Des poésies populaires de la Basse Bretagne/01

I. Poésies


POÉSIES

POPULAIRES

DE LA BASSE-BRETAGNE.

§. ier.
Introduction. — Cause de la perte des ouvrages des bardes bretons. —
Le xvie siècle en Bretagne.

Il s’est trouvé des Parisiens qui, un beau jour, ayant du loisir, ont eu l’idée de faire un voyage en Bretagne, par désœuvrement, comme s’il se fût agi d’une promenade aux eaux de Barèges. Ils avaient entendu dire qu’il y avait de la mer de ce côté, une nature sauvage et un peuple bizarre qui faisait encore le signe de la croix et pliait les deux genoux devant Dieu ! — C’était à voir au xixe siècle, et, tout fiévreux d’impatience, ils sont partis !…

Mais à peine arrivés sur nos grèves algueuses, au milieu de nos landes, un indicible étonnement les a saisis. Ils ont cherché autour d’eux le peuple moyen âge qu’ils avaient rêvé, ce peuple à gants de buffle, à pourpoint de serge, toujours la rapière au poing et le mort-dieu à la bouche ; dramatiques sacrépands que leur avait fait connaître la Porte Saint-Martin dans ses leçons d’histoire en huit tableaux. Au lieu de cela, ils n’ont aperçu qu’une population à longue crinière, à bragou-bras, silencieuse et grave comme les calvaires de granit parmi lesquels elle vit. Ils ont voulu parler, et au lieu de la prose de Froissard, ils ont entendu une langue dure, aux inflexions âpres et sifflantes. Alors, toutes leurs belles espérances se sont évanouies. Les réalités ont plu sur leur enthousiasme et l’ont éteint à plat. Le moyen âge, sans rouge, et fardé de sa seule crasse, leur a fait mal au cœur. Il leur a semblé qu’ils étaient tombés au milieu d’un peuple de sauvages de l’Orénoque. Ne comprenant ni les hommes, ni les choses dont ils étaient entourés, le vertige les a pris ; ils ont crié vers leur cher Paris, comme des enfans après la maison paternelle, et, tout épouvantés encore, ils se sont jetés dans la diligence qui devait les ramener à ce centre classique de toute civilisation.

Une fois de retour. Dieu sait quels récits ! quels détails ! quelles déplorations ! — Les uns n’avaient rien vu, rien trouvé. La Bretagne ne valait pas la peine qu’on la regardât ; c’était une vieille duchesse qui s’était figuré qu’elle était vénérable, et qui n’était que vieille. — D’autres, au contraire, avaient vu d’incroyables choses. Ils venaient de chez un peuple plus étranger au progrès social que les tribus du Kamchatka. Chez lui, le journal de terre s’achetait six liards ; la greffe n’était point encore connue, et les hommes mangeaient à l’auge, comme les pourceaux civilisés de Poissy[1]. Au récit de ces nouveaux Colomb, vous jugez quel était l’émoi ! Les bourgeois du Marais en frémissaient d’horreur ; les têtes les plus chaudes parlaient d’avertir le gouvernement ; et, un beau jour, la chambre des députés recevait une pétition dans laquelle on signalait la barbarie de cette Bretagne, qui parlait encore un patois inintelligible (pour ceux qui ne le comprenaient pas !), et par laquelle on suppliait très humblement le gouvernement de répandre dans cette malheureuse contrée la langue de Voltaire et de Rousseau[2], cette langue éloquente et si gracieuse dans la bouche d’un paysan champenois ou d’un gamin de Paris !

Nous aurions plaint les philantropiques auteurs de cette pétition, si le hasard les eût mis face à face d’un Le Brigand[3] ou d’un Latour d’Auvergne[4]. Leur opinion exprimée sur le celtique aurait amené une discussion scientifique dont il leur eût été difficile de se tirer. Nos érudits n’auraient pas manqué de leur démontrer que le prétendu patois qu’ils attaquaient était une admirable langue, parlée autrefois dans une partie du monde, et dont nos jargons modernes s’étaient enrichis. On leur eût prouvé que toutes les poésies romanes, toutes les féeries, tous les romans chevaleresques avaient été primitivement écrits en celtique, et que les troubadours n’avaient fait que les traduire ou les imiter. Il eût suffi du reste, pour arriver à l’évidence de cette vérité, de répéter ce qu’a dit à cet égard de Larue, dans son mémoire sur les bardes de l’Armorique.

Nous ne prétendons pas entrer dans ces arides discussions, ni prendre en main le drapeau de nos enthousiastes philologues. Sans discuter l’antiquité du breton, ni son identité avec le celtique, nous tâcherons de donner une idée des poésies populaires que la Bretagne possède encore, d’analyser leur caractère et de faire saisir le rapport qu’elles peuvent avoir avec le pays où elles sont nées, et les hommes qui l’habitent.

Cependant nous ne pouvons nous défendre, avant d’entrer en matière, de répondre à une objection qui a souvent été faite contre l’existence d’une littérature bretonne antérieure à la littérature romane.

On a demandé comment les ouvrages primitifs, écrits en langue bretonne, auraient pu se perdre, et l’on a tiré, de l’impossibilité de cette disparition, la conclusion qu’ils n’avaient jamais existé.

Cette objection est plus spécieuse que convaincante. Si les ouvrages bretons que la tradition nous a conservés, ne remontent point généralement plus haut que 1500, la raison en est facile à trouver. Ce ne fut qu’au commencement du xvie siècle (à cette époque où la société, si fortement cerclée jusqu’alors par les croyances, commença à craquer de toutes parts) que la Bretagne fut réunie à la France ; mais déjà, depuis long-temps, l’individualité de cette contrée avait reçu de fortes atteintes. Les longs démêlés de de Blois et de Montfort, relativement au duché, en appelant dans ce pays les armées de France et d’outre-mer, avaient surtout été funestes à son originalité primitive. La petite noblesse bretonne, sortie de ses manoirs pour se mêler aux Français et aux Anglais, prit bientôt leurs mœurs, leur langage et leurs habitudes. Quant aux comtes et aux seigneurs, ils avaient perdu, depuis long-temps, leur écorce armoricaine à la cour des ducs, où les étrangers étaient aussi nombreux que les Bretons. Par suite, il y eut, en Bretagne, une vraie transfiguration des mœurs premières ; et, dans cette transformation, l’esprit français domina, parce qu’outre les raisons de sympathie et de convenance politique, la France était un trop gros soleil pour ne pas attirer, dans son mouvement, tout ce qui gravitait près d’elle. Elle entraîna ainsi successivement toutes les provinces indépendantes, et bientôt tous ces astres secondaires, engagés dans l’orbite de la grande planète, ne brillèrent plus que de la lumière qu’ils en empruntèrent. Ce fut ce qui arriva à notre pays. La vieille Bretagne fit nouvelle peau. Elle se francisa sans s’en apercevoir, et sa nationalité était déjà morte depuis long-temps lorsque Charles viii écrivit son épitaphe.

Or, pendant cette longue et progressive métamorphose, la littérature celtique dut être singulièrement négligée. En se substituant à la langue primitive, le français fit oublier les ouvrages bretons. Ceux-ci se perdirent alors d’autant plus facilement que les copies en étaient, sans doute, peu nombreuses, vu l’ignorance du pays et de l’époque, qui rendait la plupart des gentilshommes étrangers aux livres, et surtout par la raison que l’imprimerie n’avait pas encore reproduit ces écrits. Il faut remarquer aussi que le goût des lettres s’était perdu dans notre contrée au milieu du fracas des guerres civiles, et que les monastères, où l’on eût pu recueillir ces précieux débris, se fermèrent devant des ouvrages profanes pour recevoir exclusivement les légendes merveilleuses et les carthulaires, qui, toutefois, n’échappèrent alors au naufrage et ne traversèrent les trois siècles suivans, que pour fournir du papier à cartouche à Villaret de Joyeuse dans son fameux combat de prairial.

Cependant notre province n’avait pas tellement mué sa nationalité qu’il ne lui en fut rien resté : la vieille Bretagne se mourait ; mais, comme il arrive dans toute agonie, les extrémités s’étaient refroidies les premières, et les restes de vie s’étaient réfugiés vers le cœur. Le peuple était encore breton ; le peuple avait conservé sa foi, ses mœurs et son langage. Malheureusement, ce n’était pas à lui qu’avaient été confiés les dépôts littéraires. Tout était entre les mains des seigneurs. Le peuple n’avait d’autres bibliothèques que sa mémoire, dans laquelle il n’avait gardé que quelques chants qui se perdirent à la longue, ou se défigurèrent par les successives modifications du langage.

Tout se réunit donc pour anéantir les traces des premiers bardes. Un seul échappa à cette destruction générale. Ce fut Guinclan, qui, dans le ve siècle, chantait aux Bretons les destinées futures de leur patrie, et dont les poèmes, consacrés par la gloire, comme ceux d’Homère, étaient connus sous le nom de prophéties de Guinclan. Un manuscrit de ces prophéties existait encore, en 1701, à l’abbaye de Landevenec ; mais, depuis, il a été perdu ! Vainement le barde s’était promis l’immortalité et s’était écrié dans une de ses prédictions : « L’avenir entendra parler de Guinclan ; un jour les descendans de Brutus[5] élèveront leurs voix sur Menez-Bré, et ils s’écrieront, en regardant cette montagne : — Ici habita Guinclan ! — Et ils admireront les générations qui ne sont plus et les temps dont je sus sonder les profondeurs ! »

De tous les chants du poète, ces vers seuls ont échappé au temps qui semble les avoir conservés à dessein, et comme une amère ironie lancée par lui au génie.

On peut donc dire que, dès avant le xvie siècle, la Bretagne avait renoncé à son héritage poétique, et que ses vieux lais, ses romans chevaleresques et féeriques achevèrent alors de tomber en oubli. C’est aussi de la même époque qu’il faut faire dater la littérature religieuse et élégiaque, cultivée jusqu’à nos jours par les paysans bretons avec tant de talent, mais pourtant, il faut l’avouer, avec une originalité et un succès toujours décroissans.

Du reste, ce xvie siècle présenta, dans notre pays, un spectacle étrange et digne d’être étudié. En même temps que la noblesse se francisait, par une réaction singulière d’idées, le peuple tendait à se nationaliser plus que jamais. L’on eût dit qu’au moment où ces gens à cuirasse renonçaient à leur drapeau séparé, les hommes de travail et d’industrie en voulaient élever un nouveau qui distinguât leur pays de tout autre. Aussi, tandis que l’individualité politique de la Bretagne se perdait, le peuple travaillait à lui redonner une individualité artistique et littéraire. Le mouvement qui s’effectua alors fut immense. La Bretagne entière se souleva comme travaillée par un volcan. Ce volcan, c’était la pensée populaire qui cherchait ses cratères, et comme la foi religieuse dominait surtout cette masse en fermentation, la lave qui s’en échappa parut toute teinte de ses brûlantes croyances. Il sembla, un instant, que le peuple entier s’était mis à genoux, et que toutes ses actions s’étaient transformées en prières. C’est à cette époque qu’il faut faire remonter les innombrables calvaires, chapelles, églises et oratoires qui hérissent encore notre province. Tout ce que l’intelligence humaine put inventer de ressources fut tour à tour mis en œuvre pour ces merveilleuses constructions. Les ouvriers les plus habiles faisaient vœu de ne travailler qu’aux églises, et ils parcouraient la Bretagne offrant aux prêtres des moindres villages leur temps et leurs marteaux. Il en était qui se vouaient uniquement à la construction des chapelles élevées à la vierge Marie et qui refusaient tout autre travail. Quelques-uns, adonnés à la sculpture du kersanton, s’imposaient, comme une obligation religieuse, la confection, par jour, d’un certain nombre de feuilles de chêne, de trèfles ou d’arabesques. Ils appelaient cette pratique religieuse : Le chapelet du picoteur[6].

La poésie ne put rester étrangère à cet élan. Mise à la porte des châteaux, comme une vieille connaissance dont on rougissait et que l’on ne voulait plus voir, elle vint frapper aux chaumières, où elle fut reçue avec joie. Mais, au milieu de sa nouvelle cour, il lui fallut nécessairement changer quelque chose à ses habitudes. Elle n’avait plus à parler à des chevaliers des prouesses de leurs ancêtres, à de grandes dames des tendres faiblesses de leurs aïeules ; il fallait parler au peuple un langage qu’il comprît. La poésie laissa là ses habits du beau monde ; elle destitua l’esprit au profit de l’imagination, et elle se fit peuple, c’est-à-dire tout cœur et toute foi, toute ignorance et toute passion. Alors parurent ces poèmes si profondément frappés au coin de la nature, ces guerz, ces drames, ces sônes, ces cantiques dont tant d’admirables débris sont arrivés jusqu’à nous.

Il faut donc bien se le rappeler, les compositions bretonnes que nous allons nous efforcer de faire connaître, appartiennent toutes aux trois siècles qui se sont écoulés depuis 1600 jusqu’à nos jours. Dans l’examen auquel nous allons nous livrer, nous ferons abstraction des ouvrages en prose, parce qu’ils sont peu nombreux, peu remarquables, et, d’ailleurs, pour la plupart, traduits du français. La prose est une forme trop logique pour les littératures populaires, qui ne sont qu’impression et mouvement. Le jour où il y a eu sur la terre un homme qui a courbé la tête pour prier ou pour pleurer, il y a eu un poète ; mais les grands prosateurs ne sont venus que plus tard, avec les sciences et la philosophie. Homère avait mendié dans les villes de la Grèce cinq siècles avant que Platon élevât la voix.

