Des conspirations et de la justice politique/VII

Mélanges politiques et historiquesLévy frères. (p. 185-196).


VII

DES RESTRICTIONS APPORTÉES À LA PUBLICITÉ DES DÉBATS JUDICIAIRES


Dans la dernière session, en discutant la censure des journaux, on demanda que, par une disposition formelle, le compte rendu des séances de la chambre en fût excepté. Le ministère repoussa la proposition comme inutile, déclarant que l’exception était de droit.

Il fut donc solennellement reconnu par-là que la charte, en disant : Les séances de la chambre sont publiques (art. 44), n’a pas seulement voulu parler de l’admission du public dans le lieu des séances, mais qu’elle a encore posé en principe la publicité des débats par la voie des journaux, sous la responsabilité portée par la loi du 26 mai 1819, qui exige que le compte rendu soit exact et fidèle.

La charte dit également (art. 64) : Les débats seront publics en matière criminelle. Les paroles sont les mêmes comme leurs motifs. Le même texte a le même sens ; le même principe entraîne la même conséquence. La publicité des débats judiciaires, par la voie des journaux, est donc de droit comme celle des débats politiques.

Mais le ministère ne le reconnut point par une même déclaration.

Le droit a péri, en fait, par le seul résultat d’un silence qui cependant n’y portait et n’y pouvait porter aucune atteinte. En dépit de l’analogie, il faut dire de la parité des deux cas, la censure s’est exercée sur les débats judiciaires, mutilant à son gré, soit les faits, soit les défenses.

Les exemples sont nombreux. Je n’en citerai qu’un : c’est à la fois le plus scandaleux et le plus complet.

Parmi les événemens particuliers survenus dans les troubles du mois de juin, la mort du jeune Lallemand a été sans contredit le plus grave. De tous les procès possibles, celui-là devait être le plus solennel. S’il était vrai, comme on l’avait dit, que ce malheureux jeune homme eût crié vive l’empereur et résisté violemment à la force armée, l’autorité avait le plus grand intérêt à le constater, et à mettre en évidence, du moins sur un point, le caractère des troubles. Dans le cas contraire, la France n’avait pas de moindres droits à la vérité.

Un jugement a été rendu. Je n’en dis rien.

Ce jugement a été publié. Il l’a été seul. Aucun journal n’a eu la permission de raconter... je ne puis dire les débats, car il n’y en a point eu, mais ce qui s’est passé devant le conseil de guerre.

Quelques personnes pensèrent qu’une lettre de M. Lallemand le père aurait, devant la censure, plus d’autorité que le récit d’un journaliste. L’expérience n’était pas favorable à cette tentative. Elle eut lieu cependant. M. Lallemand écrivit la lettre suivante.

A M. le Rédacteur du Constitutionnel [1].

« Monsieur,

« Vous avez annoncé dans votre journal d’aujourd’hui que le conseil de guerre a acquitté le soldat qui a donné la mort à mon fils ; mais il est des détails qu’il m’importe de faire connaître. J’ai fait tout ce qui dépendait de moi pour obtenir justice, et l’on doit en être instruit.

« Mon fils fut tué le 3 juin ; et quelque temps après, lorsqu’il me fut permis de connaître le nom du meurtrier, je portai ma première plainte devant M. le procureur du roi. Une instruction eut lieu, et Imbert fut renvoyé devant le conseil de guerre.

« Là une seconde plainte fut portée par moi. Plusieurs témoins, qu’on n’a pas entendus devant le conseil, mais dont on a lu les dépositions à l’audience, attestaient que le soldat Imbert, après avoir tué mon fils, se rendit sur le lieu même où il était tombé, ramassa froidement son parapluie, et l’emporta sous son bras. J’avais cru devoir ajouter à ma première plainte que le soldat Imbert avait joint la spoliation au meurtre.

« M. Viotti, rapporteur, m’envoya chercher et fit tous ses efforts pour me déterminer à me désister de ma plainte.

« Ses raisons n’étant pas faites pour aller jusqu’à mon cœur, j’insistai pour avoir justice.

« Plus de cinq mois s’étaient écoulés depuis la mort de mon fils, et je ne recevais aucune nouvelle du conseil de guerre lorsque, le 27 octobre, dans la nuit, à sept heures du soir, je reçois l’ordre de comparaître, le lendemain 28, à neuf heures et demie, du matin.

« Je me hâtai de me rendre auprès de mes avocats : ils se tinrent prêts pour m’accompagner au conseil de guerre.

« Les pièces de la procédure ne leur avaient pas été communiquées [2], et sur plus de trente témoins qui devaient être entendus à charge, on n’en avait assigné que six.

« Je demandai un délai devant le conseil de guerre, pour qu’il fût permis à mes conseils de prendre communication des pièces, et d’assigner les témoins absens. Le conseil de guerre m’a refusé tout délai.

