes amans.

LA NOURRICE.

Tuer un pauvre enfant innocent !… Oh ! cela est un crime sans cœur. Il y a de la pitié en moi. Vous me faites horreur.

LE CAPITAINE.

Jette à la mer cet enfant, te dis-je, et nous te laisserons vivre, et si tu es une belle fille, tu nous serviras comme tu servais les autres.

LA NOURRICE.

J’aime mieux mourir que de perdre mon ame. Il se trompe celui qui croit que je lui livrerai ainsi mon honneur pour rançon. — Je ne jetterai pas non plus mon pauvre innocent dans la mer ; ma vie est à vous, mon honneur est à moi.


Les Flamands furieux veulent la frapper de leurs haches, mais leurs bras restent immobiles et paralysés. Effrayés de ce miracle, ils tombent à genoux, et le navire, sans conducteurs et jouet des vagues, disparaît sur la mer bleue.

La scène suivante se passe à Saint-Malo. Un ange apparaît à l’évêque de cette bonne ville. Il lui dit que le bon Dieu lui fait ses complimens et lui annonce qu’un navire de pirates flamands vient d’aborder au rivage, qu’il faut aller quérir un enfant qui s’y trouve avec sa nourrice. « C’est, dit l’ange, un rejeton de haute lignée, et l’Éternel le réserve pour un grand miracle. » L’évêque obéit. Il se rend au navire et en ramène la nourrice et l’enfant.

Ici finit la seconde journée.

Dans la journée suivante on voit Arthur de retour près de Triffine et Kervoura qui part pour l’Hybernie. En y arrivant, il demande la nourrice et l’enfant qu’il a envoyés il y a un mois, mais on lui répond qu’on ne les a point vus. Kervoura devient pâle et s’asseoit ; puis, tout éperdu de désespoir, il s’écrie :

« Le malheur est sur tous mes projets. Il suffit que je désire une chose pour qu’elle échoue. Je ne sais pourquoi je me tiens dans cette vie : pourquoi ne pas mourir plus tôt ? La corde ou l’eau !… puisque l’enfer ne veut pas s’ouvrir pour moi ! Démons qui brûlez, je suis plus malheureux que vous, car l’ambition est la plus brûlante des flammes. Oh ! je le sens, le désespoir me rendra fou ; je deviendrai semblable à un chien enragé. — Cet enfant, qu’est-il donc devenu ? où l’a-t-on conduit ? qui l’a pris ?

— Berit, Astarot, venez à moi ! Je renonce à Dieu ; je me livre à vous, je me donne à vous sang et ame, yeux et oreilles, je me donne à vous pour toujours si vous voulez me dire où est l’enfant ! »

Les démons paraissent, et Berit dit à Kervoura qu’il a été trompé par Triffine, que l’enfant est en son pouvoir. Le méchant entre en fureur, et il jure dans son ame de se venger.

Cependant Triffine ne se doute de rien. « La sainte femme est dans son oratoire aussi joyeuse qu’un ange, » lorsqu’une de ses servantes entre précipitamment.

LA FILLE DE CHAMBRE.

Triffine, Triffine, reine de la Petite-Bretagne, malheur à vous ! — Je viens d’un endroit où j’ai entendu une horrible discussion que les princes avaient entre eux, dans la salle du conseil. — Ils ne pouvaient me voir. — J’ai entendu, tout entendu… et je suis tombée sans force sur la terre !

TRIFFINE, émue.

Ma fille, je vous en supplie, dites-moi ce que vous savez. — Que disaient-ils dans le conseil ?

LA FILLE DE CHAMBRE.

Ma maîtresse, avant ce soir, vous serez prisonnière.

TRIFFINE, étonnée.

Ce soir, prisonnière ? qu’est-il donc arrivé ? — À quel sujet ? Grace à Dieu, je suis innocente ; je ne mérite pas que l’on me fasse de la peine.

LA FILLE DE CHAMBRE.

Croyez ce que je vous dis, et écoutez-moi. — Votre frère Kervoura est cause de tout. — Il a écrit de sa main, de sa propre main, il a écrit !… des crimes abominables !… Oh ! à leur pensée mon cœur se soulève. Il a écrit que vous aviez eu un enfant et que vous l’aviez tué, par haine pour votre époux. Ensuite il a dit que vous aviez soudoyé des gens pour tuer celui-ci. Les princes, les barons, à la lecture de cette lettre, ont conclu qu’il fallait vous jeter en prison pour vous juger.

TRIFFINE.

Ô Jésus ! ce coup m’a frappée… je ne puis me lever. (Elle veut se lever et tombe à genoux.) Vierge et anges du paradis, ayez pitié de moi, car je suis accusée sans raison.

LA FILLE DE CHAMBRE.

Ma maîtresse, ma maîtresse, au nom du vrai Dieu, prenez courage et relevez-vous. Il n’y a point de temps pour les larmes, car si l’on vous surprend, votre malheur sera bien plus grand encore.

TRIFFINE.

Hélas ! ma fille, que voulez-vous que je fasse ? S’ils veulent me perdre, je suis perdue. Et c’est mon frère Kervoura, mon frère ! ô mon Dieu ! que lui ai-je fait ? que lui ai-je fait ?

LA FILLE DE CHAMBRE.

Hâtez-vous, hâtez-vous, puisque vous en avez encore le temps. Changez vos vêtemens, prenez un simple habit de paysanne et vous pourrez sortir du palais comme une servante. — Voici une jupe et un corset. Habillez-vous avec courage et sauvez-vous ; — et au nom de Jésus-Christ, ne dites pas un mot de moi, car, s’ils savaient ce que je fais, ils me tueraient.

TRIFFINE, quittant ses vêtemens.

Voici le triste habit que prennent les reines ! Voici la toile qui couvre les princes ! Que Dieu me soit en aide, puisqu’il faut que je les quitte ; puisqu’il faut vous dire adieu, noblesse et couronne ! — Oh ! mon Dieu ! sortir seule ainsi ! une femme ! la nuit ! Oh ! que j’ai peur !

LA FILLE DE CHAMBRE.

Maîtresse, il est temps de fuir, le terme fatal approche. Je voudrais pouvoir vous conduire sur le chemin et vous consoler ; mais le roi des anges est un bon pasteur ; invoquez-le dans les dangers,

TRIFFINE, en pleurant.

Ceci est le départ d’une femme pure qui, du rang de reine, est tombée à la condition d’une pauvre fille. — Adieu donc à mes douces habitudes, adieu à mes pompes, adieu à ma royauté ! (Elle embrasse les portes et les murs.) Adieu au palais de mon époux, adieu à mon crucifix d’or, qui recevait mes confidences de joie ; maintenant les croix de pierre des carrefours seront baignées de mes larmes.

Triffine sort ; elle marche long-temps dans la nuit, comme une femme qui va à la mort, aussi frissonnante que les feuilles des buissons. Toujours, derrière elle, elle croit entendre des voix qui crient : Triffine ! Triffine !… Et quand le bruit des traquets des moulins s’élève dans la vallée, elle se penche pour écouter si ce n’est pas le galop des cavaliers qui la poursuivent. Souvent, au milieu de la nuit, il lui semble qu’il passe dans l’air des rumeurs, que des flammes scintillent au loin sur les bruyères. Alors elle se dit : — Ce sont les courils qui dansent, et elle presse le pas, tout éperdue. D’autres fois, elle entend de grands coups qui font retentir les pierres blanches des doués dans les prairies, et elle se dit encore : — Ce sont les lavandières de nuit qui lavent leurs draps mortuaires ; et elle court plus pâle et plus éperdue, elle marche ainsi jusqu’au jour. Quand l’aube vient, elle se trouve au milieu de plusieurs routes qui se croisent, devant un grand calvaire. Elle s’assied sur les marches de pierre.

TRIFFINE.

