Des couplesErnest Kolb, éditeur (p. 281-290).

ROMÉO ET JULIETTE



— Vous en prison !

— Parfaitement, j’ai fait six mois de prison, s’écria Mourval, un vieil acteur enroué, qui jouait les rôles de domestique au théâtre de notre petite ville de province.

Et il ajouta, comme s’il eût débité une tirade :

— Pensez-vous quelquefois aux sensations que doit éprouver un homme, sur la scène, quand il tient dans ses bras une créature jeune, fraîche, souvent à moitié nue ? Assurément l’habitude, l’idée qu’on nous observe, et surtout la préoccupation de bien jouer, nous rendent d’ordinaire impassibles, mais il est des jours où certains d’entre nous, des passionnés, des nerveux, frissonnent au contact de ce corps s’attachant à leur corps, à la vue de ces lèvres se tendant vers leurs lèvres. Et certes ils désirent de tous leurs désirs cette comédienne qu’ils sont obligés d’embrasser ; car, après tout, nos baisers sont toujours des baisers, et la chair qui les reçoit est de la chair qui vibre et qui palpite. Et s’il en est, parmi ceux-là, qui aiment cette femme, pensez au supplice de la presser contre soi, et cependant de rester calme, indifférent. Ils la regardent, ils l’entendent, ils l’étreignent, et c’est tout : le spectacle fini, elle s’en va, sans un sourire, sans un adieu, accompagnée de son amant, du premier venu souvent. Et cela chaque soir, pendant des mois… C’est ce supplice que j’ai enduré.

Et le vieux Mourval empoigna le carafon de cognac et s’en versa un plein verre qu’il but d’un trait. Puis il se leva, et d’une voix emphatique, avec des gestes nobles et pompeux et des attitudes à effet, il déclama cet épisode étrange de sa vie :

— J’ai été jadis un grand tragédien, et je puis le dire orgueilleusement, j’ai atteint, dans certaines pièces, les plus grands tragédiens de mon temps. Ma célébrité, hélas ! fut courte, mais elle n’en fut pas moins réelle et méritée. Comment suis-je parvenu si haut, comment suis-je descendu si bas, c’est tout un drame, un drame sublime et grotesque.

Le début en est simple, presque banal. J’étais clerc de notaire à Lillebonne, lorsqu’une troupe de passage vint donner une série, de représenta fions. Je me pris d’un amour violent pour la jeune première, Lucie Hamel, et je m’engageai. On m’accorda cinquante francs par mois, et les voyages commencèrent.

Longtemps, je ne saurais expliquer pourquoi, je n’osai déclarer ma passion. Une timidité inconcevable me retenait, d’autant plus puérile que, régulièrement, à la sortie, Lucie retrouvait quelque godelureau qui l’attendait et l’escortait. Que de fois je l’ai suivie jusque chez elle, que de fois je me suis posté sous les fenêtres, épiant les ombres, me figurant toutes les phases de cette prostitution. Lorsque l’individu la quittait, une envie monstrueuse me prenait de sauter sur lui ; je suis d’une force peu commune, je l’aurais étranglé.

Des mois, des mois de torture atroces et de jalousies odieuses, j’ai gardé le silence par crainte d’un refus, d’un éclat de rire. Puis, un soir, dans un lever de rideau, je me décidai tout d’un coup. Mon rôle m’obligeait à lui remettre une lettre. Je lui tendis le papier et murmurai bêtement :

— Je vous aime, dites-moi que vous m’aimez aussi…

Elle voulut s’emparer de la lettre, je me reculai.

— Imbécile, fit-elle, impatientée.

Les spectateurs chuchotaient, quelques-uns sifflèrent.

Enfin, hors d’elle, elle s’écria :

— Eh bien, oui, je vous aime.

Après le spectacle, elle se plaignit au directeur, mais on me payait à peine, j’étais utile, et l’on me garda.

Alors elle me montra une haine méchante, une haine de cabotine hargneuse et rancunière. Devant moi elle affectait de raconter ses conquêtes, d’énumérer les bouquets et les cadeaux qu’on lui envoyait, et, à diverses reprises, elle se moqua d’une de ses camarades qui s’était amourachée d’un ténor. Elle ne comprenait pas, affirmait-elle, que l’on pût aimer un de ces hommes-là.

Un moment, j’eus l’idée de m’enfuir, mais le courage me manqua. Et puis une ambition me soutenait ; je remarquais que peu à peu, quand je jouais devant Lucie, ma voix devenait plus assurée, mes gestes plus naturels, mon émotion moins profonde. Aussi je me mis au travail, j’étudiai toutes les pièces de notre répertoire, et j’en déclamais des morceaux entiers, partout, dans la rue, dans le train, dans ma chambre d’hôtel.

Mon espérance se réalisa. Le principal acteur abandonna la troupe. Embarrassé, le directeur demanda si l’un de nous pouvait prendre sa place. Je m’offris, et à défaut d’un autre il m’accepta.

Je fus sublime. La salle se leva pour m’acclamer. Dans les scènes d’amour surtout, j’eus du génie. Je me roulais aux pieds de Lucie, embrassant ses jupes, me traînant, bégayant les vers, pleurant, sanglotant, et de grosses larmes, des larmes réelles, me roulaient sur les joues.

