Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/VI

Pagnerre (p. 344-349).
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§ VI.

APPRENTISSAGE.


Dangers de l’apprentissage. — Les magistrats rétribués des îles anglaises. — Les colons français aiment mieux l’abolition que l’apprentissage.


Passons au troisième système, celui de l’émancipation simultanée avec apprentissage. « Les esclaves sont déclarés libres immédiatement et tous ensemble ; une indemnité est assurée aux colons. Les esclaves demeurent sous l’autorité de leurs propriétaires, mais sous la protection de l’état durant un espace de temps plus ou moins prolongé, en qualité d’affranchis, et leur travail est concédé au maître. » — C’est le système anglais : indemnité insuffisante, et pour la compléter, plusieurs années de l’affranchi accordées gratuitement à l’ancien maître, autrement dit, on donne au maître ce qui lui appartient, puisque l’esclave lui doit légalement toute sa vie, jusqu’aux derniers jours. Ne ménageons pas les termes : si vous n’indemnisez pas le colon de la valeur entière de la propriété hominale que vous lui enlevez, vous le volez.

Quant à l’apprentissage, il suffit de passer une heure dans une colonie de la Grande-Bretagne pour savoir ce qu’il vaut. Nous n’avons pas rencontré un créole anglais, même de ceux qui regardent en arrière, nous n’en avons pas rencontré un, sans exception, qui ne nous ait dit préférer mille fois l’émancipation à l’apprentissage ; sur ce point ils sont tous d’accord, ils disent que l’apprentissage ne fut qu’une dangereuse déception, avec autant d’assurance que nous le soutenons être une inutile transition. Le propriétaire n’y pouvait voir qu’un complément d’indemnité, il voulait en conséquence qu’il ne fût qu’une continuation de la servitude, et n’avait pas pour des hommes dont l’avenir ne lui appartenait plus, les sollicitudes d’autrefois. L’apprenti, lui, avec l’inflexible logique du bon sens, s’étonnait que sa condition ne fût pas changée, quoiqu’on lui eut pompeusement annoncé sa délivrance, et s’irritait de ne pouvoir exercer sa volonté, comme il le voyait faire à tout homme libre. L’apprentissage enfin à ce vice fondamental que le maître, sachant qu’il n’a plus qu’un temps à jouir, veut demander beaucoup, tandis que l’esclave sorti de la dépendance absolue, ne veut plus rien donner du tout[1]. — D’un côté, les planteurs se trouvèrent si mal de l’état transitoire qu’ils y renoncèrent, et préférant les chances du travail libre, donnèrent eux-mêmes, le 1er août 1838, la liberté définitive qui ne devait éclater qu’en 1840 ; de l’autre, lorsque MM. Sturge et Hervey, en visitant les colonies anglaises pour y examiner l’état des affranchis, demandèrent aux nègres quelle différence ils trouvaient entre leur ancienne et leur nouvelle position, les nègres répondirent « qu’ils n’en avaient encore aperçu aucune[2]. »

Dans le discours d’ouverture de la session de 1838, le gouverneur de la Jamaïque, sir Lyonnel Smith, engageant les planteurs à voter l’abolition définitive, leur disait en parlant de l’apprentissage : « Dans le double intérêt de la tranquillité et de la production, je vous engage à supprimer une loi qui a été aussi tourmentante pour les travailleurs que décevante pour les planteurs[3].

On peut lire dans l’ouvrage de MM. Sturge et Hervey les haines que les violences des blancs, exaspérés par les résistances des noirs, engendrèrent dans cet état faux et anormal. Ne citons qu’un fait qui s’est passé à Montserrat. Une femme est amenée fort tard au magistrat spécial, celui-ci l’envoie d’abord en prison, remettant au lendemain à juger, et la femme saisie des douleurs de l’enfantement accouche au milieu de la nuit sur les nattes du cachot. Quelle était la plainte portée contre elle : « Une telle, apprentie, refuse de travailler ! » Sir Lyonnel Smith, dans son message à l’assemblée de la Jamaïque du 29 octobre 1837, après avoir indiqué des torts que la législature avait à réparer, finit en disant : « L’île mérite ce reproche que les nègres apprentis sont à certains égards dans une condition pire qu’ils n’étaient à l’époque de l’esclavage. » Toute faute, sans aucun doute, ne vient pas des maîtres, mais il n’est pas moins certain que l’apprentissage doit être regardé comme ayant la plus large part dans les discordes qui ont tant agité les îles anglaises. Loin d’avoir été une modification utile, il fut extrêmement nuisible, comme doit être toute mesure de juste-milieu, comme le sera toute institution que l’on voudra mettre entre la dépendance et l’indépendance. L’épreuve ne fut avantageuse à personne, les deux parties s’en plaignirent également. État mixte, ou la condition de chacun ne pouvait se dessiner nettement, tout le monde s’y trouva mal ; et c’est des luttes et des colères de l’apprentissage que sortirent les inimitiés et les défiances de l’émancipation. L’apprentissage fut en réalité non pas un amendement, mais une aggravation de la servitude. On alla jusqu’à priver les prédiaux du samedi par punition, ce qui équivalait non pas même à les condamner au pain et à l’eau, mais à ne pas manger du tout. Les duretés impitoyables dont ils disent avoir été victimes, le treadmill que l’esclave ne connaissait pas, le fouet qui frappa l’apprenti plus qu’il ne frappait l’esclave, ont laissé des traces profondes, et les noirs dont un trait distinctif de caractère est de ne rien oublier, de se souvenir toujours du bien comme du mal, devinrent intraitables une fois qu’ils furent entièrement libres. Plus d’une demande exagérée de salaire imposée sur certaines habitations par les ouvriers, ne sont que la vengeance d’anciens prédiaux irrités. Ne craignons pas de nous répéter, car il faut qu’on le sache bien, la plus grande partie des troubles de la liberté doivent être considérés comme le retentissement des altercations de l’apprentissage. Une chose certaine, c’est qu’Antigues qui refusa l’apprentissage, qui passa de sa pleine volonté et d’un jour à l’autre, de la servitude à la liberté, n’eut aucun désordre à déplorer, et a marché depuis le 1er août 1834 vers une prospérité toujours croissante.