Je vais m’arrêter ici : mes pieds sont gonflés et ne peuvent plus me soutenir ; la douleur a brisé les forces de mon courage ; je suis trop faible pour continuer. (Elle s’assied, et se met à pleurer.) Pauvre Triffine ! tu te croyais heureuse à jamais, et ton sort a changé sans que tu l’aies mérité. À quoi t’ont servi tes honneurs ? À quoi t’ont servi tes beaux vêtemens des dimanches ? Hélas ! quand je me regarde, je me fais pleurer. Me voilà vêtue comme la plus pauvre des esclaves. J’ai quitté tous ceux que j’aimais, et encore je suis criminelle à leurs yeux. Ô mon frère Kervoura, tu m’as perdue ! et pourtant nous avons été élevés tous deux sur le même cœur… Mais il faut que je continue ma route. (Elle se lève.) Ô Jésus-Christ ! cœur triste comme moi, sois mon protecteur contre les méchans, et garde-moi.

Triffine reprend sa route. Bientôt elle arrive dans une ville et entre dans une église.

TRIFFINE.

Entrons dans cette église pour faire ma prière à la reine de la vie ; c’est elle qui m’a préservée et qui me préservera toujours. (Elle se met à genoux.) Vierge Marie, glorieuse avocate des hommes, vous êtes le soulagement des orphelins ; consolez, oh ! consolez cette pauvre reine qui vous prie. Après bien des souffrances, il ne lui reste rien. (Cherchant à se lever.) Mon corps est accablé de fatigue ; les jointures de mes membres sont brisées ; je ne puis plus ni me lever, ni marcher. Ma tête, flottant sur mes épaules, est tout étourdie, et je ne sens plus ni mon corps ni mon esprit. (S’affaissant sur elle-même.) Voici la fin de tout. — Je n’ai plus de courage. Ma place est marquée ici, je ne la quitterai plus. Après tant de peines et d’inquiétudes, mon cœur se rend à la douleur : je n’en puis plus.

(Elle tombe dans un sommeil d’accablement.)


Ici finit la troisième journée.


Voici ce qu’on voit dans la quatrième journée.

La duchesse d’Orléans et sa demoiselle de compagnie arrivent dans l’église où Triffine est endormie. Elles la réveillent, et lui demandent qui elle est et ce qu’elle fait là. Triffine leur dit alors qu’elle est une pauvre étrangère, et que, victime de la haine d’hommes puissans et nobles, elle a été forcée de fuir son pays. La duchesse lui propose de la prendre à son service, et Triffine accepte, mais sans lui dire qui elle est ; car la duchesse est la tante d’Arthur, et si elle connaissait Triffine, elle pourrait peut-être la rendre à son neveu pour la faire mourir.


La scène suivante se passe à la cour du roi de la Petite-Bretagne, qui déplore la disparition de sa femme, et qui pleure amèrement, parce que le doux visage de Triffine n’est plus là pour le réjouir.

ARTHUR.

Mes princes, gens de ma maison, j’ai une grande mélancolie dans le cœur de ne savoir ce qu’est devenue ma femme. Hélas ! je crains que dans son trouble elle ne se soit jetée à la mort. — Triffine, Triffine, as-tu pu être si prompte à t’effrayer, si prompte à fuir d’auprès de moi ? Étais-je donc si terrible avec toi ? ne savais-tu pas bien que je n’aurais pu te perdre, et que la corde du gibet que je voulais passer à ton cou se serait bien vite changée en deux bras caressans ? Si tu n’avais péché, que ne restais-tu à la maison ? Mes gens, oh ! je vous en supplie, cherchez-moi ma femme, et tirez-moi de peine. Oh ! mes gens, donnez-moi des nouvelles de Triffine, car il y a dans mon ame un grand chagrin à cause d’elle.

Mais les gens d’Arthur ne savent rien de la reine. Le roi se résout à envoyer un messager pour la chercher par toute la Bretagne. Le messager va par le pays, assemblant les hommes au son de sa trompe, et demandant à tous s’ils n’ont point vu Triffine, la reine de la Petite-Bretagne.

Elle est petite, dit-il ; elle a les yeux noirs et plus doux que ceux d’une brebis ; elle est rose, et tout son visage est si beau, qu’on le dirait doré par le reflet d’une étoile. Mais nul ne peut dire qu’il a vu la femme que cherche Arthur, et le messager revient tristement vers le roi, qui est seul et qui pleure toujours.

Triffine aussi est bien malheureuse chez la duchesse d’Orléans. Il y a là une vieille gouvernante qui la bat, et qui finit par l’envoyer garder les pourceaux. Triffine arrive à l’endroit où est le troupeau, et elle parle à celui qui le conduit.

TRIFFINE.

Venez ici, jeune garçon ; retournez à la ville, et moi je resterai à votre place près des pourceaux, pour les garder toujours.

LE GARÇON.

Comment, vous voulez rester ici seule ? une belle fille comme vous, garder ces pourceaux ! Il vous faudrait trouver un bon ami pour vous garder vous-même ainsi que ces animaux, (s’approchant de Triffine.) Moi, j’aurais un grand désir de rester ici avec vous. Le temps nous paraîtrait plus court à tous deux. Lorsque le ciel serait bleu, nous pourrions nous amuser dans les campagnes, et quand il sera triste, nous irons causer dans le creux de quelque rocher. (Il s’approche encore) Écoute-moi, jeune fille, si tu veux, nous ferons une convention. Tu consentiras à ce que je désire, et moi je ferai dès l’aurore ton travail et le mien.

Triffine repousse avec indignation ces propositions, et elle reste seule exposée aux loups et aux soudards qui désolent le pays. — « Moi qui ai été la première princesse et la plus riche de l’Hybernie, dit-elle, voyez-moi maintenant ! Mon corps a porté l’or, l’argent, les diamans et les perles ; mon front s’est épanoui sous la couronne des reines, et maintenant me voilà gardienne de pourceaux immondes ! » — Cependant elle prie pour alléger ses souffrances. La duchesse, qui se promène dans la campagne, l’aperçoit de loin, et, en la voyant ainsi à genoux, si pleurante et si doucement désolée devant Dieu, elle dit à sa demoiselle : « Mademoiselle, la prière de cette jeune femme m’a rendue triste, et je me sens épouvantée. Je crois que c’est quelqu’un de qualité. » — Elle s’approche alors, et, après avoir cherché à consoler Triffine, elle lui dit qu’elle sera désormais femme de chambre. Triffine joyeuse la remercie.


Dans les scènes suivantes, on voit l’intendant d’Arthur qui arrive chez la duchesse d’Orléans. Il se rend à la cour du roi de France, Louis, et, en passant, il est venu saluer la tante de son maître. La duchesse lui fait grande joie et grande chère.


Ici finit la quatrième journée.


Voici ce qu’on voit dans la cinquième journée.

La duchesse se promène dans son jardin avec l’intendant d’Arthur ; tous deux parlent de la reine, de la reine douce et malheureuse, qui dort sans doute dans quelque tombe inconnue, sans avoir sur ses os une pierre qui demande les prières de ceux qui passent, sans avoir à ses pieds une croix pour avertir qu’elle avait été chrétienne. Tous deux sont tristes, et ils pensent que le bonheur de la vie est plus léger que la baie de l’avoine que le moindre vent emporte, lorsque Triffine elle-même entre dans le jardin pour cueillir une salade. La duchesse va lui parler, et l’intendant, qui ne la voit et ne l’entend que de loin, est pourtant frappé de sa beauté et de sa voix fraîche, qui bruit comme une source dans l’herbe. On se met à table, et Triffine entre dans la salle du festin. L’intendant la suit des yeux. Il croit reconnaître ses traits pâles et charmans ; il commence à soupçonner la vérité, et il demande à voir de plus près cette jeune fille qui sert les gentilshommes. Mais Triffine, avertie, refuse de venir ; elle quitte la salle, et se renferme dans sa chambre. Alors la duchesse, à qui l’intendant a fait part de ses soupçons, vient elle-même la trouver. Après quelques questions, elle lui dit :

LA DUCHESSE.

