Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/II

Pagnerre (p. 314-334).
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§ II.

INCOMPATIBILITÉ DE L’INSTRUCTION RELIGIEUSE OU PRIMAIRE AVEC L’ESCLAVAGE.


Aucune utile modification à la servitude n’est possible. — Les lois existantes donnent à l’esclave la plus grande partie des garanties conciliables avec l’esclavage. — Ordonnance du 5 janvier 1840, et ses résultats. — Les esclaves ne peuvent rien comprendre au catéchisme. — Les colons ne veulent pas permettre que l’on traduise le catéchisme en créole. — Les nègres et beaucoup de créoles croient aux sortilèges et aux amulettes. — Clergé catholique. — Écoles primaires. — Elles sont instituées par la métropole, pour les esclaves, il est défendu par les autorités locales d’y recevoir des esclaves. — Toute éducation, soit religieuse soit morale des esclaves, est dangereuse pour les maîtres.


Personne ne peut se rallier aux moyens d’abolition que nous avons exposés dans le paragraphe précédent, ce serait prolonger indéfiniment l’esclavage, et l’on sait que la France veut autre chose. Cependant les colons effrayés du passage subit de la servitude à la liberté, et rejetant à priori la libération en masse comme inadmissible, flottent entre mille projets, ils cherchent des élémens de transition qu’ils ne parviennent pas à trouver et qu’ils ne trouveront pas parce qu’ils n’y en a pas. — Si l’on ne donne point la liberté complète et absolue, que serait-il possible de faire, législativement parlant, de mieux que ce qui est aujourd’hui ? Rien. Toutes les modifications que l’on pourrait introduire dans le régime de l’esclavage ne dépasseraient point ce qui est déjà fait. L’édit de 1685, connu sous le nom de Code noir, véritable base législative des colonies, n’a point du tout abandonné l’esclave au colon ; il s’est gardé la faculté d’intervenir entre l’un et l’autre, il a toujours fait une distinction pour la chose humaine, parmi les choses dont un planteur a besoin. Il détermine les conditions dans lesquelles on pourra l’employer, il réglemente les pouvoirs du maître, il définit son autorité, avec sa responsabilité, il établit ses devoirs relativement à l’entretien, à la nourriture, à l’instruction religieuse, à la vieillesse, à la maladie des nègres ; il charge les officiers et procureurs de punir les traitemens barbares et inhumains, il pénètre despotiquement dans l’intérieur le plus intime des habitations, il leur fait défense expresse, par exemple, d’employer un économe qui ne serait pas catholique. L’ordonnance de Louis XVI, du 15 octobre 1786, va plus loin, comme nous l’avons déjà dit, elle impose un hôpital à chaque habitation, elle concède un jardin aux esclaves, elle défend de faire travailler les femmes enceintes et les nourrices. Enfin, elle prescrit de nouveau les visites domiciliaires et prononce la peine de mort pour le maître qui aura fait périr un esclave. — La servitude des nègres, il est donc bien certain, ne fut accordée aux colonies qu’avec restriction, on l’avait même colorée de l’utilité dont elle serait à ces malheureux par le moyen de l’instruction religieuse qu’ils devaient recevoir, et le Code noir s’était réservé et consacrait d’une manière formelle (art. 26) le droit de patronage et de visite. Mais c’est précisément le vice radical de la servitude que l’on ne puisse y veiller sans compromettre l’institution et la saper par la base. Aussi fut-on obligé de laisser la loi se taire et de finir par livrer l’esclave à l’autorité absolue du maître[1], C’est pour cela que les créoles oubliant à quelles conditions il leur fut permis de posséder des hommes, ne voient plus dans leurs nègres qu’un meuble absolument identique à tout autre meuble, sur lequel ils ont des pouvoirs que l’on ne peut vérifier sans offenser la justice ; c’est pour cela qu’ils ne croient point que leur propriété pensante soit une propriété exceptionnelle, à laquelle on a mis des restrictions aux droits généraux de la propriété ; c’est pour cela qu’arrivés à ne croire à leur pouvoir domestiques d’autres limites que celles de leurs conscience, ils comparent leur omnipotence à celle du père de famille dans l’antiquité ; c’est pour cela que devenus hauts justiciers depuis des siècles sur leurs domaines, ne rendant de compte à qui que ce soit, accoutumés à un arbitraire dont l’éloignement assurait l’impunité, ils s’irritent orgueilleusement de la moindre intermission métropolitaine ; c’est pour cela qu’aujourd’hui ils se révoltent contre la surveillance ; c’est pour cela enfin qu’ils crièrent à la violation des lois lorsque parut l’ordonnance du 5 janvier 1840.

Que voulait cependant cette ordonnance ? Les parquets des colonies, toujours pleins d’obséquiosité pour leurs justiciables, démontrèrent clairement par un travail fort lucide et abondamment répandu, que ses dispositions ne faisaient que remettre en vigueur des dispositions analogues de la législation coloniale non abrogées, que 1840 n’avait rien innové sur 1685 ; mais la raison a-t-elle aucun empire sur l’esprit de gens prévenus ? Les créoles ne voulurent rien entendre. Retranchés derrière la loi du 24 avril 1832, dont ils font leur charte, parce qu’elle reconnaît leurs droits acquis ; ils arguèrent des consécrations du passé pour légitimer et perpétuer le présent ; et nous les avons vu repousser énergiquement l’acte royal qui essaie une amélioration, bien que leur nouvelle charte (la loi du 24 avril) constate « qu’il existe des améliorations à introduire dans le régime des personnes non libres. »