Les poésies populaires de la Bretagne peuvent se partager en deux grandes classes : les poésies chantées et les drames ; nous ne nous occuperons, pour le moment, que des poésies chantées.

§. ii.
Poèmes chantés. — Leur influence en Bretagne. — La folle d’Auray. — Différentes espèces de poèmes chantés.

Tous les poèmes chantés des Bretons sont écrits en strophes et en vers de douze, de dix, de huit ou de six pieds ; ces vers sont rimés, mais sans que les auteurs se piquent d’un grand rigorisme à cet égard. Les licences qu’ils prennent pour les rimes, et même pour la mesure, sont d’autant plus facilement pardonnées qu’ils s’adressent à un public peu lettré et peu difficile. Eux-mêmes sont d’ailleurs, le plus souvent, des hommes simples et ignorans, qui chantent comme les fauvettes et les rossignols, sans règle, sans travail, sans méthode. Ce sont ou de jeunes cloarecs tristes d’amour, ou des maîtres d’école de village, ou des clercs de campagne, ou même de pauvres manouvriers vivant de leurs bras et suant leur pain de chaque jour. Habituellement ils donnent, dans la dernière strophe de leur poème, leur nom, leur profession, et des détails sur leur famille. Cette dernière strophe est, pour le poète breton, ce qu’est pour nous la préface : une carte de visite déposée à la porte de la Renommée.

Tous les poèmes à strophes, écrits en langue celtique, s’approprient à un air national et se chantent, quelle que soit leur étendue. Je me souviens qu’un jour, en arrivant au pardon de saint Jean du doigt, près Morlaix, j’entendis un aveugle qui chantait des vers bretons sur la naissance de Jésus-Christ ; en repassant, le soir, je le trouvai à la même place, continuant son sujet, qu’il n’avait point achevé. Je m’approchai, et j’appris de lui-même qu’il lui fallait habituellement tout un jour pour chanter le poème entier. Encore ne le savait-il pas complètement, comme je pus m’en assurer en lui faisant réciter quelques strophes dont les interpositions, les lacunes et les non-sens perpétuels prouvaient que l’ouvrage primitif avait été défiguré. Du reste, il en est de même de presque toutes les poésies que chantent les Bretons. Ils n’en savent, le plus souvent, que des fragmens altérés, qu’ils psalmodient, comme les gondoliers des lagunes le font des strophes du Tasse, en substituant fréquemment leurs propres inspirations à celles de l’auteur.

Quant au nombre des poèmes populaires de la Bretagne, nul ne saurait le dire. En le portant à huit ou dix mille, on resterait au-dessous de la réalité. J’ai parcouru le Finistère en tout sens, j’ai écouté ses pâtres, ses mendians, ses fileuses, et presque à chaque fois c’était un nouveau chant que j’entendais. Aussi nulle parole ne peut rendre quelle enivrante sensation éprouve celui qui comprend notre vieux langage, lorsque, par un beau soir d’été, il traverse les montagnes de la Cornouaille, en prêtant l’oreille aux chansons des bergers. À chaque pas, la voix d’un enfant ou d’une vieille femme lui jette, de loin, un lambeau de ces antiques ballades, chantées sur des airs comme on n’en fait plus, et qui racontent un miracle d’autrefois, un crime commis dans la vallée, un amour qui a fait mourir ! Les couplets se répondent de roche en roche, les vers voltigent dans l’air comme les insectes du soir ; le vent vous les fouette au visage, par bouffées, avec les parfums du blé noir et du serpolet… Et tout plongé dans cette atmosphère poétique, rêveur et enchanté, vous vous avancez au milieu d’une campagne agreste, vous voyez de grandes pierres druidiques, habillées de mousse, qui se penchent au bord des bois ; des ruines féodales, accroupies dans les bruyères, sur le flanc des coteaux ; et, parfois, au haut des montagnes, des figures d’hommes échevelés et étrangement vêtus vous apparaissent, et passent, comme des ombres, entre l’horizon et vous, se dessinant sur un ciel que la lune commence à éclairer ! — C’est comme une vision des temps passés, comme un rêve que l’on ferait après avoir lu une page d’Ossian !

La forme donnée à tous leurs poèmes par les Bretons est la suite de leur goût prononcé pour le chant. L’Italien lui-même, quoique plus délicat dans ses créations et surtout plus habile à les exécuter, n’a pas une oreille plus juste, un sentiment musical plus passionné. Du reste, cette aptitude du paysan armoricain lui est commune avec tous les peuples encore près de la nature. Le chant est l’expression énergique de cette partie de l’ame que les langues humaines ne savent pas rendre. Il n’est pas moins naturel que la parole. Plus élevé que celle-ci, il est aussi destiné à traduire les émotions qui dépassent la trivialité usuelle. Il passionne la langue, comme l’accent, qui n’est lui-même qu’un chant timide. Les Bretons l’ont ajouté à toutes leurs compositions, et la chanson forme toute leur littérature. Aussi revêt-elle tour à tour les diverses physionomies de l’art d’écrire. Ode, roman, élégie, satire, morale, enseignement scientifique, il n’est rien qu’elle ne renferme. C’est la presse, ou plutôt c’est le journalisme sous ses faces variées. Elle résume tout, depuis l’Agronome jusqu’au Charivari. L’air populaire qui l’encadre et la rend plus facile à retenir est comme le format du journal. Active, bavarde, coureuse, ainsi que notre presse timbrée, la chanson court, flambe, crie de loin ; elle a toujours ses bottes de sept lieues, et fait le tour d’un évêché en trois jours. Pour télégraphe, elle a ses pâtres, qui la transmettent de rocher en rocher, de colline en colline. On la voit courir et gagner de proche en proche, semblable à ces feux que les clans écossais allumaient sur leurs montagnes, et qui allaient porter à vingt lieues l’appel de la révolte. Lorsque le choléra ravageait la Bretagne, les administrateurs s’évertuèrent à instruire nos paysans des précautions qu’il fallait prendre contre le fléau. Les circulaires se succédèrent ; toutes les portes des cimetières de village furent placardées d’instructions officielles !… Vaines tentatives ! — Le paysan passait tout droit, son grand chapeau sur les yeux, et ne lisait pas. Un poète eut la pensée de mettre en vers les moyens à employer pour prévenir la maladie… — Et une semaine après, on chantait, dans les fermes et les bourgs les plus reculés, sur un air connu :

« Pour éviter le choléra, chrétiens, il faut manger peu de fruits et boire votre eau mêlée de vinaigre ; il ne faut point vous étendre sur l’herbe froide au moment où vous suez.

« Songez-y, chrétiens ! car voici l’août avec ses soifs, ses lassitudes et ses sueurs. Ceux qui n’écouteront pas mes conseils seront frappés ; on les clouera entre quatre planches, et leurs enfans resteront sur la terre, pauvres mineurs sans appui[7]. »

On conçoit quelle influence ont dû acquérir les chansons ainsi popularisées. Elles sont devenues, selon l’expression de l’un des poètes du pays, un couteau à deux lames, que l’on peut enfoncer, au besoin, dans la gorge d’un ennemi. Cependant il est juste de dire qu’elles ont conservé une impartialité rarement démentie, et qu’il serait heureux de trouver dans notre journalisme plus civilisé. La chanson bretonne, quand elle est satirique, exprime réellement l’opinion. Souvent on ne pourrait dire qui l’a faite ; la clameur publique a été le poète.

Ce caractère de rigoureuse équité lui a donné une véritable magistrature populaire. Elle est chargée de réviser les sentences de la justice, comme autrefois le tribunal des francs-juges. À elle appartient la défense de cette moralité de cœur en dehors des lois, et que le cœur seul peut juger. Ses arrêts, adoptés par l’opinion, sont irrévocables, chacun se fait bourreau pour les exécuter. Nous pouvons citer, à ce sujet, un fait dont nous affirmerons l’exactitude, parce que nous en avons été personnellement témoin, et qui en dira plus que tous les raisonnemens.

Lorsqu’une partie du Morbihan se souleva, pendant les cent-jours, on sait qu’un combat s’engagea près d’Auray, entre les insurgés et les bleus. Ce ne fut qu’un échantillon de guerre civile, un fac-simile de 93. Cependant l’affaire fut assez meurtrière pour laisser quelques centaines d’hommes cuver leur sang dans les douves des chemins creux, car ce fut là qu’on trouva presque tous les cadavres ; et, comme le remarqua avec une farouche naïveté le maire chargé de déblayer le champ de bataille, cela avait l’air des suites d’un pardon, et de braves gens qui s’étaient endormis dans le vin. Malheureusement bien peu de ces dormeurs se réveillèrent.

Le lendemain du combat, de bon matin, une femme se rendait aux champs, sa faucille sur le bras. Tout en marchant le long du chemin qu’elle suivait, elle regardait curieusement de tous côtés. Autour d’elle, les arbres étaient troués de balles, les buissons brisés, et la terre piétinée. De loin en loin on voyait la route semée de boutons, de cheveux, de brins de laine tordue arrachés à des épaulettes, de papier à cartouche, de lambeaux de chapeaux bretons, percés par le plomb ou la baïonnette, de flaques de sang à demi figé. Tout indiquait qu’un engagement vif et récent avait eu lieu dans cet endroit. Quant aux cadavres, ils avaient tous disparu ; les paysans étaient venus, pendant la nuit, leur donner la sépulture, et les femmes avaient parcouru le champ de bataille, le bissac sur l’épaule, dépouillant les morts ennemis et disant une prière pour les leurs. On parlait même de riches butins faits ainsi par quelques-unes, et l’on aurait pu croire que la jeune paysanne y songeait, à voir sa préoccupation et l’espèce d’attention avec laquelle son œil scrutait les halliers des deux côtés du chemin. Elle était enfin arrivée à un endroit plus large, presque entièrement occupé par un marécage touffu, et elle commençait à presser le pas, comme si elle avait renoncé à toute espérance, lorsqu’elle vit les roseaux du marais s’agiter. Un cliquetis de fer retentit, la pointe d’une baïonnette apparut ; puis une figure sanglante se souleva avec effort.

La Bretonne s’arrêta tout court. Elle ne jeta pas le moindre cri ; mais elle serra plus fortement le manche de sa faucille.

Cependant des gestes et quelques mots prononcés en breton du pays l’engagèrent à s’approcher ; elle fit quelques pas dans les herbages.

Le blessé était parvenu à se mettre à genoux, en s’appuyant sur son fusil, et la paysanne vit, à sa veste bleue garnie de boutons pressés, que c’était un marin[8].

Elle s’arrêta de nouveau indécise. Mais il lui cria d’approcher, en lui disant qu’il ne voulait point lui faire de mal, qu’il pouvait d’ailleurs à peine remuer, ayant eu la jambe fracassée par une balle.

La paysanne enhardie avança de quelques pas.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle brièvement.

— Y a-t-il des bleus ici près ?

— Les bleus sont partis.

— Partis !… Et depuis quand ?

— Depuis hier.

— Cela n’est pas possible, s’écria le marin ; est-ce que nous n’avons pas été les plus forts ?

La paysanne ne répondit rien. Elle resta droite et impassible, comme si elle n’avait pas entendu. Elle mentait pourtant, car les bleus étaient à Auray.

Le marin recommença ses questions ; elle y répondit de manière à lui faire croire qu’il était abandonné et sans espoir de secours. Blessé la veille, lorsqu’il tiraillait avec les chouans, vers la fin du jour, le malheureux avait passé la nuit dans les roseaux du marais, sans pouvoir faire un mouvement, et torturé par d’affreuses souffrances. Il avait espéré que le jour lui permettrait de faire connaître sa situation à ses compagnons, mais la nouvelle de leur départ le jetait dans le désespoir. La force lui manquait pour quitter le lieu où il se trouvait, et lors même qu’il l’aurait eue, il eût craint d’être assassiné par le premier paysan qui l’aurait rencontré.

Dans cette extrémité, il songea qu’il n’avait plus d’espoir que dans la jeune paysanne que le hasard lui avait fait rencontrer. Il était lui-même du pays. Son père et ses frères, pêcheurs à Locmariaquer, pouvaient le sauver en venant le chercher ; il conjura la jeune fille de les aller trouver. Il employa les supplications les plus pressantes, les menaces mêmes ; mais celle-ci resta insensible à tout. Ses regards ardens roulaient autour d’elle, puis se fixaient sur le marin, qui se tordait à ses pieds. Elle s’approcha enfin vivement de lui, et d’une voix brève et hardie :

— Si tu veux que j’aille à Locmariaquer, dit-elle, donne-moi ta montre !

Et, en parlant ainsi, elle voulut saisir le cordon qui retenait celle-ci ; mais le blessé se jeta en arrière, et fit un effort pour la repousser.