Dites-moi, jeune femme, si vous êtes Triffine, reine de la PetiteBretagne, comme on m’en donne l’espérance. Je m’épouvante à cette pensée, car si vous êtes Triffine, certes, j’en ai le cœur brisé.

TRIFFINE.

Je n’ai rien à vous dire, — rien qu’à vous supplier, au nom de Jésus-Christ, de me secourir dans cette vie, car j’ai été accusée injustement, et le cœur me manque à l’idée du châtiment.

LA DUCHESSE.

Je vous fais serment que, lors même que vous seriez coupable, pas un cheveu ne tomberait de votre tête : vous n’avez rien à craindre ; mais, au nom du ciel, dites votre nom.

TRIFFINE.

Puisqu’il faut tout vous découvrir, je suis Triffine, noble femme et reine, depuis six ans servante dans votre palais !

LA DUCHESSE.

Sauveur de ma vie ! — Princesse, je vous demande pardon des insultes qui vous ont été faites. — Dieu ! vous ici, servante des servantes ! gardienne de pourceaux ! — Que tout ce qu’il y a de gens dans ma maison vienne pour demander pardon à la reine, comme je le lui demande moi-même. — (Elle se met à genoux.) Reine de la Petite-Bretagne, je vous en prie, au nom même de vos souffrances, pardonnez à votre tante !

Triffine la relève, et pardonne à tout le monde. L’intendant, de retour, apprend à Arthur que sa femme est retrouvée, et le roi arrive avec empressement. Mais quand il se présente au palais de la duchesse, celle-ci l’arrête à la porte et lui demande ce qu’il cherche. Il dit qu’il vient voir la rose qu’il aime, la souveraine de son cœur. Alors la duchesse lui présente successivement plusieurs femmes, comme on fait aux nouveaux mariés de Cornouailles, et Arthur dit toujours que ce n’est point celle qu’il demande. Enfin Triffine paraît, et le roi s’écrie en pleurant :

La voilà ! maintenant je suis content ! Voilà Triffine, reine de la Basse-Bretagne. — Pardonnez-moi de vous avoir causé de la douleur, madame ! Oh ! j’ai bien souffert pour vous, croyez-moi !

TRIFFINE.

Arthur, j’ai essuyé bien des peines ; mais je ne m’en plains pas, puisque Dieu le voulait, et que je suis toujours votre plus aimée. Arthur, regardez-moi ! Oui, je suis bien la jeune fille d’Hybernie que vous avez conduite chez vous avec la couronne royale au front. Voilà un voile d’or que j’ai conservé. Regardez-le, Arthur ! je le portais le jour où nous nous promîmes l’un à l’autre de vivre ensemble avec bonheur !

ARTHUR, attendri.

Cela est vrai ; voilà nos noms brodés là, en or pur… Triffine, oh ! croyez-moi, je ne livrerai plus mon oreille aux faux rapports, je ne croirai plus que mes propres yeux. Viens avec moi, femme choisie, et, avec la grâce de l’Esprit saint, nous vivrons encore heureux, malgré les méchans qui voudraient nous contester notre joie.

LA DUCHESSE.

Gloire à Dieu et à la vierge Marie, puisqu’ils ont réjoui les cœurs de tous les Bretons ! Arthur, vous m’aviez envoyé ma nièce en mendiante ; je vous la rends vêtue en reine ! Allez donc, et soyez, jusqu’à la fin de vos jours, doux et bons l’un envers l’autre. Un miracle a été fait en votre faveur ; délassez-vous maintenant dans la douce présence de votre épouse, Arthur, et songez que si vous faites encore couler ses pleurs, vous pécherez.

TRIFFINE.

Venez, Arthur, mon roi ; venez, et je serai votre reine fidèle.

Arthur part pour la Bretagne avec Triffine, et ici finit la cinquième journée.


Le Kernewote s’arrêta encore une fois pour vider son pichet, que Collinée lui avait rempli ; ses auditeurs, émerveillés, le regardaient avec une véritable admiration. C’était chose toute nouvelle pour eux que cette adroite contexture d’un drame qui se déroulait sans épisodes étrangers, sans lacune, sans divagations. Ils suivaient cette série logique de scènes soumises à une pensée unique, et ressemblant à autant de fils conduits par la même navette pour former une trame serrée. Ils éprouvaient une fièvre croissante d’intérêt qui semblait devoir les mener à la crise ; puis, tout à coup, des points d’arrêt venaient agacer et irriter leur attention ; ou bien une chute subite du drame (comme celle où Tanguy venait de s’arrêter, à la fin du cinquième acte) coupait en deux l’intrigue, arrêtait les prévisions, et donnait à ce qui allait suivre tout le charme de la nouveauté et de l’inattendu. Ils sentaient tout cela sans pouvoir l’exprimer distinctement. Et puis leur esprit, habitué à l’obscure confusion des tragédies habituelles, se sentait tout à coup saisi, devant l’œuvre qu’on leur présentait, de je ne sais quel sentiment de lucidité facile et profonde, d’une sorte de bien-être et de puissance, comme il arrive toujours en face des œuvres empreintes d’un beau caractère d’harmonie et d’unité.

— Celui qui a fait cette tragédie connaissait son Horatius, dit Collinée. Simplex duntaxat et unum. Il a suivi la marche d’Homerus dans ses belles rapsodies :


Semper ad eventum festinat, et, in medias res,
Non secus ac notas auditores rapit.


— Je ne sais pas le latin, maître, reprit Troadec ; mais la tragédie du Kernewote me fait l’effet de nos beaux airs du pays quand je les joue sur la bombarde. On ne pourrait y rien changer, ni s’arrêter en route ; c’est tout d’une pièce, comme la croix de Saint-Michel-en-Grève.

— La suite, la suite ! s’écria Abalen, avec une curiosité âpre et brusque. Le public parlera quand les acteurs auront fini.


Tanguy reprit.


Voici ce que l’on voit dans la sixième journée.


Kervoura est dans le désespoir, parce que sa sœur est rentrée en grâce près d’Arthur. Il envoie demander pardon à celui-ci, et il s’excuse, en disant qu’il avait été trompé lui-même. Le roi de Bretagne, après avoir balancé un peu, veut bien qu’il revienne à la cour. — « Il m’a fait du mal, dit-il, mais maintenant mon bonheur est si grand, que je voudrais que tout le monde fût heureux. Ce qui est passé est oublié. Dites-lui de venir. Il n’y a rien pour moi désormais en arrière dans la vie, rien au-delà des limites de mon intérieur si doux. » — Kervoura arrive à la cour, et s’excuse encore près d’Arthur. Il lui annonce que Triffine accouchera, dans trois mois, d’une fille. — « Vous verrez, dit-il, par la vérité de ma prédiction, si je mérite que l’on me croie. » — Cette prédiction s’accomplit en effet. Mais Kervoura est tourmenté nuit et jour par sa haine ; elle bat incessamment son cœur, comme une mer furieuse. Il est malade du bonheur de Triffine. Enfin, lassé de ses tortures, il s’endort un moment. Alors les démons paraissent et l’entourent. — « Il dort, dit Astarot, mais son esprit veille toujours dans les tourmens, je vais lui souffler un nouveau moyen de perdre Triffine. » — Il s’approche ensuite de son oreille, prononce quelques mots à voix basse, et quand le prince s’éveille, il s’écrie qu’il a trouvé le moyen de se venger, et il est tout joyeux de sa mauvaise pensée.

Cependant Triffine ne soupçonne rien. On vient lui dire que son frère veut lui parler, et qu’il la prie de venir le trouver dans un bois qui est peu éloigné du palais, parce qu’il a un secret à lui confier. La reine se rend à l’endroit indiqué ; mais des soldats qui ont été placés là par Kervoura l’entourent aussitôt, la prennent dans leurs bras et l’embrassent de force. Arthur, averti, arrive en ce moment. Il voit de loin la reine dans les bras des soldats, et, croyant que c’est de son consentement, il entre dans une grande colère et jure de punir son épouse infidèle.