Soyons juste pourtant, la tardive équité dont le gouvernement use en faveur des esclaves, trouble la sécurité des maîtres et l’on s’explique les répugnances qu’ils y montrent. Si j’étais colon, je ne voudrais pas non plus de l’ordonnance, car son application rigide porterait atteinte à la morne uniformité qui doit présider au régime des ateliers pour qu’ils restent calmes. « Mais va-t-on dire, la France peut-elle encore laisser des hommes à un maître sans veiller plus sur eux que sur des bœufs ou des mulets ? Les colons étant propriétaires d’hommes et pouvant abuser de leurs propriétés, n’est-il pas juste de les tenir en un perpétuel état de suspicion d’arbitraire ? qu’ils en accusent la nature seule de leur propriété. En Europe la régie soumet tous les vignicoles, tous les marchands de vin aux injurieuses vérifications de ce qu’on appelle les rats de cave, pourquoi un habitant s’offenserait-il de la visite d’un procureur du roi ? »

Ce sont là des idées naturelles, saines, qui viennent à tout le monde, et que tout le monde accepterait, mais les colons ne peuvent avoir de telles idées, leur éducation, leur orgueil et leur intérêt ensemble s’y opposent et protestent, en disant : « C’est une nouvelle loi des suspects. Pour protéger nos esclaves, qui n’ont pas besoin de protecteurs, on fait de nous des ilotes. Par ces inutiles mesures on excite l’insubordination des ateliers, on y proyoque et on y entretient des espérances d’émancipation qui ne fermentent déjà que trop pour notre sûreté. » Et les îles, avec ces raisons, se persuadent qu’elles sont victimes de la tyrannie métropolitaine. Aussi, un tiers des planteurs ont-ils complètement refusé de recevoir les visites officielles, et les deux autres tiers ne les ont-ils reçues qu’en protestant contre leur illégalité. Que serait-il arrivé si nous avions un gouvernement doué d’une volonté suivie ? Si les bureaux de la marine savaient ce qu’ils veulent ? On aurait forcé les portes, appelé les gendarmes. Quel désordre alors ! n’était-ce point semer l’esprit de révolte chez les nègres, dont les impatiences se seraient augmentées à voir la loi dompter les maîtres à leur sujet ? Parmi les créoles qui ont résisté, les uns habitués à la mollesse de l’administration, savaient qu’il n’en serait pas davantage, les autres ne comprenaient pas la portée de leur résistance, pour le plus grand nombre, ils ne se dissimulaient nullement qu’ils échauffaient peut-être les germes d’une révolution dont les esclaves prendraient leur part, mais ils n’y voulaient point regarder. Nous avons vu la copie d’une association écrite en style furibond, où l’on jurait sur son honneur et sur celui de ses enfans de repousser à main armée tout ce que l’autorité pourrait tenter pour que force restât à la loi. — Les créoles ont dans la fougue de leurs passions une violence extraordinaire, ils aiment assez la bataille, plus encore le bruit de la bataille, et quelques-uns d’entre eux accepteraient volontiers la gloire de mourir bravement en pareille occasion pour la défense du seuil domestique. Ô folie de l’espèce humaine ! La cause de l’esclavage trouverait aussi des martyrs ! Est-ce bien avec de pareils hommes que réussiront les demi moyens, et peut-on compter sur eux pour favoriser les moindres mesures de transition ?

Maintenant, il nous est facile de prouver que si le ministère ne mettait pas une incurable légèreté dans tous ses actes pour les colonies, il n’aurait jamais décrété les visites de procureurs du roi. Il y a des circonstances de localité dans les îles qui s’opposent à ce que ces visites puissent être en l’état des choses de la moindre utilité. — L’hospitalité créole est si grande, si complète, si généreuse et si générale, qu’elle atteint toutes les classes : riche ou pauvre, artiste, ouvrier ou bourgeois, tout homme qui passe est reçu au salon ou à l’office du planteur, et y reste tant qu’il lui plaît. Il n’y a même presque pas besoin pour cela de lettre d’introduction, le titre de voyageur suffit, et vous pouvez parcourir le pays d’un bout à l’autre pendant des mois entiers, sans avoir une piastre dans la poche. Aussi comme un aubergiste en serait pour ses frais d’installation, il n’existe pas une seule auberge hors des deux villes capitales. Il faut dormir au milieu des champs de cannes, et vivre des oranges qui pendent aux arbres, ou loger et manger chez les planteurs.

Que devient, avec ces nobles habitudes, l’homme de la justice ? Peut-il demander des comptes rigides à celui sous le toit duquel il a reposé ? Sortira-t-il de votre tente (souvent monté sur un de vos chevaux) pour aller exercer des sévérités chez votre frère ? Impossible. On n’a pas d’idée des mœurs des créoles. Cinquante fois il est arrivé que l’habitant, lorsqu’on lui annonçait le procureur du roi, s’avançait jusqu’au seuil et disait à l’officier public : « M. le procureur du roi, je vous défends de mettre les pieds sur mon habitation. Monsieur le voyageur, si vous daignez vous arrêter chez moi, ma maison est à vous. » Et le procureur du roi laissant sa toge à la porte, le voyageur entrait. Que vouliez-vous qu’il fît ? Il avait le soleil des Antilles sur la tête depuis cinq ou six heures, il se trouvait à dix heures de la ville, et il lui en aurait fallu faire encore deux ou trois avant d’atteindre une autre habitation, ou selon toute apparence, pareille réception l’attendait !