— Après, après, dit-il, quand tu reviendras… Je te donnerai ma montre et de l’argent avec…

— En as-tu, seulement ? demanda la paysanne.

— J’en ai.

— Où est-il ?

— Là.

— Montre-le moi ?

— Me promets-tu de me sauver après ?

— Oui.

— Eh bien ! tiens, regarde.

Le confiant marin se pencha sur son havresac, qu’il avait détaché et qui était auprès de lui ; ses deux mains commencèrent à en déboucler avec peine les courroies.

— Tiens, bleu ! cria la Bretonne.

Et elle lui déchargea sur la tête un coup de faucille qui lui ouvrit le crâne ! il ne poussa pas un soupir ; ses deux bras se raidirent, et il tomba la face sur le havresac.

Alors la jeune fille prit sa montre, son argent, ses vêtemens ; elle lava tranquillement dans la mare ses pieds qui étaient pleins de sang, puis alla aux champs couper son faix d’herbe, et revint à la maison ; en arrivant, elle jeta sur son coffre tout ce qu’elle avait pris au marin, en disant :

— J’ai trouvé le corps d’un bleu, voilà ce qu’il avait.

On s’extasia sur son bonheur, et les choses en restèrent là.

Mais le soir même, le cadavre trouvé fut reconnu par la famille ; bientôt plusieurs circonstances trahirent la jeune fille, et tout fut découvert. Le marin tué était un de ces jeunes gens que le recrutement habille d’une opinion en même temps que d’un uniforme, et auxquels on coud réglementairement la cocarde du parti qui gouverne. Enrôlé forcément pour le port de Brest, il en était parti avec ses compagnons et était venu combattre à Auray, sans qu’il lui eût été possible de faire autrement. Cette position, comprise par les paysans, parce que c’était celle de plusieurs de leurs enfans, fit plaindre la mort du marin, et rendit odieuse celle qui l’avait assassiné. Il y avait d’ailleurs, dans les circonstances du meurtre, une basse scélératesse qui répugnait à tous. On n’avait pas tué cet homme pour le tuer, mais pour le voler, et c’était là ce qui faisait horreur à la foule, toujours si scrupuleuse, comme on sait, à cet égard. Dans de pareils cas, l’argent tache plus les mains que le sang. Aussi y eut-il un cri général de colère contre la paysanne, et, comme il arrive dans toutes ces réactions généreuses où l’esprit de parti cède un instant à la voix de l’équité, l’indignation fut excessive et sans frein. À défaut de la justice des tribunaux, la justice populaire se chargea de la punition du crime. La jeune fille fut rejetée de la société des chrétiens, et tout le monde s’écarta d’elle comme si la lèpre l’eût atteinte. Chassée de chaque métairie, nul paysan ne voulut plus de ses services, nul propriétaire ne voulut lui louer une cabane, et elle n’eut bientôt d’autre abri que le porche de l’église. Partout où elle passait, on voyait chacun se jeter de côté. À la fontaine, lorsqu’elle arrivait, les femmes tiraient leurs cruches en disant : — Place à la tueuse. — C’était le nom qu’on lui avait donné. Pour mettre le sceau à la réprobation publique, on fit une chanson dans laquelle la mort du jeune marin était racontée avec tous ses affreux détails. Alors, partout où la jeune fille parut, elle entendit répéter le chant vengeur : son supplice ne fut plus un supplice ordinaire, ayant son temps et son terme, il passa dans le domaine public, il entra dans les mœurs ! Elle marcha, semblable à Caïn, avec la marque fatale au front, au milieu d’hommes qui, comme autant de piloris vivans, lui chantaient son crime et la maudissaient. En vain voulut-elle fuir de la paroisse ; partout où pouvait arriver une brise, partout où pouvait parvenir la voix d’un berger, le refrain terrible retentissait.

Un jour (c’est-elle-même qui l’a raconté), elle rencontra dans un champ, loin d’Auray, un petit garçon de six à sept ans, qui cueillait des marguerites. Elle s’approcha et s’assit à ses côtés ; pour elle, malheureuse abandonnée, qui depuis un an n’avait touché la main de personne, c’était une grande joie que de caresser cet enfant. Elle le prit sur ses genoux, et se mit à le caresser à la façon d’une mère, en lui chantant des complaintes ; quand elle eut fini :

— Je sais une plus belle chanson que toi, dit l’enfant ; écoute, c’est mon père qui me l’a apprise.

Et il se mit à chanter :

« Écoutez tous, chrétiens, écoutez le crime. Maria Marker a tué un bleu d’un coup de faucille, un bleu qui lui demandait miséricorde dans la langue de sa paroisse, et qui était un pauvre conscrit du pays ! »

La malheureuse laissa rouler le petit garçon à terre, en jetant un cri, et elle s’enfuit à toutes jambes.

C’était trop de honte et de douleur pour une seule tête ; la tueuse y succomba ; elle perdit la raison.

Quand je la vis, il y avait déjà plusieurs années qu’elle était folle. Je fus frappé de son aspect. C’était encore une large et forte fille d’environ vingt-quatre ans, carrément taillée à l’ébauchoir. Ses membres, où les muscles et les veines disparaissaient enfouis dans des chairs tannées, semblaient formés de deux pièces lourdement articulées. Elle rappelait, pour l’ensemble, ces Vierges de pierre que l’on voit, debout, dans les niches de nos fontaines consacrées ; œuvres brutes, dans lesquelles l’art n’a fait tomber que la moitié du voile de granit qui cachait la statue, et qui laissent douter s’il y a là dessous quelqu’un, ou si ce n’est qu’une pierre. Cependant, vu de près, le visage de la tueuse avait une expression singulièrement farouche. C’était une face anguleuse, pleine de lignes qui heurtaient l’œil et lui faisaient mal, tandis qu’au fond de son regard atone flottait je ne sais quelle férocité rusée. Tout en elle portait le cachet de cette race celtique abâtardie, chez laquelle les qualités primitives ont dégénéré en vices correspondans, et qui tient à la fois du Cafre et du Siaoux. Elle répondait rarement aux questions qu’on lui adressait. Mais qu’un seul mot de la chanson terrible arrivât jusqu’à son oreille, et, comme frappé d’une commotion galvanique, ce corps de pierre se levait, cette grossière statue devenait chair et souffrance. Elle jetait des cris, se tordait les bras, tournait sur elle-même, puis, tout à coup, comme prise d’un vertige, elle courait, se maudissant, appelant les enfans, fuyant pour être poursuivie, répétant les couplets accusateurs ; — et, à mesure que sa voix s’élevait, la chanson semblait la prendre plus fortement en sa possession ; on eût dit que le remords s’incarnait en elle, qu’il se formait, dans son être, deux êtres, dont l’un avait mission de torturer l’autre, et que sa conscience furieuse donnait la chasse à son ame !… Tous ses traits, tous ses gestes, exprimaient ce double rôle de vengeresse et de victime. Elle pleurait et rugissait, demandait grâce, et lançait des malédictions. C’était un spectacle tel qu’on n’en peut voir sans fermer les yeux : — la lutte du bourreau et du condamné sur le bord de l’échafaud !

§. iii.
Des différentes espèces de poésies chantées. — Cantiques. — Cantique sur l’enfer. — Un noël.

Les poèmes bretons à strophes, ou poèmes chantés, peuvent se diviser en cinq espèces différentes : les cantiques, les guerz, les chansons, les sônes, les poèmes proprement dits.

Nous allons examiner séparément chacun de ces genres.

Nous devons pourtant l’avouer, c’est avec une sorte d’embarras que nous commençons cet examen, et nous craignons bien qu’il ne puisse donner une juste idée des chants populaires que nous avons entrepris de faire apprécier. Ces poésies nationales, toutes d’attitude et de mouvement, supportent mal une sèche analyse. Nous aurions encore préféré les faire connaître par notre traduction, quelque défectueuse qu’elle soit. C’eût été au moins un portrait peint d’après l’original, et non un signalement de passeport ; mais l’espace nous manque pour suivre une pareille marche. La reproduction des principaux chants populaires de la Bretagne remplirait un volume, et nous pouvons à peine disposer de quelques pages. On nous pardonnera donc de réduire notre tableau aux dimensions du cadre : on tâchera surtout de suppléer, par la pensée, à ce qui manquera à nos traductions ; de deviner les charmes dont nous n’aurons pu conserver qu’une ombre. Les poésies populaires sont encore plus difficiles à traduire que les autres. Elles ressemblent aux fleurs et aux fruits particuliers à chaque contrée ; pour en sentir toute la suavité, il faut les cueillir sous leur ciel. Ces chants, que je donne ici, tout pâles du voyage qu’ils ont fait pour passer de leur langue dans la nôtre, sont comme les oranges que les marins nous apportent des pays lointains, demi-flétries, et ayant à peine conservé un reflet de leur couleur dorée, une trace de leur parfum délicieux.

Les cantiques occupent le premier rang parmi les chants de la Bretagne, et par leur nombre, et par leur popularité ; mais l’on s’en ferait une idée complètement fausse, si on en jugeait d’après les misérables rapsodies françaises qui se psalmodient dans nos églises, sur des airs d’opéra. La valeur poétique du cantique breton n’est nullement inférieure à celle des autres chants celtiques. Cette différence est, du reste, facile à concevoir. Dans notre province, la poésie a conservé son premier caractère religieux ; Dieu n’y est pas encore tombé dans le domaine des bouts-rimés, et les grandes images du ciel et de l’enfer, du jugement et de l’éternité, n’ont point été abandonnées, avec les charades, aux Muses de la rue des Lombards. Nos poètes les plus habiles sont des chrétiens fervens qui se font gloire de célébrer leurs croyances. Chaque canton a son David en sabots, qui chante et qui prie ; aussi les cantiques bretons sont-ils innombrables : du reste, revêtant toutes les formes, ce sont tantôt des psaumes terribles et insensés comme ceux d’Isaïe, tantôt de naïves et douces élégies comme celles de l’Ecclésiaste. Poésie tour à tour gigantesque, sombre et ingénue ; riche comme un soleil couchant, ou nue comme une tombe ; plus haute que le cèdre, ou plus humble que l’hysope. En voici quelques exemples.

L’ENFER.

— L’enfer ! l’enfer ! savez-vous ce que c’est, pécheur ?

C’est une fournaise où rugit la flamme, une fournaise près de laquelle le feu d’une forge refermée, le feu qui a rougi les dalles d’un four n’est qu’une misérable fumée.

Là, jamais on n’aperçoit de lumière ; le feu brûle comme la fièvre, sans qu’on le voie ! Là, jamais n’entre l’espérance ; la colère de Dieu a scellé les portes.

Du feu sur vos têtes, du feu autour de vous ! — Vous avez faim ? — Mangez du feu. — Vous avez soif ? — Buvez à cette rivière de soufre et de fer fondu !

Vous pleurerez pendant l’éternité ; vos pleurs feront une mer, et cette mer ne sera pas une goutte d’eau pour l’enfer ! — Vos larmes entretiendront les flammes, loin de les éteindre, et vous entendrez la moelle bouillir dans vos os.

Et puis, on coupera vos têtes sur vos épaules, et pourtant vous vivrez ! Les démons se les jetteront l’un à l’autre, et pourtant vous vivrez ! Ils rôtiront votre chair sur les brasiers ; vous sentirez votre chair se réduire en charbon, et pourtant vous vivrez !…

Et là, il y aura encore d’autres douleurs ; vous entendrez des reproches, des malédictions et des blasphèmes.

Le père dira à son fils : — Sois maudit, fils de ma chair ! car c’est pour toi que j’ai voulu amasser des biens par la rapine !

Et le fils répondra : — Maudit, maudit sois-tu, mon père ! car c’est toi qui m’as donné cet orgueil qui m’a conduit ici !

Et la fille dira à sa mère : — Mille malheurs à vous, ma mère, mille malheurs à vous, caverne d’impureté ! car vous m’avez laissée libre, et j’ai quitté Dieu !…

Vous m’avez laissée libre, et, au lieu de me conduire à la grand’messe, vous m’avez permis de passer le dimanche à dresser mes parures ; malheur à vous !…

Et la mère ne reconnaîtra plus ses enfans, et elle répondra :

— Malédiction sur mes filles et sur mes fils ! malédiction sur les fils de mes filles et sur les filles de mes fils !

Et ces cris retentiront pendant l’éternité ! et ces souffrances seront toujours, et ce feu, ce feu !… — c’est la colère de Dieu qui l’a allumé ; ce feu, il brûlera toujours, sans languir, sans fumer, sans pénétrer moins profondément vos os !

L’éternité ! — Malheur ! — Ne jamais cesser de mourir, ne jamais cesser de se noyer dans un océan de souffrances !

Ô jamais ! tu es un mot plus grand que la mer ! Ô jamais ! tu es plein de cris, de larmes et de rage ; oh ! tu es rigoureux ; oh ! tu fais peur[9]. —


Il nous semble qu’il y a, dans ces terribles strophes, un vague écho de la voix de Dante, non aussi profondément triste, aussi désespérant pour l’ame, mais plus farouche, plus effrayant peut-être ! Sans doute que cet enfer sent trop le païen et le vieux celte ; la torture physique tient trop de place dans cet horrible tableau ; mais, tel qu’il est, il fait crisper la chair d’épouvante. — C’est la salle basse du Châtelet, mais avec Dieu pour grand prévôt, et l’éternité pour horloge !