Cependant il rencontre un prêtre et veut le consulter, mais celui-ci, qui est un serviteur que Kervoura a envoyé ainsi déguisé, apprend au roi que Triffine lui a avoué, en confession, qu’elle le trahissait. Arthur, qui n’a plus de doute, se décide alors à se venger. Il fait saisir la reine par des soldats qui la conduisent dans un cachot creusé sous la terre, et où il fait si noir qu’un ange gardien n’y verrait pas l’homme qu’il protège. — « Entrez, madame, dit l’un des soldats à Triffine, voilà le palais et la chambre dorée que vous méritez ; voici de la paille pour votre lit, et ces fers entoureront votre corps, jour et nuit, comme des ornemens royaux.

Quand la journée suivante commence, Triffine est dans sa prison, maigre et désolée.

TRIFFINE.

Dieu ! qui donnes la force, console mon cœur déchiré ! Hélas ! avec le temps, je sens qu’il faut céder. Voilà neuf mois que j’habite ce trou obscur. Neuf mois ici, sans feu, sans un rayon de lumière ! Oh ! si je voyais seulement une étoile ! Une étoile, mon Dieu, au milieu du ciel bleu ! — Ah ! roi des astres, donne-moi un changement ! Donne-moi vite un changement, car je ne puis plus rester dans cet abîme. — Pauvre femme ! J’étais accoutumée aux duvets moelleux, aux couvertures de soie, et depuis neuf mois la paille est sous mon corps, les lézards et les crapauds me servent de courtines ! Mes membres se sont endurcis dans la douleur. Nuit et jour mon corps se gerce sous les morsures du froid. Jésus, secoure-moi ! Justice, mon Dieu ! Justice et torture, s’il le faut ; j’aime mieux mourir que de rester ici.

Mais le parlement s’est assemblé pour juger Triffine. Arthur entre et s’adresse au chef des juges.

ARTHUR.

Salut, président, votre roi est venu à votre palais pour vous porter sa plainte contre une femme. Elle est en prison maintenant. Vous aurez pour agréable que je parle moi-même pour ma cause ; je me choisis en Bretagne pour mon avocat… Si cela vous déplaît !… je suis votre roi.

Le président lui répond que lui et le parlement lui sont soumis. Arthur rapporte alors les accusations qui s’élèvent contre Triffine. On interroge des témoins, qui tous sont gagnés par Kervoura et qui répondent de manière à faire condamner la reine. Les juges font paraître celle-ci devant le tribunal.

LE PRÉSIDENT.

Reine de la Petite-Bretagne, Triffine, avancez : voici que nous sommes venus pour vous faire connaître le contenu de l’accusation portée contre vous, pour les crimes que vous avez commis envers votre époux.

TRIFFINE.

Je suis prête, messieurs. — Je ne me défendrai pas. Parlez à votre fantaisie devant la pauvre femme que voici ; je sais bien que je n’ai pas de défense contre les raisons que vous chercherez.

LE PRÉSIDENT.

D’abord pourquoi avez-vous fait périr l’enfant que vous avez mis au monde ?

TRIFFINE.

Je n’ai rien à vous répondre, messieurs ; j’ai dit déjà que je n’avais pas eu d’enfant.

LE PRÉSIDENT.

On a dit aussi que vous vouliez faire mourir votre époux.

TRIFFINE.

Arthur !… — Dieu voit la vérité et sait si je l’aime encore !…

LE PRÉSIDENT.

On vous accuse enfin d’avoir été trouvée avec des amans dans un bois.

TRIFFINE.

Si vous saviez la vérité, messieurs, aussi bien que ces hommes que je vois là et qui m’accusent (elle montre les témoins), mille remords sur eux ! — Mais, messieurs, je vous ai dit ma volonté ; ma vie et mon corps sont à vous ; — à Dieu le reste !

LE PRESIDENT, faisant avancer Arthur qui s’est tenu à l’écart.

Madame, voici le roi votre époux. Je vous supplie, au nom de Dieu, de lui parler comme à un homme loyal et de lui dire la vérité.

TRIFFINE, à l’aspect de son mari se lève, et s’écrie avec amertume.

Je suis criminelle ! — et il est un homme loyal. — Je me suis donnée à la Vierge sainte, qu’elle réponde pour moi si elle le veut ; — je n’ai rien à dire. (Tendant les bras au roi, avec un élan d’amour.) Oh ! Arthur !… Arthur !… (Le roi reste immobile, Triffine se couvre le visage.) Adieu, adieu, mes gens, je veux la mort !

Le parlement va aux voix ; Kervoura opine pour la mort de la reine ; un conseiller lui dit : « Il est bon de penser, monseigneur, que c’est votre sœur, et vous auriez le courage de l’envoyer mourir !… Je n’ajouterai rien à ce que j’ai déjà dit ; Dieu soit en aide à ceux qui sont affligés ! »

La sentence est enfin portée, le président, avant de la lire, pose la main sur les dépositions et dit :

LE PRÉSIDENT.

D’après ces charges-ci, nous avons délibéré et condamné Triffine à mort. Nulle considération ne peut empêcher l’arrêt ; il faut qu’elle périsse. Je suis maintenant son juge souverain. La reine de Bretagne est sous ma volonté, car je suis le président de ce parlement, et tout le monde doit courber la tête devant la sentence que je rends. En conséquence, vu les crimes de la reine de Bretagne (il les énumère), nous la condamnons à être dépouillée de son habit de reine, de sa couronne, à demander pardon au roi Arthur, puis à avoir la tête coupée sur un billot. — Voilà l’arrêt. La mort sans rémission, et je signe de ma propre main cette sentence de rigueur. Après je donne cette femme au bourreau pour qu’il prenne sa tête.

L’arrêt est ensuite annoncé au peuple ; un messager tout habillé de noir va par les villes et les campagnes ; il marche nuit et jour, et il s’arrête à tous les carrefours ; il sonne de la trompe et il crie : — Par ordre du parlement, Triffine, reine de Bretagne, va mourir ; priez Dieu pour son ame. — Puis il passe plus loin, et sa voix retentit ainsi par toute la Bretagne, et tous les cœurs sont frappés de crainte ; chacun dit tout bas : On tue les reines maintenant comme de simples femmes ; que va devenir le monde ? Voilà que le billot rouge sert d’oreiller aux têtes couronnées.

Cependant Triffine a été reconduite dans sa prison où elle attend l’heure ; la pauvre femme est triste, car, au moment de mourir, la vie lui devient plus douce. Elle est jeune, elle est belle, elle est pleine de jours, et elle voudrait vivre ; elle voudrait entendre, encore une fois, le bruit lointain des fléaux dans les aires des métairies, pendant les belles journées de l’ouest ; voir encore une fois une Fête-Dieu pour chanter avec les prêtres, et jeter des fleurs sur les petits enfans habillés en saint Jean-Baptiste ; elle touche ses mains qui sont chaudes, qui sont fraîches, et elle pleure en songeant que bientôt elles pourriront dans la terre, froides et desséchées ; et elle les embrasse, folle de douleur, et elle crie à Dieu pour lui demander qu’il ait pitié d’elle.

TRIFFINE.

Oh ! comme mon cœur est triste ! Mon temps est fini, mon temps est fini, je le sais ! Dieu éternel ! et vous ne viendrez pas à mon secours ? — Ah ! quand j’aurais abattu, brisé sous mes pieds vos temples saints, quand j’aurais brûlé vos églises, profané vos sacremens, alors encore je trouverais en vous de la miséricorde en présentant à vos yeux ce que j’endure. Roi des étoiles, ô mon Dieu ! serai-je la seule à ne pouvoir obtenir pitié de vous ? Vous êtes plein de charité pour toute la nature ; tout l’univers vous doit sa conservation ; les anges chantent nuit et jour votre gloire ; le poisson dans la grande mer, le ver dans sa maison de terre, crie votre nom ; à chaque créature vous donnez sa part de joie, et à cette pauvre femme-ci, vous ne donnez que tourmens ! Christ ! pourquoi suis-je humiliée ? pourquoi condamnée à mourir ? À mourir, mon Dieu ! à mourir ! à mourir d’une mort violente ! — Mais vous ne savez donc pas ce que c’est que mourir, Seigneur ? — Mais voyez, Christ, je n’ai point péché, vous êtes bon, et je suis punie ! Oh ! je deviens folle à cette pensée ; je deviens folle en songeant que vous aussi vous m’abandonnez. Triffine, Triffine, pauvre chère insensée, que veux-tu ? Te venger de Dieu ? Ô Jésus ! pardon, pardon, mon Sauveur ! c’est ma souffrance qui crie et accuse, et non ma volonté.

