Des idées et de l’école de Fourier depuis 1830

DES IDEES


ET


DE L'ECOLE DE FOURIER


DEPUIS 1830.




I. Œuvres de Fourier, nouvelle édition.

II. Destinée sociale, par M. Victor Considérant.
III. Observations critiques sur la doctrine de Fourier, par M. Daurio.

IV. Publications fouriéristes.




Depuis quinze ans déjà, les disciples de Charles Fourier aspirent à la domination universelle ; ils ont multiplié les cours, les brochures, les journaux à les entendre, ils sont à la veille de déployer sur tous les points du globe une activité triomphante. Au fond, le fouriérisme se dissout ; pour s’étendre, il renonce à son drapeau, et malgré ses bravades retentissantes, au lieu de conquérir la société, la petite congrégation des phalanstériens est bien près d’être conquise. Le moment est venu d’analyser ce mouvement qui réalise un à un avec une docilité merveilleuse tous les phénomènes de l’erreur. Ce spectacle est triste, mais nous ne craindrons pas de le contempler. La lutte des idées excentriques contre la société n’a jamais peut-être été plus vive qu’à notre époque, et l’histoire des utopies a plus que jamais son à-propos.

Dans les crises révolutionnaires, il surgit toujours des inventeurs et des enthousiastes. Tous exercent une critique impitoyable, tous aspirent à la conquête du monde : animés par le souffle des révolutions, tous se présentent avec la persévérance, la hardiesse, l’héroïsme du génie ; mais là s’arrêtent les ressemblances. L’inventeur crée, sa critique suppose un dogme, son idée doit maîtriser les évènemens, l’avenir est à lui, Dieu pense dans sa pensée comme s’il l’avait choisi pour corriger la création. L’enthousiaste est le jouet de la tourmente révolutionnaire, la victime de sa propre critique ; il prend le passé pour l’avenir, et il reste seul avec ses idées dans les espaces imaginaires de l’erreur, sans jamais toucher à la réalité. L’inventeur a une postérité ; l’enthousiaste n’a que des ancêtres. Ainsi, dans la crise sociale du moyen-âge, Abélard devance saint Thomas ; le Sic et Non est la préface de la grande concordance de la Somme, et le doute d’Abélard se propage et grandit à travers les siècles. Les millénaires, pour renverser l’église, annoncent une nouvelle incarnation, de sorte qu’ils reviennent au point de départ du christianisme : l’église triomphe. Quand la crise se renouvelle plus tard, Campanella annonce Bacon ; Bacon trace le programme du XVIIIe siècle. Dès-lors on voit qu’un monde nouveau doit surgir ; le moyen-âge est condamné à mourir. Guillaume Postel, les frères de la Rose-Croix, Robert Fludd, ces nouveaux millénaires de la renaissance, évoquent les sciences occultes. Ce n’est pas à l’expérience, c’est à la magie, à l’astrologie, à l’alchimie, à l’apocalypse, qu’ils demandent la manifestation des temps modernes. Les nouveaux millénaires disparaissent à leur tour sans jouer aucun rôle dans l’histoire. Rien n’est plus logique : dès que l’intelligence travaille sans l’appui d’une découverte, il faut qu’elle se répète, et quand ses erreurs se trouvent en présence des faits, elles doivent s’évanouir.

L’enthousiaste le plus ardent et le plus excentrique de nos jours, Fourier, est aussi l’homme qui, tout en croyant marcher vers un avenir indéfini, a reculé le plus loin dans le passé. Il annonçait un nouveau monde industriel ; on l’a cru sur parole, on l’a proclamé, comme Saint-Simon, le génie qui venait achever d’un seul coup l’œuvre de la révolution française. Il a séduit, il devait séduire, car le grand œuvre de la philosophie n’est point terminé. La révolution a posé des prémisses, les préfaces de nos codes ont proclamé des principes, qui ouvrent d’infinis horizons à la libre activité de l’esprit humain. La critique est donc inévitable, la discussion légale, le mouvement nécessaire ; ni la science des intérêts ni celle du droit n’ont prononcé leur dernier mot. On veut malheureusement devancer, brusquer l’œuvre de la raison. De là cette exaspération de la minorité qui prend le nom de parti social, ce désespoir, cette impatience, qui se formulent dans les erreurs du communisme. Au milieu de ce mouvement, que sont devenus les deux chefs des socialistes ? L’effervescence révolutionnaire leur avait donné des adeptes ; ils avaient fondé deux sectes, et aujourd’hui le saint-simonisme a disparu, le fouriérisme seul survit, mais à la condition de résoudre de nouveau un à un tous les problèmes que Fourier avait résolus d’un seul trait. C’est dire que, si le saint-simonisme s’est dissout, le fouriérisme doit se convertir en masse ; dès à présent même, il ne vit plus que comme une fraction excentrique du parti radical, dont il usurpe les tendances et revendique les succès. Un rêve maladif et un réveil imparfait, les angoisses d’une demi-conversion après les ardeurs de l’orthodoxie, voilà les deux phases et l’histoire tout entière du fouriérisme.

La vie et les travaux de Fourier ont déjà trouvé leur historien ; nous ne voulons pas revenir sur une tâche accomplie dans cette Revue même[1]. Si nous suivons d’abord Fourier dans sa marche solitaire vers le passé, ce n’est qu’afin de mieux apprécier l’état actuel de la secte. Il est curieux de comparer la doctrine des maîtres aux théories des disciples, et de constater l’hérésie chez ceux même qui croient jeter les fondemens d’une nouvelle église.


I. – LE PHALANSTERE

Charles Fourier ne se propose pas une simple réforme industrielle. Qu’on se figure un homme qui possède six cent mille palais prêts à le recevoir dans toutes les parties du globe, qui éprouve seize fois par jour le ravissement d’un bonheur inattendu ; un homme dont le moindre acte est un plaisir, le moindre plaisir une action utile, et dont les jouissances les plus égoïstes se transforment comme par enchantement en actions héroïques glorifiées par l’humanité tout entière : tel est le sort que Fourier promet à tous les hommes. Ce premier degré de félicité une fois atteint, lorsque tous les hommes seront mille fois plus heureux que ne l’ont été les plus grands rois de la terre ; lorsqu’ils seront délivrés de tout ennui, de toute contrainte, la science même de ce bonheur terrestre découvrira tous les secrets de la vie et de la mort : elle pourra agir sur les forces les plus intimes de la création, et l’humanité s’élèvera dans une hiérarchie céleste par un miracle cosmogonique qui lui fera traverser des myriades de mondes au milieu de merveilles toujours nouvelles et toujours croissantes. On le voit, ici il ne s’agit pas du bien-être, mais du bonheur ; on ne promet pas une révolution, mais une transfiguration. Si Jésus-Christ annonçait la grace, Fourier nous assure à tous le paradis.

Fourier, on le devine, professe un souverain mépris pour la civilisation : il l’interroge au point de vue du bonheur, et la critique est facile. Suivant lui, la civilisation ne profite qu’aux riches, elle ne donne la richesse qu’à un vingtième du genre humain, et ce vingtième est soumis à toutes les chances, à tous les ennuis, à toutes les passions de la fortune. La civilisation se fonde sur la famille et la propriété. La famille renferme l’homme dans une vie bornée, monotone, souvent odieuse ; elle sacrifie les enfans, la femme : divisée dans le ménage, elle ne s’unit que pour lutter contre l’ordre public. La propriété est exposée à l’émeute, aux confiscations, aux procès, au vol, aux dilapidations : elle ne sert dans la civilisation qu’à développer cette féodalité que la famille contient en germe. Aussi la famille jointe à la propriété organise les castes, la guerre du manant et du seigneur. La tyrannie pousse à la révolte, le peuple s’insurge ; mais il n’échappe à la féodalité politique que pour tomber sous le joug de la féodalité industrielle. Il est libre, il est souverain, à la condition de vivre dans les bagnes mitigés de la grande industrie. L’ordre n’est maintenu que par l’action de la loi, par la prison, l’échafaud, les baïonnettes : ce sont des esclaves armés qui contiennent des esclaves désarmés, tandis qu’à l’extérieur le sort des nations est livré à tous les accidens de la guerre. Bref, la civilisation se réduit à la guerre de tous contre tous, à une guerre savante, déguisée, souvent hypocrite, toujours terrible. Ainsi, d’après Fourier, la libre concurrence est l’anarchie de la propriété industrielle, parfaitement libre de se ruiner, et d’opprimer le travail et le talent. Le commerce se trouve monopolisé par les marchands, naturellement hostiles aux intérêts des producteurs et des consommateurs. La distribution des richesses tourne encore à l’avantage du monopole, c’est un axiome que la pierre va au tas, que les premiers dix mille francs sont les plus difficiles à gagner, et cet axiome à lui seul est l’expression de la plus cruelle injustice. Donc, la production se fait au profit du producteur, la circulation au profit des marchands, la distribution de la richesse au profit des riches ; partout les fonctions de l’économie politique sont viciées, faussées en faveur des fonctionnaires au détriment du public, en faveur du riche aux dépens de la masse.

D’après Fourier, la marche de la civilisation est subversive. Les nouvelles créations de la mécanique affament l’ouvrier, la division du travail le réduit à l’état de machine ; le développement de l’industrie fortifie la féodalité industrielle, de sorte que la misère s’étend en même temps que la richesse augmente. C’est l’art de la guerre qui exploite depuis trois siècles les meilleures inventions. Si l’industrie a rapproché tous les pays, associé tous les peuples, ce n’est que pour leur faire partager tous les inconvéniens de la civilisation. Où se trouve aujourd’hui l’association universelle ? Suivant Fourier, elle se trouve dans le monopole commercial de l’Angleterre : favorisé par le perfectionnement de l’art nautique, ce monopole ferme toutes les communications, il soumet l’honneur des nations aux calculs de l’intérêt mercantile, il salarie la guerre sur le continent. Les peuples civilisés ne s’accordent que pour déboiser les montagnes, ruiner les climats, propager les pestes, développer les causes de la guerre universelle. Plus la civilisation avance, plus elle nous éloigne du bonheur : elle est si repoussante, dit Fourier, que, malgré ses avantages, elle répugne aux barbares et aux sauvages. Elle ne fait que réprimer, comprimer, supprimer nos instincts, elle se réduit à une triple lutte contre la nature, contre l’homme et contre Dieu : contre la nature, car les travaux qu’elle impose répugnent à nos passions ; contre l’homme, car elle met en guerre la famille et l’état, les riches et les pauvres, les gouvernemens et les peuples ; contre Dieu, car elle proclame des lois morales et nous prêche le devoir. Or, c’est là pour Fourier un bouleversement monstrueux. Tous les animaux, dit-il, suivent l’instinct, tous les êtres vivans obéissent à l’impulsion divine du plaisir, l’homme seul renonce volontairement au bonheur, lutte contre ses propres passions et se révolte ainsi contre Dieu.

Fourier le déclare, il faut sortir de la civilisation : le bonheur ne se trouve que dans le règne animal. Là, point de gêne, point de contrainte, point de morale ni de politique ; le travail est un instinct, l’industrie un plaisir. Partout où l’homme est soumis à l’empire de la nature, il est en même temps heureux et puissant. L’œuvre de la reproduction s’accomplit dans les ravissemens de l’amour ; ce sont des joies maternelles que les soins fastidieux et dégoûtans réclamés par l’éducation de l’enfance. Les plus pénibles travaux de la chasse, de la guerre, de la science, de l’art, ont leurs plaisirs ; les plus hideuses occupations peuvent présenter un attrait. Fourier excelle dans l’observation de l’animalité, soit de la brute, soit de l’homme ; il est doué du génie des choses vulgaires, il recherche et saisit tous les cas où les passions de l’homme s’identifient avec l’industrie ; il parle de rois adonnés à la serrurerie, à la menuiserie, à la vente du poisson, à la fabrication de la cire à cacheter. Ce sont là des exceptions dans la société, et cependant l’identification du plaisir et du travail est la loi universelle dans la nature. Rendre l’homme à la nature, de sorte que l’essor continu des passions enfante tous les bienfaits de l’industrie, tel est le problème de Charles Fourier. S’il n’y a pas de corrélation, dit-il, entre nos instincts et notre industrie, on doit désespérer de l’humanité comme on désespère de la civilisation ; si cette corrélation, si cette harmonie existent, on ne doit les chercher ni dans la politique, ni dans la morale, ni dans la religion ; on doit les chercher dans une nouvelle invention, dans un instrument nouveau, et cet instrument, Fourier le propose c’est le phalanstère. On sait que le phalanstère est à la fois un palais et une commune, où se réunissent seize cent vingt personnes, ou quatre cents familles. Elles y trouvent des ateliers, des terres, des machines, tous les instrumens du travail, elles s’associent en commandite, elles restent complètement libres de faire tout ce qui leur passe par l’esprit, et il se trouve que, par la force de nos instincts, le travail se change en plaisir, la passion en industrie, l’intérêt devient la justice la plus rigoureuse, et les richesses se multiplient dans une proportion effrayante. Qu’un seul de ces palais soit établi, et les bénéfices seront si exorbitans, les jouissances si vives, le bonheur si extraordinaire, que toutes les communes de la terre se transformeront sur-le-champ en phalanstères. « Pendant cette phase, dit Fourier, chaque année vaudra des siècles d’existence et offrira une foule d’évènemens si surprenans, qu’il ne convient pas de les faire entrevoir sans préparation. Les esprits des civilisés se soulèveraient si on leur exposait sans précautions la perspective des délices dont ils vont jouir sous très peu de temps, car il faudra à peine deux ans pour organiser chaque canton sociétaire, et à peine six ans pour achever l’organisation du globe entier, en supposant les plus longs délais possibles. »

Le plan de Fourier est très simple : il se réduit, on le sait, à changer le mobilier du globe, à substituer des palais-communes à toutes les villes et bourgades du monde. Où donc trouver la garantie de toutes les merveilles promises par le phalanstère ? Quel est le principe de la nouvelle invention ? C’est ici le moment décisif de la doctrine de Fourier ; le reste n’est qu’une affaire de logique : si la preuve ici résiste à la critique, Fourier est le plus grandi de tous les hommes ; mais point de milieu entre une révélation et un délire. Écartons d’abord les équivoques : le bonheur annoncé par Fourier ne tient pas à l’architecture du phalanstère ; cette architecture sera commode, utile, prodigieuse, si l’on veut, mais les murailles du phalanstère ne renferment aucun sortilège pour transformer la société. Le principe d’association n’explique pas non plus le phalanstère : l’association ne supprime ni les ennuis du travail ni les contraintes morales. La nature, dit Fourier, repousse ce simplisme de l’association ; les familles nombreuses s’irritent, se subdivisent chaque jour malgré les avantages incontestables de la vie commune. La critique de la société ne conduit pas non plus au phalanstère. Que la critique de Fourier soit vraie ou fausse, superficielle ou profonde, il n’y a aucun lien entre l’énumération de nos douleurs et la toute-puissance attribuée à la nouvelle commune de seize cent vingt habitans.

Si le phalanstère ne se justifie ni par sa construction, ni par l’association, ni par la critique de la société, quel en sera donc le principe ? Apparemment ce principe est dans la nature : en effet, autant Fourier a outré la critique de la société, autant il exagère l’apologie de la nature ; dans la civilisation, il ne voit que le mal, comme si elle était l’œuvre du bourreau ; dans la nature, il ne voit que le bien, comme si elle était le paradis, il insiste sur une vérité vulgaire, il montre que l’instinct est infaillible, qu’il est sanctifié sans cesse par le plaisir ; il montre que l’industrie animale est attrayante, et il en conclut que les instincts, les attractions, sont proportionnelles aux destinées, et que le bonheur est la vocation de tous les êtres. Le fait isolé était vrai, la généralisation est démentie par tous les faits. La nature est ensanglantée sur tous les points ; il est des races qui disparaissent, la vie se nourrit de la mort ; tout être vivant sort armé des mains de la nature pour exercer la destruction ; c’est le sacrificateur prédestiné d’une myriade d’êtres vivans, il ne connaît pas lui-même ses propres victimes. Par une contradiction fatale, en même temps que l’instinct est proportionnel à la destinée, tous les instincts sont en désaccord avec toutes les destinées. La guerre est donc naturelle ; l’opposition, l’antithèse entre la nature et la civilisation est donc factice, d’autant plus que Fourier fait abstraction du principe de l’art, la pensée. Le principe fouriériste, absent de la nature, est-il dans la Providence ? L’idée d’une bonté infinie ne change pas les faits qui sont devant nous ; le sang coule, et puisque le phalanstère se place au milieu de la lutte des élémens dans une nature sacrifiée, il ne se justifie ni par le spectacle visible de la nature, ni la providence invisible de Dieu.

Fourier s’efforce d’absoudre la nature de l’homme par l’analyse des passions, il les compte, il en trouve douze : les cinq sens d’abord, ensuite l’amour, l’amitié, le famillisme, l’ambition ; en troisième lieu, les passions de l’intrigue, de la variabilité, de l’union, en d’autres termes la cabaliste, la papillonne, la composite ; une treizième passion, l’unithéisme, les absorbe toutes. D’après Fourier, les passions ne conduisent pas nécessairement à la guerre ; elles peuvent trouver le plaisir dans le travail, le bonheur dans l’industrie : c’est la civilisation qui les pervertit. Il en résulte la possibilité abstraite et métaphysique d’un ordre de choses où les douze passions se combinent avec toutes les fonctions des arts et métiers ; mais, entre la possibilité métaphysique qui embrasse tout et l’acte positif et réel du phalanstère, il y a un abîme comment le franchir ? Il s’agit de prouver d’une manière directe et positive que, dans la nouvelle commune, les paysans, les hommes du peuple, pourront se livrer à l’attrait des travaux élégans, que les marquises se passionneront pour le blanchissage, que les comtesses feront la cuisine, que les rois exerceront réellement le métier de serrurier et de cordonnier. Il s’agit d’utiliser tous les goûts, les plus immondes comme les plus purs, d’absorber l’humanité dans l’industrie attrayante en lui faisant oublier toutes les idées actuelles de décence, de distinction ; il s’agit de trouver une myriade de coïncidences miraculeuses entre les instincts et l’industrie, de manière à satisfaire toutes les vanités, toutes les ambitions, et si un seul homme se trouve en dehors des lois de l’attrait, si un seul meurtre est commis, il y a des geôliers, des supplices, il y a la guerre : le phalanstère est manqué.

