Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXXIX

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 248-254).

CHAPITRE XXXIX.

DE L’ESPRIT DE FAMILLE.


Lesprit de famille est une autre source générale d’erreurs et d’injustices dans la législation.

Si les dispositions cruelles et les autres vices des lois pénales ont été approuvés par les législateurs les plus éclairés, dans les républiques les plus libres, c’est qu’on a plutôt considéré l’état comme une société de famille, que comme l’association d’un certain nombre d’hommes.

Supposez une nation composée de cent mille hommes, distribués en vingt mille familles de cinq personnes chacune, y compris le chef qui la représente ; si l’association est faite par familles, il y aura vingt mille citoyens et quatre-vingt mille esclaves ; si elle est faite par individus, il y aura cent mille citoyens libres.

Dans le premier cas, ce sera une république composée de vingt mille petites monarchies ; dans le second, tout respirera l’esprit de liberté ; il animera les citoyens, non-seulement dans les places publiques et dans les assemblées nationales, mais encore sous le toit domestique, où résident les principaux élémens de bonheur et de misère.

Si l’association est faite par familles, les lois et les coutumes, qui sont toujours le résultat des sentimens habituels des membres de la société politique, seront l’ouvrage des chefs de ces familles ; on verra bientôt l’esprit monarchique s’introduire peu à peu dans la république même, et ses effets ne trouveront d’obstacles que dans l’opposition des intérêts particuliers, parce que les sentimens naturels de liberté et d’égalité ne vivront déjà plus dans les cœurs.

L’esprit de famille est un esprit de détail borné par les moindres minuties ; au lieu que l’esprit public, attaché aux principes généraux, voit les faits d’un œil sûr, les range chacun dans leur classe, et sait en tirer des conséquences utiles au bien du plus grand nombre.

Dans les sociétés composées de familles, les enfans demeurent sous l’autorité du chef, et sont obligés d’attendre que sa mort leur donne une existence qui ne dépende que des lois. Accoutumés à obéir et à trembler, dans l’âge de l’activité de la force, quand les passions ne sont pas encore retenues par la modération, sorte de crainte prudente qui est le fruit de l’expérience et de l’âge, comment résisteront-ils aux obstacles que le vice oppose sans cesse aux efforts de la vertu, lorsque la vieillesse languissante et peureuse leur ôtera le courage de tenter des réformes hardies, qui d’ailleurs les séduisent peu, parce qu’ils n’ont pas l’espoir d’en recueillir les fruits ?

Dans les républiques, où tout homme est citoyen, la subordination dans les familles n’est pas l’effet de la force, mais d’un contrat ; et les enfans, une fois sortis de l’âge où la faiblesse et le besoin d’éducation les tiennent sous la dépendance naturelle de leurs parens, deviennent dès-lors membres libres de la société : s’ils sont encore soumis au chef de la famille, ce n’est plus que pour participer aux avantages qu’elle leur offre, comme les citoyens sont assujettis sans perdre leur liberté, au chef de la grande société politique.

Dans les républiques composées de familles, les jeunes gens, c’est-à-dire, la partie la plus considérable et la plus utile de la nation, sont à la discrétion des pères. Dans les républiques d’hommes libres, les seuls liens qui soumettent les enfans à leur père, sont les sentimens sacrés et inviolables de la nature, qui invitent les hommes à s’aider mutuellement dans leurs besoins réciproques, et qui leur inspirent la reconnaissance pour les bienfaits reçus.

Ces saints devoirs sont bien plutôt altérés par le vice des lois qui prescrivent une soumission aveugle et obligée, que par la méchanceté du cœur humain.

Cette opposition entre les lois fondamentales des états politiques et les lois de famille, est la source de beaucoup d’autres contradictions entre la morale publique et la morale particulière, qui se combattent continuellement dans l’esprit de chaque homme.

La morale particulière n’inspire que la soumission et la crainte ; tandis que la morale publique anime le courage et l’esprit de liberté.

Guidé par la première, l’homme borne sa bienfaisance dans le cercle étroit d’un petit nombre de personnes qu’il n’a pas même choisies. Inspiré par l’autre, il cherche à étendre le bonheur sur toutes les classes de l’humanité.

La morale particulière exige que l’on se sacrifie continuellement soi-même à une vaine idole que l’on appelle le bien de la famille, et qui le plus souvent n’est le bien réel d’aucun des individus qui la composent. La morale publique apprend à chercher son bien-être sans blesser les lois ; et si quelquefois elle excite un citoyen à s’immoler pour la patrie, elle l’en récompense par l’enthousiasme qu’elle lui inspire avant le sacrifice, et par la gloire qu’elle lui promet.

Tant de contradictions font que les hommes dédaignent de s’attacher à la vertu, qu’ils ne peuvent reconnaître au milieu des ténèbres dont on l’a environnée, et qui leur paraît loin d’eux, parce qu’elle est enveloppée de cette obscurité qui cache à nos yeux les objets moraux, comme les objets physiques.

Combien de fois le citoyen qui réfléchit sur ses actions passées, ne s’est-il pas étonné de se trouver malhonnête homme ?

À mesure que la société s’agrandit, chacun de ses membres devient une plus petite partie du tout, et l’amour du bien public s’affaiblit dans la même proportion, si les lois négligent de le fortifier. Les sociétés politiques ont, comme le corps humain, un accroissement limité ; elles ne sauraient s’étendre au-delà de certaines bornes, sans que leur économie en soit troublée.

Il semble que la grandeur d’un état doive être en raison inverse du degré de sentiment et d’activité des individus qui le composent. Si cette activité croissait en même temps que la population, les bonnes lois trouveraient un obstacle à prévenir les délits, dans le bien même qu’elles auraient pu faire ; « parce que des hommes trop sensibles, trop éclairés et trop nombreux, seraient aussi trop difficiles à gouverner et à contenir[1]. »

Une république trop vaste ne peut échapper au despotisme, qu’en se subdivisant en un certain nombre de petits états confédérés. Mais pour former cette union, il faudrait un dictateur puissant, qui eût le courage de Sylla, avec autant de génie pour fonder, que Sylla en eut pour détruire.

Si un tel homme est ambitieux, il pourra s’attendre à une gloire immortelle. S’il est philosophe, les bénédictions de ses concitoyens le consoleront de la perte de son autorité, quand même il ne leur demanderait pas de reconnaissance.

C’est lorsque les sentimens qui nous unissent à la nation commencent à s’affaiblir, que l’on voit aussi ceux qui nous attachent aux objets qui nous entourent, prendre de nouvelles forces. Aussi sous le despotisme farouche, les liens de l’amitié sont-ils plus durables ; et les vertus de familles (vertus toujours faibles), deviennent alors les plus communes, ou plutôt elles sont les seules qui soient encore pratiquées.

Après toutes ces observations, on peut juger combien ont été courtes et bornées les vues de la plupart de nos législateurs.


  1. Ce membre de phrase a été ajouté par l’abbé Morellet. Il éclaircit la pensée de Beccaria, peut-être un peu trop profonde. Mais est-il juste ?…