Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/34

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 143-147).


CHAPITRE XXXIV.


Comment le roi Jeppipo Wasu revient malade à son village.


Au bout de quelques jours, tous les malades revinrent à notre village. Jeppipo Wasu me fit amener dans sa cabane, et me dit que j’avais bien su ce qui leur arriverait, car il se rappelait fort bien que j’avais dit que la lune regardait son village avec colère. En entendant cela, je pensai que c’était Dieu qui l’autre soir m’avait inspiré de parler de la lune, et l’espérance revint dans mon cœur en voyant que le ciel me protégeait. Je me hâtai de lui dire : « C’est vrai, la lune est en colère de ce que vous voulez me dévorer, quoique je ne sois pas votre ennemi. » Il me promit alors qu’il me protégerait s’il revenait en santé ; mais je ne savais que demander à Dieu ; car je pensais : S’il revient en santé, il oubliera ses promesses et me fera mourir ; et s’il succombe, les autres diront : « Tuons cet esclave avant qu’il puisse nous faire de mal. » Je m’abandonnai donc à la volonté de Dieu, et je leur mis à tous la main sur la tête, comme ils l’exigeaient de moi. Mais Dieu ne voulut pas les épargner, et ils moururent les uns après les autres. Un enfant succomba le premier, puis sa mère, vieille femme qui devait fabriquer le vin qu’on boirait en me dévorant ; puis son frère, un autre enfant, et enfin son second frère, le même qui m’avait apporté la nouvelle de leur maladie.

Quand il eut vu périr ainsi toute sa famille, il craignit de mourir aussi lui et ses femmes ; mais je le consolai en lui disant que je prierais mon Dieu de lui conserver l’existence, s’il me promettait de penser à moi quand la santé lui serait revenue, et de me laisser la vie. Il y consentit, et défendit sévèrement de me maltraiter ou de me menacer.

Sa maladie dura encore quelque temps : enfin il guérit, ainsi qu’une de ses femmes qui était tombée malade ; mais huit personnes de sa famille périrent, entre autres une de celles qui m’avaient le plus maltraité. Il y avait encore dans le village deux autres chefs qui possédaient chacun une cabane : l’un se nommait Wratinge Wasu et l’autre Kenri-makui. Le premier avait rêvé que je m’approchais de lui et que je lui annonçais sa mort : il vint le lendemain s’en plaindre à moi. Je lui assurai que cela n’arriverait pas s’il ne cherchait pas à me faire périr, et il me promit si ceux qui m’avaient fait prisonnier ne persistaient pas dans l’intention de me faire périr, il ne les y pousserait pas.

Kenrimakui ayant eu aussi un rêve du même genre, me fit venir dans sa cabane. Après m’avoir donné à manger, il me raconta qu’autrefois il avait fait prisonnier un Portugais, qu’il l’avait tué, et qu’il en avait tant mangé, que son estomac n’avait jamais pu se remettre depuis ce temps-là. Son rêve le menaçait aussi de la mort. Je lui promis qu’il ne lui arriverait rien s’il renonçait à manger de la chair humaine.

Les vieilles femmes du village, qui m’avaient le plus maltraité et accablé de coups et d’injures, commencèrent aussi à s’apaiser et à me dire : « Scheraeire », c’est-à-dire, mon fils, conserve-moi la vie. Quand nous t’avons maltraité, c’est que nous te prenions pour un de ces Portugais que nous haïssons. Nous en avons déjà beaucoup pris et mangé ; mais alors leur Dieu n’a pas été irrité contre nous comme le tien à cause de toi, ce qui nous prouve bien que tu n’es pas un des leurs.

Ils me laissèrent ainsi pendant un certain temps, sans trop savoir en définitive si j’étais Portugais ou Français ; car, disaient-ils, j’avais une barbe rousse comme les Français, et tous les Portugais avaient la barbe noire. Dès que mon maître fut guéri, ils parurent avoir renoncé à me dévorer ; mais ils me gardaient avec soin, et ne me laissaient pas sortir seul.