Quelle est donc, nous le répétons, la preuve directe et définitive du phalanstère ? Cette preuve, nous l’avons cherchée en vain dans le principe de l’association, dans la critique de la société, dans l’apologie de la nature, dans l’apologie des passions, dans la Providence divine. Le phalanstère ne se fonde que sur la théorie des nombres. Le nombre est neutre, impersonnel ; il pénètre à travers les trois règnes de la nature, et il reste toujours le même ; il mesure tout ce qui tombe dans l’espace et dans le temps, il saisit, il rapproche tout : la figure des minéraux, les formes des végétaux, celles de la vie, les phases de l’année, la marche des astres. L’ordre et la symétrie se laissent entrevoir partout ; partout il y a les traces de je ne sais quel rhythme mystérieux qui se répète de loin en loin dans la création. Or, le nombre fixe les rhythmes, les assonances, il note les multiples et les diviseurs qui se répètent dans la nature. On dirait qu’il touche à l’essence intime des choses. Il y a sept couleurs, sept tons ; la triade et la tétrade s’additionnent, se divisent, se multiplient de mille manières avec une constance infaillible dans les productions naturelles comme dans la marche des astres. Le nombre est donc un premier principe, se dit Fourier, comme Dieu et la matière : il gouverne les mondes, il organise la fleur, la charpente de l’animal, les formes de la vie, enfin cette force que l’on nomme la passion. Le nombre groupe tous les êtres d’après ses lois symboliques ; il développe par séries tous les groupes ; la série distribue les harmonies dans l’univers ; la création se résout dans une grande loi sériaire dont les enchaînemens indéfinis frappent sans cesse nos yeux. Or, la série, d’après Fourier, est parfaite dans la nature entière ; il n’en doute pas un instant : la série est vivante, les astres vivent comme les animaux ; Fourier en est encore parfaitement certain. Partout cette vie est mobile, partout le développement s’accomplit par l’attraction, partout le mouvement s’identifie avec le plaisir, partout le rhythme du nombre répand le bonheur sur les groupes et les séries, soit des fleurs, soit des mondes : ici encore Fourier est soutenu par une foi inébranlable. L’homme seul est malheureux ; donc la civilisation intervertit le nombre qui doit le gouverner. Qu’on l’arrache à la civilisation et qu’on le replace dans le nombre de l’harmonie universelle. Alors l’ordre qui domine le mouvement physique, le mouvement organique, le mouvement animal, éclatera dans l’humanité, c’est-à-dire dans le mouvement passionnel ; la nature organisera elle-même l’association, partout l’industrie de l’homme se trouvera identifiée avec le bonheur et infaillible comme l’instinct. Fourier oublie complètement que le rhythme du plaisir est aussi le rhythme de la douleur.

Le phalanstère suppose la théorie des nombres, rien n’est plus évident, et, par une bizarrerie qui n’est pas la moindre, Fourier n’expose nullement cette théorie dans ses livres. La science du phalanstère se dérobe ainsi à l’examen lorsqu’on se croit sur le point de la saisir ; nous n’avons plus qu’à la deviner. Tout l’effort de Fourier consiste à noter les nombres les plus solennels qui se répètent dans la création pour identifier le rhythme de la création et les harmonies de la musique. Cette opération achevée, on ne sait comment, il veut que la nouvelle commune soit organisée d’après un nombre donné par la musique et correspondant à l’ordre universel. Il reprend donc ici sa psychologie, ses douze passions ; il les traduit dans les sept notes et les cinq demi-tons de l’octave ; il traduit successivement les caractères en autant d’accords formés par la réunion de plusieurs notes ou passions. Dès-lors l’homme, les sentimens disparaissent, il ne reste plus que des notes ; Fourier compte les accords de la musique, il dresse l’échelle de toutes les harmonies, et comme le nombre 810 lui donne une série complète d’accords correspondans à une foule d’assonances cabalistiques, il en conclut qu’il doit y avoir toutes les harmonies instinctives dans les 810 personnes ou caractères, lesquels, doublés par les deux sexes, forment l’association phalanstérienne de 1620 personnes. C’est là le petit tourbillon harmonique dans lequel les hommes se groupent, se séparent, s’attirent ou s’éloignent les uns des autres, d’après les lois de la musique mondiale ; transformés en accords vivans, ils soulèvent 30,000 antipathies ou discords pleins, 1,200,000 demi-discords, et mille autres modulations, sans sortir jamais du nombre sacré, qui représente l’attrait universel.

Tout le système de Fourier présente la symétrie d’un rhythme symbolique : les 32 chœurs de la phalange répondent aux 32 dents de l’homme, les 810 caractères aux 810 muscles du corps humain ; les 400 travaux, les 400 familles de la phalange, les 4,000,000 de phalanstères sortent de la tétrade ; la septénaire des couleurs et des tons constitue le groupe, et la civilisation à son tour, cette antithèse de l’harmonie, développe les vices de la propriété, de la famille, du commerce, des infidélités conjugales, vices que l’on compte dans chaque catégorie d’après un nombre symbolique pris au rebours. La forme du système, le but extraordinaire de l’industrie attrayante, le principe du nombre placé à côté de Dieu et de la matière, tout prouve que le fouriérisme se fonde sur l’harmonie pythagoricienne et sur tous les principes des mystagogies antiques. Fourier substitue souvent une preuve à l’autre dans la polémique ; attaqué par l’expérience, il riposte par le principe d’association ; attaqué sur l’association, il critique la civilisation. Souvent les conséquences se présentent chez lui comme des principes, car il joue la Providence elle-même sur ce coup de dés du phalanstère : forcé par l’analyse à donner son dernier principe, le système se réduit à un labyrinthe inextricable d’analogies mystagogiques toujours entrevues, jamais expliquées. Ainsi, pour admettre l’instrument de Fourier, il faut d’abord rejeter la civilisation comme une tyrannie morale, politique et religieuse ; ensuite on doit croire aveuglément que la nature est partout et toujours heureuse. En troisième lieu, il faut avoir une foi inébranlable dans le principe du nombre, le vrai dieu de Fourier. Quand on a surmonté cette triple épreuve, quand on est persuadé que les planètes tournent avec une vive satisfaction autour du soleil, il reste une dernière épreuve, la plus dure : il faut croire aveuglément à la parole de Fourier, car il ne donne point le secret du phalanstère. Au reste, sa science, nous le répétons, était la science des anciens. L’antiquité se confiait naïvement dans les forces vivantes de ce monde ; elle croyait que le nombre pouvait déchirer le voile qui cache les dieux élémentaires, elle épiait, elle écoutait, elle attendait le moment où l’oreille de l’homme pourrait saisir les voix divines ou l’harmonie mondiale. En contemplant la nature, Fourier a entendu le dernier retentissement de la lyre d’Orphée ; la magie musicale de Saraswati a troublé sa raison ; dans son égarement, il a vu la nouvelle Jérusalem du phalanstère dessinée à grands traits dans la création : de l’erreur, il a été conduit au délire. Suivons-le dans cette hallucination poétique.


II. — L’EPOQUE HARMONIENNE

Persuadé d’avance qu’il pouvait satisfaire toutes les passions, Fourier n’a plus qu’à imaginer, à rêver ; le nombre établit à priori le bonheur universel, on n’a donc à interroger la nature que pour chercher les plus heureuses combinaisons de l’instinct, qui se réaliseront toutes dans le phalanstère. Il faut d’abord que le groupe et la série se développent spontanément, librement : quatre passions, l’amitié, l’amour, le famillisme, l’ambition, peuvent grouper les hommes ; la cabaliste, la papillonne, la composite, peuvent développer la série ; le nombre assure ce prodige, donc la confusion disparaît dans la nouvelle commune, organisée par groupes et par séries ; ces groupes et ces séries animales correspondent à tous les travaux de l’industrie. Il y a des fonctions monotones dans la subdivision du travail, mais la papillonne peut les parcourir toutes en courtes séances. Il y a des travaux odieux, mais les machines peuvent les faciliter, les vilains goûts peuvent s’en charger. Comment suppléer au travail répugnant de la domesticité ? Les amis, les flatteurs peuvent remplacer les domestiques. Quant aux travaux malpropres, on y dévoue la jeunesse, naturellement portée, selon Fourier, à la malpropreté et au dévouement. Au reste, on court au travail avec l’impétuosité de l’instinct, on ferme l’Évangile, on cherche la richesse et non pas la vertu, et la vertu vient par surcroît. Telle est la possibilité morale garantie par le nombre du phalanstère.

L’or coule à flots de cette source enchantée de l’industrie attrayante. Pour le recueillir, Fourier coordonne une nouvelle série de possibilités économiques. Il est possible de conserver tous les avantages, moins les inconvéniens de la propriété ; le phalanstère est une commandite ; donc, sans blesser l’instinct des propriétaires, il augmentera les bénéfices de la propriété. Fourier veut, d’un autre côté, tous les avantages de la communauté. Donc, le phalanstère réunit tous les habitans dans un seul ménage, les nourrit par un seul restaurant ; une seule administration publique dirige l’agriculture et l’industrie. Ainsi la propriété et la communauté se donnent la main, et, en effet, tous les problèmes de l’économie politique sont résolus d’un seul coup, si on admet la combinaison des deux principes. La libre concurrence de tous les actionnaires, de tous les hommes, de tous les instincts, s’applique à la production ; la communauté s’empare de la circulation, et garantit ainsi les marchandises comme l’état garantit la monnaie ; c’est encore la communauté qui distribue les richesses, et, vouée à l’intérêt de tous, elle rétribue le capital, le travail et le talent avec la justice la plus rigoureuse. Plus de lutte entre la famille et l’état, entre le capital et le talent, entre la production et le commerce, entre le commerce et la consommation ; plus de répression, plus de gaspillage dans l’administration. Fourier suppute avec un aplomb admirable la baisse des prix, l’abondance naturelle ; mais l’agencement de tout les possibilités économiques repose toujours sur l’attrait, et le nombre reproduit son rhythme dans l’évaluation des bénéfices. Par un jeu de la décade, un sou vaudra 10 francs, une paire de bottes durera dix ans.

Après les possibilités morales, économiques, Fourier découvre dans l’éducation une nouvelle série de possibilités. L’industrie n’est plus qu’une fête continuelle ; on promène les enfans d’atelier en atelier, ils manient les outils, les vocations se manifestent, le génie se révèle par le travail attrayant s’élève par la concurrence à travers les groupes et les séries, et conquiert dans le monde la place qui lui est dévolue. Ici encore la puissance du nombre distribue les grands hommes. Dans le petit tourbillon de la commune sociétaire, le génie se multiplie par trois, autant de fois qu’il y a de sciences, d’arts et de travaux. Les 15,000 phalanstères de la France réorganisée contiendraient donc 45,000 Napoléons, 45,000 Newtons, 45,000 Talmas, et ainsi de suite. Ces hommes aujourd’hui sont perdus, l’harmonie sociétaire les produirait au grand jour.

La donnée du phalanstère une fois posée, le bonheur se propage par explosion, la civilisation est renversée. Comment résisterait-elle au spectacle entraînant du bonheur ? Fourier n’a qu’une seule appréhension, au reste très sérieuse, il craint que les hommes ne meurent de joie ; il veut éloigner les enfans civilisés du spectacle de l’industrie attrayante ; suivant lui, la vision du phalanstère peut tuer comme la vision de Dieu.

L’image du phalanstère se reproduit en grand dans l’humanité : la musique mondiale coordonne les individus dans la commune, comme elle coordonne les phalanstères dans l’harmonie universelle. Les phalanstères se développent donc par groupes et par séries ; en se développant, ils enfantent les provinces, les états, les royaumes, les empires, les trois césariats harmoniens, enfin l’administration unitaire du globe, ayant son siège à Constantinople et sa papauté unithéiste dans l'omniarche. Le mouvement de l’harmonie universelle est double, de même que le mouvement du phalanstère ; la concurrence des six cent mille phalanges du globe donne libre essor à tous les instincts de l’humanité ; cette concurrence crée l’administration unitaire du globe ; une fois constituée, l’administration unitaire distribue les royaumes, les récompenses, gouverne le monde par un mouvement qui descend de haut en bas. La double échelle est immense, la hiérarchie illimitée ; l’ambition, excitée partout, ne conduit nulle part à la guerre ; le phalanstère a doublé, centuplé l’étendue du globe. La terre est désormais un labyrinthe où César et Pompée, le pape et l’empereur marchent toujours sans se rencontrer jamais : l’ambition profitera d’autant plus à l’humanité qu’elle sera plus forte, Néron sera plus utile que Fénelon. L’industrie attrayante entraîne les sauvages et les barbares ; de grandes armées, instrumens de l’harmonie unitaire, reboisent les montagnes, percent les isthmes ; fertilisent les déserts, commandent au cours des fleuves, transforment les climats. L’homme le plus pauvre, mieux logé, mieux nourri que nos rois, jouit de tous ses droits, « chasse, pêche, cueillette, pâture ; on a libre essor des sens, libre essor des ames, participation au progrès, ligue intérieure, insouciance, vol extérieur, liberté convergente, minimum abondant. » L’ordre combiné présente « le lustre des sciences et des arts, le spectacle de la chevalerie errante, la gastronomie combinée en sens politique, en sens matériel, en sens passionné ; la politique galante pour la levée des armées. » Il n’y a plus dans le globe qu’une seule monnaie, une seule langue. Une notation unique a fixé tous les caractères. Les sentimens sont notés, classés, mesurés, traduits dans les notes de la musique. Plus de mariages mal assortis, plus d’amitiés factices ; les hommes qui ne se sont jamais vus n’ont qu’à montrer leur partition ; si les accords se conviennent, la mélodie est immédiate, et ils s’embrassent avec l’effusion d’anciennes connaissances.

La liberté de l’amour est la première condition du bonheur pour quiconque se place en dehors de la société. Jacob Boehm rêve les jeux éternels de l’amour dans une nature purifiée ; Charles Fourier est un peu moins détaché de la terre. Il veut à la fois les bénéfices du mariage et ceux de la communauté ; il invente la double polygamie, il donne aux femmes des favoris, des maris, des géniteurs, à tous des bacchans et des bacchantes, à ceux qui chérissent leur propre virginité, le corps des vestales et des vestels. Les plus bizarres possibilités de l’amour se réalisent dans une série de combinaisons burlesques. Fourier console les amans déçus avec des faquiresses et des bacchantes, c’est ce qu’il appelle la purgation des passions[2]. L’essor libre de l’amour multiplie l’attraction de l’industrie, resserre les groupes, intrigue les séries ; l’amour s’alliant au travail, le travail à la volupté, les sybarites du phalanstère se lèveront à quatre heures du matin pour travailler comme des nègres : en harmonie « celui qui aura le plus joui de la vie et se sera livré aux passions les plus immodérées sera le plus sage, le plus saint, le plus grand. » Tous les souvenirs de l’antiquité, du moyen-âge, les rêves de la mythologie et de la chevalerie, les détails les plus bizarres de la guerre, de la cuisine, en traversant l’imagination de Fourier, grandissent et se renversent pour parodier le christianisme au rebours. On livre des combats babyloniens en pâtisserie, mille génies culinaires viennent conquérir les peuples avec des soupes au fromage : la musique mondiale fixe, réalise et maintient toutes les possibilités de la vie phalanstérienne.