Du reste, il ne faudrait pas prendre cette matérialité crue et sauvage pour type des chants religieux de l’Armorique. Ils savent aussi plier leur dur langage aux douces inflexions de la joie. Il existe un autre cantique sur le paradis, aussi suave, aussi limpide que celui-ci est forcené.

Mais ce qui rend tous ces chants sacrés remarquables, ce qui les distingue, c’est l’ardente foi qu’ils révèlent, la puissance d’amour dont ils sont empreints. Sans doute, il faut que les croyances existent pour que de pareilles poésies soient composées ; mais on doit concevoir aussi combien ces mêmes croyances s’entretiennent et se passionnent par la popularité de chants semblables. Les enfans naissent et grandissent au bruit de ces cantiques. Dès qu’ils peuvent parler, ils les apprennent, ils s’en pénètrent, ils finissent par les chanter sans s’en apercevoir et sans y songer, comme ils respirent, comme ils marchent, comme ils regardent. Ce sont surtout les noëls qu’ils répètent ainsi, et, dans leur bouche, ces chants naïfs prennent un charme inexprimable. Souvent deux pâtres, assis sur deux rochers élevés, se répondent et se renvoient alternativement les strophes de ces poèmes pieux ; — alors la jeune fille qui passe en fredonnant un sône penche la tête pour les entendre ; les laveuses suspendent les coups de leurs battoirs, au bord des douès ombreux, et le paysan qui siffle, en conduisant la charrue, s’arrête au bout du sillon, et appuyé sur l’attelage, écoute les deux voix lointaines.

LE PREMIER PÂTRE[10].

— La seconde personne de la Trinité, en voyant nos misères, s’est offerte, du fond du cœur, à son père pour nous racheter du péché, et il a parlé au Dieu du ciel.

LE DEUXIÈME PÂTRE.

Il a dit ; Mon père, si vous le permettez, je descendrai sur la terre, je revêtirai la nature humaine, et je rachèterai les pécheurs.

LE PREMIER PÂTRE.

Et le père a répondu : Comment seraient-ils pardonnés ? ils ont brisé le joug de mes commandemens ; les portes du ciel sont fermées, et celles de l’enfer sont béantes.

LE DEUXIÈME PÂTRE.

Mon père, je sacrifierai pour eux mon corps, mon sang et ma vie. Songez que la nature humaine est fragile, et que la subtilité du démon est grande.

LE PREMIER PÂTRE.

Mon fils, j’ai pitié d’eux et je vous aime. Descendez donc sur la terre pour les arracher à la douleur, réunissez en vous l’homme et le dieu pour racheter le monde.

Une vierge de Nazareth, du nom de Marie Joachim, portera neuf mois entre ses deux flancs le fils de Dieu, et le roi des soleils et des étoiles fera son entrée sur la terre dans une étable.

LE DEUXIÈME PÂTRE.

Père éternel, quel nom aura votre petit enfant ? quel nom aura le fils de Marie ?

LE PREMIER PÂTRE.

Son nom est grand ; il s’appellera Jésus. Jésus veut dire Sauveur !

Il naîtra sur une poignée de paille, et celle qui l’aura porté restera vierge ; car le fils de Dieu n’aura fait que passer à travers la nature humaine de la femme choisie, comme un rayon du ciel au travers d’un pur cristal.

LE DEUXIÈME PÂTRE.

C’est à Bethléem, dans une crèche, que l’on trouva le petit enfant qui était né : celui qui porte le monde sur son doigt était là, emmaillotté par une jeune vierge ; — une jeune vierge, belle comme le jour, disposait du roi des anges.

LE PREMIER PÂTRE.

Et alors on entendit les anges qui chantaient sur un air nouveau le Gloria in excelsis que l’on chante dans les églises.

Et les rois et les bergers vinrent adorer le fils de Dieu. Les rois offrirent trois présens : l’or, la myrrhe et l’encens.

LE DEUXIÈME PÂTRE.

L’or marquait la pureté, l’encens la divinité, la myrrhe rappelait l’enveloppe mortelle sous laquelle s’était caché le fils de Dieu.

LE PREMIER PÂTRE.

Et vous, chrétiens, si vous voulez aussi donner au Messie trois beaux présens, livrez-lui l’or de votre amour, offrez-lui, dans vos cœurs, l’encens de vos oraisons, et que votre pénitence soit comme une myrrhe délicieuse. amen.

Que l’on tâche de comprendre l’effet de cette complainte ingénue, tombant vers le soir, dans la campagne, du haut du Menès-Bré !… — Bien des fois, lorsque la chaleur ou la rêverie m’avait attardé au fond de quelque vallée, je me suis arrêté pour l’écouter ; et alors, involontairement, je me demandais tout bas s’il n’y avait pas bien du calme, bien du vrai bonheur dans la vie ignorante et crédule de ces petits paysans ? Alors je me surprenais tout triste de n’être plus un enfant, — non pas celui des villes, étiolé sous les châssis du collège, mais le chevrier grandi en plein air, conduisant ses troupeaux le long des bruyères roses, faisant le signe de la croix quand la première étoile montait au ciel, et revenant tous les jours vers son pauvre toit de chaume par le même sentier de noisetiers, en chantant le même cantique.

§. iv.
Le Guerz. — Différentes espèces de Guerz. — La Tête de mort. — L’Héritière de Keroulas. — Le Cloarec de Laoudour.

Si les cantiques sont les poésies les plus populaires de la Bretagne, les guerz en sont incontestablement les plus anciennes. Quelques-uns de ces guerz remontent jusqu’au xiiie siècle et même au-delà, mais c’est le très petit nombre : presque tous sont postérieurs à 1500 ; la plupart ne datent même que de deux siècles.

Le guerz armoricain rappelle beaucoup les ballades des peuples du Nord, mais seulement pour la forme, car on n’y trouve pas l’allure guerrière qui domine dans celles-ci. Le caractère breton est plutôt énergique que militaire. C’est une race vaillante au combat, parce qu’elle a de fortes affections et de fortes haines ; mais l’épée ne lui tient pas aux mains plus long-temps que la passion au cœur. Celle-ci satisfaite ou apaisée, les habitudes champêtres reprennent bien vite le dessus. Aussi n’est-ce point son histoire guerrière que le peuple breton a conservée dans ses ballades, mais bien celle de sa vie intérieure et privée. Il n’en pouvait du reste être autrement. Dès le moment où la Bretagne cessa de former un état à part, et où la noblesse arbora le drapeau fleurdelisé à ses créneaux, le vassal, qui n’avait plus à défendre cette vague et instinctive idée de nationalité, dut se désintéresser des affaires publiques. Les luttes politiques continuèrent en vain ; ce n’étaient plus pour lui que d’abstraites querelles, nées de vanités ou d’ambitions personnelles. Tout cela d’ailleurs se faisait sans choc d’armures, sans prouesses, sans éclat, sans rien de ce qui peut réveiller chez les masses le sentiment poétique. Qu’aurait donc eu à chanter le peuple ? Ce mouvement d’intrigues et de discussions politiques n’était plus de sa sphère, il ne s’y mêlait plus. C’étaient des tempêtes ou de beaux jours que les puissans formaient au-dessus de sa tête, et dont il ne savait rien que lorsque la foudre ou le soleil avait brillé. Il n’avait plus de patrie, il se rabattit dès lors sur la famille, et, de là, naquirent les guerz destinés à célébrer des évènemens particuliers, les amours, les morts, les douleurs, les miracles qui avaient attendri ou épouvanté les cœurs. La Bretagne avait fini son histoire, elle se mit à faire son roman.

Les ballades bretonnes ou guerz sont donc toujours des récits d’évènemens intimes. Ce sont de poétiques papiers de famille et non des documens politiques ; mais les mœurs et les croyances de l’époque y sont vigoureusement moulées, et l’on y trouve des détails que l’on chercherait vainement ailleurs.

Le guerz peut se partager en quatre espèces fort distinctes : — le guerz sacré, qui est, ou la légende d’un saint, ou une chronique pieuse ; — le guerz fantastique, qui raconte quelque merveilleuse apparition, ou quelque grand miracle ; — le guerz plaisant, qui n’est autre chose que le fabliau du moyen-âge ; — enfin, le guerz historique, qui est le récit d’un évènement sombre et touchant.

Les guerz de saint Laurent, de Michel Noblet, du Juif errant, de sainte Triffine, de sainte Aude, sont célèbres parmi les guerz sacrés.

Parmi les guerz fantastiques on peut citer : les Moines de Saint-Nicolas, le Chant des ames, l’Homme qui ne mange pas, la Tête de mort. — Nous donnerons ici la traduction de ce dernier.

LA TÊTE DE MORT.

C’était le vingt-huitième jour de février ; le carême allait commencer. Trois malheureux jeunes gens étaient assis à table dans une auberge, et ils se faisaient servir des liqueurs les plus délicieuses.

Quand ils furent pleins d’ivresse, l’idée leur vint de prendre des masques et d’aller courir ainsi dans les carrefours.

Deux d’entre eux cachèrent leurs vêtemens sous des peaux velues, et de leurs têtes s’élevaient deux cornes de taureau.

Le troisième… (oh ! celui-là fut le plus malheureux !) le troisième alla au reliquaire. Il enfonça sa tête dans le crâne desséché d’un mort ; — dans les trous des yeux il plaça deux lumières étincelantes !

C’était horreur à voir.

Alors il se mit à parcourir ainsi les rues de la ville. Les enfans épouvantés fuyaient devant lui en jetant de grands cris.

Les hommes forts même s’écartaient avec terreur.

Et dans un carrefour de la cité, tous trois se rencontrèrent, tous trois, encore ivres de ce qu’ils avaient bu ensemble.

Et dans leur démence, ils appelèrent les saints et les saintes par leurs noms, et ils dirent à notre Sauveur béni : — Christ, veux-tu que nous nous fassions la guerre, toi et nous ?

Un coup de tonnerre répondit !

Il était si sourd et si terrible, que la ville entière en trembla, pleine d’épouvante, et les femmes crurent que le monde allait finir.

Le malheureux revint au reliquaire pour rejeter la tête où il l’avait trouvée, — horrible chose ! — et en la voyant rouler parmi ses sœurs, il lui dit, en riant : — Viens souper demain avec moi, je t’attendrai.

Ensuite, il retourna chez lui pour finir la nuit ; il se coucha et voulut dormir, mais en vain.

Il y avait dans son cœur comme une grande douleur qui l’empêchait de respirer.

Le jour vint, et il alla au champ. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient ; — et pourtant son cœur restait triste et malade.

Le soir venu, il revint au logis, tout pensif, et il s’avança avec son monde, vers la table, pour souper.

Mais voilà qu’on vint frapper à la porte ; on ouvrit. — Horreur ! horreur !…

C’était la tête de mort !… la tête de mort portée sur son squelette ! et, à la voir marcher, on eût dit qu’elle vivait !

L’homme coupable jeta un cri et tomba la face contre terre. La tête de mort se pencha comme pour regarder le corps étendu.

Malheur ! cria-t-elle… — au lieu de prier pour moi, tu m’as fait participer à tes folles profanations, et mes tourmens s’en sont accrus, et je brûle dans l’enfer, à cause de ton crime !

— Malheur à toi ! — Malheur à ton père et à ta mère ! car ils ont nourri un fils infâme !

— Deux jours après ce miracle d’exemple, il y avait, dans la maison, trois bénitiers devant trois chasses, — et le père, et la mère, et le fils dormaient dans celles-ci.

— Les guerz plaisans sont plus rares que les autres. Je ne connais guère, en ce genre, que ceux intitulés : le Moine et les perdrix, le Diable cherchant un métier, et enfin, la Femme du meunier. Ce dernier est devenu célèbre en France par les imitations qu’en firent les troubadours, puis la reine de Navarre, puis enfin La Fontaine dans son conte intitulé les Quiproquo.

Quant aux guerz historiques, le nombre en est infini, et ce sont généralement les plus anciens. Ainsi, outre la ballade des Deux Frères, qui appartient évidemment au temps des croisades, on peut citer la jeune Religieuse, ravissante élégie à la manière de Goëthe ; le marquis du Guerand, les Regoat, l’Infanticide, Marianic, l’Héritière de Keroulas, le Cloarec de Laoudour, et mille autres dont il serait trop long de donner même les titres.

L’Héritière de Keroulas est un chant fort célèbre, et qui personnifie admirablement le vieux guerz breton. Nous l’avons déjà dit, les ballades écossaises ne peuvent donner une idée de ce genre de poèmes. Il y a en effet, dans les premières, une tournure dramatique, mouvementée, qui révèle l’imagination d’une race chevaleresque. Le guerz breton, au contraire, rappelle la grave tristesse de ce peuple à enveloppe de pierre, qui ramasse tout au dedans et ne remue que juste ce qu’il faut pour vivre. Sa poésie est, comme lui, sans tempêtes, sans nuages apparens, à surface plane et limpide : on la voit claire jusqu’au fond. L’ame y glisse et s’y égare, comme une barque rêveuse, mais sans secousses de houle, ni de raffale. L’aspect en est uniforme, monotone même, mais immense ; elle reflète je ne sais quelle vague contemplation des grandes harmonies de la nature et de l’ame ; c’est comme l’accord d’une douleur innée avec les longs soupirs de l’Océan, sur les tristes landes de nos baies.