« Quelques témoins ont été entendus.

« Mes conseils ont voulu prendre part aux débats : on s’y est opposé. Les camarades d’Imbert, qui accusaient mon fils d’avoir proféré un cri séditieux, n’ont été interpellés ni par le rapporteur ni par mes avocats.

« Le rapporteur, M. Viotti, a déserté l’accusation : il s’est prononcé pour l’accusé.

« Mes conseils ont alors voulu donner des développemens à ma plainte. Le capitaine faisant les fonctions de procureur du roi, le commandant rapporteur, l’avocat de l’accusé, s’y sont tous opposés. Le conseil de guerre, après délibération, a cru devoir accueillir leur opposition.

« Après le discours du commandant rapporteur, qui a conclu en faveur de l’accusé, et la plaidoirie de l’avocat de cet accusé, le conseil a délibéré pendant quinze minutes. Le président a déclaré avoir ainsi posé la question : Imbert est-il coupable ou non ? Non, à l’unanimité. En conséquence, Imbert est renvoyé à son régiment pour y continuer son service.

« Voilà ce qui s’est passé, voilà comme justice m’a été rendue : ma lettre ne contient que la vérité, et cependant on m’annonce qu’il se pourrait qu’un pouvoir s’opposât à sa publication.

« Tous ces faits me confondent. Mon fils ! mon fils ! je voudrais être près de toi.

« Signé, LALLEMAND.

Paris, ce 29 octobre 1820. »


La censure interdit la publication de cette lettre, comme de tout autre récit.

J’entends déjà ce qu’on me reproche. On me blâme de rappeler encore un fait déplorable. On dit que j’excite les passions, que je réveille de tristes souvenirs, qu’il faut laisser les morts à la tombe, et couvrir d’un voile le passé.

Je proteste de toutes mes forces contre ce système d’oubli, lâche et impuissant compagnon du système de silence. Ne dirait-on pas, en vérité, que la nature humaine est si peu faible, si peu légère, qu’elle a besoin d’être exhortée à oublier ? Quoi ! nous cheminons tous, d’un pas tranquille, sur ces places où le sang a si long-temps ruisselé sous nos yeux ; les crimes et les maux dont tant de destinées, tant de cœurs sont encore brisés, sont déjà pour nous de l’histoire, et vous vous plaignez qu’on n’oublie point assez ! Vous demandez aux sentimens, de disparaître encore plus vite, à l’expérience d’effacer plus tôt ses leçons, à l’esprit de l’homme d’être encore moins sérieux, moins ferme, moins capable d’énergie et de constance ! Et pourquoi ? vous nous parlez de haines à étouffer, de dissensions à éteindre, de paix publique à rétablir. Vous vous abusez ; ce n’est point là votre vrai motif. Vous vivez vous-même de souvenirs ; il en est qui font votre force et que vous n’avez garde de repousser. Mais il en est aussi qui vous gênent, et peut-être vous accusent. C’est à ceux-là, et à ceux-là seuls que vous en voulez. Votre prétention est de mutiler le passé, de tronquer notre mémoire, d’en enlever ce qui vous importune, d’y maintenir ce qui vous sert.

Nous n’accepterons point de tels conseils. Point de privilège en fait de souvenirs ; qu’ils vivent tous pour l’instruction des gouvernemens et des peuples ; que le passé nous raconte toutes ses fautes et tous ses malheurs. Le temps n’est que trop prompt à en affaiblir la puissance ; le cœur humain n’est que trop, porté à se décharger de ce qui lui pèse. Ne venez pas énerver encore son peu de sagesse et de vertu ; laissez-le se souvenir quand il se souvient ; il s’en lassera assez vite ; il oubliera assez facilement et les erreurs, et les injustices, et les maux qui devraient l’instruire. Quel est aujourd’hui notre plus pressant besoin ? C’est de savoir que l’iniquité est partout l’iniquité, la douleur partout la douleur, que les crimes d’un parti appellent les crimes d’un autre parti, et que, dans tous les partis, les crimes sont des crimes. Permettez-nous de maudire ceux qui ont été commis, au nom d’une cause ; nous maudissons en même temps ceux qu’a fait commettre l’autre. Ne contestez pas à la mémoire tout son domaine et à l’expérience son impartialité. Vos efforts sont vains ; les hommes n’oublient point ce qui les a fait souffrir ; qu’en le condamnant, ils condamnent aussi ce qu’ont souffert d’autres hommes. En dépit de l’esprit de parti, un tel jugement, souvent répété, produit tôt ou tard son effet ; tôt ou tard il apprend à tous que la justice est l’intérêt comme le droit de tous ; et quel que soit le dernier vainqueur, s’il a eu souvent à réclamer l’équité, il est moins inique dans sa victoire.