Ce ne sont pas des visites trimestrielles qui peuvent être efficaces. En passant, on ne voit rien, on ne peut rien entendre. Comment l’esclave prendrait-il courage à parler ? Il est toujours sous l’œil du maître, il sait qu’à peine le magistrat aurait-il tourné le dos, il serait châtié de son audace, que sa chaîne serait alourdie jusqu’à la prochaine visite, et qu’elle s’alourdirait encore davantage s’il portait plainte une seconde fois. Voilà pourquoi les officiers publics n’ont trouvé quoi que ce soit à reprendre sur les habitations ou on voulait bien les recevoir. Si l’esclavage ne devait cesser et qu’il y eut à examiner d’autre question que celle de son extinction, ce serait un magistrat spécial, à demeure et en permanence dans chaque commune qu’il faudrait établir pour la protection des esclaves. Le patronage par les procureurs du roi et leurs substituts est impossible, et les abolitionistes de bon sens ne rongeront pas plus cet os là que les autres.

Comme appréciation d’une amélioration quelconque à espérer, concurremment avec l’esclavage, il n’est pas sans intérêt de considérer ce qu’à produit l’ordonnance tout entière du 5 janvier. Elle établissait d’abord les visites et le patronage des magistrats. Nous venons de voir de quelle manière il furent reçus, et comment ils pouvaient l’être. Elle disait en outre : « Les ministres des cultes, feront l’enseignement d’un catéchisme spécial au moins une fois par semaine aux enfans esclaves sur les habitations. Les maîtres devront faire conduire ces enfans à l’église le dimanche. » À part ce qu’il y a d’étrange dans un pays ou tous les cultes sont libres, à forcer les citoyens d’une province d’élever leurs serviteurs dans une religion plutôt que dans une autre, que signifie cette instruction religieuse avec les fausses idées qu’un esclave, misérable, abruti, peut prendre des choses spirituelles ? Tout ce qu’on lui expliquera sur la puissance d’un créateur et l’immensité de la création, ne dépassera-t-il point la portée circonscrite de son esprit ? disons-le sans périphrase, l’instruction religieuse pour des esclaves est une utopie, sa propagation est une impossibilité. Et nous allons le prouver.

Quel est le moyen employé pour instruire religieusement les nègres ? c’est de leur apprendre le catéchisme. Or, voici quelques phrases de ce catéchisme « fait exprès à l’usage des paroisses des colonies françaises, et approuvé par la sacrée propagande. »

« Qu’est-ce que Dieu ? — Dieu est un esprit éternel, infini, tout-puissant, créateur du ciel et de la terre et le souverain Seigneur de toutes choses. — Pourquoi dites-vous que Dieu est un esprit ? — Je dis que Dieu est un esprit, parce qu’il n’a ni corps, ni figure, ni couleur, et qu’il ne peut être aperçu ni touché par les sens. — Combien y a-t-il de personnes en Dieu ? Trois. — Ces trois personnes sont-elles trois dieux ? — Non, ces trois personnes distinctes ne font qu’un seul Dieu qu’on appelle la Sainte-Trinité. — Comment ces trois personnes ne font-elles qu’un seul Dieu ? — Parce qu’elles ne sont qu’une même nature une seule et même divinité. — Pouvons-nous comprendre cela ? — Non, c’est un mystère, mais nous devons le croire parce que c’est Dieu qui nous l’a révélé. »

Tel est ce que l’on enseigne aux nègres, aux esclaves et à leurs enfans ! À de pauvres gens qui n’ont jamais usé de leurs facultés réflectives ! J’ai vu sur les habitations, les belles filles blanches se donner la peine de mettre tous ces mots dans la mémoire des marmailles assemblés autour d’elles, et quelques-uns d’eux les répéter assez couramment. Ces enfans noirs font ce que pour mon compte je me déclare incapable de faire, ils apprennent par cœur sept ou huit pages d’une langue qu’ils ne comprennent pas, car il ne faut point l’oublier, les nègres et surtout les négrillons n’entendent pas le français, ils ne parlent que créole. Voyez de quel profit le catéchisme à l’usage des colonies peut être pour leurs sentimens religieux ! Ils n’y trouvent qu’une lettre morte, pour eux privée de tout sens, et confondant par fois une réponse avec l’autre, ils répliquent lorsqu’on leur demande par exemple combien il y a de personnes en Dieu ? — Trois : la foi, l’espérance et la charité. »

Ce n’est pas que nous accusions les bonnes jeunes filles qui enseignent, de se borner à mettre des mots dans la tête de leurs élèves, elles ne peuvent autre chose. Le catéchisme est presqu’impossible à traduire en créole, les expressions d’un langage naturellement très borné et sans aucune formule métaphysique, font défaut pour rendre des idées si subtiles, que les hommes les plus forts d’entre nous deviennent insensés à vouloir les approfondir. Il nous a été dit que malgré ces difficultés le curé du Carbet (Martinique), M. l’abbé Goux, était parvenu à faire une traduction du catéchisme, mais on ne voudra peut être pas croire ce qui est arrivé, et pourtant cela est vrai, il lui a été interdit par l’autorité supérieure de la publier. — Les conseils coloniaux ont volé des fonds avec un certain éclat pour l’instruction religieuse dans les colonies, ils demandent que l’on enseigne l’évangile à leurs esclaves, mais ils ne veulent pas que leurs esclaves le comprennent. Et nous serions créoles, nous aurions les habitudes et l’éducation créoles, nous serions soumis aux nécessités créoles, que nous ne le voudrions pas non plus. Tout-à-l’heure on verra pourquoi.

