Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/36

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 155-158).


CHAPITRE XXXVI.


Les Indiens dévorent un prisonnier et me conduisent à cette fête.


Au bout de quelques jours, les Indiens ayant résolu de manger un prisonnier à Tickquarippe, village situé à six milles de là, ils me tirèrent de la cabane où j’étais détenu, et m’y conduisirent dans un canot, avec l’esclave que l’on devait manger, et qui était d’une nation nommée Marckaya.

Ces Indiens ont l’habitude, quand ils se préparent à dévorer un prisonnier, de fabriquer avec des racines une boisson qu’ils nomment kawi, et de s’enivrer avant de le massacrer. Quand le moment fut venu de s’enivrer en l’honneur de sa mort, je lui demandai s’il était prêt à mourir, et il me répondit, en riant, que oui, mais que la Mussurana[1] (ils nomment ainsi une corde de coton de la grosseur du doigt, avec laquelle on attache les prisonniers), n’était pas assez longue, et qu’il y manquait encore six brasses, ajoutant que je fournirais un meilleur repas, et faisant des plaisanteries comme s’il avait dû aller à une fête.

Ce malheureux m’affligeait : je cherchais à m’occuper en lisant dans un livre portugais que les Indiens avaient trouvé à bord d’un vaisseau dont ils s’étaient emparés à l’aide des Français. Je lui adressai de nouveau la parole, car les Marckayas sont les alliés des Portugais, et je lui dis : « Je suis un prisonnier comme toi, et je ne suis pas venu ici pour aider les sauvages à te dévorer, mais parce que mon maître m’a amené. » Il me répondit qu’il savait bien que les blancs ne mangeaient pas de chair humaine.

Je cherchai à le consoler en lui disant que son corps seul serait dévoré, mais que son âme irait dans un lieu de délices, où il trouverait les âmes des autres hommes. Il me demanda si c’était bien vrai, ajoutant qu’il n’avait jamais vu Dieu. Je lui promis qu’il le verrait dans l’autre vie.

Pendant la nuit il s’éleva un ouragan si violent, qu’il endommagea les toits des cabanes. Les sauvages alors me dirent en colère : « Apo Meireh geuppaw y wittu wasu immou. » C’est ce méchant homme qui en est cause, car il a regardé toute la journée dans les peaux du tonnerre : ils voulaient parler du livre dans lequel j’avais lu, m’accusant d’avoir produit cet orage pour empêcher leur fête, et sauver cet esclave parce qu’il était l’allié des Portugais.

Je priai le ciel, qui m’avait déjà préservé si souvent, de détourner encore cette fois leur colère »

Mais le temps étant redevenu beau au point du jour, ils s’apaisèrent et se mirent à boire. Je dis à l’esclave : « C’est Dieu qui a excité ce grand orage et qui veut t’avoir. » Le lendemain il fut dévoré. On verra à la fin de cet ouvrage les cérémonies qui s’observent à cette occasion.

  1. Dans d’autres endroits du texte on lit Massarana.