Vaincu dans la civilisation, le génie du mal n’est pas encore terrassé, il se révolte contre la théorie de Fourier. Le bonheur détruit le bonheur, car la population se multiplie, et la misère doit reparaître au sein de la richesse ; heureusement cette population multipliée finira par atteindre un chiffre invariable, elle ne débordera pas au-delà des quatre millions de phalanstères, car les femmes riches et vigoureuses ont peu d’enfans. Le génie du mal doit se révolter alors de nouveau et opposer à Fourier les glaces des pôles, les feux de l’équateur, l’obscurité de la nuit, les maladies, la mort. Ici tout semble perdu ; mais Fourier s’élève de nouveau aux régions de la musique mondiale, et l’enchantement redouble. Par analogie, il avait donné aux astres la vie de l’homme ; par analogie, les astres imposaient à l’homme l’ordre qui règne dans le firmament : l’harmonie sortait d’une série d’actions et de réactions de la terre au ciel. Maintenant il faut doubler l’action et la réaction : Fourier entre donc dans le règne aromal, le règne des fluides impondérables, innombrables, inconnus. D’après lui, c’est dans ce royaume invisible que se préparent tous les enchantemens du monde visible : là, cette musique qui gouverne les globes, l’organisme, l’animalité et les passions, se répète une cinquième fois, y produit un cinquième mouvement, en réalité le plus puissant. L’œil de l’homme ne saisit que des effets, il ne voit que des arbres, des fleurs, des animaux, qui naissent et vivent par enchantement ; il ne voit pas que Vénus crée la chèvre, Mercure la pêche, que toutes les productions de la terre viennent des influences sidérales qui imposent des myriades de formes à la vie occulte du globe, L’humanité a résisté jusqu’à présent à la musique universelle, elle va céder. L’apparition du phalanstère est imminente ; mais si la terre subit l’influence aromale du ciel, le ciel doit subir l’influence aromale de la terre. D’après ce principe nullement développé, mais fortement accusé, Fourier se dit : la civilisation est horrible, donc elle répand une influence pestilentielle dans le firmament ; elle place notre roi, le soleil, dans l’impuissance de régner, et l’influence malfaisante se répand du soleil dans les voûtes du firmament pour le malheur d’une myriade d’existences. L’univers est en retard, il souffre, et c’est la faute de l’homme qui a bouleversé les aromes terrestres. En transformant la terre, Fourier changera la condition des moines, et rétablira l’harmonie dans le royaume des fluides impondérables ; il agira sur le soleil, de là sur les astres, il commandera ainsi aux forces cosmiques, et l’univers reprendra sa marche ascendante : tout ce que le bonheur de l’homme peut demander, il l’aura. C’est ainsi que le phalanstère après avoir subi une action hyperbolique, impose aux mondes une réaction hyperbolique : de là le progrès cosmogonique de Fourier. Ici encore la science livre mille possibilités physiques ; elle parle d’aurores boréales éteintes aux pôles, de couches lucides à la surface des astres, de fluides impondérables dont la force touche à l’impossible, et la musique mondiale réalise sur-le-champ tous les souhaits de Fourier. Donc, les 810 caractères du phalanstère promettent 81,000 ans de durée à la terre ; le septénaire promet 70,000 ans d’harmonie ; la civilisation, l’histoire, n’a été que la dentition de l’humanité condamnée à se construire le phalanstère. Les harmoniens atteignent à hauteur de 84 pouces, parcourent des carrières amoureuses de 120 ans, vivent 144 ans. La mort n’existe pas ; la mort, c’est la vie, c’est la vie aromale, deux fois plus longue, et cent fois plus heureuse : l’homme passe ainsi d’une vie à l’autre pendant 400 métempsycoses bicomposées. Le monde contre-moule, les animaux féroces ou malfaisans se transforment pour l’usage de l’homme : les lions font le service de la poste aux lettres. Des aurores boréales réchauffent les pôles, l’atmosphère devient lucide à la surface comme un miroir, l’eau de la mer s’adoucit, quatre lunes éclairent la nuit ; bref, la terre se renouvelle vingt-huit fois jusqu’à ce que la grande ame de notre poète, exténuée, fatiguée, passe dans une autre planète avec toutes les ames humaines, qui conserveront un souvenir abrégé de la vie antérieure. Le soleil délivré des miasmes de la civilisation, aura fixé une comète pour en faire notre nouvelle demeure ; de là, on passera dans Mercure, où l’on apprendra la langue unitaire de l’univers qui doit nous mettre en communication avec les autres habitans de notre système planétaire. Nous les joindrons dans le soleil, où les forces de l’homme seront quadruples. Du soleil, on passe à d’autres soleils, de l’univers aux binivers, aux trinivers, etc., et de demeure en demeure, le progrès redouble par octaves qui se suivent en se dédoublant. C’est un crescendo effrayant qui augmente toujours, qui envahit la création, qui épuise la vitalité de tous les mondes jusqu’à l’époque d’un recul cosmogonique, qui doit nous faire descendre, par les mêmes lois prises au rebours, jusqu’à notre premier point de départ, pour recommencer le cercle éternel de la vie. Tel est le grand jour du monde industriel, le kalpa de Fourier.

Ce système n’est-il pas une dernière apparition de la mystagogie orientale ? Ces chiffres 3, 4, 7, 12, 72, etc., multipliés, variés de mille manières dans l’harmonie et dans l’antithèse de la civilisation, répètent dans une assonance mystérieuse les vingt-huit années de la vie d’Osiris, le nombre des complices de Typhon, des traducteurs de la Bible, des disciples, des apôtres de Confucius, de Bouddha, du Christ, et tous les rhythmes traditionnels qui ont déterminé la poésie de la religion dans les temples de l’Orient et du moyen-âge. Fourier n’est pas un mystique passif, ce n’est pas un visionnaire ; le don de la croyance traditionnelle lui est refusé, le don de la seconde vue prophétique n’illumine jamais son intelligence. Fourier est un mystagogue, un thaumaturge qui ne s’est pas humilié devant le christianisme ; il est le dernier magicien, il imite ces grands-prêtres de l’Orient qui arrêtaient le soleil, ces artistes du monde païen qui se posaient en maîtres du monde matériel. Seulement, la magie a cette fois multiplié ses forces ; Fourier joue avec Dieu, il joue à une martingale effrayante, il gagne des myriades de mondes, et il double toujours.


III. – FOURIER MAGICIEN

Nous venons d’expliquer les procédés secrets du fouriérisme : il nous reste maintenant à découvrir la route que Fourier a parcourue au rebours pour nous transporter vers le moyen-âge et l’antiquité païenne.

Né en 1772, Fourier appartient au XVIIIe siècle ; il lui doit son érudition, ses tendances, la morale du plaisir et cette confiance illimitée dans la puissance de l’industrie : en d’autres termes, Fourier marchait avec les encyclopédistes à la conquête du monde sensible. Jadis, dans les premiers temps du christianisme, on avait découvert un Dieu infini, et, dans l’enthousiasme de la découverte, l’humanité avait sacrifié le temps à l’éternité, la matière à l’esprit, le monde à Dieu. Le moyen-âge méprise la terre, se méfie de la raison ; l’église ne veut pas être de ce monde, et les hommes l’imitent ; ils sacrifient aux pieds du successeur de saint Pierre les biens comme les idées. Le sacrifice une fois accompli, quand cette œuvre d’abnégation fut poussée à ses dernières limites, on recula d’épouvante : l’église, qui était le symbole de tous les sacrifices, la papauté, dont l’unique mission était d’éclairer l’intelligence et de faire l’éducation du genre humain, avaient exploité la crédulité universelle pour réprimer la raison, confisquer à leur profit tous les biens de ce monde, et fonder un empire matériel sur la terre. Dès-lors le mouvement fut interverti, la révolution commença dans le sens opposé, l’humanité voulut s’élever jusqu’à Dieu sans l’intermédiaire du prêtre : Luther arracha à la papauté le nord de l’Europe, les états catholiques s’émancipèrent peu à peu de l’église, le savant prit le pas sur le théologien. D’abord, on formula une morale, une jurisprudence, une philosophie indépendantes ; la physique révéla par Newton un dieu qui ne semblait plus le Dieu de la Genèse. Newton avait démontré que l’ordre était dans l’univers, et désormais on s’attacha au monde pour mieux comprendre Dieu. La conquête du monde sensible fut, au XVIIIe siècle, une œuvre sainte, une croisade, une religion, et cette religion avait ses apôtres et ses fanatiques, ou plutôt ses vérités et des erreurs. Légitime quand elle réorganisait l’ordre matériel dans les codes et les constitutions, légitime quand le droit naturel s’armait de l’ironie de Voltaire et de la colère de Rousseau contre les tyrannies, les erreurs, les humiliations d’un autre temps, la philosophie s’égarait en oubliant que le monde sensible de l’art et de l’industrie est à la merci du monde invisible de l’intelligence et des idées. Les yeux fixés sur le monde physique, les philosophes du XVIIIe siècle voyaient encore la matière quand ils regardaient l’homme ; ils réduisaient la vie à une contraction, la pensée à une sensation, l’homme tout entier à une variété du règne animal, Dieu à une hypothèse créée pour expliquer le mouvement. L’erreur favorisait l’entraînement. L’homme rendu à la nature est un meilleur instrument de civilisation ; l’éducation pourra le transformer à son gré, le législateur rencontrera moins d’obstacles. D’ailleurs, si l’homme sort des mains de la nature, comme la nature est sainte, il en sort sanctifié ; il n’a plus à rougir de fautes qu’il n’a point commises, il n’y a plus de traditions qui l’humilient, plus de hiérarchies consacrées par cette tradition, plus d’inégalités, plus de pieuses injustices : tous les hommes sont frères, libres, tous sont prêtres et rois. Toujours est-il qu’en cherchant la pensée dans la nature, on oubliait l’homme, on faisait de l’homme un instrument, et on ne savait plus qui pourrait le gouverner. L’erreur gagnait les meilleurs esprits : Montesquieu ne pose que deux principes réellement actifs dans son système, les législateurs et les circonstances, c’est-à-dire des hommes au-dessus de l’humanité et des choses hors de l’humanité. Quel est donc le rôle des masses ? Pourquoi obéissent-elles à des sages ? Pourquoi d’autres sages sont-ils sacrifiés ? D’où viennent ces religions que l’on combat, ces religions si puissantes qu’elles ont fondé et détruit mille empires ? Qu’on le demande à Voltaire, l’histoire est une comédie ; qu’on le demande à Rousseau, la civilisation est une maladie de la pensée, et les encyclopédistes finissent par opposer à la théocratie du moyen-âge le fantôme immense d’une théocratie naturelle où l’homme remplace Dieu, se trouvant divinisé par les miracles de l’industrie. On oubliait qu’on ne commande à la terre que lorsqu’on dispose des forces du ciel ; en d’autres termes, on ne commande à l’industrie que par la puissance des idées, et en effet, lorsque la révolution’ éclata, la conquête projetée, n’ayant pour principe que des doctrines matérialistes, ne put dépasser l’ordre matériel de la société.

Les hommes qui avaient voulu faire de la révolution la vraie rédemption avaient cru qu’il suffisait d’attaquer ouvertement, publiquement, le christianisme pour racheter le monde. On se mit à l’œuvre ; la propagande en 93 fut publique, officielle, tyrannique, elle succomba ; le christianisme domina la révolution : la nature parut hideuse sans Dieu, la raison ironique sans le Christ, la société impossible sans traditions. L’homme, dont on voulait faire un instrument, se révolta contre les réformateurs. Que faire ? Les politiques furent convertis par la force des intérêts, les philosophes par la force des idées, et ils virent que le christianisme n’avait pas été compris. Quant à Fourier, il se déclara contre la révolution, contre la science elle-même.

Victime en 1793 de la terreur, Fourier avait conçu une haine implacable contre les gouvernemens révolutionnaires ; mais peu importent la date, les évènemens, peu importent les sentimens personnels de Fourier, pourvu que dans sa haine il reste d’accord avec les instincts de son temps. La première condition dans un pareil combat est qu’on ne tienne aucun compte des idées, de la religion et des forces de la raison. Qu’on parcoure les livres de Fourier, partout cette condition est remplie. On n’y trouve pas un mot sur l’intelligence de l’homme : chose étrange ! Fourier a pensé toute sa vie sans se demander une seule fois d’où lui venaient ses idées. Il se représente l’homme comme une machine passionnelle, sa psychologie commence avec les sens, finit avec la composite, et ne suppose pas comme possible l’intervention de la raison dans la solution du problème du bonheur. Bref, il veut brûler les quatre cent mille volumes de nos bibliothèques ; Condillac n’échappe pas au bûcher. Tout était donc à refaire ; il fallait recommencer la révolution. Fourier répéta alors contre la révolution le programme révolutionnaire ; il exagéra le doute de Descartes, l’acatalepsie de Bacon, la nécessité de refaire l’entendement, la nécessité de sortir de l’ornière révolutionnaire, la nécessité de se délivrer de toutes les idées politiques, morales, religieuses et économiques. Que voulait Fourier ? La rédemption ; il voulait nous transporter au ciel en remplaçant le christianisme, et il fallait que le bonheur absolu, éternel, pût jaillir de la vie et du plaisir, de la matière et du mouvement. Avec la science descriptive, on ne pouvait guère avancer ; les moyens rassemblés dans l’Encylopédie ne donnaient que la civilisation telle qu’elle est. Fourier rejette donc toutes les limites de la science descriptive ; il se propose de pénétrer dans la textura rerum, dans l’essence intime des choses ; il s’efforce de deviner la vie, il invoque le nombre, il croit arriver ainsi à la rédemption terrestre, et il se place à son insu au milieu des hommes du moyen-âge.

Le moyen-âge avait eu son naturalisme, la magie, l’alchimie, l’astrologie, les sciences occultes. Tout n’avait pas cédé à la philosophie chrétienne ; on résistait à l’idée d’un Dieu infini et d’une patrie spirituelle, et la nécromancie intervertissait les lois du christianisme en cherchant à réaliser le ciel sur la terre. La poésie du XIIIe siècle nous présente sans cesse le chevalier entre l’ermite et le nécromant, entre la croisade en terre sainte et les féeries d’un monde enchanté. Cette croyance à la féerie, profondément enracinée dans l’imagination populaire, avait été prise à la lettre par les physiciens du moyen-âge. Tandis que la philosophie chrétienne se développait dans la scolastique, la physique travaillait sourdement à réaliser les féeries des épopées chevaleresques. Elle cherchait les panacées, la transformation des métaux, les breuvages qui éternisent la vie, qui enchaînent l’amour. Qu’on ouvre Roger Bacon lui-même : il parlera de renouveler les prodiges de Gédéon, d’incendier les villes par la création d’un soleil artificiel ; d’autres veulent donner la richesse aux pauvres, à tous les hommes la vertu adamitique ; d’autres vivent dans la persuasion qu’un secret, une découverte, suffiraient à délivrer la nature de l’enchantement satanique qui l’étouffe. Tous s’orientent au milieu des phénomènes de l’instinct, des sympathies, des fluides, de la musique ; tous veulent toucher à l’arbre de la vie. Les sciences, à leurs yeux, ne sont que d’ignorantes compilations des signes extérieurs ; les arts, des tentatives empiriques sur des signes incompris. Les physiciens du moyen-âge aspiraient à la véritable interprétation de la terre et du ciel, de la nature et de la Bible, et ils rêvaient un grand art fondé sur la science de Salomon. Que cette science, que cet art fussent possibles, ils n’en doutaient pas : n’avaient-ils pas derrière eux mille prodiges, mille traditions remplies de miracles ? Pour ces artistes, l’histoire de Moïse, de Trisnmégiste, de Jésus-Christ, d’Apollonius, de Salomon, d’Orphée, des mages, équivalait à une démonstration scientifique. Ils croyaient si bien usurper la puissance des thaumaturges, qu’ils imposaient le secret aux adeptes ; ils exigeaient d’eux la vertu chrétienne pour que le magicien ne se jouât pas de la vie des hommes. La papauté était donc le grand œuvre de la science officielle ; la transfiguration du monde était le grand œuvre du naturalisme. Postel, dans son délire, voit poindre l’aurore d’un nouveau jour cosmogonique ; Boehm, plus tard, annonce l’aurore naissante ; Paracelse s’était proclamé le roi des mystères (arcanorum monarcha), le roi des temps intermédiaires, en attendant le renouvellement du monde. Les frères de la Rose-Croix, Robert Fludd, s’attendaient, vers 1610, à la transfiguration universelle, et poursuivaient le but de Paracelse. Cette idée d’une panacée, d’un saint Graal, avait gagné au moyen-âge jusqu’à la scolastique ; les claves magnae, les logiques de ce temps, avaient des prétentions presque magiques ; le grand art de Raymond Lulle, en tenant ses promesses, aurait distribué les dons du Saint-Esprit à tous les hommes. François Bacon lui-même tombe dans l’erreur ; le Novum Organum est la panacée qui promet aux esprits vulgaires la puissance du génie.

Le naturalisme du moyen-âge expire aux pieds de François Bacon. Deux siècles plus tard, Fourier s’empare du Novum Organum, et entre ses mains, par une bizarre interversion, cette préface des temps modernes devient la préface du moyen-âge. Bacon établit la possibilité de mille découvertes descriptives, et il fonde là-dessus un grand art industriel. Fourier accepte les possibilités signalées par Bacon, et il en déduit une science magique sur laquelle il fonde le grand art du phalanstère. Si la science occulte chez Fourier prend une forme nouvelle, celle de l’industrie, il ne faut pas oublier que la forme ne compte pas dans cette poésie flottante des mystagogies. Ce sont les principes et les procédés qui comptent. Le langage des fleurs, la symbolique des animaux, la musique mondiale, la même musique observée dans le corps de l’homme, l’aimantation de l’univers, les sympathies et les antipathies, l’éternelle analogie du microcosme et du macrocosme, la vie, les amours des astres, les influences sidérales, le rhythme du nombre, bref tous les principes de Fourier, y compris le dédain absolu de toutes les limites de la science descriptive, se trouvent déjà chez les magiciens du moyen-âge. Quant aux procédés, ils sont encore les mêmes. Que l’on prenne Robert Fludd, le dernier rapsode des sciences occultes : comme Fourier, il arrête son thème d’avance, il cherche la rédemption par la force du nombre, et quand il l’a obtenue à priori, les possibilités les plus abstraites de l’expérience, c’est-à-dire la possibilité de disposer des mirages et des fluides impondérables, de transpercer la surface opaque des corps, de se déplacer avec la rapidité de la foudre, de se rendre invisible, etc., tous les rêves enfin se réalisent. Fludd a son instrument comme Fourier, comme Paracelse, comme tous les alchimistes ; il a son secret à lui qui révèle tous les secrets.

Une seule différence sépare Fourier de ses contemporains du moyen-âge ceux-ci croyaient, non pas à la philosophie, mais à la tradition matérielle du christianisme. Fourier est incrédule, et son incrédulité le rejette au-delà du moyen-âge. Si la magie était une renaissance du paganisme, une réminiscence de la sagesse de ces pontifes de l’antiquité qui se croyaient les artistes de la création, ce n’était cependant qu’une renaissance maladive, faussée, complètement transformée par le christianisme. La magie prenait la forme du catholicisme, elle n’aspirait très souvent qu’à propager par enchantement le pouvoir de l’église, elle plaçait ses secrets sous la garde des vertus chrétiennes. Cherchait-elle un bonheur impossible sur la terre, la rédemption était assurée par la foi, les miracles étaient prouvés par les légendes ; elle voulait bien conquérir l’ubiquité, la vision de l’univers, mais c’était au Christ d’achever l’enchantement par je ne sais quelle purification éthérée. Elle voulait bien escalader le ciel, mais elle n’avait pas à le construire ; le paradis existait, il ne s’agissait que d’y monter. Fourier est libre, il est seul ; le génie positif des temps modernes le poursuit toujours, et c’est dans le plaisir qu’il doit trouver la rédemption, c’est dans le monde qu’il doit construire le ciel. De là toutes les terribles nécessités de son système, dont la première est d’arracher au Christ sa couronne d’épines en déclarant le devoir impie, et dont la dernière est de se retrouver au point de départ. Ainsi, en se révoltant contre la révolution, il tombait dans le sensualisme du XVIIIe siècle ; en voulant dépasser les limites de la science descriptive, il tombait dans la magie, du moyen-âge ; en se délivrant du christianisme, il tombait au milieu de l’antiquité païenne. Suivant lui, le phalanstère aurait dû être construit à l’âge de Périclès. Nous sommes en retard, nous marchons au rebours depuis 2300 ans.