Une douzaine de prêtres accordés à des populations de cent mille âmes répandues sur des espaces considérables, peuvent prêter quelques phrases aux défenseurs des colons, mais ne sont en réalité d’aucune valeur effective, et le moindre défaut de l’ordonnance est d’être inexécutable[2]. Elle décrète que chaque atelier enverra le dimanche ses enfans à l’église de la paroisse pour y être examinés sur le catéchisme. Eh bien ! beaucoup d’ateliers se trouvent à deux et trois lieues du bourg où est l’église ! Fera-t-on faire six lieues par jour à des enfans de cinq à quatorze ans ?

En résumé, ce que les esclaves ont appris et pourraient apprendre du christianisme, n’a véritablement servi, et ne servirait qu’à leur fausser le jugement ; c’est l’effet que les pratiques religieuses ont produit dans les basses classes des peuples européens ; c’est l’effet qu’elles produiront sur toute race ignorante. Le dimanche, les églises regorgent de nègres et surtout de négresses ; ils ont toujours le nom de Dieu à la bouche, ils décrivent régulièrement un signe de croix sur le pain qu’ils entament ou l’ouvrage qu’ils commencent ; mais ils ne savent ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font. Ils ont de la superstition au lieu de religion. Ils ne comprennent pas Dieu, et se servent de lui à peu près comme on se sert d’un charme ; ils le font intervenir dans leurs moindres embarras. — Nous nous souvenons d’une affaire de vol jugée, devant nous, à la Cour d’assise de Saint-Pierre. La première chose qu’avait faite la femme volée en s’apercevant du larcin, avait été de courir à l’église et de commander une messe pour obtenir la découverte du voleur. Une jeune fille de couleur ayant à se plaindre d’un homme qui venait de s’embarquer, fit dire des messes pour demander au Tout-Puissant le naufrage du navire qui portait son parjure. Les habitans de plusieurs côtes sauvages d’Europe ne s’y prennent pas autrement, quand de leur rivage ils voient un vaisseau dont ils convoitent les dépouilles. Les nègres croient aux sortiléges, aux ombies (revenans), et aux maléfices, comme un paysan français : voilà le fait. Aussi ceux d’entre les blancs qui n’y croient pas, ceux qui ne se chargent point de grigris[3] pour aller se battre en duel, se moquent-ils beaucoup de l’instruction religieuse qu’on prétend donner au noir, et ne parlent-ils que de son naturel superstitieux ou de ses instincts d’idolâtre. — Cela n’empêche pas quelques nègres de faire assez souvent justice des choses bizarres qu’on veut leur mettre dans la tête, témoin celui auquel son curé disait : « Honorez Dieu, il fait pousser votre manioc » ; et qui répondit : « Temps pedu, pai Bautin ; si moin pas qu’a planté li, li pas qu’a jamais poussé. » Temps perdu, père Bautin, si je ne l’avais pas planté, il n’aurait jamais poussé.

En conscience, nous ne savons ce que l’on espère de cette prétendue éducation religieuse que l’on dit indispensable au nègre pour en faire un homme libre ; nous ne pouvons y voir qu’un moyen dilatoire de la part de ceux qui en font une condition préalable de l’affranchissement. Si, avant de l’appeler à l’indépendance, on tient à ce qu’il soit un peu moins ignorant que le matelot français, il en a pour dix-huit cents ans d’apprentissage ; car tous les matelots français portent des amulettes au cou, et sifflent encore quand il fait calme pour appeler la brise.

Ce ne sont point des instructions religieuses qu’il faut aux esclaves, ce sont des instructions morales. Ce qui est nécessaire, c’est de leur enseigner les devoirs de l’honnête homme et du bon citoyen, de leur inculquer le sentiment de la dignité humaine, le goût du mariage avec la fidélité à une seule femme et réciproquement à un seul homme, comme progrès sur la promiscuité ; enfin l’amour de l’ordre, la tempérance et l’indispensabilité du travail régulier. Mais le clergé catholique n’est-il pas trop exclusivement occupé du dogme de sa croyance, pour remplir cette tâche véritablement sainte ? Le clergé catholique a perdu l’ardent amour du prochain, la sympathie profonde pour les affligés, qui fit sa gloire et son triomphe. Toute la religion pour lui se borne maintenant à de certaines pratiques de culte. Le clergé protestant s’est mis en Angleterre à la tête de la croisade contre les partisans de l’esclavage, et son infatigable zèle a fait descendre et pénétrer la haine du monstre jusque dans les rangs les plus obscurs de la société. Que firent alors et que font nos prêtres catholiques ? Quelle chaire a retenti d’anathème contre les brigandages de la traite et contre les corrupteurs de la population nègre des Antilles ? De tous ces éloquens et jeunes prédicateurs qui ont surgi, en est-il un seul qui se soit attaché à la cause des frères noirs opprimés, un seul qui se soit souvenu que le Seigneur l’avait tiré de la terre d’Égypte ? Non. Pas une voix consacrée ne s’est fait entendre en faveur des esclaves !!! La France a cependant trente mille ecclésiastiques, et la moitié de ces trente mille appartient à la génération nouvelle. Notre clergé a forfait au plus saint de ses devoirs, il a déserté l’étendard sur lequel le sublime fondateur de la religion de la majorité des Français avait écrit : Charité.