Quant aux stipendiary magistrats (magistrats rétribués) institués pour protéger les nègres, tiraillés entre des intérêts impossibles à concilier, ils ne faisaient que des mécontens d’une et d’autre part. Circonvenus et flattés dès leur arrivée, se laissaient-ils gagner au parti planteur, les apprentis les haïssaient ; résistaient-ils à la séduction, comme il arriva dans le plus grand nombre des cas, les maîtres les accablaient d’avanies. On en vit quelquefois, lors de leurs visites d’habitations, qui furent forcés de s’établir dans une écurie pour remplir leur office, parce que le propriétaire leur fermait la porte de la maison. Les magistrats rétribués ont été utiles aux nègres ; sous ce rapport ils ont fait infiniment plus de bien que de mal, et nous ne regrettons pas leur création ; mais en raison de leur mauvaise organisation et de l’arbitraire dont ils se trouvaient revêtus, ils ont certainement fait du mal, quelques gouverneurs les ont signalés comme la cause la plus efficiente des dissensions survenues entre les employés et les employeurs. Il était presqu’impossible qu’ils ne poussassent pas souvent leur entremise dans les affaires au-delà des strictes convenances, ne fut-ce que pour montrer l’urgence de leur place, et que bientôt chargés de la haine des colons, ils ne prissent point d’animosité contre eux. Appelés depuis à remplir en quelque sorte l’office de nos juges-de-paix, il est difficile qu’ils dépouillent le souvenir des vieilles injures, et que les maîtres ne conçoivent point de doute sur l’impartialité de leur tribunal. — Ainsi de tous côtés les malheurs de l’apprentissage viennent compromettre l’épanouissement de la liberté. — Mais le plus grand vice de l’institution des magistrats spéciaux, vice radical, et qui les aurait empêché toujours, quelque noblesse de caractère qu’ils pussent avoir, de produire un bien sans mélange, c’est qu’ils étaient dans la dépendance de l’autorité locale. Le gouverneur les pouvaient casser sans jugement et sans rendre compte de ses motifs ; il en résultait qu’ils se faisaient ses agens au lieu d’être les agens de la loi, qu’ils obéissaient aux ordres de son pouvoir souverain, et non aux volontés de la justice ; que leur Code enfin était sur la grande table du chef de la colonie.

Maintenant, était-il nécessaire que cela fut ainsi ? Le parlement ayant voté une mesure transitoire, le gouvernement comprit-il la nécessité de revêtir des magistrats spéciaux d’un pouvoir discrétionnaire, et de les avoir à sa disposition pour dompter les puissantes résistances qu’il prévoyait ? C’est question. Et nous penchons entièrement pour l’affirmative.

Au surplus, nos colons eux-mêmes ne se soucient point de l’apprentissage, ils en ont appris les dangers, et par l’organe de leurs commissions ils déclarent n’en pas vouloir. Voici comment s’exprime M. Jollivet, délégué des blancs de la Martinique : « L’apprentissage anglais à démontré surtout d’une manière évidente, ce que l’absence de toute intervention directe de la part du maître pouvait entraîner de perturbation dans l’économie du travail. Une fois que les magistrats protecteurs se sont placés entre le maître et l’esclave, il n’a plus été possible de compter sur l’assiduité des apprentis. Les châtimens les plus sévères ont été impuissans ; des instrumens de coercition, inconnus jusqu’alors, ont été inventés pour combattre la force d’inertie. Tout a échoué. Les colons ont été forcés de renoncer aux délais que le gouvernement avait stipulés comme une part de l’indemnité. Ce sacrifice était commandé par la prudence la sécurité des personnes, et l’espoir d’empêcher la ruine totale des fortunes. L’apprentissage, ou pour mieux dire, la substitution du gouvernement au maître, avait enfanté la plus désastreuse anarchie. »

  1. L’expérience de l’apprentissage anglais a révélé mille autres difficultés inhérentes à ce système, et notamment celle-ci. Jusqu’à ce qu’il fut établi, les voleurs étaient jugés et punis sommairement par le maître sur l’habitation, mais sous l’empire de la nouvelle loi, il n’en pouvait plus être ainsi. Il fallait envoyer le délinquant à la geôle, où il restait quelquefois deux mois en attendant la session de justice ; de sorte que jusqu’à la fin de cette prévention d’abord et ensuite durant la détention s’il y avait lieu, le propriétaire restait privé par la loi, du travail de l’apprenti que la loi lui avait garanti. De plus, le jardin du coupable était nécessairement abandonné, et quand il sortait de prison, ne trouvant pas de vivres sur sa terre et ne pouvant rien gagner, puisque ses bras ne lui appartenaient point, il allait de nouveau piller les autres.
  2. The West-Indies, etc.
  3. Précis de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises, publié par ordre du ministère de la marine ; deuxième publication.