Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Supplément au chapitre IV

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 23-26).

SUPPLÉMENT AU CHAPITRE IV.


« Des critiques prétendent que ce chapitre anéantit les lois, par cette maxime (qui se trouve au commencement) : L’autorité des lois n’est pas fondée sur une prétendue obligation, etc. Je suis bien éloigné d’adopter cette opinion. Je pense, au contraire, qu’il n’y a ni autorité, ni loi, qui puisse reposer sur un autre fondement que celui que l’auteur italien leur assigne, c’est-à-dire, la volonté des citoyens vivans, expresse ou tacite. Si cela n’était pas ainsi, il s’ensuivrait qu’une société qui, à sa formation, aurait fait des lois funestes au bonheur du plus grand nombre, telles, par exemple, que celles qui donnent aux dépositaires de l’autorité un pouvoir trop grand, ne pourrait jamais y apporter de changement, et que le despotisme et la tyrannie, une fois consacrés par les premières conventions, seraient à jamais inattaquables. Cette conséquence, qui paraît au premier coup-d’œil un peu éloignée, est pourtant très-prochaine du principe d’où nous la tirons.

» Dans l’époque de la formation des premières sociétés, les hommes ont toujours cru qu’ils avaient prévu tous les cas, pourvu à tous les inconvéniens, fait les meilleures lois possibles. D’après cette idée si naturelle à l’homme, ils n’ont pas manqué de déclarer que ces lois seraient à jamais irrévocables. Ils ont été jusqu’à interdire toute espèce d’examen, et, à plus forte raison, toute révocation. Plusieurs anciens législateurs ont prononcé la peine de mort contre ceux qui proposeraient à leurs lois le plus léger changement. On connaît l’action de Licurgue, ou du moins le conte qu’on fait de lui, et qui prouve l’esprit général de tous les législateurs. Il fit jurer aux Spartiates de ne rien changer à ses lois, jusqu’à son retour d’un voyage qu’il allait, disait-il, faire à Delphes ; et il s’exila ensuite volontairement, pour forcer ses concitoyens à en maintenir l’observation.

» Celui qui voulait proposer un changement à une loi, devait se présenter dans l’assemblée du peuple, la corde au cou, et être étranglé sur-le-champ, si le changement qu’il proposait était rejeté. Tous les fondateurs d’ordres religieux ont eu la même manie de regarder chacune de leurs lois comme irrévocable. C’est non-seulement le style, mais l’esprit de toutes les chancelleries des nations policées de l’univers : Déclarons et statuons par le présent édit perpétuel et irrévocable… Et voilà sans doute un des plus grands obstacles qui s’opposent au perfectionnement des lois, dans toutes les sociétés politiques.

» Or, cet obstacle doit son existence et sa force au principe contraire à celui dont nous prenons ici la défense.

» Pourquoi les législateurs regardent-ils et font-ils regarder les lois qu’ils établissent, comme irrévocables ? n’est-ce pas parce qu’ils croient que leur volonté actuelle, autorisée par le consentement actuel des citoyens existans, lie et oblige pour jamais tous les citoyens nés et à naître ? Si des conventions faites il y a plusieurs siècles lient même les volontés qui n’existaient pas, l’examen le plus modéré d’une loi pourra être un crime punissable des peines les plus cruelles dans une législation ; car on peut supposer, et l’hypothèse a été réalisée plus d’une fois, quoique les exemples n’en soient pas actuellement présens à ma mémoire, on peut supposer qu’à la confection des premières lois, on a stipulé qu’on punirait de mort tout homme qui oserait rappeler à l’examen une loi quelconque ; et la punition sera juste, si les volontés des premiers citoyens, au moment de la formation de la société, ont obligé tous leurs descendans jusqu’à la fin des siècles.

» Selon le critique même à qui on répond ici, la loi, une fois revêtue de la forme autorisée, n’oblige tous les citoyens nés et à naître, que jusqu’à ce qu’elle soit révoquée par une autre loi revêtue des mêmes formalités. Il accorde donc que les citoyens actuels peuvent faire révoquer une loi ancienne, et en faire établir une nouvelle. Or, je lui demande comment s’y prendront les citoyens actuellement vivans, pour entreprendre de faire faire cette révocation ? Il faudra qu’ils examinent, qu’ils se plaignent, qu’ils représentent, qu’ils s’assemblent. Mais si l’examen, les plaintes, les représentations, les assemblées sont défendus ?… » (Note inédite de l’abbé Morellet.)