Des conspirations et de la justice politique/IX

Mélanges politiques et historiquesLévy frères. (p. 210-218).


IX

QUE SI LA MAUVAISE POLITIQUE CORROMPT LA JUSTICE, LA JUSTICE EST UNE BONNE POLITIQUE


« J’ai considéré, dit l’Ecclesiaste, les divers genres de travail, et les différens genres d’industrie, et j’ai vu que tout cela est vanité et tourment d’esprit... J’ai vu que la sagesse a autant d’avantages sur la folie que la lumière sur les ténèbres... et j’ai reconnu que tout ce discours devait finir par ceci : Crains Dieu et observe sa loi. »

Que la politique s’épargne le dédain et retienne son sourire ; je ne viens point lui interdire la science du bien et du mal, ni lui en reprocher 1’usage. Il faut accepter, pour les gouvernemens comme pour les peuples, l’imperfection de la condition humaine et les nécessités qu’elle fait peser sur eux. Il y a de l’erreur comme de l’injustice à leur demander de répondre à tout par la raison, de suffire à tout par la vertu. Leur tâche est difficile ; que leur influence habituelle soit salutaire, que leur conduite générale tende au bien ; nous n’avons pas droit d’espérer ni de prétendre davantage.

Mais serait-il donc défendu de reconnaître qu’il est des temps où la justice est une habileté savante et la morale une force utile ? Je n’exige point qu’on fasse violence aux faits, ni que l’intérêt du pouvoir soit compromis. Je désire seulement que l’inhabileté, la légèreté, la passion ne se croient pas dispensées de ce qui est juste, quand ce qui est juste est à la fois profitable.

Depuis trente ans l’injustice et la force ne se sont pas épargnées sur notre terre. Elles l’ont possédée à leur aise et exploitée à leur gré. Je ne sache pas que cela leur ait réussi, et nous savons ce qu’il nous en a coûté.

La situation du gouvernement du roi est singulière. Son rétablissement n’a été l’ouvrage d’aucun parti. La révolution s’en est alarmée. La contre-révolution n’en a pas été satisfaite. La restauration s’unissant à la charte, a entrepris de gouverner à la fois, selon la raison et l’équité, deux puissances qui n’avaient cessé de se faire la guerre.


Ce fait a des conséquences infinies et qui embrassent toute la politique. Je ne les exposerai point. Mais il en est une qui se présente d’abord et les domine toutes. Le gouvernement du roi, par la position où il s’est trouvé placé, et qu’il a acceptée en donnant la charte, s’est imposé la justice en toutes choses, et envers tous les citoyens.

Quand le pouvoir est l’enfant de la force, quand il s’élève et se soutient par la main d’un parti, il est l’instrument du parti qui le prend pour chef. Il épouse ses intérêts, ses passions, ses préjugés. Il se donne à une portion de la société et se charge de la servir.

Tels n’ont pas été les engagemens de la restauration. Personne ne l’a faite ; elle ne s’est donnée à personne ; elle a promis d’appartenir. aux besoins généraux de la société, à ces intérêts naturels et légitimes qui sont le droit et la cause de tous.

Ainsi, ce que d’autres gouvernemens n’étaient pas à leur origine, ce qu’ils n’ont pu devenir que par le laps du temps et après de longues douleurs, la restauration a dû l’être, s’est engagée à l’être dès ses premiers jours.

Ceci n’est point de la morale. La force des choses a voué, à cette situation, le gouvernement du roi : le fait s’est passé ainsi.

En oubliant ce fait, en épousant un parti, en se considérant comme le chef exclusif de certains intérêts, de certaines passions, notre gouvernement fait donc toute autre chose que ce qu’ont fait ailleurs des gouvernemens placés, dès l’abord, dans une position différente. Ceux-ci ont marché selon leur impulsion primitive. En les imitant chez nous, le pouvoir quitte son premier terrain, abandonne la route où sa destinée l’avait fait entrer, et se livre à une impulsion non seulement nouvelle, mais contraire.

Je sais de quoi on va s’armer. On cherchera, dans ce que j’ai pu dire ailleurs, des idées, des paroles qu’on essaiera de mettre en contradiction avec ce que je dis aujourd’hui. On me reprochera d’avoir aussi parlé de partis irréconciliables, d’intérêts distincts et ennemis. On me demandera de quel droit je réclame la justice, après avoir proclamé la guerre.

Misérable subterfuge qui accuse l’intelligence ou la bonne foi de ceux qui tenteraient de s’en servir !

Oui, il y a eu, il y a encore en France, une véritable lutte d’intérêts distincts et opposés. Oui, la charte est intervenue dans cette lutte pour proclamer et consommer une victoire. Je n’ai rien à rétracter, je ne rétracte rien des conséquences que ce grand fait m’a paru contenir.