(La voix de l’ange Raphaël se fait entendre.)

— Courage, fidèle Triffine !

TRIFFINE.

Ah ! donnez-moi du courage, Seigneur, donnez-moi du courage ! que je souffre jusqu’à ce que vous soyez satisfait.

L’ANGE RAPHAËL.

C’est la peine qui donne la gloire. Dieu a dit : Gloire pour tourmens !

TRIFFINE.

J’obéirai. Oui, j’obéirai. Je ne me damnerai pas pour la torture de la chair.

L’ANGE RAPHAËL.

Il faut que ce soit ainsi.

TRIFFINE.

Oui, oui, je n’écouterai que vous. Il faut gagner l’auréole ; il faut chercher le ciel et dépouiller la terre. Vous serez mon maître, ange que j’entends, et vous enlèverez, du bout de vos ailes, les souillures qui flétrissent encore mon ame. — Mais je suis abandonnée depuis si long-temps ; je souffre tant, ô mon ange gardien ! voyez mon corps affaissé sous les chaînes ! Vierge, Vierge, détournez un instant vos regards de votre fils pour soutenir mon cœur.

L’ANGE RAPHAËL.

Courage, femme, Dieu écoute ta prière : rappelle-toi Jésus-Christ, la seconde personne de la Trinité. Celui-là versa jusqu’à la dernière goutte de son sang, quand il était dans votre vie, et nulle plainte ne tomba de sa bouche, car il était content de souffrir pour les pécheurs. Et vous, Triffine, vous êtes impatiente de vos maux ! vous jetez à Dieu vos plaintes pour un peu de douleur !… Ma sœur chérie, oh ! par combien de douceurs sera payée votre amertume ! Regardez ici, ma sœur ! celui qui vous parle vous consolera. (L’ange devient visible.) Je prendrai votre ame et j’irai la poser aux pieds de la Vierge sainte ! — Sois fidèle jusqu’à la dernière heure, ma sœur, et ne tarde pas plus long-temps au milieu des langueurs de ce trou obscur qu’on appelle la terre.

TRIFFINE.

Ange de lumière ! que vous êtes beau ! votre amie a été consolée par votre voix. Je suis à Dieu seul maintenant. Plus de larmes. Justice, presse tes supplices. Je veux souffrir. Oh ! quand arrivera l’heure de la mort ? Oh ! quand verrai-je le reflet de mes yeux dans le brillant de la hache du bourreau.

Mais, pendant que Triffine se résigne ainsi à la mort, l’évêque de Saint-Malo, averti par Dieu, part pour Rennes avec le fils de Triffine et sa nourrice. L’enfant est armé comme un cavalier, il a une épée à la main, des pistolets ; ceux qui le voient passer s’émerveillent en remarquant son regard fier, et ils se découvrent devant lui en disant : Celui-ci est un jeune saint ou un ange déguisé qui va faire quelque miracle.


Là finit la septième journée.


Voici ce qu’on voit dans la huitième et dernière journée.

Tous les juges sont assemblés et le peuple regarde. Triffine entre, ses beaux cheveux épars. Elle s’arrête devant Arthur qui est debout entre ses soldats, pâle comme un fantôme. La pauvre femme tombe à deux genoux devant lui. — Pardon, Arthur, de ne vous avoir pas fait assez heureux ! pardon, Arthur, de n’avoir pas été assez tendre avec vous ! pardon, Arthur, de n’avoir pas été assez douce à votre cœur, de ne vous avoir pas rendu la vie comme un jour de paradis ! Voilà les fautes dont je suis coupable ; voilà l’amende honorable que je vous fais ; je n’ai point commis d’autre crime. Adieu, mon Arthur, je meurs sans colère, car c’est vous qui me tuez ; je meurs sans regret, car vous ne m’aimez plus. Après avoir dit cela d’une voix qui fait pleurer tout le monde, Triffine se lève comme une reine, la tête rejetée en arrière, et elle marche vers l’échafaud. Quand elle est arrivée, deux soldats la prennent et la font monter près du billot.

LE PREMIER SOLDAT.

Agenouillez-vous là, donnez vos deux mains que je les attache avec cette corde.

LE DEUXIÈME SOLDAT.

Il faut couper sa belle chevelure pour pouvoir trancher plus facilement son cou délicat. (À Triffine.) Femme, dites adieu maintenant à la vie et à ceux que vous aimez ; regardez-vous à votre dernière heure. Vous ne vous lèverez plus vivante de la place où vous êtes.

TRIFFINE, avec ferveur.

Dieu, donnez-moi le courage de pardonner à tous mes ennemis.

(Étendant sa main vers la foule.)

Adieu donc au monde ! adieu à vous qui m’avez vu vivre couronnée et heureuse ! Je meurs votre princesse et votre reine, car c’est sans raison que l’on me traite ainsi. Au jour du jugement dernier, je me présenterai devant Jésus-Christ avec une tête dans ma main, et il la fera voir à ceux qui m’ont condamnée, et il les maudira. Adieu, jeunes filles, que je vois là-bas ; adieu, heureuses jeunes filles ; dans votre joie de vivre, n’oubliez pas Triffine que les vers mangeront dans sa fosse. Adieu, beaux enfans, qui venez me voir mourir, hélas ! vous ne savez point ce que c’est, vous qui ne faites que de naître. Adieu à tous ceux qui sont ici. — Il en est un surtout à qui je dis trois fois adieu. Je l’attendrai dans le ciel.

LE DEUXIÈME SOLDAT, pleurant.

Je suis si triste, en entendant cette femme, que je n’aurai jamais le courage de la frapper. Certes elle est innocente.

LE PREMIER SOLDAT.

Ne dis pas cela, ou tu seras puni. Tu parles de ce que tu ne connais pas. On nous a ordonné de la tuer, il faut le faire.

LE DEUXIÈME SOLDAT.

Coupe-lui la tête, si tu le veux ; pour moi, je ne le ferai pas. Quand je regarde son visage, mes membres deviennent sans force.

LE PREMIER SOLDAT.

Te voilà devenu singulièrement tendre ! J’ai vu un temps où tu n’étais pas si sensible, quand tu éventrais les femmes enceintes, et que tu mettais leurs enfans au bout de ta pique.

LE DEUXIÈME SOLDAT.

Quelle différence !… C’était en pays étranger.

TRIFFINE.

Au nom de Dieu, mes gens, exécutez l’injuste sentence, car je n’attends plus rien que la fin de ma vie.

LE PREMIER SOLDAT.

Nous faisons aussi trop de façons avec elle. Puisque la main te tremble, à moi…

(Il prend la hache.)
LE DEUXIÈME SOLDAT.

Attends. Écoute : quelle est cette trompette ? Regarde, voilà des cavaliers qui galopent vers nous ventre à terre.

(L’enfant, l’évêque et leur suite paraissent ; l’enfant arrivant jusqu’à l’échafaud.)
L’ENFANT, aux soldats.

Arrêtez, soldats, ne frappez pas trop vite ; celui qui le ferait ne serait pas sûr de sa vie. Si quelqu’un fait un pas, si quelqu’un touche cette femme, je lui brûle le cœur d’un coup de pistolet. — Je défends ma mère ! — Elle aura justice contre ses ennemis et contre les faux témoins. (Se tournant vers les juges et les témoins.) Faux prêtre, j’aurai ta vie devant tous les princes. Qu’on saisisse cet homme et qu’on le mette en prison. Justice, parlement ! Si on le laisse échapper, on s’en repentira. (Aux soldats qui sont sur l’échafaud.) Venez ici, misérables, avec vos cordes ; jetez à terre ce faux témoin ; et ce Kervoura, liez-le comme un sanglier furieux. (Aux juges.) Juges, il faudra que vous rapportiez aujourd’hui votre arrêt, car ces trois misérables doivent être pendus.

