Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/02

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 13-17).


CHAPITRE II.


Mon premier départ de Lisbonne en Portugal.


Nous quittâmes Lisbonne dans la compagnie d’un petit vaisseau qui appartenait aussi à notre capitaine. Nous arrivâmes d’abord à l’île de Madère, soumise au roi de Portugal, et qui est habitée par des Portugais ; elle abonde en vin et en sucre. On y voit une ville, nommée Funchal, où nous fîmes provision de vivres.

Nous nous rendîmes de là à un port de Barbarie, nommée Cape de Gel (le Cap Ger), qui appartient à un roi maure, nommé Schiriffi. Cette ville était soumise autrefois au roi de Portugal, mais Schiriffi la lui a enlevée. Nous espérions nous emparer dans ces parages d’un vaisseau qui commerçait avec les infidèles.

En approchant de la côte, nous rencontrâmes beaucoup de pêcheurs espagnols qui nous assurèrent qu’il y avait des vaisseaux près de la ville, et nous vîmes bientôt sortir du port un bâtiment richement chargé. Nous le prîmes après lui avoir donné la chasse ; mais l’équipage s’échappa dans les embarcations. Ayant aperçu sur la rive une chaloupe qui pouvait les remplacer, nous allâmes nous en emparer.

Les Maures arrivèrent à cheval pour nous résister ; mais notre artillerie les en empêcha, et nous retournâmes à Madère avec notre prise, qui était chargée de sucre, d’amandes, de dattes, de peaux de chèvres et de gomme arabique. Nous expédiâmes l’autre vaisseau à Lisbonne, pour demander au roi ce que nous devions faire des marchandises dont nous nous étions emparés, et qui appartenaient à des négociants de Castille et de Valence. Il nous ordonna de continuer notre route vers le Brésil, et de laisser notre prise à Madère, pour qu’il eût le loisir d’informer.

Nous nous dirigeâmes de nouveau vers le Cap Ger, pour voir si nous pourrions faire quelqu’autre prise ; mais les vents contraires nous ayant empêchés de nous approcher de terre, nous nous décidâmes, le jour de la Toussaint, à partir pour le Brésil.

Quand nous fûmes éloignés de quatre cents milles[1] de la côte de Barbarie, nous vîmes autour du vaisseau une foule de poissons que nous prîmes à l’hameçon. Il y en avait de grands que les matelots appellent albatores ; d’autres, plus petits, qu’on nomme bonites et dorades. On en voyait aussi, de la grandeur des harengs, qui des deux côtés ont des ailes comme celles des chauves-souris : les grands leur donnent la chasse. Quand ils sont poursuivis de trop près, ils s’élèvent au-dessus de l’eau à la hauteur d’environ deux brasses, volent ainsi presqu’à perte de vue, et replongent ensuite dans l’eau. Souvent nous en trouvions le matin quelques-uns qui étaient tombés sur le pont pendant la nuit. On les nomme, en portugais, pisce bolador (peixes voadores, poissons volants).

Nous arrivâmes bientôt à la hauteur de la ligne équinoxiale, où nous éprouvâmes de grandes chaleurs, car le soleil donnait d’aplomb sur nos têtes.

L’orage et les vents contraires durèrent si longtemps, que nous commençâmes à craindre de manquer de vivres. Une nuit, que la tempête était très-violente, j’aperçus sur le vaisseau des flammes bleues, comme je n’en avais jamais vu, particulièrement sur l’avant, là où les vagues avaient frappé. Les Portugais disaient que c’était un signe de beau temps, et que Dieu l’envoyait pour nous réconforter dans le péril. C’est pourquoi nous nous empressâmes de l’en remercier ; mais elles disparurent bientôt. On nomme ces lumières : Sante-Elmo ou Corpus-Santon (le feu Saint-Elme).

Dès le point du jour, la violence du vent s’apaisa et il devint favorable, ce qui nous prouva bien que ces lumières étaient un miracle du ciel.

Poussés par un bon vent, nous arrivâmes, le 28 janvier, en vue d’une pointe de terre nommée le Cap de Saint-Augustin, et nous entrâmes bientôt dans le port de Prannenbucke (Pernambouc), qui en est à huit milles ; après avoir passé quatre-vingt-huit jours sans voir la terre. Les Portugais y ont un village, nommé Marin, dont le commandant s’appelait Artokoslie. Nous y débarquâmes nos prisonniers ainsi qu’une partie des marchandises, et nous nous préparâmes à continuer notre route pour chercher un chargement.

  1. Hans Staden, compte par milles d’Allemagne de 15 au degré.