Mais, que contient la charte elle-même ? En consacrant le passé, a-t-elle proscrit quelqu’un dans l’avenir ? En assurant la liberté du culte aux protestans, l’a-t-elle retirée aux catholiques ? A-t-elle, comme cela c’est vu en Angleterre, interdit certains droits à certaines classes de citoyens, au moment où elle les confirmait pour d’autres ? En garantissant les ventes de biens nationaux, a-t-elle prononcé des confiscations nouvelles ? Elle a aboli toute confiscation. C’est le caractère et l’honneur de la charte qu’en accomplissant, d’une part, la victoire, elle fonde, de l’autre, l’égalité, c’est-à-dire, la justice, pour les vaincus comme pour les vainqueurs. Séparez-vous du passé ; prenez la charte comme le point de départ d’une société nouvelle, qui aura à s’en plaindre ? Qui viendra se dire maltraité, opprimé, exclu ? De même que la restauration n’a été l’œuvre de personne, de même la charte s’est offerte et s’offre sans cesse à tous. Elle, n’est point la fille de la force, mais celle de la sagesse qui, démêlant tout ce que la révolution a eu de légitime et d’irrévocable, l’a reconnu et adopté comme le véritable intérêt de tous, comme le besoin général de la société.

Que si maintenant il est des intérêts qui ne veuillent pas accepter ce que la charte a déclaré juste et nécessaire, qui, après la défaite, ne se contentent pas de l’égalité, il faut bien que la charte se défende, et qu’elle se défende avec le secours des intérêts qui ne lui demandent que de maintenir son ouvrage, à qui l’égalité suffit, après la victoire. Mais alors encore c’est la justice, ce sont les besoins généraux de la société que la charte protège et défend ; elle est fidèle à sa parole ; elle accomplit sa mission.

Qu’on ne se prévale donc point des formes que prend la politique obligée de repousser les efforts de ceux qui ne veulent pas la justice ; qu’on n’y cherche point des prétextes pour dire que nous aussi, nous voulons le triomphe exclusif et le gouvernement d’un parti. L’arrêt de la charte sur le passé est non-seulement sage, il est juste : à tous ceux qui l’acceptent, elle garantit le même avenir. Et quand nous disons que le charte elle-même ne peut être garantie que par son alliance avec les forces qui acceptent également le passé qu’elle a clos, et l’avenir qu’elle promet, c’est la justice et toujours la justice que nous soutenons, qu’il s’agisse d’intérêts généraux ou de droits individuels, des rapports du pouvoir avec les masses ou de ceux des individus avec le pouvoir, de politique à suivre, ou de justice à rendre, nous professons les mêmes principes, nous parlons le même langage, c’est partout la justice que nous, réclamons.

Le moyen le plus sûr de hâter ses progrès dans la politique générale, c’est de la pratiquer avec rigueur à l’égard des droits individuels et devant les tribunaux. Rien ne corrompt l’esprit des peuples comme une administration partiale de la justice criminelle. Rien n’échauffe les passions et les haines de parti comme le spectacle de l’iniquité dans les procédures et les jugemens. Voulez-vous que les citoyens s’accoutument à respecter réciproquement leurs intérêts et leurs droits ? qu’ils aient sous les yeux un exemple continuel de ce respect dans le sanctuaire où tous les droits et tous les intérêts viennent chaque jour aboutir ? Là tout est réel, vivant, facile à saisir ; là, il ne s’agit point de prononcer sur des questions immenses, et d’après des considérations plus ou moins vagues et compliquées. Que tous les hommes de toutes les classes, de toutes les opinions, arrivés là, n’y rencontrent que la loi et l’équité ; le public prendra l’habitude de penser que toutes choses doivent être réglée selon l’équité et la loi. S’il est un lieu où les préventions politiques n’aient aucun crédit, où l’esprit de parti ne soit rien, l’esprit de parti et les préventions politiques se discréditeront, s’affaibliront aussi ailleurs. La société ne demande pas mieux que d’avoir un refuge et une espérance ; elle n’affronte pas le chaos par plaisir et le naufrage de gaîté de cœur. Donnez à la justice un point d’appui sûr, et elle marchera de là à la conquête de toutes choses, du gouvernement comme de l’esprit public.

Il est temps, ce me semble, d’en essayer, car on a essayé de tout, excepté de ceci. La politique est pleine de craintes et se consume en efforts ; elle tremble peut-être de se voir bientôt au bout de sa science. Qu’elle en apprenne une autre ; qu’elle tente les voies de l’impartialité, de la vérité ; qu’elle laisse là les faits généraux, les agens provocateurs, les poursuites imprudentes, et tant de pénibles combinaisons qui ne la tirent d’embarras aujourd’hui que pour la compromettre demain. Ce n’est pas de la vertu que je lui demande, c’est un peu de prévoyance. Elle essuie des fatigues qu’elle pourrait s’épargner ; elle court des hasards dont elle peut s’affranchir. Elle rencontre des obstacles ; qui en doute ? Elle a des ennemis ; qu’elle les combatte. Mais en envahissant la justice, elle va chercher, sur un terrain où rien ne l’appelle, des obstacles nouveaux ; elle excite le mécontentement et les alarmes d’une foule d’hommes qui ne sont point ses ennemis. Grâces au ciel, il nous reste encore assez de publicité pour que de tels abus n’échappent point à notre vue ; et non-seulement ils se font voir, mais ils révèlent d’autres abus, d’autres erreurs dont ils font plus vivement sentir la gravité. Un tel mal ne se manifeste point sans accuser le système qui le produit. Il n’est jamais isolé ; il ne peut jamais l’être, et il est maintenant aussi impossible d’en méconnaître le principe que d’en mesurer toutes les conséquences. Si le principe continue d’agir, le mal se perpétuera, et ses conséquences se développeront. Que la Providence en préserve la France et la monarchie !


FIN