ARTHUR.

Quelle preuve apporte cet enfant de ce qu’il avance ?

L’ENFANT.

Vous le saurez, Arthur. (Il court vers l’échafaud.) Mais il faut que je délivre cette sainte. Courage, madame, vous vivrez, me voilà venu à votre secours. (Il la prend par la main, et s’avance avec elle vers Arthur.) Arthur, roi de Bretagne, celui qui vous parle ici est votre fils. Oui, je suis l’enfant que Triffine a mis au monde, et c’est à cause de moi qu’elle a souffert tant de tourmens. Sauvé par la grâce du Seigneur, j’ai été élevé par l’évêque saint que vous voyez. Je ne suis pas venu sans preuves. — Voici ma nourrice, que Kervoura connaît ; voici des gens qui sont vivans et que vous pouvez interroger. (Se jetant dans les bras de Triffine.) Ma mère, ô ma mère ; jamais vous n’avez vu de fils rempli d’autant de joie.

TRIFFINE.

Un fils, un fils… J’ai un fils ! (Elle le regarde.) Comme il est beau mon fils ! (Au roi.) Arthur, oh ! ne cherchez pas d’autre preuve que le cri de mon sang. (Elle étend la main sur la tête de l’enfant.) Je le bénis ; c’est mon enfant.

KERVOURA.

Comment peut-on écouter les mensonges d’un singe de cet âge ? — C’est sans doute un fils de prêtre qui cherche aventure. Et vous donneriez, Arthur, la couronne de Bretagne à l’enfant de quelque ribaude ? Si je ne me retenais, je l’écraserais sous mes pieds.

L’ENFANT.

Je ne suis pas le fils d’une ribaude, Kervoura ; je vais te le prouver, car je te connais. C’est toi, tyran, qui m’as enlevé dès ma naissance pour me faire mourir lorsque j’aurais six mois, afin de guérir Abacarus et de gagner une couronne ; le démon t’avait donné ce conseil, et l’ange du Seigneur me l’a fait connaître. Tu vois, Kervoura, que je te connais.

KERVOURA.

Tu mens.

L’ENFANT.

Pourquoi pâlis-tu alors ?

KERVOURA, égaré de colère.

Je n’y puis plus tenir. Je quitte ces lieux si l’on ne chasse ce bâtard. Va-t-en, drôle, et tiens ce soufflet. (Il donne un soufflet à l’enfant.)

L’ENFANT, tirant son épée.

À moi la loi ! à moi, mon père et ma mère ! — Princes et barons, je veux vengeance. J’ai été insulté par ce méchant ; le combat ! je demande le combat !

ARTHUR.

Que Dieu juge ; j’en croirai ce qu’il décidera. Laissez combattre cet enfant.

Kervoura et l’enfant descendent alors dans la lice ; mais l’ange saint Michel combat à côté du fils de Triffine. Kervoura se sent comme frappé d’aveuglement, et l’enfant lui perce le cœur. Le pied sur son cadavre, et appuyé sur son épée qui est debout dans le corps du traître, il dit : Arthur, celui-ci était un méchant ; je suis ton fils, et ma mère est une sainte.

Le roi ouvre ses bras à la reine et à l’enfant, et tout le monde s’en va heureux.

Ainsi finit la vie de sainte Triffine et de Kervoura, tragédie en huit journées.

Que Dieu protége l’honorable assemblée qui a bien voulu l’écouter jusqu’au bout, et qu’il donne place à tous ceux qui sont ici dans son saint paradis. — Amen.

§ iv.
Les poètes bretons.

Un applaudissement général suivit le dernier mot prononcé par Tanguy ; toutes les voix s’élevèrent en même temps.

— Malo ! Malo ! Kernewote, c’est une belle tragédie.

— Une tragédie à vous faire éclater le cœur dans la poitrine, ajouta Troadec. J’avais froid dans mes cheveux blancs en entendant les soldats parler à Triffine sur l’échafaud, et dire : — Il faut couper sa belle chevelure pour pouvoir trancher plus facilement son cou délicat. Femme, vous ne vous lèverez plus vivante de la place où vous êtes.

— Et toi, Morvan, dit Abalen en frappant sur l’épaule de l’idiot, que penses-tu de la tragédie du Kernewote ?

L’idiot releva la tête. Il jeta sur l’armurier un long regard d’une intelligence et d’une douleur indicibles, et avec un accent dans lequel l’égarement de la passion se mêlait étrangement à l’interrogation naïve et enfantine :

— Où est Triffine ? dit-il, où est Triffine ? Mon Dieu ! moi j’aime Triffine. Puis, d’une voix harmonieuse, il murmura ces vers de son Saint Guillaume.

« Non il n’est point d’autre femme qui vaille celle-ci, point d’autre femme aussi parfaite, point d’autre fleur sans tache comme elle. »

— Sur le salut de mon âme, l’idiot a raison, s’écria Abalen ; il n’y a point de Triffine dans tout le pays jusqu’à la Seine. C’est plus qu’une sainte, c’est une vraie femme, et je donnerais ma part de paradis pour vivre mes jours avec sa pareille. Oh ! ce Kervoura ! si j’avais été Arthur, je lui aurais mangé les entrailles ! Pourquoi meurt-il de la main de cet enfant ? Il aurait fallu le faire déchirer à quatre chevaux et exposer les quatre morceaux de son corps aux quatre vents du ciel.

— C’eût été une mort vulgaire, dit Coatmor, et il fallait que dans sa punition on sentit la main du Tout-Puissant. Il y avait bataille entre Dieu et le diable ; le diable avait pris un homme fort, et Dieu n’a voulu prendre qu’un enfant pour tuer l’homme fort, afin de faire comprendre que son bras était assez long pour n’avoir pas besoin d’une grande épée au bout. — Cela est habile et beau.

— Et vous, mon maître, dit Tanguy en s’adressant à Collinée, la tragédie vous a-t-elle dit quelque chose au cœur, quoique écrite dans la langue des barbares ?

Le roitelet aime toujours les toits de chaume où il est né, et la voix de ses frères[12], répondit le vieillard, et cependant, Kernewote, cette pièce n’obéit guère aux règles d’Horatius.


Ficta voluptates causa sint proxima veris ;
Nec, quodcumque volet, poscat, sibi fabula credi.


Il eût mieux valu pour celui qui a fait la tragédie qu’il eût connu la belle antiquité et qu’il eût traité quelque sujet du temps des Hellènes. Iliacum carmen deducit in actus. Au lieu de cet enfant, il aurait pu faire descendre de l’empirée Minerve aux bras blancs, θεα λευϰωλεος (thea leukôleos), ou bien Iris la prompte messagère, οϰεα Ιρις αγγελος (okea Iris aggelos). C’eût été noble et grand.

— Laissez l’enfant, laissez l’enfant, cria Coatmor. Que me font à moi vos Minerve et vos Iris, maître Collinée ? Je ne suis point un païen, par saint Briec ! Mais l’enfant !… Oh ! comme cela fait du bien de le voir délivrer sa mère ! comme cela console ! comme cela fait croire à la Providence ! Mon Dieu ! c’était bien beau ces temps d’autrefois où l’on voyait des miracles. Oh ! comme j’aurais voulu vivre alors et être un saint pour causer avec les anges, parler à la mer, à la flamme, à la terre, et voir qu’elles m’entendaient !… Mais ces temps-là sont passés, il ne vient plus d’anges en Bretagne ; tout se perd, les beaux miracles, les beaux usages, la foi de nos pères ; nous ne voyons plus de saints chez nous, depuis que les Français sont venus. La Bretagne s’en va, et bientôt notre langue même sera oubliée.