Fourier méconnaît entièrement le travail accompli par la raison depuis Socrate jusqu’à Hegel. Il prétend avoir élevé la critique de la civilisation au rang d’une science : il n’a regardé la civilisation qu’avec les yeux du corps. Il n’a jamais compris, soupçonné la pensée qui l’anime ; il lui a toujours demandé le bonheur qu’elle ne peut pas donner. Fourier ne voit que les gibets, les gendarmes, les armées, les moralistes. Pour lui, les peuples sont des forçats, les riches des argousins, les moralistes des mystificateurs, les prêtres des hypocrites. On se bat pour des idées, il croit que l’humanité est folle. Il entend les cris des combattans, mais sans les comprendre. Il ne saisit que des injures qui pour lui sont des signes de l’impuissance des lutteurs. On croirait lire Robert Fludd, qui accuse les savans de ne pas faire des miracles et le clergé de ne pas créer le millénium. Au reste, le magicien attaque constamment les républicains avec les absolutistes, les absolutistes avec les républicains, la raison avec l’autorité, l’autorité avec la raison, la concurrence avec les idées gouvernementales, les idées gouvernementales avec la concurrence, la communauté avec la théorie de la propriété, la famille avec les théories du communisme. Il ne veut point l’immoralité des civilisés, il ne veut point des idées morales qui lui dictent la critique de l’immoralité. Toutes les questions intermédiaires depuis la famille jusqu’au système gouvernemental subissent la même critique, provoquent les mêmes sarcasmes. Contre le clergé, Fourier reprend les armes de Voltaire ; contre les philosophes, il va plus loin que les jésuites ; enfin, contre la civilisation, il reproduit toute la polémique de Rousseau, et contre l’état de nature, toutes les apologies de l’industrie. Toujours étranger, toujours hostile aux traditions qui gouvernent le monde depuis deux mille ans, il ne critique pas, il médit, et il expie la médisance par une contradiction continuelle où les mêmes principes sont tour à tour affirmés et niés. Quand il plaide contre la liberté, il admet l’autorité ; quand il attaque l’autorité, il suppose forcément cette même liberté qu’il avait niée auparavant. Il trouve le devoir impie sans voir que la notion de l’impiété suppose celle du devoir.

Le cercle vicieux de cette critique se reproduit dans la partie dogmatique du système. Fourier est toujours en arrière de deux mille ans. Tous les biens, tous les avantages, tous les trésors matériels sont réunis dans le phalanstère. L’harmonie juxtapose la concurrence portée à son plus haut degré de paroxisme, et une hiérarchie titanique qui administre le globe. Toutes les créations de l’ambition la plus effrénée s’allient à. tous les avantages de la paix et de la vie pastorale. Le mariage donne la main à la promiscuité, la chasteté à la prostitution, la propriété à la communauté dans la commandite ; la moralité s’unit à l’immoralité, le luxe aristocratique se combine avec le radicalisme le plus absolu. Bref, le magicien fait paraître des paladins, des chevaliers, des césars, des druidesses, des empereurs, des faquirs, des dryades, des hamadryades, des brahmanes. Il copie et reproduit toutes les parades de l’histoire : il reste toujours étranger à la pensée qui les créait, aux luttes qui leur défendent de coexister.

C’est en vain que Fourier invoque la magie : depuis deux mille ans, la raison l’a vaincue. Le magicien prétend résoudre à lui seul le problème de la rédemption tel que le lui suggère la pensée moderne dans sa double phase religieuse et philosophique. Cette idée de la rédemption pousse le magicien au délire. Comment pourra-t-il racheter l’homme ? Le monde des idées lui est fermé ; il ne lui reste qu’à trouver un secours providentiel dans l’animalité. Fourier s’empare de l’animalité : qu’y trouve-t-il ? la rédemption du travail attrayant. C’est là l’expédient d’un homme de génie aux abois ; mais il faut déterminer, appliquer ce travail, décrire l’attrait, le développer. Les idées sont supprimées ; sans idées, point de passions, point de poésie, point d’attraction véritablement humaine. La pensée détruite, les peuples n’ont plus d’histoire, l’histoire n’a plus de vie, la vie n’a plus de sens, l’attrait du combat s’évanouit comme celui du triomphe. A quoi donc s’appliquera l’attraction de Fourier ? à la culture des melons, des cerises, des fraises, des navets, au jeu bizarre de toutes les facultés, réduites, par l’industrie, à une fougue animale très joyeuse et profondément burlesque.

La magie de Fourier, qui réclame tous les biens matériels, suppose, invoque, appelle aussi tous les prodiges de l’intelligence. Mais où prend-il le génie ? dans l’éclosion des instincts, hors des idées, dans les mystérieuses profondeurs de l’animalité. Et comment veut-il régler l’apparition de tous les grands hommes à venir ? toujours par le nombre. Il voit surgir à chaque génération huit millions de Napoléons, de Watts, de Talmas, tous inventeurs, tous éternellement réformateurs. Quel sera donc le travail de ces hommes ? Maître de la pensée multipliée par une myriade de génies, maître d’une force que rien ne peut évaluer, Fourier, poussé de conséquence en conséquence, se sert de cette même force pour achever son progrès au rebours. Qu’on lise ses fictions harmoniennes, on y verra l’humanité devenue gastronome, le génie de l’humanité livrant de grandes batailles en pâtisseries, et distribuant les délices de la soupe au fromage. Il y a un mariage conclu dans un moment de tendresse où le duc Dagobert ne sait pas résister à Amaryllis, parce qu’elle a très bien raccommodé sa culotte : il lui accorde la main de son fils. L’humanité tombe en enfance. Suivons Fourier au milieu des mystères cosmiques : il a invoqué les forces de la nature, il s’y est livré aveuglément, il en a fait l’apothéose, parce qu’il attend d’elles la rédemption, et une fois à l’œuvre, il s’aperçoit qu’il doit refaire cette même nature qu’auparavant il avait trouvée parfaite. Cette perfection, disait-il, ne souffre qu’un huitième d’exception dans toutes les octaves ; mais partout la dialectique du plaisir le met aux prises avec le mal : il doit en conclure que la terre est dans un état exceptionnel, que l’histoire, que l’expérience, que le monde sont des exceptions, que la nature est une exception de la nature. Étrange hallucination, qui l’oblige à bouleverser cette nature à laquelle il s’était aveuglément confié en repoussant l’art de la civilisation ! Suivons-le encore dans ce travail : il refait la nature, il contremoule le monde, il marche sans sourciller à travers mille transfigurations, et sa conquête se réduit à accoupler la furie des passions et le droit d’insouciance qui élève l’homme au niveau de l’animal libre, la frénésie du plaisir et l'indolorisme absolu. Il se suicide ainsi, pour jouir de la vie. Lorsque nous arrivons enfin aux dernières limites du progrès, après toutes les créations, tous les prodiges d’une folie solitaire, nous trouvons un recul cosmogonique. Le bonheur de Fourier n’arrive pas à l’infini : le système tourne sur les trois principes coéternels de Dieu, du nombre et de la matière. Dans la géométrie éternelle de l’univers, de ce Dieu-matière, le nombre des biens et des maux s’équilibre sans cesse ; on ne s’élève d’un côté qu’en descendant de l’autre. Nous sommes donc ici au point de départ : Fourier n’a fait que déplacer le mal ; la rédemption disparaît, nous restons dans le monde païen.


IV. – PREMIERE PHASE DU FOURIERISME. – LE MAGICIEN ET LES INITIES

Pendant quarante ans, Fourier prit au rebours toutes les idées philosophiques et religieuses ; il trouvait ridicules les choses sérieuses, et sérieuses les choses ridicules. Plein de vénération pour l’animalité, il méprisa constamment tous les principes de la civilisation. A ses yeux, les civilisés étaient des animaux à attractions faussées, bizarres, terribles : il les classait, les craignait, les appelait, se méfiait d’eux ; jamais il n’y eut de véritable communication entre lui et le reste des hommes. Le phalanstère, pour Fourier, était une véritable hallucination, il le voyait partout, dans la civilisation, dans la nature. Jamais il ne manquait une parade militaire ; la manœuvre lui présentait le jeu tout-puissant du groupe et de la série intervertis pour une œuvre de destruction. Dans ses livres, on reconnaît à toutes les pages le génie de la folie : Fourier ne démontre pas, il commande, il raille, il éclate de rire, son style est d’une netteté étonnante, tout cède à sa parole magique. Il s’empare de la société par l’égoïsme, de l’homme par l’animal, et pousse avec une force satanique contre la civilisation qu’il déteste. Si on l’étudie attentivement, il magnétise, et le lecteur est poursuivi de mille visions burlesques, de mille tableaux comiques ; jamais on n’a mieux senti ni mieux décrit la vie vulgaire.

A l’époque de l’empire, on ne rêvait pas : l’intelligence était occupée ; personne n’écouta Fourier, le magicien resta seul. Le premier disciple de Fourrier se présenta en 1814 ; ce fut M. Juste Muiron, ancien préfet de l’empire. En 1824, le magicien vit se grouper à ses côtés d’autres disciples, de vrais millénaires qui avaient la religion du travail attrayant, l’amour des richesses et de la philanthropie par surcroît. Ils vénéraient le maître sans trop le comprendre ; lui seul pouvait découvrir tous les trésors enfouis et accomplir le grand œuvre de l’animalité. Le maître devait être omniarche ; il avait cent cinquante empires grands comme la France à distribuer sans alarmer la diplomatie. Malheureusement il fallait de l’or pour attirer l’or. On attendit. En 1830, on crut que le moment de la rédemption nouvelle était arrivé, le nombre des initiés doubla, et en 1832 la petite congrégation des phalanstériens fit son apparition dans la presse avec le Phalanstère, appelé plus tard la Réforme industrielle.

Il ne faut pas s’y tromper, c’était l’excès ou plutôt l’oisiveté des forces révolutionnaires qui favorisait le fouriérisme ; M. Jules Lechevalier quittait les saint-simoniens pour diriger le premier mouvement de la secte. Le fouriérisme, ne pouvait donc se propager sans se modifier, et la propagande était déjà pour lui une phase toute nouvelle. Le magicien, à la rigueur, n’avait pas de politique, rien de commun entre lui et le reste des hommes. Le Phalanstère adopta l’histoire de France depuis 1789, on adopta même toute l’histoire de l’humanité, comme la préface naturelle du fouriérisme. M. Jules Lechevalier, qui dictait cette énorme concession faite à la faiblesse des hommes, en profita avec adresse pour entraîner les débris du saint-simonisme en déroute. Que voulaient les saint-simoniens ? La réhabilitation des masses en politique, la réhabilitation de la chair en morale et en religion. M. Jules Lechevalier accepta ces prémisses, demanda à ses anciens confrères les conséquences qu’elles renfermaient, et d’idée en idée il les poussa à la dernière conclusion du fouriérisme. — Le principe est juste, disait-il, il faut réhabiliter l’amour, l’instinct, le travail, le talent, toute la nature humaine ; mais pourquoi fonder une papauté ? pourquoi copier le moyen-âge, mettre le plaisir en procession, le travail en religion ? Loin d’arrêter, loin de contredire le saint-simonisme, il faut le doubler, et ici l’industrie attrayante et l’enchantement du phalanstère viennent achever la rédemption entreprise par Saint-Simon. Au moins le fouriérisme évite les gendarmes.

En présence du parti républicain, la tactique changea : les initiés ne tenaient aucun compte des principes ; ils réduisirent donc la question révolutionnaire à une question de finance. Dès-lors, qu’était la république ? La suppression de la liste civile. Qu’importaient, grand Dieu ! quelques centimes de plus ou de moins à des hommes qui rêvaient un avenir pantagruélique ? Même dédain pour toutes les réformes administratives proposées par la démocratie, même horreur pour les réformes politiques, parce qu’elles amenaient le désastre matériel de la guerre. On justifiait ainsi la révolution dans le passé, on l’accusait dans l’avenir ; on la repoussait dans les idées, on la voulait dans l’industrie. Quand cette contradiction éclatait, la Réforme industrielle aux abois biaisait, louvoyait, courait des bordées. Sans l’accepter, sans la repousser, M. Jules Lechevalier en concluait que le fouriérisme travaillait dos à dos avec les démolisseurs. — Depuis trois siècles, disait-il, la religion, la politique, l’industrie, la famille, tout s’écroule ; désormais on est arrivé à l’anarchie la plus profonde ; le dernier mot de l’économie politique formule cette anarchie ; on laisse faire la banqueroute, l’agiotage, la féodalité industrielle, le commerce menteur. Maintenant il faut reprendre le travail au rebours : les démolisseurs commencent par attaquer la religion pour organiser le travail, nous organisons le travail pour refaire la société ; les démolisseurs marchent de la réforme sociale à la réforme industrielle, nous partons de la réforme industrielle pour arriver à la réforme sociale. Pour organiser un village, ils veulent s’emparer d’un empire. Nous ne demandons que l’essai d’une colonie pour régénérer le monde sacs émeute, sans guerre, par la seule force de l’attrait. — Au reste, pour secouer le parti républicain insensible aux charmes de l’industrie attrayante, on empruntait les armes du parti conservateur, sauf à combattre ensuite les conservateurs avec les armes du parti républicain.

Cette propagande produisit sur la presse un effet irrésistible, mais fort imprévu ; le magicien, sorti enfin de son obscurité, fut accueilli par des éclats rire, et la fantasmagorie du phalanstère redoubla l’hilarité universelle. On devine l’exaspération des initiés ; ils ne comprirent pas qu’on se moquât du rédempteur des civilisés. Pour parer au scandale, il fut résolu au sein de la petite congrégation de monter à l’abordage de tous les organes de la presse civilisée, de les couvrir de honte et d’y introduire de vive force les lois de la véritable sagesse. Les initiés se lancèrent dans toutes les directions et présentèrent des analyses du système à tous les journaux ; quand on refusait d’insérer leurs articles, le Phalanstère dénonçait les coupables ; quand on les acceptait, le Phalanstère ne se possédait plus de joie. Les initiés s’attendaient à la catastrophe de la civilisation. Un obstacle se présenta bientôt : la tolérance la plus débonnaire ne pouvait laisser passer les bacchans et les bacchantes, malgré le cortége des vestales et des vestels ; les initiés avaient eu beau multiplier leurs efforts, ils restaient sous le coup d’une accusation d’immoralité trop bien fondée ; pour gagner du temps, ils imaginèrent d’ajourner indéfiniment la rédemption de l’animalité. Pour le moment, les accords en majeure devaient seuls fonctionner ; la mineure de l’adultère était réservée à des temps meilleurs. Nouvelle modification, nouvelle concession à la faiblesse des civilisés ; malheureusement, en moralisant le phalanstère, on le détruisait. N’oubliait-on pas qu’il fallait proscrire la morale subversive civilisés ? Que devenait la rédemption du magicien, si on admettait cette monstreuse invention du devoir ?

Les anti-requins et la poste aux lions, avec l’entourage des lunes et des aurores boréales, étaient un vrai crève-cœur pour les sages du phalanstère. Ils n’y croyaient pas beaucoup, et les épigrammes tombaient comme la grêle sur le petit groupe des initiés. Les sages criaient à l’ignorance, à la calomnie, à l’imposture ; enfin ils déclaraient, de guerre lasse, que la cosmosgonie de Fourier était une sorte de poésie, un simple ornement du système. Nouvelle concession à la faiblesse des humains, nouvelle imprudence qui compromettait la véritable sagesse. La rédemption morale du magicien s’expliquait et s’excusait par la transfiguration du monde physique : on conçoit qu’il n’y ait ni gêne morale, ni abnégation, ni sacrifice en paradis. Comme admettre l’essor des passions sans accueillir les anti-requins ? Pour rester fidèles à la parole du maître, en contentant leur propre incrédulité, les initiés imaginèrent un curieux expédient : ils ajournèrent à la fin du monde la complète vérification du système.

Les initiés ne cessaient pas de réclamer la fondation du phalanstère ; ils espéraient ainsi dessiller une fois pour toutes les yeux des civilisés. Toutes les questions du jour étaient traitées au point de vue fouriériste. On montrait les avantages de l’industrie attrayante : le roi, les chambres, les partis, les démocrates, les conservateurs, avaient besoin du travail instinctif ; le phalanstère était la panacée universelle, la seule voie de salut pour les pauvres et pour les riches. MM. Considérant, Abel Transon, Jules Lechevalier, faisaient des cours, voyageaient pour recruter des adeptes ; on multipliait les appels aux capitalistes pour ramasser le monceau d’or qui devait attirer tous les trésors. A la fin, on entraîna MM. Dulary et Devay, l’un député, l’autre médecin, tous deux propriétaires à Condé-sur-Vesgre, et un moment on se crut sur le point d’assister au spectacle de l’industrie attrayante. Suivant Fourier, le phalanstère devait gagner, rien que sur les spectateurs, 50 millions en deux ans ; la dernière heure de la civilisation allait sonner. Là encore la doctrine de Fourier subissait, au contact des idées révolutionnaires, une dernière transformation. Nous avons vu que cette doctrine repose sur deux sortes de preuves, les unes expérimentales, les autres magiques. L’expérience montre la possibilité, le nombre la réalise. Les disciples de Fourier, recrutés tous sur le terrain des sciences positives, étaient incapables pour la plupart aussitôt qu’ils sortaient de leur spécialité. En discutant les extrêmes possibilités du radicalisme, ils avaient accepté le phalanstère comme le pan-démonium des plus heureuses possibilités démocratiques. Surpris, enveloppés par les preuves extérieures, ils étaient tombés au pouvoir du magicien sans croire à la magie. Il en résulta que l’on prit la conséquence, et on oublia le principe ; on prit l’enchantement de l’industrie attrayante, et on supprima le nombre qui le crée, la musique qui le démontre. Les disciples, en hommes positifs, se rapprochaient du sens commun, mais ils tombaient dans la plus grossière des contradictions ; ce n’étaient pas même des disciples, c’étaient des croyans égarés qui prenaient la rédemption du phalanstère pour un progrès démocratique.