Ce caractère de sentimentalité profonde, placide et concentrée, est fortement marqué dans toute la littérature armoricaine ; mais nulle part il ne se révèle avec autant d’ingénuité que dans les chants dont nous nous occupons. Ce sont les guerz historiques surtout qui sont empreints de cette mélancolie sincère et de tempérament. Leur drame est généralement peu de chose ; ce sont des tableaux d’intérieur où une douleur réelle apparaît sur le premier plan, au milieu des détails les plus familiers. Il s’y trouve bien parfois un peu de tragédie, mais de tragédie à hauteur d’homme, qui se termine bourgeoisement sans poignard ni poison, et qui vous touche sans vous bouleverser. — C’est spécialement à cette loyale et consciencieuse simplicité qu’il faut attribuer le charme merveilleux que respirent nos ballades populaires ; l’Héritière de Keroulas en fera foi.

L’Héritière de Keroulas.

— Que l’héritière de Keroulas est heureuse d’avoir une robe de satin bleu pour danser avec les gentilshommes !

Ainsi disait-on dans la grande salle quand l’héritière y entra pour danser ; — car le marquis de Mesle y était avec sa mère et une suite nombreuse.

Et l’héritière de Keroulas disait : — Oh ! que ne suis-je petit pigeon bleu, comme ceux qui se perchent sur le toit de Keroulas, pour entendre ce qui se trame entre sa mère et la mienne !

Ce que je vois me fait trembler ; ce n’est pas sans projets qu’ils sont venus de Cornouailles, quand il y a dans la maison une héritière à marier.

Avec sa fortune et son nom, ce marquis-là ne me plaît pas ; mais j’aime Kerthomas depuis long-temps, je l’aime et je l’aimerai jusqu’à mourir.

Et Kerthomas aussi était inquiet, en voyant ceux qui étaient arrivés à Keroulas ; car il aimait l’héritière, et on l’entendait souvent dire :

— Je voudrais être petite sarcelle, nageant sur l’étang où on lave ses vêtemens. Oh ! avec quel bonheur je baignerais mes yeux dans ses eaux !

Car la petite bécassine qui fait sa nichée sous la glace du marais a moins de fraîcheur autour d’elle, que je n’ai d’amour au fond de mon cœur ! —

L’héritière dit à sa mère : Ma mère, madame, je vous en supplie, ne me donnez pas au marquis de Mesle, donnez-moi plutôt à Kerthomas ; c’est lui qui est le plus doux à mes yeux.

Je suis allée à Châteaugal[11], et tout y était triste et abandonné. Il n’y avait là qu’une grande salle enfumée, et les fenêtres y étaient à moitié brisées.

Mais je suis allée à Kerthomas, et j’y ai vu assez de biens pour moi. Les portes y brillaient comme l’argent et les fenêtres y jetaient l’éclat de l’or.

— Ma fille, oubliez ces pensées. Je ne mets d’importance qu’à ce qui vous est un avantage. Les paroles sont données, vous serez la femme du marquis de Mesle.

— Kerthomas m’avait donné un anneau et une croix d’or, je les avais acceptés avec des sourires de joie ; hélas ! je vais les lui rendre en pleurant.

— Reprenez votre anneau, Kerthomas, reprenez votre croix avec ses chaînes d’or ; puisqu’il ne m’est plus permis de vous donner ma main comme à un époux, je ne puis garder vos dons.

— Bien dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré parmi tous ceux qui étaient à Keroulas, en voyant la pauvre héritière baiser les portes quand elle sortit.

— Adieu, grande maison de Keroulas ! tu ne me reverras jamais ; adieu, vous tous qui demeurez ici près, adieu maintenant et pour toujours !

Et les pauvres de la paroisse pleuraient ; mais l’héritière les consolait : — Taisez-vous, pauvres, ne pleurez pas ; venez me voir à Châteaugal.

Je donnerai l’aumône tous les jours, et trois fois la semaine je ferai une charité de dix-huit quartiers de froment. Je donnerai aussi de l’orge et de l’avoine.

Le marquis de Mesle dit à sa jeune femme quand il l’entendit : — Vous ne ferez pas l’aumône tous les jours, car mes biens n’y suffiraient pas.

— Marquis de Mesle, sans prendre dans ce qui vous appartient, je ferai l’aumône tous les jours ; car l’heure est venue d’amasser des prières pour mon âme.

Dès son arrivée à Châteaugal, l’héritière demanda si l’on ne trouverait point un messager pour porter une lettre à sa mère.

Un jeune page répondit à l’héritière, quand il l’entendit : Écrivez si vous le voulez, il se trouvera des messagers.

Alors elle écrivit une lettre et la remit au page, le priant de la porter, sans s’arrêter, à sa mère de Keroulas.

Lorsque la lettre arriva, la mère s’écria : Faites seller mon cheval à l’instant, car je pars aujourd’hui pour Châteaugal.

La dame de Keroulas disait en arrivant à Châteaugal : Qu’y a-t-il donc dans cette maison que les portes sont tendues si tristement ?

— L’héritière qui était venue ici, cette nuit, est décédée !

— Si l’héritière est morte, malheur ! car c’est moi qui suis sa mère, et je suis cause de sa mort !

Elle m’avait dit souvent : Ne me donnez pas au marquis de Mesle, donnez-moi plutôt à Kerthomas qui est plus doux à mes yeux.

Kerthomas et la pauvre mère, accablés par ce malheur, se sont tous deux rendus dans un cloître, et ils ont consacré à Dieu le reste de leurs jours.


Le Cloarec de Laoudour est un chant plus moderne que l’Héritière de Keroulas. Il en diffère essentiellement quant à l’esprit et quant à la tournure. Ce guerz appartient évidemment à l’époque des premières velléités libérales, alors que le paysan commença à mesurer audacieusement la taille du noble et se trouva plus grand de toute la tête. Rien ne manque à la ballade pour exprimer cette première hardiesse du vassal qui perd le respect, ni la dédaigneuse et fière nonchalance, ni le sarcasme aigu, ni le défi bref et péremptoire. Ce n’est rien moins qu’un prologue de Marseillaise, fait quelques cinquante ans à l’avance. Il y a bien encore dans tout cela je ne sais quelle soumission équivoque à de vieilles habitudes, une sorte de religion royaliste qui grimace : l’insurrection reste entre chair et peau et n’a point pleine conscience d’elle-même ; mais elle se modèle sous l’obéissance apparente, elle la perce à jour. Le paysan veut bien encore tirer son chapeau devant le roi et lui demander grâce d’avoir tué des hommes nobles ; mais il obtient bien vite cette grâce, et on lui permet de porter son penbas comme le gentilhomme porte son épée. — C’est l’élévation du manant en attendant l’abaissement du seigneur. — Du reste, il ne faut pas perdre de vue que cet esprit d’affranchissement se révéla fort prématurément en Bretagne, et qu’à partir de l’époque où la noblesse abdiqua sa nationalité pour se faire française, les populations armoricaines commencèrent à secouer avec impatience le harnais féodal. La Ligue fut dans notre province une expression claire et vigoureuse de ces dispositions. Ce fut une vraie croisade de pastoureaux. Il y eut émeute des hommes à fourches contre les hommes à corsets d’acier, et l’aristocratie ne put maintenir son pouvoir qu’en passant au galop sur le ventre des paroisses révoltées. Si jusqu’à nos jours les gentilshommes ont conservé quelque action sur nos paysans, il faut l’attribuer à l’influence de la richesse, de l’autorité ou des bienfaits, nullement au respect pour la naissance. L’aristocratie du sang est presque aussi profondément dédaignée au fond de nos villages que dans les villes les plus constitutionnelles. Des deux royautés qui dominaient le grand édifice de la féodalité, la seigneurie et l’église, la dernière seule a résisté, en Bretagne, à l’expérience des générations.

Le guerz du Cloarec de Laoudour, outre qu’il constate un fait privé, a donc une véritable valeur politique. C’est plus qu’une ballade, c’est un document pour l’histoire.

Le Cloarec de Laoudour.

— Ma chère petite mère, faites-moi mon lit à l’aise, car mon pauvre cœur est difficile !

Car mon pauvre cœur est difficile !… — J’ai envie d’aller à l’aire neuve.

— Ô mon fils adoré ! si vous aimez votre mère, vous n’irez pas à l’aire neuve ;

Car il y aura là des gentilshommes de Lamballe, et ils ont résolu de vous tuer.

— Qu’on le trouve bon ou mauvais, ma mère, j’irai à l’aire neuve. Et s’il y a des sonneurs, je danserai, et s’il n’y en a pas, je chanterai. —

Le cloarec de Laoudour disait en arrivant à Keryaudet :

— Bonjour et joie dans cette maison ; où est la pennerès ?

— Elle est là haut, dans la chambre blanche ; elle est à peigner ses cheveux blonds.

— Mettez vite votre bel habit violet, pour aller à la fête avec le cloarec.

Le cloarec joyeux disait, en arrivant à l’aire neuve.

— Jouez, sonneurs, jouez le bal, que ma douce et moi nous dansions !

Jouez haut, sonneurs, jouez vite, que ma douce et moi nous entrions en plaisirs.

Je vous donnerai à chacun un louis d’or, si vous réjouissez deux pauvres cœurs malades. —

Les gentilshommes de Lamballe disaient : — Le cloarec est arrivé à l’aire neuve.

Le cloarec est arrivé à l’aire neuve et sa douce jolie à ses côtés.

Les gentilshommes de Lamballe disaient, ce jour-là, au cloarec de Laoudour.

— Tu as de bien beaux rubans à tes habits ; apparemment que tu veux paraître notre égal ?

— Messieurs et barons, excusez-moi ; votre bourse était fermée quand ces rubans furent payés.

Je ne me battrai pas avec vous comme un mendiant, messieurs, mais pour jouer du sabre, tant qu’il vous plaira. —

Avec chacun d’eux était un sabre nu, mais dans la main du cloarec il y avait un penbas !

Oh ! dur serait le cœur qui n’eût pas pleuré en voyant l’aire neuve ;

En voyant, dans l’aire neuve, l’herbe rougie et le sang des gentilshommes qui ruisselait.

Mais la pennerès de Keryaudet pleurait et ne trouvait personne pour la consoler.

Elle ne trouvait personne pour la consoler, excepté le cloarec ; mais celui-là la consolait.

Celui-là lui disait sans cesse : — Taisez-vous, jeune fille, ne pleurez pas.

Taisez-vous, jeune fille, ne pleurez pas, d’ici que vous ne voyez mon sang courir à terre.

Et quand vous verrez tomber la dernière goutte, alors seulement songez à mourir. —

Le cloarec de Laoudour disait en arrivant à Keryaudet :

Vieux Derrien, voici votre fille ; si elle est revenue à la maison, c’est moi qui en suis cause.

La voilà saine et pure telle qu’elle m’a été remise par sa mère.

Mais maintenant je vais à Paris, car j’ai envie de trouver le roi. —

Quand il arriva à Paris, il demanda le palais du roi.

— Bonjour et joie à cette ville ; où est le palais du roi ?

Bonjour, roi et reine ! moi, jeune et bon Breton, je suis venu dans votre palais.

— Cloarec de Laoudour, dites-moi, avez-vous commis quelque tort ?

— J’ai commis un assez grand tort, car j’ai tué des gentilshommes de Lamballe.

J’ai tué dix-huit gentilshommes de Lamballe, et certes je mérite d’être pendu.

Chacun d’eux avait un sabre nu ; dans ma main il n’y avait qu’un penbas. —

Mais la reine ne voulait pas que le cloarec fût puni.

— Mon petit page, cours à ma chambre et apporte-moi vite mon écritoire.

Que j’écrive en rouge et en bleu qu’il marche librement dans toute la France avec son penbas à la main.

Et il sera respecté partout, comme le défenseur des jeunes filles.

Et quand il sera rendu dans son pays, de la pennerès il fera une dame ! —

§. v.
Le Sône. — La Chanson. — Les Poèmes. — Aventures d’un jeune Bas-Breton.

Nous avons peu de chose à dire du sône et de la chanson ; celle-ci n’a rien qui la distingue du vaudeville français, et souvent elle en emprunte l’air, le rhythme et jusqu’aux pensées. Quant au sône, nous en avons déjà longuement parlé dans le pays de Tréguier[12] ; et d’ailleurs, le poème des Aventures d’un jeune Bas-Breton, dont nous allons donner une analyse détaillée, est lui-même un sône véritable, dont le cadre s’est élargi, et où les détails ont pris de plus larges proportions. Nous passerons donc sur-le-champ aux poèmes proprement dits.

Nous conservons le nom de poèmes aux œuvres didactiques soumises à un plan fixe, développé, et dont la longueur dépasse les bornes des pièces ordinaires. On peut citer, dans ce genre, le Michel Morin, de Lelaë ; l’Enfant avisé, de Legall de Guimilliau ; Dieu et l’homme, par Le Clerch ; enfin les Aventures d’un jeune Bas-Breton et la Révolution française. Ces deux derniers poèmes surtout méritent une attention spéciale.