C’est malheureusement une chose trop certaine, les prêtres aux colonies ne remplissent pas leur mission, ils se laissent lier la langue par la servitude, ils se contentent de prêcher la résignation ; la résignation ! vertu d’esclave et d’invalide ; ils veulent toujours craindre d’ébranler par un mot le chancelant édifice de l’esclavage. Tout ce qui blesserait le système colonial, c’est-à-dire tout le côté moral de la foi, ils se l’interdisent : la parole de vérité n’est offerte aux esclaves que faussée et tronquée ; car les colons, tout en soutenant la stupidité native des nègres, les supposent capables de saisir un mot dans un discours. — Nous avons entendu un curé demander en pleine église à un nègre auquel il faisait subir l’examen du catéchisme : « Quel est le commandement de Dieu qui ordonne à l’esclave de respecter son maître ? » On peut penser si le pauvre nègre fut interdit. Enfin le prêtre déclara que c’était le quatrième : « Tes père et mère honoreras ! » Jugez des autres par celui-là, car celui-là est un des plus progressifs ; c’est M. Lamarche, curé de l’église Saint-François à la Basse-Terre, homme si hardi, qu’il a eu la témérité de faire carillonner et de chanter le Veni Creator à des mariages d’esclaves. Jusqu’alors l’église coloniale ne pensait pas que les esclaves méritassent la peine qu’on sonnât les cloches à grandes volées, ni qu’on appelât sur eux l’esprit créateur.

Ce n’est pas qu’il n’y ait dans le clergé des colonies quelques hommes capables de comprendre leurs devoirs, et assez courageux pour faire entendre des vérités d’une rare audace, comme celles que prononça l’abbé Marchesi, curé de la Basse-Pointe, le jour de la fête. — M. Marchesi avait commencé depuis quelques semaines une histoire de l’Ancien-Testament, et il en était juste ce jour-là à la sortie d’Égypte. La sortie d’Égypte, c’est la première révolte d’esclaves dont l’histoire nous ait gardé le souvenir ; on y voit écrit par la main de Moïse, en lettres de colère, ce que l’on voit et verra dans toute révolte d’esclaves : la duplicité, le vol et l’assassinat. Un tel sujet était scabreux à traiter devant une assemblée de maîtres et d’esclaves. L’abbé Marchesi l’aborda avec une netteté sans réserve.

« Les Hébreux sortirent d’esclavage vainqueurs de leurs maîtres », dit-il d’abord, puis reprenant la fameuse proposition de saint Augustin dans ses commentaires du Pentateuque, il ajouta plus loin, « et Dieu qui dispose à son gré des biens de la terre envers qui il lui plaît, leur permit d’emporter les richesses des Égyptiens en compensation des douleurs qu’ils avaient éprouvées. »

Les blancs qui assistaient à ce discours le tolérèrent, parce qu’ils étaient bien disposés, parce que M. Marchesi s’est fait une réputation de bonté et de fermeté, parce qu’il y a dix ans qu’il est dans le pays, mais qu’un seul colon s’en fut formalisé et M. Marchesi courait risque de la déportation. Toutes les âmes ne sont pas trempées de sorte à braver cette chance à laquelle n’ont point échappé MM. Perron, Aigniel et d’autres, qui pour avoir voulu être de véritables apôtres de la charité universelle, furent solitairement embarqués sans que le corps ecclésiastique se soit assemblé pour les défendre contre l’omnipotence blanche.

Le petit nombre d’hommes qui veulent être les serviteurs de Jésus et non pas les serviteurs des colons, sont ainsi expulsés par ordre ou s’éloignent pour ne point approuver même de leur silence, des actes contraires à la loi chrétienne. N’est-ce pas pour cette cause que M. Dugoujon, un homme calme cependant, réservé, modeste, ne demandant pas à faire de bruit, s’est retiré de la Guadeloupe ? M. Goubert n’a-t-il pas de même été forcé par l’animadversion des planteurs de s’embarquer. On prétend aujourd’hui que M. Goubert est un prêtre immoral, parce qu’il s’est marié depuis son retour en France, il y aurait beaucoup de choses à dire là dessus, mais ce n’est point le lieu ; nous demanderons seulement pourquoi on ne s’était pas aperçu de son immoralité avant qu’il se prononçât à une instruction de première communion sur toute la vanité de l’aristocratie de la peau et sur la valeur de l’esclavage[4] ? Nous avons regret de le dire, mais nous jugeons qu’il n’y a pas de bons prêtres aux colonies. Ils acceptent tous le fait esclave[5]. Il n’y ont rien changé, rien modifié, ils ont tous peur de se faire embarquer, ils ne veulent point s’exposer à souffrir pour la vérité. Ils vivent tous chez les maîtres au lieu de vivre avec les esclaves, et quand on connaît les colonies, c’est une plainte qui paraît étrange de leur entendre dire qu’ils ne peuvent rien faire, parce qu’ils compromettraient la sécurité des maîtres.

Vaut-il donc mieux laisser se perpétuer la misère et l’oppression des esclaves ? Sont-ce là les nouvelles doctrines des apôtres du Christ ? Nous comprenons très bien que les créoles veuillent empêcher les prêtres de parler, mais nous ne comprenons pas que les prêtres consentent à se taire. N’y a-t-il après tout que les esclaves qui puissent exciter le courage des missionnaires ? Ils ne peuvent leur dire la vérité ; eh bien ! que ne la disent-ils au moins aux maîtres ? Que ne leur enseignent-ils haut, fort, énergiquement, sans crainte, que le premier devoir d’un chrétien moderne est de renoncer à posséder des esclaves ? Les blancs sont en morale dans des ténèbres aussi profondes que celles où se trouvent les nègres ; l’éducation des maîtres est tout entière à faire, comme celle des esclaves. Pourquoi les prêtres l’oublient-ils ? Est-il donc vrai que la foi n’est plus, et que le temps des martyrs est passé !