L’immense distance qui séparait le maître des disciples ne tarda pas à se révéler dans le journal même. Le magicien devenu journaliste écrivait à côté des siens ; les disciples l’appelaient le révélateur, le démiourgos du monde sociétaire, l'architecte du bonheur sur la terre. Jamais pourtant un mot de sympathie, d’éloge, d’encouragement du maître aux disciples ; il les fascine, et il garde le secret de la fascination. Quelquefois les adeptes se laissent gagner au sens commun ; alors le magicien les réprimande, les appelle les disciples aventureux, les met dans l’alternative de rejeter ou d’accepter tout son système. Les fouriéristes parlent en hommes de parti, ils donnent un faux air raisonnable au fouriérisme. Le magicien marche isolé, il a le don des miracles, il ne prend la parole que pour opérer des enchantemens. D’un seul coup, il annonce l’abolition des droits réunis, l’affranchissement des nègres, l’extirpation de l’indigence, l’émancipation des hommes, des femmes et des enfans ; il assure une fortune subite aux savans et aux artistes ; il délivre les rois des terreurs de l’émeute, etc. Que les journalistes propagent son système, ils deviendront les médiateurs des peuples et des rois, et toutes les phalanges du globe se réuniront pour leur assurer 500,000 francs de revenu. On parlait de fonder des colonies agricoles ; quelle misère ! la meilleure de toutes, celle de Wortell, s’est-elle propagée en Europe par explosion ? Possède-t-elle le secret de l’attrait qui aurait renversé la civilisation ? La civilisation ne peut dépenser la centième partie de la somme nécessaire pour la réaliser. Et Fourier demandait un million pour une épreuve ; il étouffait de dépit en voyant l’or que l’on jette par monceaux en mille entreprises, tandis que le globe, le paradis lui échappait faute d’un million. On veut fortifier Paris, prodiguer ainsi des centaines de millions dans une œuvre de guerre, et le magicien, avec un million, aurait extirpé à jamais la cause de toutes les révolutions, de toutes les guerres. Le ministère anglais venait de dépenser cinq cents millions pour émanciper les nègres des colonies américaines ; avec un million, Fourier aurait affranchi tous les esclaves du globe, résolu tous les problèmes de finance et de politique. Avec un million, il aurait concilié la contradiction actuelle du libre arbitre et de la Providence, il aurait montré s’il y a une Providence, si Dieu est associé avec l’homme, car, disait-il, « il semble associé avec les démons ; on dirait qu’il a confié aux mauvais génies toutes les sociétés, à Belzébuth les sauvages, à Moloch les barbares, à Satan les civilisés. » Le million ne venait pas, et Fourier de s’écrier : Habent oculos et non videbunt ; si Napoléon l’avait écouté, il aurait sauvé cent trente millions de victimes ; si la restauration l’avait écouté, Charles X régnerait encore ; si la France de juillet l’écoutait, en quinze jours elle partagerait avec la Chine le protectorat du globe.

Le magicien aurait volontiers foudroyé cette race laide et méchante des civilisés, tous ligués, tous armés contre lui pour soutenir cette hideuse civilisation ! Ils disent qu’ils défendent la propriété ; les malheureux l’écrasent avec le maximum républicain et l’indemnité légitimiste ! Ils disent qu’ils défendent la famille, la moralité, eux, les hommes aux mille prostituées ; aux cent quarante-quatre espèces d’infidélités qui circulent dans toutes les maisons ! Lui, Fourier, aurait garanti l’amour avec les vestales, les bacchantes, la double polygamie et une quarantaine universelle pour supprimer certaines maladies. On riait, il demandait son million ; on riait encore, il voulait mettre les journalistes sous la censure d’une chambre de discipline, et il demandait toujours son million. « Il y a perfidie, disait-il, chez les philosophes qui veulent empêcher l’examen et l’essai de ma théorie avec un torrent de calomnies et un fatras d’absurdités dont je n’ai jamais écrit une ligne. » Voyez la calomnie ; on dit qu’il donne à l’homme une queue de trente-deux pieds ; cette queue ne sera que le privilège exclusif des solariens, et qu’on le sache, elle donnera « garantie de chute, arme puissante, ornement superbe, force gigantesque, dextérité infinie, concours à tous les mouvemens du corps. » Un journal lui a fait transformer l’eau de la mer en limonade. Non, jamais il n’a écrit pareille chose, mais Jupiter, en s’approchant de la terre, donnera à la mer un goût mitoyen entre l’aigre de cèdre et l’eau de Seltz. Fourier croyait fermement à tous ces prodiges ; on criait à l’impossible, les savans passaient outre, et le magicien de se comparer à un homme qui se serait présenté à Auguste avec les découvertes du monde moderne. Les civilisés, disait-il, ont retardé toutes les découvertes, éconduit, tourmenté tous les inventeurs ; qu’ils refusent donc le million du phalanstère. Habent oculos et non videbunt.

Vers la fin de 1834, le journal tomba en agonie ; on désespéra d’organiser la colonie de Condé-sur-Vesgre. Pendant quelque temps, Fourier resta presque seul à la Réforme industrielle. Il n’en fut que plus libre et plus grand, il se surpassa lui-même. Les trois mille candidats du phalanstère se présentaient sans cesse à son imagination, il continua de les interpeller nominativement ; il distribuait des royaumes imaginaires et conviait les rois, les grands, les capitalistes, aux miracles de l’industrie attrayante. Tandis que les avantages grandissaient, l’épreuve était mise au rabais. Fourier proposait une épreuve minime en travaux à courtes séances appliquée à cent soixante enfans de trois à douze ans. « Ne pourrait-on pas, disait-il, aujourd’hui obtenir d’une réunion d’enfans plus de prodiges que de tous les aréopages scientifiques ? Revenons donc aux enfans pour dessiller les yeux des pères et leur présenter la planche de salut, l’industrie attrayante en courtes séances. Voir en petit, essayer en petit, tel est le goût dominant des Français ; ils n’aiment que les extrêmes, le très petit en essai et le gigantesque en duperie. Prenons donc le monde comme il est, donnons donc aux Français le plan d’un très petit essai sur de petits enfans en cultivant un petit terrain avec un petit capital et un petit mobilier industriel. C’est, je l’espère, assez de petitesse pour me mettre au niveau de la ci-devant grande nation qui a conquis tant d’empires et n’a jamais su conquérir le sien, réunir cette France dont sept millions et demi d’habitans sont encore au pouvoir de l’ennemi sur le continent… Fulton aurait dû construire ou proposer seulement une petite chaloupe mignonne qui aurait démontré en petit le pouvoir de la vapeur, et sa nacelle aurait conduit de Paris à Saint-Cloud, sans voiles ni rameurs, ni chevaux, une demi-douzaine de nymphes qui, au retour de Saint-Cloud, auraient ébruité le prodige et mis tout le beau monde parisien en émoi. »

Rien n’égale le mépris du magicien pour la France, pour ces petits Français, le peuple vandale, « le plus mal gouverné de l’Europe, le plus dévoré par les sangsues, le plus inepte en politique extérieure, le plus prodigue du sang des soldats, le plus dupe en dénouemens de guerre, en traités et en alliances, le plus favorable aux charlatans et aux agitateurs philosophiques, le plus hostile envers les inventeurs, etc. » Que l’Angleterre vienne donc enlever le grand inventeur à ces petits Français, qu’elle fonde le phalanstère, qu’elle laisse à la France son initiative de vandale pour prendre l’initiative de la libération du globe. L’argent manque, on ne peut fonder la colonie de Condé-sur-Vesgre, le magicien se voit écrasé par l’incurie et la méchanceté des civilisés. Le souvenir de l’empereur qui perd son trône à Waterloo se présente alors à son esprit ; mais point de malheur qui ait le droit de fraterniser avec lui. « Bonaparte, dit-il, a perdu son trône par un acte de couardise philosophique (par respect pour le commerce). Il avait épousé la timidité politique des Français ; lui qui avait su créer une fabrique de rois n’osa pas créer une fabrique de chapeaux rouges. L’éducation française a causé sa perte, elle a fait de lui un despote, un esprit faussé, un avorton en tout autre emploi que la guerre. » Non, le magicien ne cède pas comme l’empereur, il ne cède pas aux poltrons scientifiques, aux Français asservis aux superstitions académiques. Qu’on tremble, qu’on crie, qu’on se moque de lui ; il continue sa route, il vit de la vie des harmoniens, il tourne sans cesse le kaléidoscope de la musique mondiale, il voit l’homme qui acquiert la vue du coq et contemple le soleil, il voit les nègres de l’Afrique blanchis ; la nature prend la parole ; le chat, le singe, le choux-fleur, persiflent les civilisés. C’est en vain qu’on veut calmer sa fièvre, on le supplie de supprimer son monologue, d’ajourner sa cosmogonie, on le prie de ne pas soulever autour de lui ce rire olympien qui le tue. « Je ne ferai pas de basses concessions, dit-il ; je cède quelque chose à la petitesse de mon siècle, mais rien de trop. Parlant à des pygmées, à des lilliputiens, je veux bien me rabaisser un peu à leur niveau en admettant, s’ils l’exigent, que mes théories d’analogie et de cosmogonie sont de jolis romans ; mais je prends date, je fais acte de possession de ces prétendus romans qui seront bientôt de sublimes vérités, et dont on regrettera amèrement de n’avoir pas favorisé le public. Il en coûtera bien des efforts pour trouver après moi ce qu’on aurait pu obtenir de moi. »

Tout s’écroulait autour de Fourier, le phalanstère, l’école, le journal même par un suprême effort, le magicien concentra toute sa puissance sur le dernier numéro de la Réforme industrielle, et Fourier remporta sa dernière victoire en éblouissant le public avec l’immense féerie de la Fausse Industrie[3]. Dans ces pages, qui sont comme le testament de Fourier, éclate le paroxisme de sa fureur apocalyptique. Le célèbre puff américain des découvertes de Herschell sur le monde de la lune avait fait espérer à Fourier la vision directe du phalanstère dans les planètes : un moment le magicien se crut sauvé ; quand le puff fut démasqué, les civilisés éclatèrent de rire comme d’habitude ; il y avait là une méprise à décontenancer Bouddha et ses douze apôtres. Voici la réponse de Fourier : « Le puff américain, dit-il prouve 1° l’anarchie de la presse ; 2° la stérilité des conteurs extramondains ; 3° l’ignorance des coques atmosphériques ; 4° le besoin d’un mégasco-télescope. » Il attendait, ajoute-t-il, cette découverte de Herschell, puisque cet astronome pouvait faire accepter ses inventions par les civilisés. Pour lui, il se trouve enveloppé, réduit au néant par les entraves du faux savoir. Fourier les dénombre ; ce sont la métaphysique, la politique, la morale, l'économisme, les tartufes, les charlatans, la méfiance, la crédulité du public, le journalisme, les vices du caractère français, l’anglomanie, l’extéromanie, le besoin de médisance, la calomnie qui accouple le phalanstère au saint-simonisme, le faux libéralisme, les paniques du gouvernement. Le magicien classe sous vingt-huit catégories tous ses adversaires, il jette en quelques lignes le plan d’un ouvrage contre cette armée qui l’enveloppe ; puis, toujours à propos du puff américain, il démontre l’anarchie de la presse ; pourquoi n’y a-t-il point de gendarmes qui arrêtent une fausse nouvelle sur la route ? Faute de surveillance, le monde scientifique est exposé à toutes les supercheries. Heureusement les planètes vivent, elles organisent nos fleurs, nos animaux ; en même temps, elles nous enseignent le phalanstère, elles critiquent notre faux savoir. Vénus crée sur la terre la mûre des ronces, symbole de la morale, et la framboise remplie de vers, symbole de la contre-morale prêchée dans les théâtres ; ce sont les planètes vivantes, et non pas la lune, satellite cadavérisé qu’il faut étudier d’après le magicien, et, dans son sommeil magnétique, il voit la fausse sagesse anéantie s’évanouir comme la fumée devant une découverte astronomique. Il voit le mégasco-télescope révélant le règne de l’harmonie dans Jupiter ; la nouvelle arrive aux Tuileries, le roi convoque les philosophes. « Je vous ai rendu, dit-il, vos trente fauteuils que vous avaient ôtés Napoléon et Louis XVIII ; en remerciement, vous me cachez l’invention dont j’avais besoin plus qu’aucun souverain. Voyez le bonheur réalisé dans cet astre. — Sire, on ne se serait pas douté de cela, le divin Platon et le divin Sénèque n’en avaient rien dit, on ne pouvait deviner. — On le pouvait si bien qu’un homme vous a donné en grand détail le calcul de la mécanique sociétaire des passions, et vous lui avez adressé un torrent d’injures. — Sire, ce sont quelques journalistes, des écrivains qui ont besoin de gagner 100 francs pour un feuilleton. — Eh bien ! ces zoïles à 100 francs pièce sont maîtres de l’opinion. — Sire, on a obtenu une nouvelle loi sur la presse. — Elle est si mauvaise, que les zoïles redoublent de vandalisme ; depuis cette loi, on a dénigré la plus belle invention de Fourier, la mécanique des passions. — Que voulez-vous, sire, qu’on en dise ? cet homme veut créer la bête de l’apocalypse. — En êtes-vous bien sûrs ? Pouvez-vous montrer cette annonce imprimée par lui ? — Non, mais nous avons lu dans une gazette qu’on a dit qu’on a ouï-dire qu’il a dit ça… » Là-dessus le roi en colère prend à l’instant même des mesures pour que l’essai soit fait avec 1 million à prélever sur les 3,300,000 francs de la succession Brezin. Et dès-lors on entre en harmonie.

Voilà, en peu de mots, l’homme tout entier. Chaque page de la Fausse Industrie indique la même exaltation cérébrale, le même renversement de toutes les idées, la même folie lucide, détaillée, précise, arithmétique ; c’est un travail de condensation qui épouvante ; on est saisi de terreur devant cette hideuse identification du génie et de la folie. — Cependant, au moment même où le délire de Fourier atteignait son paroxisme, l’école entrait dans une voie qui devait rapidement l’éloigner du maître. A la période d’enthousiasme et de rêverie allait succéder l’ère des expédiens et des transactions.

V. – SECONDE PHASE. – LES INITIES ET LES PROFANES. – LA PHALANGE.

Le cénacle des initiés éprouva de poignantes angoisses quand la Réforme industrielle eut cessé de paraître. Long-temps on dissimula l’échec, on affirma que l’école grandissait ; mais, entre eux, les initiés durent s’avouer que les cours, les leçons, la propagande, n’avaient abouti qu’à compromettre les sages aux yeux des simples civilisés. Le chef même de l’école, M. Lechevalier, après avoir tenté un dernier essai dans la Revue du Progrès social, avait commis le péché de civilisation ; M. Abel Transon, l’un des initiés les plus vénérables, désertait à son tour pour passer à ce contre pivot du fouriérisme que les civilisés appellent l’ultra-catholicisme. Tout était à refaire, on était encore comme au commencement des choses, et les initiés, réunis autour du magicien, délibérèrent de nouveau comment on pourrait enlever le monde aux civilisés. Les uns proposèrent d’agir dans l’ombre, de se glisser dans les journaux, de passer des journaux au pouvoir, et là, par un coup d’état, d’installer l’industrie attrayante dans le gouvernement. Le magicien et la majorité se méfièrent de ce plan ; les initiés, livrés à eux-mêmes, auraient pu se civiliser ; on se décida pour une guerre ouverte. L’église phalanstérienne fut réorganisée ; on fonda un centre-directeur, l’effort dura deux ans ; enfin, en 1836, la véritable sagesse triompha, et la Réforme industrielle parut sous le nouveau titre de la Phalange. La direction de la nouvelle église fut confiée à un adepte, M. Victor Considérant, très affermi dans les croyances phalanstériennes.

Depuis 1824, M. Victor Considérant avait été saisi de la monomanie du groupe et de la série. Officier distingué dans le corps du génie, il abandonne la carrière militaire, offre sa démission, se dévoue à l’avenir harmonien, et personne, nous nous plaisons à le reconnaître, vers 1834, ne savait mieux que lui faire la différence d’un anti-requin et d’une anti-baleine. Cette exubérance d’érudition fouriériste déborde dans le livre de la Destinée sociale. M. Considérant excelle à montrer la fougue enthousiasme de l’accord, l’acharnement rivalisé du distord, les groupes engrenés, rivalisés, conjugués ; tous les fourneaux du phalanstère fonctionnent avec fureur, les temps gastrosophiques approchent ; le livre est imprégné de parfums culinaires, il y a même un peu de musique. Le bonheur se propage par explosion, et on épargne 1,285,000 francs dans le décrottage des bottes. L’ouvrage est dédié au roi. M. Considérant imitait Fourier en tous points, il maniait à merveille les pivots, les contre-pivots ; il torturait la langue, il couchait, il renversait les lettres alphabétiques ; ses écrits, pour me servir de son style, étaient assaisonnés avec force invectives abracadabrantes et supercoquentieuses c’était, en un mot, la vulgarité moins la poésie du magicien. Son idée de prédilection, sa métaphysique, sa sagesse, étaient de racheter le monde de l’esclavage des idées, de la tyrannie du devoir, de la loi du sacrifice. Sans doute, disait-il, Jésus-Christ a bien fait de prêcher l’association universelle ; mais il est tombé au-dessous de Moïse en prêchant l’abnégation. Il a voulu diminuer le mal avec la morale ; a-t-il réussi ? Nullement, le mal subsiste. Il faut donc revenir aux saines doctrines du paganisme, perfectionner le christianisme avec la religion du plaisir, porter l’essor des passions dans l’église universelle, et ici le magicien se présentait au néophyte comme le rédempteur du devoir appelé à nous délivrer de la fastidieuse contrainte de la vertu. Suivant lui, le fouriérisme n’était ni une secte, ni un système, ni une religion ; c’est la vérité pure, absolue, une science rigoureuse et mathématique.