Dès lors, ma réputation était faite, mais je ne pouvais quitter Lucie. Mon talent dépendait de sa vue, de son regard, du son de sa voix. Sa présence seule me donnait de l’ardeur et de l’enthousiasme. Fière de mes succès qu’elle s’attribuait, elle finit par me traiter doucement, en ami, et ne se plaignait pas de la façon un peu sauvage dont je l’étreignais quand mon rôle me le permettait.

Mais je n’obtenais rien, pas une caresse, pas un baiser. Durant un an, la journée chez elle, le soir dans sa loge, je l’ai respirée, entendue, contemplée, sentie, je l’ai vue s’habiller, se coucher ; j’ai employé la force, la jalousie, la prière ; je lui ai offert mon nom : elle est restée implacable, par une sorte d’entêtement, de cruauté instinctive. Se livrant à qui la convoitait, elle se refusait à moi, sans motif, sans le prétexte d’une aversion, sans même chercher d’excuse. « Je ne veux pas, disait-elle, je ne veux pas. »

Cependant on parlait de nous en province, et un jour nous reçûmes une invitation de la municipalité de Lillebonne pour fêter un anniversaire quelconque, l’entrée d’un roi, si je ne me trompe. Le directeur résolut de donner Roméo et Juliette dont une nouvelle adaptation venait de paraître.

D’innombrables affiches couvraient les murs de la ville. À la place d’honneur, le nom du fameux Mourval s’étalait en grosses lettres rouges. J’étais une célébrité locale dont ma patrie s’enorgueillissait ; et la Gazette de Lillebonne publia un long article sur ma vie et sur mes triomphes.

Le soir, avant le lever du rideau, je regardai par une fente de la toile et je distinguai des visages connus, des amis, de nombreuses personnes dont je me souvenais, Au premier rang des loges, les jeunes filles, en robe claire, légèrement entr’ouverte, les filles des grands industriels de la contrée, répandaient comme un parfum d’innocence.

La pièce commença. Or, dans la coulisse, un enfant me remit un billet. Je l’ouvris et je lus : « Si vous jouez bien, cette nuit je suis à vous. — Lucie. »

Alors j’ai été fou. Certes, cette soirée ne fut qu’un long accès de démence. J’ai été jugé, condamné, pourtant j’étais inconscient, par suite irresponsable. Il y a de ces actions que l’on ne commet que sous l’impulsion de la folie, et j’ai été fou, incontestablement fou.

Dès la scène du jardin, j’ai senti en moi des choses étranges. Juliette, drapée de blanc, rêvait, accoudée au balcon, et moi, caché dans l’ombre, la voix tremblante, je déclamais :

« Ô parle, ange des cieux dont la clarté m’inonde,
« Dont les ailes là-haut vont planer sur le monde,
« Et dont l’œil des mortels, sur le nuage blanc,
« Contemple stupéfait le vol étincelant ! »


Il me semblait que tout cela était vrai, que c’était Lucie qui m’attendait toute frissonnante, et que la nuit nuptiale s’ouvrait devant nous, douce et voluptueuse. Et une ardeur violente m’envahissait et me fouettait le sang.

Les tableaux se déroulaient et je parlais ainsi qu’en un songe, oubliant mon existence et luttant avec une énergie féroce, comme s’il se fût agi de mon bonheur lui-même, de mon amour, de ma Lucie.

Oh ! le cri déchirant qui brisa ma poitrine quand j’appris la mort de Juliette. C’était mon aimée qui mourait loin de moi, c’était ma vie qui s’éteignait là-bas. Et je rugissais, le cœur tordu, tout secoué par mes désirs qui jamais ne s’assouviraient.

Une boutique de vieux juif se trouvait près de moi, je frappai, il m’ouvrit et j’achetai du poison.

Puis c’est le cimetière ; au fond de la scène une église se dresse, et des bruits de clochette tintent lugubrement dans le silence de la nuit. Les tombes s’argentent de la pille clarté qui descend du ciel, et sur une grande pierre blanche, toute blanche aussi, Juliette dort de l’éternel sommeil…

« Pour la dernière fois, de sa douce présence,
« Savourez le bonheur ineffable, mes yeux.
« Enlacez-vous, mes bras, en vos derniers adieux,
« Et le sceau du marché qu’à la mort je propose,
« Sur cette lèvre enfin que ma lèvre le pose.
« Viens, guide répugnant, guide amer, poison, viens ;
« De la barque épuisée achève les destins ;
« Ô pilote de ceux qui n’ont plus d’espérance,
« Aux brisants de la mort que ta pitié me lance.
« Il en est temps, buvons. Ma bien-aimée, à toi !
« Un baiser et je meurs. »


Et j’ai bu, et je me suis jeté sur elle, et alors… vous comprenez,…son corps contrôle mien,… j’ai perdu la tête… j’ai tout oublié, Shakespeare Juliette, les spectateurs, les jeunes filles… je ne sais pas comment… j’ai cru que j’étais seul, la nuit, avec Lucie, et… et, malgré ses efforts, sa résistance, ses cris, j’ai baisé sa bouche à pleine bouche, j’ai baisé ses bras nus, ses épaules nues, j’ai déchiré ses vêtements, arraché ses jupes… et j’ai… j’ai essayé… enfin… vous comprenez… n’est-ce pas ?…

J’eus six mois de prison pour outrage public aux mœurs. Je n’ai plus aucun talent… je joue les rôles de domestique…