Les Aventures d’un jeune Bas-Breton[13] sont évidemment l’ouvrage d’un cloarec qui a fait ses études. Ce poème de plus de treize cents vers contient beaucoup d’imitations classiques qui prouvent la connaissance des auteurs latins ; mais on y trouve aussi le jeune paysan naïf et chaud de cœur. Nous en donnerons une analyse détaillée, parce que ce sera pour nous un moyen de compléter ce que nous avons déjà dit précédemment. Ceci est l’Odyssée de l’étudiant Bas-Breton. C’est le récit du voyage que son ame fait autour des illusions de la vie, avant d’arriver à la patrie terrestre que Dieu lui a donnée ici-bas : le désenchantement et la résignation ! Ce livre est moins un livre qu’une confession. C’est un journal de pensées et d’émotions, tenu heure par heure, un roman qui commence, continue et s’achève au fond du cœur, sans qu’il y ait autrement de drame extérieur que dans la vie la plus vulgaire. C’est, en un mot, l’histoire d’un cloarec qui aime, qui lutte contre son amour, parce qu’il l’arrache à ses études, puis cède, puis entend la voix de Dieu qui l’appelle parmi ses prêtres ; qui fuit alors celle qu’il avait choisie, tombe ensuite dans le désespoir en apprenant son mariage, et qui, enfin, tiède, douteur et ennuyé, prend lui-même une femme parmi les femmes, uniquement pour qu’il y ait un dénouement à son roman. Un poète breton pouvait seul prendre pour sujet cette donnée triviale à force d’être vraie. Aussi, je l’ai déjà dit, ce n’est point un livre qu’il a fait : il a écrit simplement son ame ; mais les détails tendres et ingénieux, les mouvemens passionnés, les tristesses contagieuses abondent dans cette œuvre intime et sincère.

Le début des Aventures d’un jeune Breton est comme de coutume un appel aux auditeurs ;

— Approchez, jeunes gens qui formez des affections ; écoutez comment ces affections commencent et puis tombent à jamais ; écoutez, car, moi, je suis un jeune homme qui avait noué un bel amour, — un bel amour dont il ne me reste rien aujourd’hui !

Si l’on m’avait dit, il y a onze mois : — Tu tomberas dans les chaînes des jeunes filles, — j’aurais répondu avec dédain : — Moi prisonnier d’une femme !…

Eh bien ! mes jeunes frères, j’ai été dans leur prison, et les liens de l’amour sont venus enchaîner jusqu’à mon cœur, et j’étais dans une joie, dans un enivrement ineffable ; — les jeunes filles sont de doux geôliers !

Les geôliers sont cruels et durs pour leurs prisonniers, et ils leur donnent un lit de paille ; mais les jeunes filles vous enchaînent et sont tendres avec vous ; les jeunes filles vous donnent ce qu’elles ont de plus doux. — Oh ! les jeunes filles sont bonnes à aimer !

Je suis un jeune cloarec de l’évêché de Quimper, et j’avais choisi ma maîtresse dans l’évêché de Tréguier, — une jeune fille au cœur joyeux, aux doux yeux étincelans ; elle habitait Leo-Drès dans la paroisse de Plestin.

Rien ne manque à ma plus aimée, ni les roses, ni les lis, ni le suave parfum de la jeunesse, ni le regard languissant, ni la douceur, ni l’esprit, ni les charmes mystérieux, ni les grâces du parler.

Je passerais ma vie entière rien qu’à la regarder. » —

Ici le jeune étudiant raconte comment il rencontra la jeune fille un jour du mois d’avril, comment il la connut et l’aima. Il rapporte leurs longs entretiens du dimanche, il peint son bonheur entrecoupé d’éclairs de repentir et de crainte, et ces souvenirs de Dieu et de sa vocation qui viennent le saisir parfois à la vue de la flèche éloignée d’une église : tout ce récit est plein de ravissantes choses que nous voudrions pouvoir traduire.

Bonjour, ô bien-aimée, soulagement de mon âme, charmeresse de mes yeux, joie de mon cœur ; bonjour, ma douceur, mon espérance, ma consolation !

— Ô jeune ami, je voudrais être éloquente pour causer avec vous, mais ma langue est ignorante ; oh ! ne parlons pas tous deux, parlez seul, jeune ami !
............................. .............................

Je me levai d’auprès de ma maîtresse, et je me mis à marcher, et bien des portes de maison avaient passé devant moi, lorsque je vis les tours de Kernitron. — Et à cette vue je m’arrêtai tout pensif !

Dès que je fus arrivé là, mon esprit se trouva changé ; toute ma dissouciance s’était endolorie ; toute ma dissouciance s’était tournée en douleur.

— Oh ! je voudrais, mon Dieu, être descendu dans un trou de terre !

Bientôt ces remords du cloarec prennent plus de force ; ce n’est point encore la voix de Dieu qui lui parle, mais celle de la raison qui lui dit de retourner à ses études qu’il néglige pour l’amour d’une femme. Ici commencent les imitations classiques dont nous avons parlé ; l’émotion poétique et vraie disparaît pour faire place à l’amplification rhétoricienne et au bavardage mythologique. Un grand combat s’élève entre les Muses et Cupidon qui se disputent tour à tour le jeune étudiant. Thalie lui fait observer très judicieusement que s’il se livre à sa passion, il n’obtiendra point la clé du temple de Mémoire, parce que l’on n’a jamais vu Cupidon et Minerve avoir leurs deux têtes dans le même bonnet. Le cloarec est presque persuadé, il veut abandonner ses préoccupations amoureuses, et substituer les enseignemens sévères de ses livres aux causeries fascinantes de la pennerès de Leo-Drès. Mais Vénus emploie mille artifices pour lui rappeler le souvenir de sa bien-aimée.

« Un matin, en sortant, je vis une image peinte sur ma porte ; — et c’était l’image de ma plus aimée. Elle pleurait, et ces mots étaient écrits autour de son visage : — C’est vous, cloarec, qui faites couler mes pleurs !
.............................

Et le lendemain matin, l’image était à la même place, et sur son cœur étaient écrits ces mots déchirans : — Cloarec, mon amour croît avec votre cruauté !

Et quand je revins, au milieu du jour, l’image était changée ; c’était toujours ma belle aimée ; mais elle était couverte d’un linceul, et elle avait à la main un poignard pour mourir. »

Enfin le jeune homme cède. Il laisse là ses livres et retourne vers celle qu’il n’a pu oublier ; mais son long oubli a froissé le cœur de la jeune fille ; elle le reçoit froidement et répond à ses prières avec une âcre ironie. La douleur du cloarec est d’abord vive et poignante ; mais bientôt elle prend un caractère de résignation à la fois fière et tendre ; le jeune homme se découvre devant l’enfant boudeuse, et il incline tristement son visage à demi caché sous ses cheveux flottans.

« Adieu, jeune femme, dit-il, puisque je n’ai plus de droits sur votre ame. Maintenant encore je vous dis merci, quoique je ne doive plus trouver nulle part l’accomplissement de mes vœux. Merci, car c’est vous qui avez été ma première bien-aimée. Je puis choisir encore une femme sur la terre, mais elle n’aura plus la même place dans mon cœur.

« Merci encore, merci surtout de ne m’avoir pas trompé ; car si vous m’aviez fait espérer plus long-temps votre amour, mon cœur se serait brisé lorsqu’il eût fallu se séparer de vous.

« Merci ; — maintenant du moins je n’éprouve que de la douleur.

« Je vous dis adieu, ô vous, ma plus aimée ; adieu, et que tout soit selon vos souhaits ! Pour moi, je ne verrai plus les miens accomplis. »

La jeune fille, touchée, n’en peut écouter davantage ; elle court au cloarec, le prend dans ses bras et lui crie :

« Revenez, mon serviteur, revenez à moi ; essuyez ces larmes. Vous demandez mon cœur trop tendrement. Ah ! quand je vois vos pleurs, je n’ai plus de refus.

— Oh ! bénis soient, jeune fille, l’heure et le moment où vous êtes née ; bénie soyez-vous, créature charmante. Vous savez frapper jusqu’à blesser ; mais vous savez aussi les remèdes qui guérissent les blessures. »

Alors le mariage est convenu. Le cloarec renoncera à ses études et à ses projets ; il laissera repousser ses cheveux demi-tonsurés ; il reprendra le petit chapeau à chenilles bariollées ; il placera un berceau sous son vieux crucifix de plâtre ; il devait être un prêtre, et il redeviendra un homme : — un homme heureux s’il en est dans le pays.

Et tout entier à ce nouveau rêve, il va, il court le long des vallées, tout saisi et tout triste de sa joie ; il va écoutant le bruit des moulins, les chants des laveuses, les cris des enfans dans les vergers fleuris, et il se dit : — Voilà mon univers maintenant ; je suis de la terre aussi, maintenant ; j’aurai parmi ces femmes une femme qui chantera, parmi ces enfans des enfans qui joueront et crieront joyeusement. Je suis redevenu un homme. — Puis à peine s’est-il réjoui dans son cœur, à cette pensée, qu’un sourd reproche murmure en lui, et il entend comme des voix d’anges qui lui rappellent ses projets d’autrefois. Elles lui vantent la paix d’une vie passée loin des durs travaux, la douceur de la prière entremêlée aux actions pieuses : elles lui parlent du presbytère caché sous l’ombre de vieux noyers, avec une vigne autour des fenêtres, une cour, un puits, et un jardin où il y aura des roses ! Mais le jeune homme résiste, et repousse les mystérieuses tentations. Alors une autre voix gronde et s’élève ! Dieu parle lui-même ; et pour que le cloarec ne s’y trompe pas, Dieu lui parle la langue sacrée, Dieu lui parle latin, comme son bréviaire et son professeur de rhétorique !

« Et je venais sur la route, ne songeant à aucun mal, ne songeant qu’à ma plus aimée, quand j’entendis quelqu’un d’invisible qui me criait d’un ton terrible :

Quid quietem queris,
Cùm ad laborem natus sis ?

« Et moi je restai un moment debout, éperdu et le sang glacé dans mes veines.

« Et la voix répéta encore :

Hunc mundum miserum relinque,
Hunc mundum miserum relinque.

« Dieu ! Dieu ! est-ce bien votre voix qui m’appelle, moi, plein d’iniquités ?

« Si c’est votre voix, je ferai votre volonté ; je laisserai tout de côté pour vous.

« Et la voix répéta encore :

Amice, sequere me,
Et habebis lumen vitæ.

« Oui, mon Dieu ! je vous suivrai jusqu’à l’heure de la mort. Je vous aimerai de toute la profondeur de mon cœur. Mais il faut auparavant, mon Dieu, que j’aille prendre congé de la plus belle jeune fille qui soit sous votre ciel ; il faut que j’aille briser son cœur.

« Et ma maîtresse jolie disait à ses compagnes en me voyant venir : — Savoir ce qu’il y a de nouveau ; je vois venir mon doux ami, et son cœur est chagrin ; savoir ce qu’il y a de nouveau ? »

Elle ne tarde pas à le savoir ; la séparation s’accomplit au milieu des larmes.

« Ma maîtresse jolie pleurait, et moi… je pleurais aussi, tout éperdu d’amour !

« Et voilà les plaisirs du monde, ils passent comme un fantôme, et encore, où ils ont passé, ils laissent leur fiel aux lèvres de ceux qui ont aimé !

« Adieu ! vie mauvaise et méchante, je ne puis plus te regretter, car tu as été trop lourde à mon cœur ! »

Ici finit la première partie du poème. Le chant qui suit prend le cloarec au milieu de ses études ecclésiastiques et déterminé à accomplir son sacrifice. Retiré de la vie, il s’est enfermé dans sa mansarde avec une de ces belles tristesses que jette dans l’ame l’accomplissement d’un devoir, et qui sont plus saines que les joies les plus intimes. Il sait qu’il y a par le monde une jeune fille que son nom fait tressaillir, une veuve de cœur qui garde son anneau d’alliance ; il aime et il croit ; il a une âme qui le comprend sur la terre et un Dieu qui l’attend dans le ciel. Que peut-il lui manquer ? — Vue du haut de son dévouement et de ses espérances, la vie lui paraît pleine de charme. S’il pleure, c’est que les larmes sont bonnes à verser ; c’est qu’il faut bien que l’on pleure, comme il faut que l’on parle, comme il faut que l’on chante pour pouvoir respirer plus à l’aise. Mais le cloarec est heureux ; le cloarec est plein de confiance, car il croit avoir payé volontairement son impôt à la souffrance. — Dieu lui fait bientôt connaître qu’il s’est trompé.

« J’étais dans mon jardin et je contemplais mes fleurs ; mon cœur était vide de tourmens, mes yeux étaient vides de larmes !…

« Et j’entendis un oiseau qui chantait sur ma tête : — Livre-toi à l’étude, cloarec, car ta bien-aimée est mariée !…

« Mais moi, furieux, je cherchais une arme pour tuer l’oiseau ; je cherchais une arme pour l’abattre du ciel.