Le zèle apostolique se trouvant réduit à de telles froideurs, tant que l’administration soumise aux influences locales comme elle l’est, conservera le pouvoir d’embarquer à son gré et sans jugement un prêtre pour un sermon ; on n’aura aux colonies que des ecclésiastiques, sinon ouvertement coupables, du moins sans valeur et vite découragés par le mutisme auquel ils sont astreints.

Inextricables difficultés ! au milieu de ce monde à esclaves, de quelque côté qu’on se retourne, on se heurte contre d’invincibles obstacles. On désire que les prêtres ne se laissent pas imposer silence, et l’on conçoit que les créoles leur ferment la bouche. En fait, les créoles agissent rationnellement ; le jour où les nègres comprendraient la fraternité universelle du christianisme, où ils entendraient la parole égalitaire d’un Savonarola, ce jour-là l’empire des colons serait détruit, leurs esclaves ne consentiraient plus à rester esclaves !… Quelle association que cette association coloniale ! La morale de l’évangile y est dangereuse !

Liberté, liberté donc pour tous ! C’est dans l’intérêt de tous que nous la demandons, tous souffrent là où règne l’esclavage. « Quel salut, dit l’Hospital, peut-on espérer, la liberté étant ôtée à l’homme ? La liberté et la vie vont d’un même pas, la liberté est l’élément hors duquel nous ne vivons plus qu’en langueur. »

Rendons justice aux conseils coloniaux, s’ils ont voté des fonds pour augmenter le nombre des prêtres qu’ils savaient ne pouvoir rendre aucun service, ils ont aussi demandé des écoles primaires dont ils savaient l’établissement impraticable. Quatorze frères de Ploërmel venaient d’arriver aux Antilles françaises au moment où nous les visitâmes, ils fonctionnaient déjà à Saint-Pierre ; à Fort-Royal, à la Basse-Terre et à la Pointe-à-Pitre, cela est vrai. L’ordonnance dit que les maîtres auront la faculté d’envoyer là leurs enfans esclaves. Cela est vrai encore, mais ce qui est vrai aussi, c’est qu’il est défendu aux chefs d’écoles mutuelles comme aux frères de recevoir aucun enfant esclave.

Est-ce parce que la classe de couleur a trop de préjugés pour consentir jamais à ce que ses enfans prennent place sur des bancs où seraient assis des esclaves ? Est-ce parce que des esclaves qui savent lire deviennent de mauvais esclaves ?

On y peut réfléchir, mais en tous cas, lors même que les colonies auraient des gouverneurs capables de faire exécuter la loi qu’ils sont chargés de maintenir, cela ne servirait à rien. À la ville comme à la campagne, les petits nègres rendent des services dès l’âge de six ans, ils balayent, font les commissions, aident aux gardeurs de bestiaux, et les maîtres, pour cette raison comme pour mille autres, n’enverront jamais leurs négrillons à l’école.

L’ordonnance dit encore que les instituteurs d’enseignement primaire devront aller chez les planteurs quand ils en seront requis pour donner l’instruction aux esclaves. En vérité s’il ne s’agissait de choses éminemment sérieuses, de l’enfance et de son éducation, ne croirait-on pas que c’est une moquerie ? Que peuvent sept pauvres maîtres d’école pour des populations de cent et cent vingt mille âmes ?

En somme les frères de la Basse-Terre ont 160 élèves,

Ceux de la Pointe-à-Pitre 
240
Ceux de Saint-Pierre 
220
Et ceux de Fort-Royal 
200
  820


joignez à ce nombre un nombre peut-être égal qui se trouve dans les écoles mutuelles, voilà quinze à seize cents enfans qui reçoivent une éducation gratuite dans nos îles ! et parmi eux il n’y a pas un esclave, bien que l’on prétende que les gens de Ploërmel aient été envoyés pour préparer les esclaves à l’indépendance !

L’administration, au surplus, toujours d’accord avec l’esprit colonial, n’a aucunement aidé les jeunes instituteurs ; ils font des efforts dont leurs pupilles commencent à profiter[6], surtout ceux de la Guadeloupe ; mais ils agissent dans l’obscurité la plus profonde. On ne s’est pas occupé de les établir convenablement, dans l’une et l’autre colonie ils sont si petitement logés, qu’ils ne peuvent recevoir tous les enfans qui se présentent. À Fort-Royal, leur classe donne sur la savane, et participe à tous les bruits de ce centre du commerce. Nulle part on n’a choisi de maison où il y eut une cour propre aux récréations. Rien n’a été fait pour donner quelqu’éclat à leur emploi. Jamais aucune autorité n’est venue en présidant une distribution des prix, rehausser aux yeux du peuple l’importance de créations aussi moralisatrices. Enfin, le ministère de la marine avait aussi envoyé pour les jeunes filles des deux îles quatorze sœurs de saint Joseph ; mais ces dames sont restées toutes les quatorze au couvent de la Guadeloupe où, à notre départ, elles attendaient encore, depuis sept ou huit mois, que les gouverneurs leur donnassent les moyens de s’utiliser !

On peut nous en croire, si l’on ne rend les nègres à eux-mêmes que quand ils seront perfectionnés par l’éducation, ils sont condamnés à demeurer éternellement esclaves. Et les colons le savent bien, c’est pour cela qu’ils nous répètent sans cesse. « Avant de les faire libres rendez-les aptes à la liberté. » Leur refusant la liberté parce qu’ils sont ignorans, ils ne veulent pas qu’ils cessent de l’être, et ils s’opposeront toujours à un système réglé d’enseignement, bien que leurs soins à le proscrire fasse naître de grands doutes sur la stupidité naturelle dont ils ont gratifié leurs esclaves. Il leur importe trop de pouvoir dire que le nègre n’est pas en état de jouir de la liberté, pour consentir à l’y préparer jamais.