L’échec de Condé-sur-Vesgre exaspéra le nouvel adamite ; il vomit un torrent d’injures contre les civilisés, il attaqua les conservateurs avec les démocrates, les démocrates avec les conservateurs, la religion avec la philosophie, la philosophie avec la religion : les sectes, les partis, les systèmes. les idées, tout était livré à l’exécration des sages. Un jour, il annonçait à l’Hôtel-de-Ville la rédemption du devoir ; l’autre jour, il annonçait aux simples civilisés qu’on assistait à la débâcle de la politique, à l’agonie de la civilisation. Il y avait un peu de scandale, et l’attention se réveillait. On conçoit le ravissement des initiés : M. Considérant devint le pivot du cénacle : on lui conféra la suprématie spirituelle.

Une fois investi de la direction suprême, M. Considérant, en qui l’exaltation phalanstérienne n’avait pas détruit un certain sens de la vie pratique. comprit qu’il y avait dans le monde le possible et l’impossible. Il voulut se rendre possible : il eut une tactique, des secrets ; il se comparait à un général d’armée qui ne peut livrer ses plans de bataille. Pour combattre, il fallait un journal ; le journal parut : pour gagner du terrain, il fallait se civiliser ; on baissa le ton, et M. Considérant insista sur la nécessité de ménager la lumière au faible entendement des civilisés. La Phalange fut destinée en grande partie à surprendre les profanes par l’exposition de quelques projets économiques qui devaient préparer les voies à la véritable sagesse. Soumis à l’ascendant du pontife, les initiés ressemblaient à une compagnie d’éclaireurs qui attendent le commandement du général. L’ébullition démocratique avait disparu ; M. Considérant avait séparé nettement le fouriérisme de la démocratie, alors compromettante.

Soit épuisement, soit prudence, peut-être par dédain, Fourier se tint à l’écart du nouveau journal ; il ne donna à la Phalange que quatre articles ce sont les derniers traits lancés contre le monde civilisé par le magicien qui se meurt. Fourier se moque du christianisme, de la morale de Fénelon, des philanthropes, et, voyant ses disciples prêts à transiger, il prédit un nouveau Virgile qui s’emparera de sa théorie, affectera de la combattre en partie la mettra au service de la morale, de la philosophie, et fera à merveille son chemin dans le monde. Comme on voit, le Virgile était né, il était à ses côtés c’était M. Victor Considérant.

Dans ses derniers jours, Fourier s’isola, s’exalta de plus en plus ; jamais il ne douta un instant de sa conception ; il voyait, il touchait son système ; à ses yeux, la nature était déjà transfigurée. Le magicien s’éteignit, profondément convaincu qu’il allait jouir des délices de la vie aromale. Si la perversité des hommes lui avait arraché sa couronne d’omniarche, il avait la certitude absolue que des myriades d’astres entravés dans leur marche ascendante par les miasmes de la civilisation allaient revenir sur leurs pas pour forcer la race humaine à rentrer dans le nombre de l’harmonie universelle.

A la mort de Fourier, la Phalange déclara qu’elle garderait le deuil jusqu’aux jours de l’harmonie ; le corps du magicien fut inhumé provisoirement dans un cimetière de la civilisation, en attendant le moment où il devait être transporté dans la capitale du globe et déposé dans un monument qui aurait surpassé tous les monumens de la terre. On commenta toutes les notices publiées à l’occasion de la mort de Fourier ; on vit dans les sympathies des journaux un signe évident du repentir de cette civilisation si cruelle dans son indifférence. Les sages, moitié heureux, moitié troublés, s’empressèrent de retourner à leur enseignement, et reproduisirent dans la Phalange leurs propres ouvrages. Il fut même question, je crois, d’un phalanstère en miniature.

La Phalange fut suspendue, et les sages comprirent enfin les dangers de l’orthodoxie. Désormais le dieu n’était plus là pour contrôler, le pontife pouvait agir ; M. Considérant se mit à l’œuvre, il y eut revirement, et on cingla rapidement vers les régions lointaines du sens commun. La Phalange reparut sans prendre le deuil, le phalanstère était enterré dans les cartons de deux architectes, on ne parla presque plus de l’industrie attrayante, on organisa l’enseignement des profanes ; les sages gardèrent pour eux-mêmes le secret de la véritable sagesse. Comme premier degré d’initiation, la Phalange demandait (qui pourrait le croire ?) que les civilisés se délivrassent de l’esclavage des principes pour s’associer, abstraction faite de toutes les idées. Les partis, disaient les sages de la Phalange, luttent-ils pour leurs intérêts : tous ont raison, les républicains, les légitimistes comme le juste-milieu ; les intérêts (en d’autres termes l’égoïsme) sont sacrés. Les partis luttent-ils pour les principes : tous sont dans l’erreur ; il faut s’embrasser. Voilà le programme de la Phalange. Elle prétendait ne pas croire ; la foi des civilisés l’irritait, l’égayait ; le feuilleton était consacré au compte rendu de la comédie parlementaire, quand on ne vouait pas à une sainte indignation ce ramassis de contradictions grecques, romaines, anglaises, américaines, qui conduisent les peuples au carnage. Jusque-là on attaquait tout le monde, on élevait partout des barrières, et le fouriérisme ne pouvait trouver aucune issue en civilisation. A l’époque de la coalition, M. Considérant s’en aperçut ; dès lors il personnifia dans M. Thiers le parti du mouvement, dans M. Guizot le parti de la résistance ; il reproduisit contre les deux chefs de la coalition toutes les diatribes déjà lancées par Fourier contre les démocrates et les conservateurs. Le chef de l’église, le disciple du magicien, avait pris rang parmi les conservateurs excentriques. Le préfet du Haut-Rhin appuya sa candidature. M. Considérant ne fut pas élu, mais le phalanstère se crut dès-lors sur le chemin du pouvoir. L’itinéraire était déjà fixé. Il était beau de voir la petite phalange se déchaîner furibonde contre M. Thiers. Les phalanstériens pouvaient attaquer la société, inspirer la haine contre la civilisation, rejeter tous les principes, enfanter de nouveau la société par l’essor des passions, créer des dignités par la force des vilains goûts, cela était légitime ; mais que M. Thiers osât considérer le traité Brunow comme une injure faite à la France, qu’il voulût fortifier Paris, risquer une réforme électorale, c’étaient là des actes subversifs, barbares, sanguinaires, anti-chrétiens. M. Thiers voulait renouveler les horreurs de l’empire, incendier l’Europe, s’emparer de la dictature de la France : il chargeait le pistolet de Darmès. Après les diatribes contre M. Thiers, empruntées aux conservateurs, venaient les pointes contre M. Guizot, empruntées aux démocrates ; puis l’attaque devint régulière, après que M. Thiers se fut retiré des affaires. La Phalange ne voulait pas de la résistance ; elle voulait le mouvement paisible, très paisible ; elle s’échauffait sur la nécessité de l’ordre et de la paix : par momens toutefois il lui prenait des quintes d’une toux révolutionnaire à couvrir les cris les plus aigus du communisme : non pas qu’elle provoquât à la guerre, à l’émeute, non certes, mais il fallait se bien garder de la pousser, car les initiés eux mêmes auraient pu mettre un pied dans la révolution. Au reste, la Phalange déclarait en toutes lettres qu’un gouvernement étant une garantie d’ordre, elle défendrait toujours à priori tout gouvernement établi, par cela même qu’il était établi ; elle ajoutait qu’elle le défendrait, fût-il légitimiste, contre les républicains ; fût-il républicain, contre les légitimistes. Révolutionnaires, contre-révolutionnaires, légitimistes, républicains ou juste-milieu, les nouveaux adamites avaient un système commode. Comment les attaquer ? Ils voulaient l’ordre, la liberté, l’association universelle, et le bonheur du genre humain.

Les sages ne parvenaient à concilier la résistance et le mouvement qu’en professant le plus souverain mépris pour les contradictions. S’agissait-il de la réforme électorale : les démocrates de toutes les nuances avaient tort. La réforme n’allége pas les chaînes au travail répugnant ; le peuple n’a pas d’idée organique, il n’est pas initié, il veut tyranniser ; il ne tient pas assez compte de la misère des riches : la réforme d’ailleurs ne multiplie pas les comestibles. Toutefois, les conservateurs qui repoussaient la réforme avaient tort comme les démocrates, et la Phalange proposait une manière de compter les voix qui aurait donné vingt fois gain de cause à cette opposition si abhorrée et si anarchique. S’agissait-il de la presse, la Phalange faisait en même temps l’apologie de la liberté de la pensée et des lois de septembre. Quant à l’Université, à en croire les fouriéristes, elle prêchait le régicide. « L’émeute et l’assassinat, disaient-ils, ne sont que la conclusion des prémisses posées par les hommes qui sont chargés de l’enseignement universitaire, et que la presse applique à la société contemporaine. — Si le roi ne peut sortir des Tuileries, la faute en est à la politique et à la philosophie. » Plus tard, quand le ministère faisait des concessions aux évêques, quand il sacrifiait quelques professeurs, quand il intimidait les autres, la Phalange défendait l’Université. Impartiale et désintéressée cette fois, elle signalait nettement la mauvaise tendance du gouvernement et l’impudence des journaux religieux. Se présentait-il une question administrative, la Phalange se plaçait constamment au point de vue démocratique ; elle attaquait la féodalité de la grande industrie dans tous les actes de la chambre : dans les questions politiques, au contraire, constamment conservatrice, la Phalange défendait avec acharnement les deux cent mille électeurs qui disposent de la chambre, cette même féodalité industrielle qu’il s’agissait de supprimer. S’agissait-il de défendre les intérêts des masses des ouvriers, de la petite industrie : l’état devait intervenir dans le mouvement industriel, le diriger, et toutefois la direction, l’intervention populaire, était confiée par les sages à cette haute bourgeoisie qu’ils accusaient de tyrannie. Même contradiction dans la politique extérieure : les initiés la traitaient comme si elle se réduisait à une simple administration démocratique des intérêts de tous les peuples. On proposait donc une flottille neutre, omnicolore sur toutes les mers pour veiller, à l’intérêt universel ; on voyait déjà les états-généraux de l’humanité convoqués à Constantinople, la capitale du monde, et jugeant paisiblement tous les différends de la diplomatie : on réclamait le percement de l’isthme de Panama, de l’isthme de Suez, l’initiative de la France dans toutes les affaires, du monde, l’association démocratique de l’Orient, de l’Occident, de l’Amérique. Il n’y avait à de tels vœux qu’une seule conséquence logique, c’était la guerre, mais la guerre pouvait réveiller toutes les idées de la tradition révolutionnaire, et les sages, pour l’exécution de leurs projets, s’en rapportaient au gouvernement anglais, qui serait enchanté de perdre la suprématie, des mers, aux deux cours de Berlin et de Vienne, naturellement bien disposées pour toutes les idées démocratiques ; enfin, à la diplomatie, qu’on connaît pour essentiellement désintéressée et humanitaire ! Fourier avait voulu donner à la France le protectorat d’une troisième partie du globe et marie les fils du roi par la grace du phalanstère. Impuissans à réaliser l’explosion culinaire du groupe et de la série, les initiés indiquaient un moyen nouveau pour agrandir la France et lui assurer toutes les initiatives : ils proposaient de la désarmer, de renoncer à la guerre, d’abjurer à jamais la révolution. Suivant eux, quand l’étranger aurait cessé de craindre les forces révolutionnaires de la France, la France pourrait prendre toutes les initiatives révolutionnaires du globe.

La Phalange serait tombée vingt fois, si les initiés n’avaient pas su tremper à propos dans la civilisation. On comptait parmi les fouriéristes des hommes distingués, tous liés entre eux par l’amitié la plus touchante ; ils faisait hommage à l’ombre du magicien de toutes les idées les plus étrangères au fouriérisme : on accepta ces idées comme des transitions nécessaires et proportionnées à l’ignorance de l’époque actuelle. Si la prétention était bizarre, quelques-unes des idées ainsi adoptées étaient raisonnables. L’attention générale se porta sur un projet de réseau national des chemins de fer proposé par M. Perreymond. Quand même le beau projet de M. Perreymond n’aurait pas été admissible en entier, quand même, à propos d’autres projets, la Phalange n’aurait fait que résumer les vœux de quelques économistes ou des conseils généraux, quand même elle se serait bornée à se tenir au niveau de l’idée démocratique, il faut reconnaître que sa polémique sur les chemins de fer était habile et vigoureuse. Après ce succès, il fut possible de marcher. On oublia l’argot harmonien ; on s’habitua à dissimuler l’immense bouffonnerie du fouriérisme ; on se garda bien de réimprimer un seul des cent cahiers inédits de Fourier. Les critiques qui rappelaient les passages compromettans du magicien furent insultés ; la Phalange n’avouait rien, ne désavouait rien. Impossible de la contraindre à réimprimer dans ses colonnes la vraie théorie de Fourier ; elle refusait impitoyablement le droit de la juger aux malheureux civilisés plongés dans l’esclavage des principes. Les idées administratives portèrent bonheur au journal, qui trouva des adhérens ; on saisit au vol les moindres paroles d’encouragement, on fit des efforts inouis pour ameuter les journaux des départemens contre l’incurie de la capitale, et, d’un autre côté, pour engager la polémique avec les grands organes de la presse parisienne et acquérir ainsi de l’autorité dans les départemens. Moitié habileté, moitié naïveté, les phalanstériens virent dans chaque évènement, dans chaque question soulevée par la presse, le progrès de leurs idées. Nos idées, disaient-ils, arrivent à la chambre des pairs. Dans la chambre des députés, MM. Jouffroy, Lamartine, A. de Gasparin, etc., se trouvaient rangés parmi les expectans du phalanstère. Il résulta tout naturellement de cette série de transactions et d’équivoques que M. Considérant arrivait en 1842 au conseil général du département de la Seine, où il fut appelé par des qualités que la civilisation avait su apprécier. Quelque temps auparavant, prié par les électeurs de s’expliquer sur la doctrine de Fourier, « ce n’est pas comme disciple de Fourier, disait-il, que je me présente aux électeurs… Je n’accepte la théorie de Fourier que sous bénéfice d’inventaire, et avec la sanction de l’expérience. » D’après lui, l’organisation du travail se réduisait « à quelque chose d’analogue à ce système d’asiles et de colonies agricoles qui ont été essayés en Hollande. » Pour le coup, c’était la débâcle du phalanstère.

Ainsi la Réforme industrielle s’était placée au point de vue radical, et la Phalange appartenait au juste-milieu. Les disciples de Fourier avaient débuté par démontrer la nullité sociale de l’Evangile, et ils s’étaient proposé dans la suite de réaliser le christianisme ; ils avaient dénoncé la philosophie, et ils étaient devenus très obligeans pour les philosophes ; ils avaient commencé par l’industrie attrayante, et l’association avait fini par les préoccuper exclusivement ; la magie avait été le point de départ du fouriérisme, et les sages en étaient venus à essayer de l’administration. Malgré tant d’efforts, la Phalange perdait chaque jour du terrain. Heureusement les fées qui habitent le règne aromal récompensèrent enfin tant de persévérance. Le magicien avait attendu pendant douze ans, à midi, un protecteur mystérieux du phalanstère un jour, trois ans après sa mort, ce protecteur se présenta, et, comme le maître l’avait souhaité, c’était un Anglais, M. Young. Ses offres furent brillantes : le phalanstère fut ajourné, il est vrai, et l’on ne fonda qu’une modeste fabrique ; mais la Phalange se releva, et à partir de cette époque, elle put paraître trois fois par semaine.


VI. – NOUVELLE PHASE DU FOURIERISME

En se civilisant, les phalanstériens croyaient rester fidèles à Fourier, ils lui faisaient honneur de toutes les idées de la civilisation, et ils avaient fini par croire, dans la sincérité de leur cœur, à l’immense supériorité de la Phalange sur tous les journaux. On s’imagina qu’il ne restait qu’à paraître tous les jours pour conquérir le monde. On frappa donc un coup décisif, on s’écria : la politique se meurt, la politique est morte, et, par une contradiction nouvelle, on transforma la Phalange en un journal politique quotidien. Il va sans dire que les sages devaient régénérer le premier-Paris, entraîner la presse dans les voies du fouriérisme, diriger les journaux des civilisés ; tout devait plier ou rendre les armes. On s’attendait si bien à ce miracle de la sagesse phalanstérienne, que les marques de sympathies données au nouveau journal démocratique furent consignées dans un bulletin journalier sous la rubrique : mouvement de l’opinion ; les initiés ne doutèrent pas que le monde ne fût à eux. Bientôt cependant on s’aperçut que le mouvement de l’opinion, avait cessé, les hommes étaient plus endurcis que jamais.

La Démocratie pacifique, journal des intérêts des gouvernemens et des peuples, adopta comme la Phalange le principe de l’association prise au point de vue matériel. Une série de projets sur les chemins de fer, les assurances, les caisses d’épargne, la réforme judiciaire, l’octroi, lui tint lieu d’idées. La plupart de ces projets ne sont pas nouveaux, c’est un héritage de la Phalange. On remarque, entre autres plans, la réforme de l’édilité parisienne, qui est encore une idée de M. Perreymond. A l’exemple de la Phalange, la Démocratie pacifique se montre conservatrice au point de vue politique, démocratique au point de vue administratif. Elle ne cesse pas d’attaquer la féodalité industrielle, et pourtant ne cesse pas de faire l’apologie de la politique qui la maintient. A l’extérieur, elle continue à proposer l’administration unitaire du globe, le congrès permanent de Constantinople l’initiative universelle de la France, et elle insiste avec une vigueur nouvelle sur l’association des douanes françaises, belges, allemandes, italiennes ; elle conseille la conquête de Madagascar, le système colonial de Louis XIV, une foule de merveilles politiques, économiques, sociales et morales. Toutes ces merveilles ne doivent pas coûter un coup de canon ; la Démocratie déteste la guerre, et M. Thiers est toujours signalé comme le fléau d’une politique incendiaire ; tout s’arrangera à l’amiable, sans coup férir, avec la permission de l’Angleterre, avec l’appui de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse. La Démocratie pacifique rend hommage dans son programme aux excellentes intentions des ministres de Vienne et de Berlin ; pourquoi donc se fâcher ?

