Des conspirations et de la justice politique/Préface

Mélanges politiques et historiquesLévy frères. (p. 107-111).


PRÉFACE


Ne dites point, conjuration, toutes les fois que ce peuple dit, conjuration.
(ISAÏE, chap. 8, vers. 12.)


J’avais commencé cet écrit pendant le procès des troubles du mois de juin. Avant qu’il fût terminé, un nouvel attentat est venu alarmer le trône et la France. Je n’y vois qu’un nouveau motif de le publier.

En 1800 au théâtre de Drury-Lane, James Hadfield tira un coup de pistolet sur le roi George III. M. Erskine, chargé par la cour de la défense de l’accusé, parla en ces termes :

« Messieurs, je reconnais avec M. l’avocat-général que si, dans le même théâtre, le prévenu eût tiré le même coup sur le plus obscur des hommes assis dans cette enceinte, il aurait été conduit sur-le-champ, d’abord en jugement, et, s’il eût été déclaré coupable, au supplice. Il n’eût eu connaissance des charges dressées contre lui que par la lecture même de l’acte d’accusation. Il serait demeuré étranger aux noms, à l’existence même des hommes appelés soit à prononcer sur son sort, soit à rendre témoignage contre lui. Mais, prévenu d’une attaque meurtrière contre la personne du roi, la loi le couvre tout entier de son armure. Les propres juges du roi lui ont donné un conseil, non de leur choix, mais du sien. Il a reçu une copie de l’acte d’accusation dix jours avant le débat. Il a connu les noms, les qualités, la demeure de tous les jurés désignés devant la cour ; il a pu exercer, dans sa plus grande étendue, le privilège des récusations péremptoires. Il a joui de la même faveur à l’égard des témoins qui déposent contre lui... La loi a fait plus encore ; elle a voulu qu’un intervalle solennel séparât le jugement du crime : quel plus sublime spectacle que celui d’une nation entière légalement déclarée, pour quelque temps, incapable de rendre la justice, et cette quarantaine de quinze jours prescrite avant le débat, de peur que l’esprit des hommes ne se laissât saisir de prévention et de partialité [1]. ! »

Spectacle sublime en effet, car la loi qui le donne ne cherche que la justice, et ne consulte que la vérité. Elle sait la nature humaine et veut la sauver de ses plus excusables erreurs. Plus le crime est horrible, plus il touche de près aux débats dont la société est agitée ; plus il offense ses plus précieux intérêts et ses sentimens les plus chers, plus son châtiment est juste et nécessaire, plus il faut craindre l’influence des passions et l’ardeur des premières pensées. La loi ne doit point de complaisance à l’impatience des hommes, même légitime. Son devoir est de s’en défendre, non de la servir. Une telle jurisprudence ne protège pas seulement les accusés ; elle assure les trônes et l’ordre public mieux que toutes les tyrannies.

Par les mêmes causes, c’est surtout dans les temps de fermentation politique que la justice doit se montrer plus difficile et plus attentive. La tentation de l’envahir est si forte et le péril si grand ! Quand la guerre est entre les partis les partis travaillent à porter partout la guerre ; ils souffrent avec un dépit profond que la paix demeure quelque part, que tout ne leur soit pas appui ou instrument. Que deviendra la société si elle leur ouvre toutes ses institutions, leur livre toutes ses garanties ?

Il est mal aisé, je le sais, de résister à cette pente. C’est une raison de plus de s’y roidir. Quand le mal est là, nous acceptons trop docilement ses conséquences. Parce qu’elles sont naturelles, on dirait que nous les trouvons légitimes. Triste effet des révolutions et du découragement où elles jettent les esprits ! Il amène cet autre mal, qu’après n’avoir pas résisté, on se soulève, et que, n’ayant pas su repousser énergiquement l’injustice, on s’en autorise pour être injuste à son tour. Qui sait user de tout son droit s’épargne la nécessité de dépasser son devoir.

Loin de nous donc cette pusillanime résignation au mal et à ses dangers ! Si la justice est menacée, il faut dire ce qui la menace. Si quelque force étrangère veut la détourner à son profit, il faut s’élever contre une usurpation qui la perd. En aucun cas, la justice ne peut appartenir à la force ; c’est la force qui lui appartient, qui doit la servir. Et plus l’usurpation est pressante, plus elle a de prétextes à faire valoir, plus les amis de ce qui est légitime doivent se montrer fermes et vigilans.

En cette occasion comme ailleurs, je dirai tout ce que pense. Je ne sais nul autre moyen de répondre aux suppositions calomnieuses et de repousser d’avance les infatigables soupçons de l’esprit de parti. Je n’ai qu’un mot à ajouter. Ce ne sont point les tribunaux que j’accuse ; c’est la justice que je défends.


Paris, 1er février 1821.

  1. Speeches of Lord Erskine, Londres, 1812.