« Périsse ainsi quiconque aurait le cœur de m’annoncer une telle désolation !

« Cloarec, cloarec ! écoute ceci dans les chants d’un oiseau, si tu n’aimes mieux l’entendre de la bouche d’un messager.

« Et j’ai été obligé de l’entendre de la bouche d’un messager ; je l’ai entendu, et j’ai respiré dans la douleur.

« Et voilà pourquoi maintenant je désire un trou de terre… »


Telle est la fin du rêve du cloarec. Bientôt le contre-coup de ce désenchantement se fait sentir. — Il avait établi dans son ame une sorte de solidarité entre cette femme et Dieu, et voilà que maintenant, trahi par la première, il se sent douter de l’autre. On a coupé une des ailes de sa foi, et sa foi retombe à terre, et les étoiles de son auréole de saint s’éteignent, une à une, sur son front. — Puis, sa maîtresse mariée, l’exaltation du sacrifice qu’il faisait à Dieu s’écroule de toute sa hauteur. Cette jeune fille et Jésus-Christ luttaient dans son ame, mais il n’y a plus de lutte, car la jeune fille s’est retirée ; partant plus d’intérêt, plus de douleur. La robe noire du prêtre n’est plus, pour lui, une tunique de martyr, ce n’est qu’une soutane vulgaire. Où le sacrifice cesse, le dégoût commence. Le cloarec, douteux et amer, ennuyé et triste, rabaisse les yeux autour de lui, avec la dédaigneuse résolution qui suit toujours ces désappointemens de l’ame : il secoue sur son passé la poussière de ses pieds et se mêle à la foule pour n’en plus sortir.

Un épilogue plein de portée termine le poème et donne, avec une admirable brièveté, la conclusion banale de ce drame sans dénouement, comme la plupart des existences. Il est consacré à raconter le mariage du cloarec avec une jeune pennerès, à laquelle les parens donnent, en la mariant, leur bénédiction et une partie de leur fortune. — Toute la moralité du livre est là. C’est une vie humaine dans toute sa triviale vérité, c’est l’histoire de notre voisin, de tout le monde ; un roman commencé sous les arbres, près d’une jeune fille au regarder languissant et au gracieux parler, et qui se termine avec une autre par-devant notaire !

§. vi.
La révolution en Basse-Bretagne. — Une messe sur la mer. — Procession des Rogations. — Poème breton sur la révolution française.

Outre les Aventures d’un jeune Bas-Breton, nous avons parlé, au commencement du chapitre qui précède, d’un poème sur la révolution française. Cet ouvrage, encore inédit, mais fort répandu dans le Finistère et dans les Côtes-du-Nord, fut fait par de pauvres prêtres réfugiés en Angleterre, lors des persécutions de la Terreur. La révolution y est jugée comme elle devait l’être par des catholiques et des exilés, avec plus de passion que de justice. Mais qui ne comprend qu’il en devait être ainsi ? Ce n’est pas à ceux dont les espérances et le bonheur furent ensevelis sous la lave qu’il faut demander l’éloge du volcan, mais à nous qui jouissons maintenant de ses bienfaits et qui vivons sur le terrain fécondé par la pluie de feu qui dévora nos pères. Puis, il faut bien le comprendre, la révolution ne fut pas en Bretagne ce qu’elle était ailleurs. Là, elle fut plus inattendue, plus hostile aux masses. Aussi les choses ne s’y bornèrent point, comme partout, à un émondage régulier de têtes ; il y eut chez nous un drame moins vulgaire et plus curieux à étudier. Ce fut la lutte entre la guillotine et les croyances ; lutte acharnée, dans laquelle la guillotine usa son couteau et fut vaincue. Et ce combat ne dégénéra pas, comme dans la Vendée, en guerre civile. À quelques exceptions près, la Basse-Bretagne resta immobile ; mais elle resta à genoux et les mains jointes, malgré tout ce que l’on tenta pour l’en empêcher. C’est en cela surtout que notre pays offrit alors un aspect particulier, bizarre et solennel. Si l’histoire s’occupait de l’étude morale et psychologique des races, comme le roman le fait pour les individus ; si elle était autre chose qu’un moulage de plâtre pris sur le cadavre d’un siècle et chargé de reproduire ses traits sans son ame, il y aurait pour elle un curieux tableau à tracer dans la résistance passive, intime et tenace de la Bretagne à cette époque. Rien ne peut altérer chez elle la fraîcheur de sa foi primitive. Elle ne céda ni à la colère ni à la peur. On put bien enfoncer le bonnet rouge sur sa tête, mais non sur ses idées. — Je ferai abattre vos clochers, disait Jean-Bon-Saint-André au maire d’un village, afin que vous n’ayez plus d’objets qui vous rappellent vos superstitions d’autrefois. — Vous serez toujours obligé de nous laisser les étoiles, lui répondit le paysan, et on les voit de plus loin que notre clocher. — Aussi, ce fut en vain que la loi prononça la peine de mort contre les prêtres non assermentés et contre ceux qui les recelaient ; ce fut en vain que les comités révolutionnaires dressèrent leur effroyable comptabilité patriotique, passant tous les suspects au compte du bourreau ; il se trouva toujours en Bretagne des prêtres pour consoler et assister les fidèles, des fidèles pour donner asile aux prêtres. On peut même dire qu’il y eut dans notre province peu de communes où le culte extérieur fût interrompu. La piété était plus ingénieuse que la persécution. En voulez-vous des exemples ? en voici :

À Crozon les églises sont fermées, les prêtres traqués ne peuvent trouver une grange pour offrir le saint sacrifice, les soldats remplissent les villages !… Quel moyen de remplir ses devoirs religieux ? Comment baptiser les nouveau-nés ? marier les fiancés ? — Écoutez :

« Minuit sonne : une lueur vacillante brille au loin sur l’Océan ; on entend le tintement d’une cloche demi perdue dans le grand murmure des flots. Aussitôt, de toutes les cricks, de tous les rochers, de toutes les anfractuosités du rivage, surgissent de longs points noirs qui glissent sur les vagues. Ce sont des barques de pêcheurs chargées d’hommes, d’enfans, de femmes, de vieillards, qui se dirigent vers la haute mer ; toutes cinglent vers le même point. Déjà le son de la cloche se fait entendre de plus près ; la lueur lointaine devient plus distincte ; enfin, l’objet vers lequel accourt cette population réunie, apparaît au milieu des vagues ! — C’est une nacelle sur laquelle un prêtre est debout, prêt à célébrer la messe. Sûr de n’avoir là que Dieu pour témoin, il a convoqué les paroisses à cette solennité, et tous les fidèles sont venus, tous sont à genoux entre la mer qui gronde sourdement et le ciel tout sombre de nuages !… »

Que l’on se figure, s’il se peut, un pareil spectacle ! — La nuit, les flots, deux mille têtes courbées autour d’un homme debout sur l’abîme ; les chants de l’office saint, et, entre chaque répons, les grandes menaces de la mer murmurant comme la voix de Dieu !

Et n’allez pas croire que, pour rester ainsi fidèle à ses vieilles croyances, le paysan breton n’eût aucun danger à courir. La tolérance des patriotes n’aida point à cette constance de foi. Nulle part, au contraire, la persécution ne fut plus continuelle, plus hargneuse. Il y eut des provinces en France où l’on coupa plus de têtes, mais aucune où l’on aiguillonna davantage les susceptibilités, où l’on agaça autant les passions, où l’on chatouilla, avec plus d’entêtement, la colère des masses. On eût voulu faire lever le lion debout pour le frapper plus sûrement à la poitrine ; mais ce fut en vain, le lion resta couché sur ses griffes puissantes. Cependant les attaques ne manquèrent pas, les basses cruautés ne furent pas épargnées. J’en citerai un exemple ; que l’on me pardonne encore cette anecdote, ce sera la dernière.

C’était vers le commencement de mai[14]. On apprit à Morlaix que plusieurs paroisses devaient se réunir, de nuit, pour faire, sous la conduite d’un prêtre réfractaire, la procession annuelle qui appelle la fécondité sur les campagnes. Aussitôt tout fut prêt. Deux compagnies de la garde nationale prirent les armes, et, au jour désigné, elles se rendirent, à la tombée de la nuit, vers un lieu que la procession devait nécessairement traverser. Les soldats citoyens, comme on les appelait aussi dans ce temps, se rangèrent des deux côtés d’un chemin creux, abrité par de hauts fossés, et attendirent.

Une heure environ s’écoula sans que rien parût.

Enfin, on entendit un bruissement éloigné, comme la marche d’une foule ; puis une voix s’éleva au-dessus des brises de la nuit, et un chant sacré se perdit au loin…

Deus, auribus nostris audivimus. Patres nostri annunciaverunt nobis. Gloria Patri. Exurge[15].

— Ce sont eux, dit le capitaine qui commandait le détachement, à genoux tous, et attention au commandement.

Il y eut encore un silence ; puis les chants s’élevèrent de nouveau.

La même voix reprit :

Pater de cœlis, Deus.

Miserere nobis,

répondit la foule.

Fili, redemptor mundi, Deus.

Miserere nobis !

Les chants approchaient toujours, ils se firent entendre à quelques pas ; la procession était engagée dans le sentier même que bordaient les gardes nationaux. Dans ce moment la voix du prêtre et les réponses de la foule éclatèrent comme un tonnerre.

A subitanea et improvisa morte[16].

Libera nos. Domine[17] !

Ab insidiis diaboli[18].

Libera nos. Domine !

La tête de la procession était passée, les croix et les bannières apparaissaient au-dessus des haies et effleuraient les baïonnettes des patriotes.

— En joue ! murmura le capitaine.

Les soldats obéirent.

Ab ira et odio et omni mata voluntate, libera nos. Domine[19] !

— Feu !

À ce mot, cent cinquante coups de fusil partirent en même temps.

Alors ce fut une chose horrible à voir que cette foule désarmée et surprise, recevant la mort sans pouvoir se défendre ni se venger. Les gardes nationaux, en étendant leur ligne, avaient fermé les deux bouts du chemin, et maintenaient ainsi la procession sous le feu des tirailleurs, qui, placés des deux côtés, tuaient à bout portant. Cela dura jusqu’à ce que les plus braves ou les plus désespérés de ceux que l’on parquait ainsi dans la mort eussent fait une trouée par laquelle ils s’échappèrent. Ils disparurent dans la nuit, avec des cris, des pleurs et des menaces, traînant avec eux leurs morts et leurs blessés. « Je vis une mère, m’a raconté le témoin de cette scène, passer près de moi, emportant sur chacun de ses bras le cadavre d’un enfant. Elle paraissait folle de douleur. Elle criait, elle bondissait échevelée à travers les sillons. Les deux têtes de ses enfans morts balottaient sur ses deux épaules, comme les deux extrémités d’un bissac rempli. À la clarté du jour qui commençait, on voyait une trace de sang couler après elle. C’était à glacer le cœur. Je la vis passer, en courant, devant les premiers rangs de nos tirailleurs ; un coup de fusil partit ; elle tomba et ne se releva plus. Je pensai qu’on l’avait tuée, et je m’en réjouis, car c’était pitié de la laisser vivre dans cette douleur. »

Ce fut après plusieurs évènemens semblables à celui de la procession des Rogations qu’un grand nombre de prêtres qui étaient restés dans nos campagnes les quittèrent pour éviter de plus grands malheurs, et écarter de leurs ouailles les dangers auxquels ils les exposaient par leur présence. Les mieux cachés ou les plus tenaces restèrent ; les autres passèrent en Angleterre.

Et ce ne fut pas un sacrifice vulgaire que cet exil ! Ce ne fut pas une promenade romanesque comme l’émigration qui avait eu lieu peu auparavant, alors qu’une noblesse dénationalisée avait quitté la France, en riant, peu soucieuse de devenir anglaise ou autrichienne, pourvu qu’on lui laissât la poudre et les habits à paillettes. La patrie tenait ferme au cœur de ces pauvres prêtres ; ils la quittèrent avec larmes et désespoir. C’est qu’aussi cette patrie était la Bretagne, et tout le monde ne sait pas jusqu’à quel point cette sauvage contrée est chère à ceux qui y ont vu le jour. Dans les grandes villes, on ne connaît pas l’amour du pays. Les hommes y croissent au milieu du bruit et du changement. À trente ans, ils ne se rappellent plus dans quelle maison ils sont nés, et ils ont déjà vendu le lit où leur père est mort. Cette existence patriarcale, cet esprit de famille qui attache au foyer, aux vieux portraits, aux vieux meubles des ancêtres, leur sont inconnus. Ils voyagent dans la vie comme les Arabes dans le désert, allant toujours vers les meilleurs pâturages, et sans bâtir de nid pour leurs affections. En délogeant, ils laissent leurs souvenirs avec les tapisseries dans la maison qu’ils abandonnent. Aussi ne peuvent-ils comprendre nos attachemens au sol, à l’air, au clocher du village, ni ces acclimatemens de l’ame dans un certain lieu, qui font que partout ailleurs elle devient triste et languissante. Le mal du pays est un de ces mystères que l’on ne peut concevoir si l’on n’est point né au fond d’une province, dans quelque coin de terre où les rameaux de l’antique foi et de l’esprit de famille ombragent encore le berceau. Dans les villes capitales on a entendu ce mot, on le répète ; mais ce n’est qu’un bruit sonore, quelque chose comme les mariages d’amour, comme les plaisirs purs d’une existence champêtre ; — un lieu commun sentimental que tout le monde sait par cœur, mais que personne ne connaît.