Dans cette troisième phase du fouriérisme, la conversion des sages a fait de nouveaux progrès, ils ont tamisé de plus en plus la lumière, de crainte d’éblouir les lecteurs ; l’orthodoxie, l’excentricité, pour mieux dire, a été reléguée dans le feuilleton. Autrefois, on rédigeait consciencieusement tous les ans le discours du trône, tel que le cabinet phalanstérien l’aurait conçu. Le roi ne manquait pas de dire que depuis 1830 il n’avait poursuivi qu’un seul but, la fondation du phalanstère ; toutes les négociations avec les cours, toutes les mesures intérieures, avaient été ménagées de manière à pouvoir présenter à la France un ministère d’initiés. La Démocratie pacifique a fini par sourire elle-même, du moins en apparence, de sa propre naïveté. Jamais elle ne s’est plus rapprochée de tout le monde, jamais les expectans n’ont été aussi nombreux. M. Victor Hugo lui-même, le poète maudit par le magicien, constamment attaqué par les disciples, est réhabilité aux yeux des sages depuis certain discours où M. de Lamartine s’est nettement séparé de la secte. Des profanes distingués ont été admis à côté des rédacteurs orthodoxes. Jusque-là il y avait progrès ; malheureusement la civilisation a introduit ses vices au sein du phalanstère. Les adamites de la politique ont perdu l’enthousiasme de l’âge d’or, l’innocence de l’âge d’argent, et, sans arriver à une conversion complète, ils se sont arrêtés dans une situation équivoque qui empire tous les jours. Le journal de la secte, s’admirant lui-même, a d’abord revendiqué modestement le droit de juger et de gouverner tous les partis. Je n’ai pas d’idées, s’est-il dit, donc je saurai juger toutes les idées, je suis impartial. Récemment les sages ont déclaré qu’ils avaient tué la politique[4]. « Incontestablement le but spécial de notre travail, disent-ils, a été atteint ; où sont aujourd’hui les partis de 1834 et de 1836 ? la débâcle de la vieille politique est consommée, les vieux partis sont brisés, anéantis. » Il n’y a donc plus ni légitimistes, ni républicains, ni juste-milieu ; il n’y a plus en Europe ni gouvernemens absolus, ni diplomatie, ni catholiques, ni protestans ; les querelles de l’Université, du clergé, ont cessé, et le tout grace à la Phalange. En vérité la mouche du coche avait plus de modestie. Après avoir enterré la politique, les sages ont inventé le socialisme et frayé la route au parti social. « L’organisation du travail, la grande idée soulevée au commencement du siècle par Fourier emporte dans son tourbillon, non-seulement ceux qui l’acceptent, mais encore ceux qui s’efforcent de lutter contre elle. » Les sages qui se vantent d’avoir tué la politique professent donc le socialisme, qui est la politique à sa dernière puissance ; ils prétendent même avoir inventé la révolution, la convention, qui proclame le droit de tous au travail, Babeuf et Buonarrotti ; ce sont eux qui ont jeté la détresse dans les classes pauvres, provoqué les coalitions des ouvriers, découvert les droits de l’homme. On ne saurait plus naïvement se contredire.

Pour sauver cette contradiction du socialisme sans politique, les disciples de Fourier ont placé les réformes sociales et administratives avant les questions gouvernementales, avant les principes. Ne voient-ils pas que la bureaucratie ne peut rien contre un ministère, que la politique révolutionnaire n’est que la défense de tous les intérêts sanctifiés par un principe, que la meilleure des réformes administratives peut devenir une cause de ruine politique[5], que le socialisme sans politique est le despotisme du docteur Francia, la plus hideuse des tyrannies ? Comment prétendre que la politique est morte, quand on intervient dans toutes les affaires, quand on prend parti sur toutes les questions, quand on tombe d’accord avec l’opposition sur les évènemens d’Espagne, d’Irlande, de Suisse, et quand on publie un journal quotidien, sans se refuser aucune des aménités de la polémique ? On croit s’affranchir du joug de la politique, et en réalité on ne fait que de la politique personnelle, on ne cherche que des ressources, des relations, des alliances ; on vise à la modération, et on flatte les partis extrêmes ; on a loué la veille un journal ultrà-conservateur, le lendemain un journal ultrà-radical. L’égoïsme est le dieu de l’école ; les mêmes actes, les mêmes hommes sont tour à tour bafoués et applaudis suivant les convenances de la secte. Aux éloges on répond par la flatterie, à la critique par l’injure. Enfin, tandis que l’école se déclare naïvement à la recherche d’une position sociale par la force du feuilleton, elle prêche la plus profonde des immoralités politiques, l’indifférence, le mépris en matière de principes et de partis. Je n’accuse pas les intentions, je n’accuse pas les homme, je n’accuse pas non plus l’essor des passions ; j’accepte, s’il le faut, toutes les apologies de la moralité du phalanstère, bien que Fourier n’ait pas ajourné si loin qu’on nous l’assure la double polygamie, bien que la liberté amoureuse soit la première issue de la civilisation, bien que la morale, une fois détruite dans le principe qui oblige, soit immédiatement détruite dans l’application. Je n’accuse ici que cette tendance déplorable des phalanstériens, qui nous présente comme l’idéal de la perfection politique le type du mauvais citoyen. Sans principe, sans raison, sans limite, l’utopie phalanstérienne se réduit à la suppression de tous les devoirs politiques et au dénigrement systématique de tous les principes au profit de tous les gouvernemens établis.

Que le magicien renonçât à la politique, on le conçoit : la magie suppléait à la politique, à la philosophie, à la religion, à la guerre, à tout. Fourier était à sa manière dans le sens commun, il avait une idée, cette idée de la magie qui dominait le monde avant l’apparition du christianisme et de la philosophie. Les disciples de Fourier, après avoir ajourné l’industrie attrayante, cosmogonie, le phalanstère, n’ont pas même l’excuse de la folie ; ils n’empruntent au fouriérisme que ses tendances grossières, moins le principe du système, ils en sont réduits à reconnaître qu’ils se bornent à inspirer le désir de lire les ouvrages de Fourier, et ces ouvrages sont la meilleure condamnation de leurs théories nouvelles. Défendent-ils les gouvernemens ? Le maître a déclaré que ce sont là des tyrannies pénibles. Se placent-ils avec les démocrates ? Fourier les appelle dupes ou fripons. Tiennent-ils à des constitutions ? Je m’en bats l’œil, a dit le magicien, je ne les lis pas. Respectent-ils la philosophie ? Elle n’a inspiré (c’est encore Fourier qui parle) que des massacres, des lois subversives. Fourier approuve Napoléon d’avoir supprimé la section, des sciences morales à l’Institut ; on ne doit rien attendre des philosophes ; comme les savetiers, ils ne travaillent pas dans le neuf. Respectent-ils la religion ? La religion est une facétie indigne. S’efforcent-ils de concilier le christianisme et le fouriérisme ? Mais la loi du sacrifice, c’est l’anti-fouriérisme, elle est à la doctrine comme les ténèbres à la lumière, comme la terreur à l’amour, comme le besoin à l’attraction. Suivant Fourier, Jésus-Christ cachait son jeu, de crainte d’alarmer la caste ; il vivait avec des courtisanes, il dînait chez des traitans ; il disait : Frappez et on ouvrira ; c’était dire : Cherchez l’industrie attrayante, et vous la trouverez. On n’a pas cherché, et la civilisation est encore chrétienne ; la Théorie des quatre Mouvemens a paru, et la société est toujours plongée dans l’impénitence finale du christianisme. Enfin, si les fouriéristes promettent de pratiquer la morale chrétienne, Fourier leur répond encore : « La morale vient de morari, retarder, entraver, et il faut, au lieu de l’homme moral, entravé, et par suite faux, hypocrite, étudier l’homme passionnel. » Le devoir est une des nécessités les plus monstrueuses de la civilisation. Quand on propose des colonies agricoles, des fermes d’asile, on est dupe de ce que Fourier appelait des avortemens philanthropiques, des cacophonies champêtres. Tenez-vous au progrès de l’enseignement primaire, secondaire, libre, universitaire, peu importe ? « Vous multipliez les chevaliers d’industrie en rébellion avec la société par l’excès d’instruction et l’exiguïté des moyens. » Améliorez-vous la civilisation ? C’est empirer un fléau, c’est multiplier les malheurs. Enfin, prêchez-vous l’association ? Vous ne rencontrez pas de plus redoutable adversaire que Fourier ; vous êtes simplistes, vous tombez dans le charlatanisme de Owen et de Saint-Simon, vous méconnaissez l’art d’associer. On ne juxtapose pas les hommes ; si l’attraction ne les unit, les familles se subdivisent ; hors du phalanstère, il n’y a que la lutte : la nature, dans la civilisation, a opposé individu à individu, famille à famille, peuple à peuple ; la guerre ouverte ou cachée est inévitable et universelle. Comment donc associer la diplomatie à Constantinople, comment donc concilier dans chaque état et sans coup férir tous les intérêts opposés ? Le magicien partirait d’un éclat de rire, lui qui démontrait la nécessité absolue de la guerre, la nécessité de la lutte des passions hors de l’harmonie, lui qui se confiait même dans cette lutte, car plus l’égoïsme était acharné, implacable, plus la guerre était forte entre les civilisés, et plus il était sûr que la force des passions non plus répercutée, mais directe, aurait enfanté des prodiges dans l’essor libre et convergent du phalanstère. Fourier ne biaisait pas, ne louvoyait pas, il ne laissait d’autre alternative que la guerre ou le paradis ; il ne conseillait pas à Napoléon de se confier niaisement dans la bonne volonté des alliés. Combattait-il les libéraux ; il était grand dans son cynisme, il faisait l’apologie de Francia ; suivant lui, Napoléon devait s’emparer du commerce, fabriquer des chapeaux rouges, et imposer une religion.

Quel est donc le lien entre les disciples et le maître ? Séparés sur tous les points, s’accorderaient-ils dans la critique de la féodalité industrielle et de la libre concurrence ? Le magicien combattait la libre concurrence avec toutes les idées qui détruisent la propriété, la famille, la société. Depuis deux mille ans, on accusait la propriété de développer l’égoïsme. Fourier respecte le principe de la propriété pour attaquer le fait, la propriété vivante, qui circule dans le commerce, se produit librement par le travail, dans tous les accidens de la concurrence. Les premiers socialistes disaient : La propriété conduit à la féodalité, à l’ ??? ; il a dit : La propriété morcelée, jointe à la famille, conduit aux castes et à la féodalité. On avait soutenu que la propriété met en lutte les pauvres et les riches, les peuples et les gouvernemens : il croit démontrer qu’elle met en opposition les prolétaires et les capitalistes, les ouvriers et les grands seigneurs de la terre et de l’industrie ; on disait que la propriété, c’est la guerre ouverte ou masquée : il a répété que la concurrence est une guerre ; on disait enfin que la propriété dictait des lois répressives, politiques, jamais morales : il a reproduit la même idée ; toute la critique de la concurrence se retrouve dans les théories de Platon, de Campanella, de Morelli. Pour l’adopter, il faut être communiste ou magicien, point de milieu, car Fourier accusait la concurrence et la féodalité actuelles, comme il accusait tous les moyens de la civilisation, tous les procédés de l’industrie, toutes les limites des sciences descriptives. Et Fourier ajoutait comme renfort à ses attaques toutes les critiques formulées par les théoriciens même de la libre concurrence, et par ceux qui la combattaient au nom du monopole. Smith n’ignorait pas que, si la concurrence profitait au public, elle jetait la guerre dans le commerce, que cette guerre avait un seul et unique frein, la banqueroute, et il n’hésitait pas à proclamer la concurrence pour supprimer la grande guerre du monopole. Que répondait le monopole ? Il criait à l’anarchie. Fourier notait, acceptait toutes les critiques des hommes, car il avait la science des dieux. Les disciples de Fourier suppriment la magie ; dès-lors, à quoi bon leur polémique ? Peut-elle au moins s’expliquer par le socialisme ? Mais l’utopie socialiste, confiée à la discrétion des chambres, n’est guère dangereuse. Au reste, le socialisme lui-même, vrai ou faux, le socialisme dans toutes ses nuances n’avait pas aux yeux de Fourier plus de valeur que la politique. Voyez sa haine contre les jacobins, contre les démocrates, son exaspération contre les deux sectes de Owen et de Saint-Simon. Nous le répétons, il était magicien, il croyait à la toute-puissance du nombre, au charme irrésistible de la musique ; et s’il émancipait le peuple, c’est qu’il émancipait l’homme, les rois, les empereurs, les papes ; s’il assurait un minimum avec voiture aux pauvres, c’est qu’il transfigurait l’univers comme Boehm et Swedenborg.


VII. – LES ECRIVAINS FOURIERISTES.

Nous avons vu qu’en cherchant à vulgariser le fouriérisme, on l’avait détruit. Dans les publications mêmes qui ne sont destinées qu’aux initiés, la doctrine du maître s’est perdue. Sans doute le zèle ne manquait pas : l’un des premiers actes du pontificat de M. Considérant a été de dresser un catalogue des livres orthodoxes ; les écrivains qui représentent cette orthodoxie se citent les uns les autres avec une vénération qui nous attendrit et nous met sans cesse dans la voie des bonnes lectures. Malgré tout, les trois théories du fouriérisme, c’est-à-dire la musique mondiale, l’harmonie des instincts et des travaux, l’explosion du phalanstère, ne se trouvent nulle part réunies ; hors des livres de Fourier, nous n’avons que d’incomplètes et pâles compilations.

Le premier en date parmi les écrivains fouriéristes, M. Juste Muiron, doit être classé à part, il appartient à l’époque de la restauration, époque anté-diluvienne pour le fouriérisme. Le premier, il admira la terrible poésie du magicien, quand Fourier était encore un commis-marchand fort inconnu et un peu ridicule par ses lubies. En même temps, il eut le mérite de dégager le premier du labyrinthe magique de l’harmonie l’idée du comptoir communal, c’est-à-dire de la commune en commandite, dans ses Aperçus sur les procédés industriels, publiés en 1824. C’était réunir le double tact de l’artiste et de l’administrateur. — Après M. Juste Muiron vient M. Jules Lechevalier[6] ; il expose avec simplicité, d’une façon persuasive et sympathique, la doctrine de Fourier, que d’ailleurs il altère en bien des points. C’est à peine si dans cet âge primitif et antique de la religion nouvelle, on croyait à une vague et lointaine réhabilitation de l’homme et de la nature.

M. Considérant, qui a succédé à M. Lechevalier comme chef et représentant de la secte, est encore très loin de personnifier la véritable doctrine de Fourier ; il croit que le phalanstère se fonde sur l’expérience ; il ne s’est jamais occupé des nombres ; c’est par hasard qu’il a écrit quelque page sur la musique mondiale : sa foi pèche par la base, quoique, dans un élan d’orthodoxie, il soit arrivé au faîte de la hiérarchie harmonienne. Une pléiade d’écrivains entoure M. Considérant : peu appréciée dans le monde de la civilisation, elle attend les jours de l’harmonie pour briller de tout son éclat. Le plus distingué de ces écrivains, M. Paget, mort en 1840, était le Caton de la phalange ; il exposait avec méthode, il dénombrait avec une gravité plaisante les plus étranges rêveries politico-économiques du magicien. Il nous faut la série, donc les passions formeront la série ; il nous faut le travail attrayant, donc le travail sera attrayant ; il nous faut la justice, donc la justice régnera dans le phalanstère ; il faut que la population ne dépasse pas certaines limites, donc elle ne les dépassera pas. Tel est le naïf raisonnement que poursuit M. Paget d’un bout à l’autre de son livre[7] ; pas un mot sur la morale, sur la cosmogonie, pas le moindre soupçon que Fourier ait dû transfigurer la nature pour assurer d’avance toutes les possibilités du phalanstère.

Les efforts tentés par M. Considérant pour civiliser peu à peu le phalanstère devaient provoquer des révoltes intérieures. D’abord on ne put entrer dans les voies gouvernementales en 1839 sans qu’il y eût des dissidens ; on ne put faire des concessions aux civilisés sans irriter les sages. Plusieurs néophytes se séparèrent à cette époque du centre directeur. Le centre à son tour dut désavouer d’abord le zèle intempestif de quelques fidèles qui demandaient à la chambre la fondation du phalanstère ; il dut aussi se prononcer contre d’autres fidèles qui préparaient très sérieusement une tentative de réalisation dans le Brésil, et pouvaient ainsi compromettre la vraie sagesse. A côté des ultras, il y eut les hérétiques. M. Pompery, auteur d’une théorie de l’association universelle[8], inspira de vives inquiétudes à la phalange. Il pensait, il raisonnait, il présentait le phalanstère comme le couronnement du progrès continu ; à ses yeux, M. Pierre Leroux était le saint Jean. Baptiste de Charles Fourier, il osait même avouer quelques scrupules à l’endroit du travail attrayant des bayadères. Les sages frémirent, le téméraire fut grondé, et ses livres ne figurent pas dans le catalogue de la véritable sagesse. Une ardente néophyte du fouriérisme, Mme Gatti de Gamond[9], se sépara son tour du centre directeur. Elle prêcha ouvertement contre les mœurs harmoniennes : elle admettait volontiers l’essor des onze passions ; mais l’essor de l’amour, elle le rejetait au nom de toutes les femmes. On dissimula ce scandale. Nous passons sous silence bien d’autres dissidences microscopiques Un pas de plus, et nous tomberions dans l’analyse des infiniment petits.