— Ne dis pas cela, Coatmor, foi d’Abalen, cela ne sera pas. Vois-tu, quand un peuple a ses saints à lui, son langage à lui, ses chansons et ses tragédies à lui, ce peuple-là ne change pas de nom aussi facilement qu’une fille qu’on marie. Les seigneurs peuvent se faire Français s’il leur plaît, mais nous, nous resterons ce que nous sommes. Nous n’apprendrons pas la langue de ceux du haut pays, et s’ils veulent que nous les entendions, il faudra qu’ils parlent la nôtre. Nous resterons avec nos grands chapeaux et nos longs cheveux, pour nous reconnaître entre nous, et quand l’occasion viendra, malo pour la Bretagne ! nous nous lèverons avec l’arquebuse et les fourches à la main, en jetant notre cri : Liç dar pot callec deuz an Armoricq (place aux durs garçons de l’Armorique) ! Il se trouvera bien encore, de par le monde, un pauvre gentilhomme qui consentira à être duc de Bretagne ; qu’en dis-tu, Kernewote ?

— Je dis que le jour où il faudra chasser les Français de nos paroisses, les hommes de la Cornouailles prendront leurs habits du dimanche et leurs penbas les plus lourds, et que nos gentilshommes ne seront pas longs à sangler leurs chevaux des montagnes : tous ont gardé leurs anciennes pensées, et le seigneur de Pont-l’Abbé a laissé sur la porte de son grand château l’écusson de Bretagne, avec la levrette et la devise[13].

— Que la sainte Trinité vous entende ! dit Coatmor, alors les beaux jours reviendront pour notre pays.

— Et les jabadeaux et les passe-pieds reprendront dans les châteaux, dit Troadec

— Et le parlement n’empêchera plus de jouer les tragédies, dit Abalen.

— Et moi, ajouta Tanguy, je deviendrai expert dans l’art de maître Collinée, et j’imprimerai les belles poésies de la Bretagne, et nous aurons nos livres, comme nous avons nos clochers, nos rivières et nos montagnes !

Un cri général de joie répondit au jeune homme.

— Béni soit le jour où tu es venu parmi nous, Tanguy, dit l’arquebusier en étendant vers lui sa large main ; tu nous as fait aimer mieux notre pays et notre langage ; tu es un brave compagnon, et si quelqu’un te voulait du mal, rappelle-toi que tu as dans ce corps-ci une douzaine de pichets de sang prêts à couler pour toi.

— Les Kernewotes n’ont pas moins de sang dans les veines que ceux du pays de Tréguier, répondit Tanguy, touchant la main d’Abalen et en s’inclinant avec une courtoisie toute chevaleresque ; j’ai un crâne à faire défoncer à ton service.

— Je voudrais voir comme je te vois, ajouta l’armurier, l’auteur de Sainte Triffine, car celui-là aussi est un chrétien et un Breton.

— Tu le vois comme tu me vois, Abalen, car l’auteur de Sainte Triffine, c’est moi.

Une exclamation de surprise s’éleva à ces mots, et les regards se tournèrent vers le Kernewote, qui, rouge jusqu’au front, baissait les yeux et penchait la tête avec un mouvement à la fois fier et modeste ; bientôt les applaudissemens éclatèrent de toutes parts.

— Malo ! malo ! Noël au Kernewote ! Noël à Sainte Triffine ! Noël à la Bretagne et aux auteurs bretons ! du cidre, une mer de cidre, veuve Flohic, c’est aujourd’hui fête.

— Il est minuit, mes gens, dit une voix sèche qui sortit du fond de l’âtre ; les chrétiens doivent rentrer chez eux maintenant.

En prononçant ces mots, la veuve Flohic s’était levée du banc qu’elle occupait dans le fond de l’immense cheminée, et, tenant à la main une chandelle de résine retenue entre les deux branches d’un bâton fendu, elle s’avançait vers la table pour enlever les pichets.

— Est-il vraiment l’heure des morts ? demanda Troadec.

— Écoutez, dit la veuve.

Les buveurs firent silence et penchèrent la tête. Le son triste et clair d’une cloche arriva distinctement jusqu’à la salle de l’auberge ; tous se découvrirent et se signèrent ; bientôt une voix lugubre s’éleva dans la nuit :


Réveillez-vous, gens qui dormez,
Priez Dieu pour les trépassés.


— Qu’est-ce que cela ? demanda Tanguy avec terreur,

— C’est le sonneur des ames, dit Coatmor[14] ; il est venu nous surprendre comme la mort au milieu de la joie et des espérances, pour nous avertir que ceux qui sont dans les cimetières lèvent maintenant leurs tombes en attendant les prières.

S’il y en a parmi vous, ajouta-t-il, qui ont quelqu’un qu’ils aiment dans le purgatoire, ils n’ont qu’à se mettre à genoux avec moi. — Voici un innocent[15] qui demandera pardon à Dieu pour les ames en peine.

Tous les buveurs s’agenouillèrent, et il se fit un grand silence ; on entendait au-dehors le vent qui soufflait dans les toits anguleux et qui faisait grincer la poulie de fer du puits banal ; la cloche du sonneur des ames tintait au loin, et son cri monotone arrivait par raffales, avec le bruit confus des moulins et des cascades. Tout à coup, au milieu de ces mille rumeurs funèbres, la voix de l’idiot s’éleva douce, triste et suave ; elle psalmodiait le de profundis pour le repos des âmes de ceux qui étaient morts.

§ v.
Conclusion.

Peu d’années après la scène que nous venons de rapporter, la Bretagne était en feu, et l’effort de nationalisation, qu’Abalen avait annoncé, était tenté par elle. La ligue, cette croisade religieuse dont les communes avaient fait si vite un mouvement républicain, la ligue avait pris en Bretagne un caractère tout spécial d’insurrection populaire. Un ambitieux secondaire, espèce de rognure des Guise, Mercœur, s’était mis à la tête des turbulences bretonnes, et il s’efforçait de rajuster les débris du trône ducal. Mais trop d’élémens inconciliables travaillaient alors notre province, pour qu’il pût les atteler utilement à son ambition. Le peuple et la noblesse tiraient en sens inverse. Le premier, lassé du bat féodal, avait décidément pris le mors aux dents, et faisait tous ses efforts pour se débarrasser du cavalier qui l’écrasait depuis six cents ans. La seconde, tout en se divisant en partis hostiles, tout en sollicitant le secours des communes, pour se déchirer elle-même, n’en voulait pas moins conserver ses prérogatives et son pouvoir absolu sur le corvéable. Il résulta nécessairement de ces prétentions contraires un désaccord radical entre le populaire et les gentilshommes, désaccord qui les empêcha de travailler utilement à l’affranchissement de la Bretagne. Bientôt même les paysans firent cause à part, et commencèrent à courir sus aux seigneurs et à leurs hommes d’armes, quel que fût leur gonfanon et leur cri de rescousse. Mais cet élan révolutionnaire était prématuré, ce n’était qu’une de ces crises de fièvre et de colère auxquelles un peuple, malade de son état social, s’abandonne de temps en temps ; indispositions passagères, qu’un peu de sang apaise bien vite, que nos vieux historiens désignaient sous l’expression poétique d’émotion du populaire, et nos gazettes d’aujourd’hui sous le nom d’émeutes. L’émeute de la Bretagne eut le résultat de toutes celles qui n’ont pas l’esprit de naître viables et de grandir jusqu’à la révolution. On tua ce que l’on put de rebelles, on pendit ce que l’on prit, et, comme il fallait quelqu’un qui payât les frais de la guerre, on pardonna au reste. La noblesse bretonne fit ensuite sa paix avec le roi, qui lui accorda toutes sortes de faveurs pour se l’attacher, et tout alla comme devant. Ce fut la dernière tentative de la Bretagne pour s’isoler, et le dernier rêve d’indépendance de nos communes. Le peuple, détrompé de ses espérances, se replongea dans son indifférence politique, et n’opposa plus à la conquête française que la résistance d’inertie de ses coutumes, de sa langue et de ses superstitions. Ces moyens, si faibles en apparence, ont seuls suffi pour lui conserver, pendant trois siècles, sa physionomie spéciale, et ce n’a pas été, à notre avis, un spectacle sans intérêt que cette lutte silencieuse et héréditaire de quelques milliers de familles contre l’influence étrangère, lutte que prolongeront encore quelque temps les croyances et l’amour du sol, mais dont on peut prévoir la fin prochaine, et dont nous consignons ici l’expression dernière.

