Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/51

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 209-214).


CHAPITRE LI.


Comment quelque temps après que je fus dans ce village il y vint un autre vaisseau français, nommée la Catherine de Vatteville, qui me racheta, et comment cela arriva.


Il y avait environ quinze jours que j’étais dans ce village de Tackwara-Sutibi, au pouvoir du roi Abbati Bossange, quand quelques sauvages accoururent pour m’annoncer qu’ils avaient entendu des coups de canon, et qu’il devait certainement y avoir un vaisseau à Iterronne, que l’on nomme aussi Rio-de-Janeiro. Je les priai de m’y mener, et je leur dis que peut-être mon frère y serait. Ils y consentirent ; néanmoins ils me gardèrent encore quelques jours.

Cependant le capitaine français, ayant appris que j’étais dans le village, y envoya deux de ses hommes, accompagnés de quelques chefs avec lesquels il était allié. Ils entrèrent dans la cabane d’un chef, nommé Sowarasu, près de laquelle je me trouvais. Les sauvages vinrent bientôt m’annoncer leur arrivée. Je courus au-devant d’eux, plein de joie, et je les saluai dans la langue des sauvages. Quand ils me virent si misérable, ils eurent pitié de moi et me revêtirent de leurs habits. Je leur demandai pourquoi ils étaient venus, ils me répondirent que c’était à cause de moi, et qu’on leur avait ordonné d’employer tous les moyens possibles pour me conduire à bord. Cette nouvelle remplit mon cœur de joie ; et je dis à l’un des deux, qui se nommait Pérot, et qui parlait la langue des sauvages, de se faire passer pour mon frère, et de leur dire qu’il avait apporté quelques caisses de marchandises qu’on leur donnerait s’ils me conduisaient à bord ; mais celui-ci chercha à me persuader de rester encore parmi eux, pour rassembler du poivre et d’autres marchandises jusqu’au retour du vaisseau, qui devait revenir l’année suivante.

Les sauvages consentirent à me laisser aller à bord : mon maître lui-même m’y accompagna. Les gens du vaisseau me témoignèrent beaucoup de compassion et me comblèrent de bons traitements. Après être resté un jour ou deux à bord, Abbati Bossange me demanda où étaient les caisses de marchandises, afin qu’il pût s’en retourner. Je fis part de cette demande au capitaine du bâtiment, qui me dit de l’amuser jusqu’à ce que le vaisseau eût son chargement, car il craignait de l’irriter en me gardant à bord, et qu’il ne machinât quelque trahison ; en effet, c’est une nation à qui on ne peut se fier.

Mon maître était bien décidé à m’emmener avec lui. Je parvins à le retenir, en lui disant que rien ne nous pressait, et qu’il savait bien que, quand de bons amis étaient ensemble, ils ne pouvaient pas se séparer si vite ; qu’aussitôt que le vaisseau serait prêt à partir, nous retournerions ensemble à son village.

Le vaisseau étant sur le point de mettre à la voile, tous les Français se rassemblèrent à bord où j’étais avec mon maître. Le capitaine lui fit dire par l’interprète, qu’il le louait beaucoup de m’avoir épargné, quoiqu’il m’eût pris parmi ses ennemis ; et il ajouta, pour avoir un prétexte de ne pas me laisser partir, qu’il comptait me donner quelques marchandises pour rester encore un an parmi les sauvages, à rassembler du poivre et d’autres denrées, parce que je les connaissais. Alors un ou deux matelots qui devaient représenter mes frères, et qu’on avait choisis parce qu’ils me ressemblaient un peu, commencèrent à s’y opposer, et à dire qu’ils voulaient que je partisse avec eux. Le capitaine feignit de chercher à les persuader, mais ils persistèrent à vouloir m’emmener, disant que notre vieux père désirait me voir avant de mourir. Le capitaine fit dire alors au chef, par l’interprète, qu’il était, à la vérité, le chef du vaisseau, et qu’il voulait me renvoyer à terre ; mais que, puisque mes frères s’y opposaient, il ne pouvait m’y forcer, puisqu’il n’était qu’un seul homme contre tous. Toute cette scène se jouait, parce qu’ils voulaient se séparer amicalement des sauvages. Je dis aussi à mon maître, que je ne demandais pas mieux que de m’en aller avec lui, mais qu’il voyait bien que mes frères ne voulaient pas me laisser partir. Il commença alors à pleurer, en disant que, puisque je voulais partir, je devais lui promettre de revenir par le premier vaisseau ; car il m’avait regardé comme son fils, et il avait été très-irrité contre ceux de Uwattibi, qui avaient voulu me dévorer.

Une de ses femmes, qu’il avait amenée à bord, vint pleurer sur moi selon leur habitude, et je pleurai aussi à leur manière. Le capitaine lui donna ensuite pour cinq ducats de marchandises, en couteaux, haches, miroirs et peignes, avec lesquelles il retourna à son village.

C’est ainsi que le Seigneur tout-puissant, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, m’ôta des mains de ces barbares. Qu’il soit loué et béni, ainsi que Jésus-Christ, son fils, Notre Sauveur. — Amen.