Une chose même qui nous surprend, c’est que le ministère de la marine ait fait semblant de croire à la possibilité de préparations morales pour des hommes placés en servitude ; à la compatibilité de la culture de l’esprit avec la servitude ou toute autre condition analogue.

Comment les conseils de France peuvent-ils supposer que les propriétaires seront assez fous pour instruire leurs esclaves ? Mais on ne leur a donc pas appris que les propriétaires du sud de l’union américaine, et ceux-là savent ce que c’est qu’esclavage, ont prononcé des amendes énormes ou des peines considérables[7] contre celui qui enseignerait à lire ou à écrire à des nègres. Bonaparte ne voulait pas être le cochon à l’engrais de Sieyès, un nègre fait homme par l’instruction primaire consentirait-il à rester bête de somme ? Dès qu’il penserait, le bien-être matériel ne lui suffirait plus ; sachant lire, il étudierait des faits historiques dont la résultante serait de ne point laisser deux jours d’existence à la servitude ; mis en état de réfléchir, d’apprécier la nature des droits qu’on a sur lui, il ne tarderait pas à battre de ses fers avec mépris celui qui aurait osé l’en charger. C’est dans ce sens que M. Levassor Delatouche nous disait : « Nous ne voulons pas, et il ne faut pas que nos esclaves sachent lire. » M. Levassor avait raison, non il ne faut pas que les esclaves sachent lire. Aucun élément de régénération approprié à leur situation ne peut être offert à des ilotes ; il n’y a point pour eux de régime intermédiaire ; leur état moral ne doit pas être changé, car c’est l’ignorance même où ils sont plongés, qui fait la garantie du maître : toute amélioration dans leur sort intellectuel ne peut être que de nature à diminuer leur indifférence, et par suite à compromettre la tranquillité générale. Nous avons eu cent fois l’occasion de le voir, c’est le propre d’un principe mauvais de n’offrir que des conséquences mauvaises. Il n’y a précisément rien entre l’esclavage et la liberté !

En résumé et quoiqu’on puisse penser d’ailleurs, l’inutilité de petites mesures mesquines et privées d’ensemble, comme celles des ordonnances du 15 janvier ou du 16 septembre, insoucieusement ordonnées par le ministère et plus insoucieusement mises à exécution par le pouvoir colonial, est aujourd’hui démontrée pour tous les gens de bonne foi et de bon sens. Il vaudrait mieux ne rien faire. Elles ne servent qu’à échauffer les haines entre les diverses classes qui s’en fabriquent des brandons de nouvelles discordes.

Il n’y a que l’abolition en masse qui puisse étouffer les dissensions intestines dont nous venons de parler, et conjurer les malheurs qu’elles annoncent, c’est notre opinion et nous espérons pouvoir la faire partager au lecteur.

  1. Lisez les instructions données le 7 mars 1773 à MM. Bouillé et Tascher, allant occuper les deux premiers postes de la Martinique : « La plupart des maîtres sont des tyrans qui pèsent en quelque sorte la vie de leurs esclaves avec le produit d’un travail forcé. Cet excès trop commun ne peut cependant être corrigé par la loi, parce qu’il reste trop souvent inconnu, et qu’il est presque toujours impossible d’acquérir les preuves. Il serait d’ailleurs dangereux de donner aux nègres de spectacle d’un maître, puni pour des violences commises envers ses esclaves. L’empire de la persuasion, l’intérêt, la vanité, l’orgueil sont les freins uniques que l’on puisse opposer à un désordre aussi révoltant. L’intention de Sa Majesté est que les sieurs de Bouillé et Tascher, y veillent avec le plus grand soin, qu’ils distinguent par leurs égards, les maîtres cruels d’avec ceux qui traitent humainement leurs esclaves, et qu’ils excluent les premiers de toute distinction, de tout grade, de tout emploi, et qu’ils donnent enfin pour eux l’exemple du mépris et de l’indignation. »
  2. « Je dirai peu de choses au sujet de la moralisation religieuse. Les moyens ordonnés sont absurdes et impraticables. » (M. Guignod).
  3. Amulettes composés par les sorciers et les enchanteurs.
  4. Le lecteur nous saura gré de lui donner l’allocution de M. Goubert, c’est un morceau qui révèle un grand talent, et il est fâcheux pour l’église qu’elle perde encore dans M. Goubert un de ses membres les plus distingués.

    « Avant de vous quitter mes enfans, j’ai un conseil à vous donner. Dans ce pays il y a encore l’esclavage, c’est-à-dire qu’il y a une résistance étrangement arriérée à l’esprit évangélique. Puisque vous venez de promettre que désormais vous serez des chrétiens, je dois vous avertir qu’encore, à cet égard, vous devez avoir une manière de penser et d’agir toute contraire à ce que vous verrez autour de vous. Si, à cause de la calamité des temps, vous êtes appelés à posséder des esclaves, n’oubliez pas qu’ils sont vos frères, et que vous devez les traiter avec les égards que l’homme doit à l’homme.