Il n’en était point ainsi pour ces hommes que la persécution forçait à quitter leur paroisse ; l’affection pour le pays était, chez eux, le résultat du caractère, des croyances et des habitudes. Abandonner la Bretagne, c’était renoncer à tout ce qui leur avait été doux sur la terre ; c’était, réellement, passer d’une vie à l’autre. Ils étaient d’ailleurs accoutumés au calme de la retraite et ils s’effrayaient d’être ainsi lancés dans les flots du monde ; ils avaient joui jusqu’alors de ces fortunes paisibles et abritées, de ces existences en espalier qui s’épanouissent à l’aise sous le soleil du pays, et voilà que maintenant, sans appui, il leur fallait résister à tous les orages et jeter leurs destinées en plein vent dans la vie ! Sans doute que la résignation et la force apostolique soutinrent leur courage, mais leur cœur saigna, leur esprit s’assombrit profondément. — Puis, il faut le dire, le lieu de l’exil ajoutait à sa douleur ; pour être des prêtres, ces hommes n’avaient pas cessé d’être Bretons. Ils n’avaient point perdu leurs préventions natales contre l’Angleterre, ils n’avaient point oublié que ce peuple, auquel ils venaient mendier l’hospitalité, était le même que, tout enfant, ils avaient appris à maudire ! — Car il faut avoir entendu prononcer ce mot d’Anglais sur nos grèves, pour comprendre quel bouillonnement de haine il éveille encore au cœur de nos Bretons. Un Anglais, pour eux, ce n’est pas un étranger, ce n’est pas même un ennemi ; c’est un Anglais ! — C’est cinq cents ans de pillage, de meurtres, de trahisons ; c’est le souvenir vivant des défaites navales de l’empire et des pontons de Portsmouth ; c’est la méchanceté et l’hérésie incarnée ; tout ce qu’il y a de plus mauvais et de plus détesté sur la terre, depuis que le démon n’y paraît plus. L’éducation, la charité évangélique, avaient bien pu adoucir, chez les prêtres bretons, cette détestation contre la nation maudite, mais non l’effacer entièrement. Ils souffrirent donc doublement sur la terre d’exil, car ils souffrirent dans leur affection et dans leur haine. Ce fut dans le but d’alléger le poids de ces maux de l’âme que les pauvres proscrits se recherchèrent entre eux et se réunirent pour se parler dans la langue de la patrie. L’ancien curé de Perros présidait à cette réunion, et ce fut avec lui, sous son inspiration, qu’ils composèrent le poème de la Révolution, dont nous allons parler. Ce poème est donc le cantique sacré de proscrits, c’est le super flumina Babylonis d’un nouveau peuple de Dieu, exilé sur un rivage étranger.

Voici le début.

« Quand donc, ô mon Dieu ! viendra le jour où je respirerai l’air de ma contrée, où je le reverrai, terre de France ?… Mon corps est loin de toi, mais, jour et nuit, ô France ! mon âme est sous ton ciel, avec le souvenir de tout ce que tu m’as fait souffrir !

« Trois ans déjà, trois ans entiers depuis que je suis venu sur cette terre des Anglais !… — Et le cœur qui désire beaucoup se lasse si vite d’attendre ! — Mais, hélas ! peut-être ai-je encore bien à souffrir, peut-être ne te reverrai-je jamais, ô mon pays !

« Assis sur un rocher, près des grèves de la mer, les larmes coulent sans cesse le long de mes joues, en voyant le péché et l’infamie souffler sur ma patrie, sans changement, ni trève.

« Et pour soulager mon cœur, je me suis dit : Chantons ! mais je n’ai pu que l’essayer ; chaque son défaillait en soupir ; car, sur un rivage étranger, ma langue s’attache à mon palais ; tous mes chants s’aigrissent et tournent en sombres cantiques. »

Le poète commence ensuite l’histoire de la révolution française et de ses suites déplorables. Il raconte la mort de Louis xvi ; puis il ajoute :

« Après un tel crime viendront les autres crimes. Maintenant à la mort la foule !… Maintenant malheur à tout riche ! Maintenant malheur à tout noble ! Maintenant malheur à tout chrétien !…

« L’instrument de la mort se promène dans nos paroisses, et fauche des têtes à son gré. Au nom de la liberté, la mort est partout. Aux frontières, il faut mourir par la guerre ; au foyer de ses pères, il faut mourir par l’échafaud !

« Alors vous auriez vu des prêtres vénérables, blanchis et ridés par les austérités, venir, les mains liées, rendre témoignage à la loi de l’Évangile. Ils demandaient l’honneur de mourir ! — Ils furent bientôt exaucés.

« Mille bourreaux sont employés à les conduire à la mort, non pas un à un, mais par troupes. Sept cents sont massacrés à Paris, dans un seul jour, parce qu’ils croyaient !

« Pour eux, ni procès, ni défense. Un bourreau les prend et les massacre à sa manière. Il les assomme, les étrangle, les disperse en lambeaux, leur arrache, à pleines mains, les entrailles ; — et quand on est las de tuer, on envoie le reste en exil !

« Honneur, honneur à toi, ma contrée, ma pauvre Bretagne ! mon cœur n’est plus si triste à ton souvenir. Chez toi, des mercenaires[20] pourvoient aux besoins de l’église de Jésus-Christ. — Mille crimes ont été commis, ô Bretagne ! en ta faveur, Dieu pardonnera à mille coupables !

« Ô nobles mercenaires ! j’envie votre sort ! Pourquoi n’ai-je point la gloire de mourir comme vous ? Combien de temps encore resterai-je au milieu de mes fatigues et de mes souffrances ? — Combien de temps serai-je en prison dans mon corps ?

« Mais si ma chair n’est pas ouverte par des plaies saintes d’où puisse s’échapper mon sang, que mon sang se change en larmes, et que ma vie s’écoule par mes pleurs. — Et puisse ma mort, ô mon Dieu, compter pour vous, nobles mercenaires ! puisse mon dernier soupir apaiser la colère du Seigneur ! »

Le début du second chant a quelque chose de solennel, qui rappelle les prophètes.

« Pourquoi ne puis-je être entendu de l’autre côté de la mer, lorsque je crie de loin la vérité ? Pourquoi ne puis-je être entendu lorsque je dis : — Bretons, délassez-vous du crime et écoutez la parole qui vous instruira. Vous vous plaigniez des tailles, vous les maudissiez, et vous aviez raison, sans doute, mais en quoi a-t-on amélioré votre sort ? Quelles charges avez-vous vu diminuer ? — On n’a diminué que le nombre de vos enfans !

« Les églises sont pillées, les images saintes détruites, les os des morts sont dispersés sur les chemins ; une seule cloche a été conservée dans chaque clocher, pour sonner le beffroi d’alarmes ! — Ils ont raison, qu’ils sonnent ; qu’ils sonnent le tocsin du feu pour tout le genre humain !

« Pour argent, vous avez du papier ; vos terres sont en friche ; les denrées sont rares ; la guerre tue vos frères ; la Convention vous pille et ne vous laisse rien ; — je me trompe, elle vous laisse deux yeux pour pleurer !

« On mesure votre grain : on vous pèse votre faim ; la réquisition enlève vos chevaux, vos équipages, et, si vous vous plaignez, — regardez bien qui vous écoute !

« Le chêne de la liberté, ce symbole de la révolution, qui devait être greffé sur le grand arbre du paradis terrestre, que vous a-t-il produit jusqu’à présent ? — Esclavage et misère ! — Vous voilà libres, il est vrai, égaux surtout ; — égaux en souffrances, égaux en déceptions.

« Vous dissimulez en vain, hommes de la révolution, vous vous parez de votre orgueil ; mais votre esprit a bien de la peine à payer votre cœur : votre civisme est de la contrainte ; un seul est heureux, mille souffrent et pleurent. »

Nous nous arrêtons dans ces citations, parce que le poème entier viendrait se jeter sous notre plume. Il continue ainsi, plein d’élan, d’ironie, de sombre tristesse. À la description poétique de l’orage révolutionnaire, succèdent d’admirables regrets sur la ruine de la religion ; puis, tout à coup, comme saisie d’une colère sainte, à la vue de ces abominations qui souillent la patrie, la muse jette un cri de guerre, et elle appelle ceux qui sont encore à genoux à se lever et à s’armer du glaive.

« Laïques et prêtres, il faut prendre votre parti. Voyez à mourir et à combattre. Votre roi sur la terre, votre Dieu au ciel… tous deux ont été outragés ; — qui les vengera ?

« Oh ! si ce fut jamais un devoir pour le peuple de se lever, l’heure est venue ; qu’il montre sa terrible figure ! Bretons, tout chrétien est soldat pour la foi, tout soldat doit sa vie à son roi !

« Roi de France, séchez vos larmes ; plus de regrets, maître, nous mourrons, ou nous jetterons à bas les tyrans. Nos fronts vous serviront de marche-pied pour remonter au trône, et vous y ramènerez la justice et la religion !

— « Et vous, Bretons, à la Vendée !… C’est là que la foi est encore debout, couronnée de lauriers sanglans. Le vainqueur est là qui vous appelle, une main sur le sceptre, une autre sur l’Évangile. »

Le poème est terminé par un retour vers les souvenirs du pays et vers de douces espérances.

« Ô terre des Bas-Bretons, ô ma contrée chérie, ma contrée tant pleurée, sol précieux, si douloureusement abandonné ! je me sens tout frémissant d’avance à la pensée de te revoir. Et pourtant, ô ma Bretagne ! je mourrais content sans avoir vu ton ciel, si le passé renaissait en France.

« Bénie soit l’heure où une pareille nouvelle me sera apportée ! Alors, ô mon Dieu ! dispose de ma vie !… que je prenne mon vol vers ton paradis ! De ma douce Bretagne ou de la dure terre des Anglais, la course ne sera ni plus courte, ni plus longue, ô mon Dieu ! »

Telle est cette œuvre dont nous n’avons pu donner que d’informes lambeaux, mais dont nous avons tâché de faire comprendre l’esprit, en disant ce qu’étaient les hommes qui la firent. Pour en sentir tout le charme, il faut se mettre, comme nous nous sommes efforcés de le faire, au point de vue de l’époque et des auteurs. Il faut retourner pour un moment sa cocarde, écarter les préoccupations libérales, s’identifier à ces chaudes indignations de croyant et juger en poète, non en homme politique. Nous autres apôtres du progrès, que passionne si vivement la religion de l’avenir, nous devons comprendre mieux que personne la religion du passé ; nous devons sentir que chez ces hommes, comme chez nous, il y eut croyance, amour et dévouement. Ils avaient foi en leurs pères comme nous avons foi en nos enfans. La différence entre leurs attachemens et les nôtres fut dans les objets, et non dans le sentiment ; ils combattaient pour défendre une tombe, et nous combattons pour protéger un berceau.


Émile Souvestre.
  1. Voyez la lettre publiée par M. Aimé Martin dans le Journal des Débats.
  2. Cette pétition fut présentée à la chambre des députés avant la révolution de juillet.
  3. Le Brigand, philologue d’une érudition prodigieuse, et né dans les Côtes-du-Nord. Il a soutenu qu’Adam et Ève parlaient breton dans le paradis terrestre.
  4. Latour-d’Auvergne, premier grenadier de France, était de Carhaix. Il a fait un ouvrage sur les antiquités celtiques.
  5. Les Bretons. — Les légendaires font de Brutus le père du peuple breton.
  6. Piqueur de pierre.
  7. Nous devons dire, pour ne rien omettre, que le préfet du département ne voulut pas faire répandre, par le moyen des maires, la chanson sur le choléra, vu qu’elle n’était pas signée par un médecin. L’hygiène publique fut confiée aux mendians, qui colportèrent la complainte de village en village, et le préfet continua à écrire des circulaires.
  8. Plusieurs compagnies de marins se trouvèrent à la journée d’Auray et combattirent près des fédérés avec le plus grand courage.
  9. Cantic an ifern.
  10. Voyez Nouelio neve ha cantico, e ty prudhomme, Sant-Briec. Un vol.  in-12.
  11. Terre du marquis de Mesle.
  12. Voyez la livraison du 15 juin.
  13. Aventuriou un den yaouanq a vreiz izel. — Un vol.  in-18. E Montroulez e ty Leidan.
  14. Le récit de cette terrible expédition est historique, et de la plus rigoureuse vérité, comme tout ce que nous citons dans cet article. Nous tenons les détails d’un témoin oculaire.
  15. Dieu ! nos oreilles ont entendu. Nos pères nous ont tout annoncé. Gloire au Père éternel. Lève-toi, Seigneur.
  16. De toute mort imprévue et subite.
  17. Délivre-nous, Seigneur !
  18. Des embûches du démon.
  19. De la colère, de la haine et du mauvais vouloir. — Délivre-nous, Seigneur !
  20. Mercenerien. — Hommes qui vivent du travail de chaque jour.