L’attaque la plus vive partit du midi de la France. Dès l’avènement de M. Considérant, il avait surgi dans les environs de Toulouse un hérésiarque qui, sous le pseudonyme de Daurio, se livrait, dans une correspondance harmonienne, à l’interprétation la plus téméraire des livres magiques, prétendant ainsi se soustraire à l’autorité du comité directeur de Paris. En 1837 l’hérésie de Toulouse avait déjà fait une centaine de recrues. La révolte se déclara complètement vers 1841. — L’impiété du centre parisien, dit M. Daurio, fait supposer un vice dans la doctrine de Fourier ; examinons donc cette doctrine. Elle se fonde sur trois principes : Dieu, la matière et le nombre, qui gouverne Dieu lui-même. Donc, le véritable Dieu, c’est le nombre. Fourier identifie dans une même loi les mouvemens des astres, des végétaux, des animaux, des aromes et des passions. Quelle analogie peut-on établir entre le mouvement circulaire des planètes et l’organisation des végétaux ? Quel rapport y a-t-il entre la végétation et les passions de l’homme ? Admettons que l’ordre du ciel doive se réaliser sur la terre ; d’après le maître, le mouvement des comètes est irrégulier, donc l’humanité sera éternellement la même, moitié anarchique, moitié régularisée. Le maître annonce des transfigurations célestes, le progrès du ciel : sur quoi se fonde-t-il ? Sur une inconnue, sur le règne aromal. Voilà encore des rêves. Annonce-t-il des créations, des progrès terrestres ? Si la terre a vieilli, elle n’enfantera plus rien si elle est jeune, l’homme lui-même pourrait être remplacé par des créatures supérieures. — L’hérésie de Toulouse rejette les analogies musicales ; elle substitue aux douze passions que Fourier tirait de la musique quarante passions déterminées par l’histoire naturelle ; elle comprime par les instincts intellectuels l’animalité orthodoxe du fouriérisme. La raison rétablie, l’harmonie des instincts et des travaux est compromise, le phalanstère est ajourné à quatre mille ans. Les séries, dit l’hérésiarque, se développent par entraînement ; mais qui nous assure que l’entraînement ne sera jamais exploité ? Les séries rivalisent par une concurrence pacifique ; qui nous assure que la paix sera maintenue partout et toujours ? Fourier permet le vol : pourquoi pas le meurtre ? Le maître abolit la morale : pourquoi donc honore-t-il le dévouement ? On garantit l’harmonie universelle des instincts par la purgation des passions, par la substitution qui absorbe tout instinct irrité. Peut-on déplacer l’amour, substituer les amans, absorber la vanité, l’avidité, l’ambition, mille désirs insatiables et le désir du bonheur qui augmente avec le bonheur même ? La vraie absorption, c’est le ciel. D’ailleurs, comment admettre que huit cent dix personnes prises au hasard vivront en harmonie, tandis qu’un seul intrus suffit à troubler une famille nombreuse ? Et si elles ne sont pas prises au hasard, comment les choisir ? Nous n’avons, dit M. Daurio, ni les règles, ni la science, ni le pouvoir indispensables pour fonder le phalanstère. La nouvelle commune suppose la civilisation détruite, les idées anéanties, aucun gouvernement qui s’oppose à l’explosion de l’harmonie ; enfin, elle suppose l’industrie attrayante, qui implique l’abondance universelle, car l’attrait ne s’attache qu’aux travaux élégans. Comment créer l’abondance ? Par la communauté ? La communauté répugne à l’attraction. Par un redoublement de travail ? Il supposerait l’entraînement et la découverte des moyens qui le provoquent. On le voit dans la guerre ; là, il touche au paroxisme : comment exciter le paroxisme dans les travaux de la cuisine et du ménage ? Le paroxisme n’est-il pas momentané ? Si on croit l’exciter et le soutenir par l’attrait de la variété, n’aurons-nous pas des productions inférieures aux travaux assidus de la civilisation ? Comment alors vaincre la concurrence des civilisés ? Au lieu de l’abondance, il y aura la misère au phalanstère.

Jamais M. Daurio ne sort des données de Fourier ; il les détruit l’une par l’autre, mais il concentre sa foi dans le groupe et la série. Avec cette donnée, il trace le plan d’une église phalanstérienne qui doit se développer par groupes et par séries, c’est-à-dire par une hiérarchie rivalisée, engrainée, contrastée, afin d’envelopper la civilisation et de l’écraser. L’hérésiarque imagine une papauté centrale, une opposition permanente, des contrepoids, un journal de polémiques intérieures interdit aux profanes. L’église ainsi constituée doit discuter la doctrine, la développer, organiser le sacerdoce de la pensée, et en même temps analyser les caractères des affiliés pour préparer dans l’avenir l’assortiment passionnel du phalanstère. Arrivé à la conception d’une église phalanstérienne, l’hérésiarque de Toulouse ne garde plus aucun ménagement pour les sages de Paris. M. Considérant est représenté comme le tyran, le Borgia, l’omnivore du fouriérisme ; il a étouffé la discussion, usurpé une autorité absolue, violé les saintes lois du groupe, qui exigent le contrôle. « Je ferai donc, dit l’hérétique à M. Considérant, acte de contre-pivot et de contre-chef, je vous livrerai aux flammes de l’opinion, au démon de la critique ; je vous attacherai au poteau de l’absurde, je vous broyerai dans votre aire, ne vous laissant d’autre issue que la vraie organisation des initiés. Résistez, mes attaques modifieront votre groupe. Je vous créerai quatre contre-poids dans la doctrine de Fourier, dans l’opinion, en m’alliant avec les socialistes et en soulevant tous les initiés qui murmurent. Frère, il faut mourir ou se convertir, se convertir ou mourir il faut[10]. » M. Daurio a échoué dans sa tentative, et le centre directeur a gardé le silence sur l’hérésie de Toulouse.

Il semble, au reste, que le fouriérisme se modifie suivant les climats. Les phalanstériens des États-Unis multiplient les associations ; on parle de la fondation de nouvelles communes, on a peut-être à cette heure réalisé le comptoir communal. Les initiés transtlantiques sont dirigés par des ministres protestans pour la plus grande gloire du christianisme ; est-ce bien là le système de Fourier ? On songe si peu au vrai phalanstère, que les comités américains se réunissent pour spéculer sur les assurances. À Londres, le fouriérisme présente une nouvelle nuance. M. Doherty, le chef des initiés de Londres, s’est aperçu que la magie est la véritable base du fouriérisme, et comme Fourier n’a pas exposé cette partie de son système, il supplée franchement au silence du maître par les révélations de Swedenborg. D’après M. Doherty, l’homme et la nature sont deux manifestations de la lumière spirituelle ; la nature reflète la lumière, l’humanité la réfracte ; un troisième phénomène de diffraction, une troisième révélation de la lumière, se manifestent dans les révélations religieuses des illuminés et des prophètes. L’univers souffre, sept fois sur huit le mal triomphe du bien, les sept huitièmes des animaux nuisent à l’homme, les sept huitièmes de l’humanité sont livrés à la douleur, les religions sont livrées dans la même proportion à l’erreur et à la contradiction, car Dieu se contredit dans les révélations religieuses comme il détruit ses créations dans le règne de l’humanité et de la nature. Il trompe ; par des prophètes comme il tue par des reptiles ; mais l’empire du mal disparaîtra, la lumière qui brille par un huitième d’exception deviendra la règle universelle de la création. Le Christ l’a promis ; après l’initiation de la chute et du repentir, après la seconde initiation de l’Évangile et de l’amour, la loi sériaire réalisera l’unité universelle annoncée par l’Évangile. Quelle est donc, se demande M. Doherty, cette loi sériaire ? Swedenborg l’a révélée dans la hiérarchie des esprits, Fourier dans la hiérarchie des harmoniens ; elle aboutit à l’omniarche dans le règne aromal, à l’omniarche dans le règne des harmoniens. Or les hommes, pense M. Doherty, sont les esprits sur la terre, les esprits sont les hommes dans le monde aromal ; donc l’omniarche, le vrai omniarche, est le centre hyperarchangélique des deux mondes, le Verbe, le Christ, et, avec un peu de bonne volonté, on verra, d’après M. Doherty, dans l’omniarche amphimondain, la seconde personne de Dieu. Ici la musique cède la place à la lumière, Swedenborg se substitue à Fourier, les anges aux harmoniens, la vision au travail attrayant ; l’hérésie est complète.

Le dernier effort de l’orthodoxie phalanstérienne ressemble à une abjuration. La Phalange vient de reparaître pour calmer les murmures des initiés les plus ardens : c’est donc là qu’il faut chercher la vraie sagesse. La Phalange parle-t-elle de l’industrie attrayante ? Nullement ; elle veut réaliser l’ordre, la liberté, l’association. Y a-t-il donc une théorie qui se propose sciemment le désordre, la tyrannie, la dissolution de la société ? Le but de la Phalange, disent les sages, est identique avec celui de la philosophie et du christianisme ; pourquoi pas avec le but du paganisme ? Néron lui-même n’incendiait Rome que pour la reconstruire mille fois plus splendide. La Phalange a oublié le système de Fourier. Plus de démarcation, s’écrie-t-elle, plus de séparation, plus d’enregistrement, plus de costume phalanstérien, et, sauf un morceau inédit de Fourier, le recueil a justifié son programme. Quant à l’avenir, voici le plan des sages : aujourd’hui, ils ont un journal quotidien pour les profanes, un recueil périodique pour les initiés ; ils sont, disent-ils, dans la période binorganique. Si leurs efforts réussissent, ils seront en mesure de publier des romans-feuilletons qui multiplieront leurs lecteurs. « Le moment venu, les doctrines sociales du journal se liant aux sentimens excités par les manifestations dramatiques du feuilleton (si on gagne les poètes à la théorie), il y aura dans le monde en bloc une conversion immense. Alors l’école proposera l’expérience de l’ordre sociétaire, et la réponse à l’appel se fera comme une explosion. » Voilà donc la baguette du magicien remplacée par le roman-feuilleton. En attendant, les sages sont à la recherche d’une position assez forte pour garantir l’expérience de toutes les entraves, soit d’en haut, soit d’en bas. Nous voilà revenus à ces mémorables discours du trône de la première Phalange, et, tout au rebours de ce qu’on disait il y a treize ans, il s’agit de conquérir la France avant de tenter l’essai sur une commune. S’il est vrai que les sages ont tué les partis, créé le socialisme, trouvé seuls le vrai nœud des questions, gouverné, refait la France par la petite phalange, le moyen d’éviter un cabinet de sages aux prochaines élections ?

Si l’on oppose le fouriérisme au saint-simonisme, on pourra s’assurer que les saint-simoniens n’ont rien à craindre de la comparaison. Les deux sectes ont également imité le moyen-âge. Le saint-simonisme voulait accoupler, comme les millénaires, une papauté sans dogmes à un libéralisme sans limites ; le fouriérisme revenait à l’idée du grand œuvre et continuait la tradition du naturalisme ancien. Tandis que les saint-simoniens exagéraient la révolution, Fourier la niait et la poursuivait de cyniques insultes. Les saint-simoniens, quelles que soient leurs erreurs, ont été héroïques d’audace, ils ont inspiré plus de dévouement, plus d’enthousiasme en deux ans que Fourier en quarante. Tous ont abordé de front le problème de la nouvelle religion ; ils ont entraîné dans leurs rangs quelques-uns des hommes les plus distingués de notre génération, et, en rendant le dernier soupir, ils ont légué au fouriérisme son principe de vitalité, le socialisme. Le fouriérisme, après son coup de tête de la Réforme industrielle, s’est amoindri, falsifié, déguisé, dans la crainte d’exciter l’hilarité universelle, et son seul mérite a été de se dissoudre à petit bruit en baissant de ton sur l’avenir harmonien, comme si, le mysticisme une fois admis, on pouvait marchander les merveilles du paradis et les mettre à la portée des économistes. Dès son origine, le fouriérisme a été frappé d’une stérilité si complète, que l’unique travail où l’école montre une sorte de vitalité se réduit à la politique de M. Considérant, étrangère à la pensée de Fourier. Pour développer la doctrine, M. Pompery la dissout dans une théorie de M. Pierre Leroux ; M. Doherty, dans les révélations de Swedenborg ; M. Daurio, dans je ne sais quelle vaine conception du groupe et de la série. Partout il ne reste que les lignes, le vague dessin d’une hiérarchie abstraite, où l’on place au gré de la fantaisie toutes les idées, sans règle, sans principe, sans logique. L’idée même du phalanstère est restée vague, confuse, et tout aussi incertaine que l’était la pierre philosophale dans l’esprit des alchimistes. Aucun ouvrage n’a paru sur le garantisme, l’époque actuelle que Fourier n’a point expliquée. Parmi les penseurs de la petite église, aucun n’a cherché à résoudre les mille objections sous lesquelles la philosophie écrase l’édifice matériel du phalanstère ; aucun n’a tenu compte des deux traditions mystique et matérialiste qui se réunissent pour s’entredétruire dans le système de Fourier ; aucun n’a soupçonné le mélange d’arithmétique vulgaire et de poésie pythagoricienne qui est l’ame et l’originalité même de cette colossale utopie. Un homme distingué, dont les idées ont plus d’une fois défrayé l’école, M. Perreyrnond, n’a jamais dit un mot du phalanstère, et ce n’est pas nous qui blâmerons sa réserve. Partout la propagande, la polémique, la prédication, ont présenté la même équivoque, qui consiste à prendre la niaise possibilité des douze passions pour un principe ; partout on a accepté l’agencement de possibilités extérieures comme une démonstration mathématique ; partout enfin on a commis la même bévue en accouplant au hasard le christianisme, la philanthropie et le phalanstère. Des démocrates, des conservateurs, que l’esprit d’aventure a réunis sous la même bannière, des matérialistes sans philosophie, des mystiques sans inspiration, voilà les forces de l’école. Chrétiens, philanthropes, socialistes, les disciples de Fourier, en renonçant à la cosmogonie harmonienne, ont transporté dans leurs idées politiques et religieuses le désordre intellectuel dont la physique du maître est l’effrayant témoignage. Aux apparitions bizarres, aux rêves bachiques, ont succédé les combinaisons politiques impossibles ; on a les chimères de l’application au lieu de celles de la théorie. C’est toujours la même folie, le théâtre seul a changé ; des régions surnaturelles, le fouriérisme a été transporté au milieu de nos intérêts et de nos passions. Par là même il hâtera son agonie ; il ne côtoiera pas impunément la vie pratique, déjà il s’est heurté à mille écueils, et tôt ou tard il viendra s’y briser.

Ainsi, un homme extraordinaire, unique, mal compris, a été la première victime de sa folie : il avait conçu un monde imaginaire, le rendez-vous de tous les rêves ; mais ses livres magnétisèrent sans instruire, et le charme seul put survivre au magicien. De Fourier aux disciples, il y eut toujours un abîme, l’équivoque du socialisme ; des premiers disciples aux disciples d’aujourd’hui, il y a un nouvel abîme créé par une politique tout-à-fait en dehors de la doctrine. L’initiation extérieure détruit le système, les livres orthodoxes ne sont que des compilations ou des hors-d’œuvre, l’école tout entière flotté entre la banalité et l’absurde, et la contradiction est si vaste, si multiple dans ses formes, que chez tout phalanstérien l’homme est infiniment supérieur au disciple. Cette considération unique m’a décidé à parler. Il est pénible de voir tant d’efforts prodigués dans une œuvre impossible et le dévouement mis au service de cette duperie gigantesque du phalanstère ; puisque les fouriéristes semblent toucher à l’heure du réveil, ils doivent se résoudre à entendre avec calme de franches félicitations sur leur conversion prochaine, qui sera hâtée par l’anarchie même de l’école. Que les phalanstériens attaquent les abus, les vices de la société, l’égoïsme des conservateurs, rien de plus utile. Que les disciples du magicien s’occupent du sort des ouvriers, de l’organisation du travail, des réformes administratives, rien de plus juste : de là au phalanstère, il y a la distance de la terre au ciel, du possible à l’impossible. Le tort des ultra-révolutionnaires de toutes les nuances depuis 1830 a été d’attaquer la révolution avec les armes de leur fantaisie, de chercher à surprendre la société et à se surprendre eux-mêmes par des intrigues métaphysiques, de torturer la science pour lui demander une rédemption au lieu d’un progrès, d’appliquer, en un mot, une force d’esprit considérable au développement d’erreurs monstrueuses. Quel a été le résultat ? On a compromis pour long-temps la cause du progrès raisonnable ; on a gaspillé des forces précieuses ; on a entravé le mouvement des idées plus que ne l’ont fait les partis rétrogrades. Au moyen-âge, les alchimistes se ruinaient en rêvant la richesse ; aujourd’hui les utopistes n’arrivent qu’au ridicule en cherchant le bruit, ils reviennent au passé en cherchant l’avenir.


FERRARI.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 novembre 1831, l’article de M. Louis Reybaud sur Charles Fourier.
  2. Il y a dans cette partie du système des détails qu’on nous saura gré de supprimer. La sollicitude de Fourier pour la béatitude sensuelle évoque au profit du plaisir toutes les possibilités que les casuistes proscrivent au nom de la morale. Notre rêveur a pensé même aux femmes âgées. La Gazette des Tribunaux avait parlé d’un jeune Champenois accusé d’avoir violé sept vieilles femmes, et sur cette possibilité Fourier fonde le hideux roman d’Urgèle et de Valère. Mêmes aménités pour les vieillards, à qui semble dédié le roman de la belle Orythie, la prostituée heureuse, riche, dévouée gratuitement à la vieillesse, la régénératrice, dit Fourier, des saines doctrines du commerce.
  3. L’article destiné au dernier numéro de la Réforme devint sous ce titre un ouvrage en deux volumes, publié en 1835.
  4. La Phalange, Revue de la science sociale, t. I, p. 38. — Sous ce titre paraît la continuation de l’ancienne Phalange, depuis long-temps interrompue, et reprise au commencement de cette année.
  5. La Démocratie pacifique proposait les assurances unitaires par l’état ; c’est le plan que le duc de Modène voulait réaliser en 1832. L’opinion des Modénais repoussait les assurances unitaires, et avec raison, car les bénéfices auraient multiplié les sbires, les espions, les jésuites et toutes les mesures nécessaires pour emprisonner les propriétaires, dont les biens auraient été d’ailleurs parfaitement assurés !
  6. Études sur la science sociale, 1835.
  7. Introduction à l’étude de la science sociale.
  8. Introduction religieuse et philosophique à la théorie de l’association de l’unité universelle.
  9. Fourier et son Système ; 1838. — Réalisation d’une commune sociétaire ; 1840.
  10. Observations critiques sur la doctrine de Fourier, par M. Daurio, 1841.