Je rappelle la mort du jeune Lallemand, parce que le silence imposé sur la procédure est une des plus tristes preuves de cet asservissement de la justice à la politique qui offense tous les droits et détruit toutes les garanties. La publicité des débats judiciaires a bien moins pour objet de faire siéger les juges en présence de quelques hommes, que de mettre la conduite des procès et les jugemens eux-mêmes sous les yeux de tous les citoyens. C’est par-là qu’on apprend si les formes ont été respectées ou violées, si le vœu des lois a été rempli, quel esprit a présidé aux débats, sur quelles preuves a eu lieu la condamnation ou l’acquittement. Par-là, la société s’inquiète ou se rassure ; par-là, le goût et la science de la justice se répandent, et le public s’instruit dans ce qui touche de plus près à ses intérêts les plus chers. Il n’est pas un homme éclairé qui ne sache que là peut-être est le lien le plus intime qui puisse unir le peuple à son gouvernement, car de là seulement peuvent naître, ce respect de la loi, cette confiance dans les magistrats, cette habitude de comprendre la justice et d’y croire, et tous ces sentimens dont l’absence laisse le pouvoir sans racine, sans appui, isolé et flottant au-dessus de la société qu’il contient par la force, mais qu’il ne possède point. L’Angleterre aussi était très-agitée en 1794 ; des fermens destructeurs y pénétraient ; on la disait couverte de conspirations ; des lois d’exception avaient été jugées nécessaires ; qu’elles le fussent ou non, elles avaient aliéné beaucoup de bons citoyens. Horne-Tooke et Hardy furent poursuivis comme les principaux auteurs des troubles et coupables de haute trahison ; leur procès eut lieu avec toute la solennité, toute l’indépendance, toute la modération qui caractérisent les institutions judiciaires de ce pays. M. Pitt lui-même fut entendu comme témoin ; les accusés furent acquittés ; et maintenant il est reconnu que ce jugement, alors considéré comme un grand échec pour le ministère, détruisit beaucoup de préventions publiques, ramena de la confiance, fit sentir aux hommes influens tout le prix d’un ordre de choses qui donnait de telles garanties, les porta à se tenir en garde contre les périls qui pouvaient le menacer, et raffermit ainsi le pouvoir ébranlé. N’est-ce donc rien que de tels effets, et M. Pitt eût-il agi sagement en attaquant la publicité des débats qui pouvaient les produire ?

Et qu’ai-je besoin d’aller chercher des exemples hors de mon pays ? Rendez grâces vous-mêmes à l’imparfaite publicité du procès des troubles de juin, et du jugement qui l’a terminé. Que fût-il advenu si un jugement de condamnation, seul publié, eût suivi des débats tenus secrets ? Beaucoup de gens auraient eu peur, grand’peur ; mais ceux que n’eût pas saisis la peur, qu’auraient-ils pensé ? qu’auraient-ils dit ? Je l’ignore : ce que je sais bien, c’est que le pouvoir n’eût rien gagné aux sentimens qui auraient pu s’amasser. Au lieu de ce redoutable résultat, la publicité de la procédure et le jugement ont affaibli plus d’une crainte et donné lieu d’espérer que toutes les garanties n’étaient pas perdues.


Espoir fondé en effet si les interprètes de la justice, de quelque ordre qu’ils soient, reconnaissent le danger de la situation où on veut les placer, et repoussent les envahissemens de la politique qui les presse. De là dépend en grande partie notre destinée. J’ai exposé les symptômes du mal. J’ai établi leur constante relation avec les vices d’une politique égarée, inhabile à remplir sa tâche comme à user de sa force, et qui cherche du secours dans la justice, au risque certain de la corrompre en la touchant. Je n’ai garde de prétendre indiquer au pouvoir judiciaire ses devoirs, qui sont ses moyens de résistance. A lui seul il appartient de les apprécier en chaque occasion, et de s’en armer comme d’un bouclier. Mais puisque j’ai essayé de faire voir comment de prétendus complots étaient amenés à tort devant les tribunaux, et s’y trahissaient par le système de l’accusation ou la marche de la procédure, qu’il me soit permis de rechercher quels sont les caractères légaux du complot véritable, quels élémens doivent constituer le fait pour qu’il tombe sous l’empire de la loi, à quelle limite enfin ce que la politique appelle une conspiration devient ce que la justice a droit de qualifier de complot.

  1. Cette lettre est au nombre des pièces publiées dans une brochure fort intéressante intitulée : Lettre sur la Censure des Journaux et sur les Censeurs, par M. Evariste Dumoulin. ― Nov. 1820.
  2. ) A peine ont-ils eu un quart d’heure pour les parcourir.