Ainsi, trois siècles auront suffi pour renouveler les pensées de la race la plus énergique, la plus volontaire ; d’une race dont la ténacité a reçu la plus incontestable de toutes les confirmations, celle d’un proverbe populaire. Trois cents ans, jour pour jour, après cette soirée où nous avons représenté une réunion d’auteurs bretons écoutant la tragédie de Sainte Triffine, se berçant de l’espoir prochain de redevenir un peuple indépendant, d’avoir une langue spéciale, une littérature, un théâtre, moi qui suis peut-être le descendant d’un de ces manans-poètes, moi, Breton francisé, tout fier de savoir un peu la langue presque perdue de mes pères, je déchiffre avec peine, sur un manuscrit rongé des mites, cette même tragédie, comme je le ferais d’un papyrus trouvé à Herculanum. Je déroule ses vers comme les bandelettes des momies d’Égypte, cherchant à y découvrir le mystère d’une civilisation perdue. Je fais effort d’historien et de philosophe pour deviner ce qui les faisait palpiter, pour mettre un instant de côté mes inclinations cosmopolites et mes aspirations vers l’association universelle, pour comprendre cet égoïsme de tribus et ces sympathies pour l’isolement national. Fils si différent de mes pères, j’étudie la pensée de ces vieux poètes comme une œuvre morte, sans être sûr de toujours la comprendre ! — Et trois fois cent années ont pu effectuer de si prodigieux changemens ! Et dans nul autre lieu de l’Europe, peut-être, le mouvement civilisateur n’a été plus lent, plus insensible qu’en Bretagne ! Nulle part ailleurs, le passé n’est aussi près du présent, et pourtant ce passé est déjà si éloigné, qu’il faut l’étudier, comme les planètes du ciel, avec l’induction et l’analyse ! Quels pas ont donc faits partout ces trois siècles qui viennent de passer ? Qu’étaient-ce donc que ces géants qui ont emporté avec eux, si loin, dans les plis de leurs robes, les idées, les croyances, les espoirs de nos ancêtres, que ces idées, ces croyances, ces espoirs sont devenus pour nous des problèmes à résoudre, des thèses d’antiquaire à soutenir ? N’y a-t-il pas quelque chose de rafraîchissant et de sain pour l’ame dans la contemplation de cette prodigieuse marche du genre humain, au milieu des obstacles et des piéges ? En regardant, derrière cet infatigable Ahasvérus, la route déjà faite, qui oserait douter de sa force pour celle qui lui reste à faire ? Qui ? Peut-être quelques incrédules sans foi, exploitant le paradoxe et calomniant le progrès auquel ils doivent ce qu’ils sont, comme ces abbés du xviiie siècle qui riaient de la religion qui les faisait vivre ; quelques prêtres du désespoir qui voudraient nous faire prendre le monde pour un manége et l’humanité pour un cheval aveugle, tournant autour de la meule de la nécessité. Mais pour celui qui cherchera la vérité, comme on a dit de la chercher, avec un cœur simple et pur, pour celui-là il ne s’élèvera point de doutes. En voyant disparaître ces natures saillantes dont la Bretagne nous offre un reste si curieux, en apercevant cette action lente, mais irrésistible, du temps sur l’égoïsme à grande échelle, décoré du titre d’esprit national, il comprendra que l’œuvre providentielle s’accomplit, et que les empreintes de la monnaie humaine s’usent dans le frottement, afin que tout puisse être un jour frappé à un coin unique. Et qu’il ne s’inquiète pas si, dans cette transition, les sociétés lui paraissent sans ordre, sans raison, sans poésie ; il faut qu’il regarde notre siècle comme un déménagement du genre humain, dans lequel idées, foi et sciences se trouvent confondues. Placée entre un passé démoli et un avenir pour lequel on commence seulement à rassembler les matériaux, notre société couche à la belle étoile, mal protégée par de vieilles toiles arrachées à l’ancien édifice, à grand’peine recousues, et sur lesquelles des législateurs ont écrit je ne sais quel nom, que chacun répète. Mais ce bivac n’est point la demeure définitive. Après de longues et pénibles marches dans le désert, après avoir vaincu les obstacles, commis bien des fautes, oublié bien des fois son Dieu et adoré le veau d’or, le genre humain arrivera enfin à la terre promise, et, plus heureux que les Hébreux, il n’y trouvera point d’ennemis à combattre.

En attendant, ayons foi et espérance, nous qui marchons encore sous le poids du jour, et qui ne verrons peut-être pas le soleil de Josué. Pour croire à l’avenir, étudions le passé et marquons de combien de pas nous avons devancé nos pères. Surtout ne craignons pas de revenir à la route qu’ils suivaient, nous lui avons tourné le dos à jamais.

Après avoir passé par l’état de famille, de tribu, de peuple, et enfin de nation, il ne nous reste plus qu’à accomplir la grande coopération universelle. L’être social a jusqu’ici procédé par agrégations. Grain de sable d’abord, puis rocher, puis montagne, il doit devenir, quelque jour, un globe immense qui absorbera tout dans sa vaste gravitation. Or, le jour où ce but sera atteint est déjà proche ; car voilà que la montagne a grandi, voilà qu’elle prend une forme ; il ne lui faut plus qu’un axe pour qu’elle devienne un monde, et, cet axe, nous en avons déjà trouvé les deux pôles, et nous leur avons donné leurs deux grands noms : Liberté, Association.


Émile Souvestre.
  1. Poésies populaires de la Bretagne. Voir les nos du 1er décembre 1834 et du 15 février 1835.
  2. Musicien.
  3. Les Bretons, en parlant des conversations secrètes des amoureux, se servent de cette expression. C’est en effet derrière le pignon que le mystère de ces entretiens court le moins de risques, puisque c’est le seul côté de la maison où il ne se trouve pas d’ouverture qui puisse les trahir.
  4. Expression bretonne.
  5. En Bretagne, lorsque l’on voit un jeune homme et une jeune fille se tenir par le petit doigt, c’est une preuve qu’ils se font la cour.
  6. Kemered ar gouriz plouz, pour dire faire banqueroute, parce que dans le moyen-âge on conduisait en Bretagne les banqueroutiers autour de la paroisse avec une ceinture de paille autour des reins.
  7. En Bretagne, aux yeux des paysans, la corpulence est une grande beauté ; c’est un signe de distinction, de richesse, de loisir, comme, chez nous, dans la classe élevée, le potelé des mains et la blancheur du visage.
  8. Ar raz-arc’h, nom que les Bretons donnent à l’automne.
  9. Expression bretonne pour dire qu’il est tombé de la neige.
  10. Ancien nom de Quimper.
  11. Malheur à vous qui êtes dans l’abondance, car vous aurez faim ; malheur à vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez.
  12. Ar laouenanicq a gar atao ar touën pe leach e voüe ganen ag ar monez deus e brendeur. (Proverbe breton.)
  13. Il fallut un ordre exprès du roi et des menaces pour le lui faire retirer.
  14. Dans toutes les villes du pays de Tréguier, on avait conservé, jusqu’à la révolution de 1789, l’usage de faire parcourir les rues par une espèce de watchman chargé de demander des prières pour les morts. On appelait en breton ce sonneur de nuit le sonneur des âmes.
  15. Innocent est le nom donné en breton aux idiots. Nos paysans les regardent comme spécialement agréables à Dieu, par l’impossibilité dans laquelle ils sont de mal faire ; aussi font-ils grand cas de leurs prières.