    « Je sais que dans ce pays il se trouve des capacités scientifiques qui osent dire que l’esclave est d’une autre espèce que le maître. Eh bien ! enfans chrétiens, jamais on n’a rien dit de plus absurde. Tous les hommes n’ont qu’une seule et même souche : tout homme est fils d’Adam ; tout homme a été fait à l’image et ressemblance du créateur : tout homme a été racheté sur la croix par le sang du Rédempteur ; tout homme a droit au ciel, conséquemment à la vérité et à la liberté qui y conduisent. Notre Seigneur, dit l’Évangile, quand il naquit à Bethléem, voulut revêtir la forme de l’esclave. Eh pourquoi ? si non pour l’ennoblir dans les idées des hommes, faussées à cet égard par leur hideuse avarice ?

    « Allez dans l’asile des morts, interrogez la poussière de ceux qui vécurent sous diverses couleurs cutanées, prenez à plusieurs sépultures la poussière funéraire, et cherchez à distinguer là le blanc du noir ! Laquelle de ces poussières sera la plus pesante ? Le vent, auquel vous l’abandonnerez, la trouvera, soyez-en certain, également légère : c’est que la mort sait rétablir l’ordre de la naissance. À leur berceau, les hommes sont égaux et frères, et la tombe les rapproche dans le même rapport.

    « Si les lois civiles, lois que je ne prétends pas ici qualifier, refusent des droits à l’esclave, Dieu lui en donne, la religion lui en suppose, le sentiment naturel les proclame. Enfans, écoutez la religion, et ayez pour tous, mais pour le faible surtout, une charité sans bornes.

    « Ne les battez pas ; l’homme n’est point sorti du sein d’Ève pour être fouetté ! Le moindre de vos coups ferait souffrir une âme immortelle ; et je vous le déclare, Dieu vous le rendrait.

    « Ne les laissez pas nus. N’a-t-il jamais travaillé cet homme, pour que son aspect blesse partout la pudeur ?

    « Ne le chargez pas de carcan ni de fers. Où l’on porte des chaînes, le riche s’asservit aussi bien que le pauvre ; car si l’inférieur porte au pied la chaîne, le supérieur est forcé de la porter au poing ; et de là gêne commune, de là violence : conséquemment malheur universel.

    « Instruisez l’esclave ; laissez-le venir facilement à l’église pour y apprendre à vous aimer, à vous aider, à vous soutenir. De quel droit lui refuse-t-on l’instruction religieuse ? Est-ce Dieu qui l’a vendu ? Son service ne peut vous appartenir qu’après qu’il a servi le Seigneur. L’Écriture lance des malédictions sur le maître qui ne favorise pas le salut de ses inférieurs. Gardez-vous bien, mes enfans, de les assumer sur vos têtes, ces malédictions ! Les âmes sont trop précieuses aux yeux de Jésus-Christ pour qu’il puisse jamais vous permettre de lui en soustraire une seule.

    « Ne les méprisez pas, non ne les méprisez pas ; car, dites, à quoi a-t-il tenu que vous ne soyez nés à leur place, et qu’ils ne soient nés à la vôtre ?

    « Que votre cœur soit donc charité. Ce sont les impies qui, comme le dit l’Écriture, ont les entrailles dures et cruelles.

    « Ainsi pour nous résumer, l’esprit de Dieu donne la douceur pour traiter avec amour le prochain, et surtout le malheureux, C’est à ce signe, mes enfans, que Dieu vous reconnaîtra un jour. »

  5. Plusieurs, hélas ! le pratiquent dans toute son horreur et les deux notes suivantes dont les originaux ont été mis sous nos yeux, donnent à juger si les esclaves de l’église sont toujours mieux traités que ceux des colons.

    « Jacques, gardien du cimetière est autorisé à faire punir Joseph, esclave appartenant à la fabrique et attaché au cimetière, pour refus de faire son service pendant la semaine, notamment dans un enterrement où il a refusé de porter le brancard. »

    Cayenne, le 12 septembre 1840.

    Le président de la fabrique,
    Signé Guillier,
    Préfet apostolique.

    Et en marge :

    Bon pour vingt-neuf coups de fouet ;

         Cayenne, le 13 septembre 1840,

    Signé, le maire, F. Roubault.

    « Joseph Appollon, gardien du cimetière par intérim, est autorisé à conduire à la geôle le noir Toussaint, de la fabrique attaché au cimetière, pour le faire punir de ce qu’il a manqué essentiellement à son devoir, en quittant le travail pendant toute une demi-journée qu’il a passée dans la débauche. »

    Cayenne, 30 août 1840.

    Le président de la fabrique,
    Signé Guillier,
    Préfet apostolique.

    Vu pour vingt-neuf coups de fouet à donner au nègre Toussaint.

    Cayenne, le 30 août 1840.

    Signé, le maire,
    F. Roubault
  6. Malgré ces progrès que nous ne sommes nullement tenté de cacher, le jour où l’on voudra réellement porter le pain de l’intelligence aux nègres de nos Antilles, nous aurons quelqu’objection à ce qu’on y emploie les frères de Ploërmel. Ils sont bons, obligeans et doux, mais ils montrent une dévotion exagérée, et ne paraissent pas tous assez cultivés peut-être pour cette œuvre si importante et si délicate de l’éducation de la première enfance.
  7. Par acte de la législation de la Louisiane du 16 mars 1830, il est décrété que toute personne dans l’état de la Louisiane qui enseignera, permettra qu’on enseigne ou fera enseigner à lire ou à écrire à un esclave quelconque sera sur conviction du fait, par devant toute Cour de juridiction compétente, condamné à un emprisonnement d’un mois à un an. — Dans l’état de Virginie il a été passé le 1er janvier 1819, une loi qui prohibe les écoles noires sous peine de vingt coups de fouet sur le dos nu.