Des colonies françaises (Schœlcher)/XVIII

Pagnerre (p. 258-266).

CHAPITRE XVIII.

INDEMNITÉ.

Les propriétaires de Guatemala refusent l’indemnité lors de l’abolition de l’esclavage dans la république. — L’abolition est aujourd’hui une question d’argent. — L’indemnité est due, parce que si le fait de posséder des nègres est illégitime, il n’est est pas moins légal. — L’indemnité pour la terre et les bâtimens est irrationnelle et impossible. — Moyens de déterminer l’indemnité. — 1, 000 fr. par tête d’esclave. — Le trésor rentrera dans ses déboursés.


Un des premiers actes de l’assemblée constituante du Guatemala qui prit, en se séparant du Mexique, le nom de république fédérale de l’Amérique centrale, fut après la déclaration d’indépendance d’abolir l’esclavage (17 avril 1824). On stipula une indemnité pour les propriétaires, mais ceux-ci la refusèrent, disant « qu’ils ne voulaient pas souiller un acte de justice et d’humanité par des exigences égoïstes. » Le corps législatif justement fier d’une mesure si honorable pour la nation fit graver le décret avec la résolution des propriétaires sur une table d’airain, et la plaça dans le lieu de ses séances. La constitution de la nouvelle république du centre américain promulguée postérieurement à cette résolution la confirma d’une manière solennelle par un acte ainsi conçu : « Tout homme est libre dans la république, celui qui se soumet à ses lois ne peut être esclave, celui qui fait le commerce des esclaves ne peut être citoyen (art. 13, sect. II du citoyen.)

De telles résolutions sont grandes et nobles, mais elles ne sont prises que par des peuples livrés à l’enthousiasme d’une rénovation. Nous l’attendrions des créoles si la fortune de la France nous rendait une nuit du 4 août. Mais le temps n’est pas aux sacrifices généreux et d’élan, et la misère où sont plongées les colonies aussi bien que les appréhensions de l’avenir, excusent jusqu’à un certain point les créoles de ne point vouloir donner la liberté à leurs nègres pour rien. Leur fortune est là. La plus grande partie de leur existence est engagée, il ne faut pas se le dissimuler, dans la transformation qui se prépare, leur position mérite intérêt. L’argent domine la vie et puisqu’ils jugent leur argent compromis dans l’affranchissement, on ne doit pas de sang-froid leur en vouloir beaucoup de le défendre. Il est difficile de faire comprendre à un homme la nécessité philosophique de sa ruine (ils croient à la leur), pour l’élévation d’une race qu’il est accoutumé de mépriser et de voir méprisable.

Les colons sentent bien tous, malgré leurs mauvais propos, que l’esclavage est un contre-sens politique. S’ils veulent le statu quo, c’est qu’ils ne croient pas à la possibilité de cultiver avec la liberté, et quand on a peur pour son pain on est pardonnable d’avoir des craintes exagérées.

Le conseil des délégués, plus sage que les conseils coloniaux, a reconnu « que l’affranchissement des noirs n’était plus qu’une question de temps et d’argent, » nous supprimons la première partie de la proposition au nom de la morale, et nous disons : « L’affranchissement n’est plus qu’une question d’argent. » L’argent ! Quand on regarde bien au fond de tous ces graves débats où sont en jeu la liberté et la fortune des Français d’outre-mer, on voit que là encore il domine tout. Les chambres qui savent que les nègres veulent être libres, effrayées de ce que coûterait l’affranchissement n’osent le prononcer, les colons qui savent que les nègres doivent être libres, disent le contraire, de crainte qu’on ne leur donne pas compensation.

De nos conversations avec les planeurs il résulte pour nous qu’ils ne se montrent si rebelles au progrès que parce qu’ils ont peur de tout perdre. Le jour où l’indemnité leur sera accordée, sauf quelques fous, ils se soumettront sans plus de résistance. Bien des fois nous leur avons entendu finir une discussion avec nous par ces mots : « Eh bien ! si vous voulez absolument faire votre expérience libérale, que ce ne soit pas à nos dépens. »

Que la France les désintéresse donc et ils abandonneront assez vite leur chose humaine. Oui, qu’ils soient désintéressés et l’on n’entendra plus des Français répéter au xixe siècle que la servitude est un état social légitime. Laissons ces hideux restans de barbarie aux peuples, sur lesquels le soleil de la raison n’a pas encore versé sa lumière.

Nous dirons peu de mots sur l’indemnité : nous croyons et nous avons toujours cru qu’elle est due.

L’esclavage est le malheur des maîtres et non pas leur faute, la faute est à la métropole qui le commanda, qui l’excita. L’émancipation est une expropriation forcée pour cause d’utilité humanitaire, comme l’a dit un habitant. L’indemnité est donc un droit pour les créoles. Tout ce que l’on peut avancer pour soutenir le contraire ne peut être que de l’injustice et du sophisme.

Sur ce point, non plus que sur l’abolition, il ne nous paraît pas qu’aucune transaction soit admissible.

Sans doute, la servitude a toujours été un abus, un acte de violence, un crime, et le crime n’engendre pas de droit ; mais le crime politique engendre des faits qui ont leur valeur légale et commandent la réserve. Si l’on ne pouvait parvenir à la destruction du mal qu’au prix d’horribles déchiremens, il faudrait bien s’y résoudre, quoi qu’il en pût coûter ; mais puisqu’il est possible de les éviter, il n’y a nulle faiblesse à le faire. Il est beau à un homme d’être inflexible, de passer sur toute considération, amitié, famille, fortune, joie et repos, pour accomplir la vraie loi, pour satisfaire à un principe sacré ; mais un gouvernement veille sur tant d’intérêts, qu’il est dans son devoir de ménager des faits accomplis.

Ceux qui prétendent qu’il est permis d’arracher aux maîtres leur propriété noire, purement et simplement, parce que cette propriété est et a toujours été illégitime, méconnaissent qu’elle est et a toujours été légale, ils oublient que le pacte social qui la protége ne peut rien défaire violemment de ce qu’il a institué législativement.

Nulle personne dans le monde ne pouvait dépouiller les nègres de la liberté ; ils ont donc le droit de la conquérir par tous les moyens imaginables, car ils n’ont pas souscrit au marché ; mais nous n’avons pas celui de la leur accorder, car nous l’avons ratifié ; de la leur accorder, je veux dire, sans compensation pour le possesseur qui les acheta sous la garantie des institutions du pays. Ce serait réparer un crime par un autre crime ; ce serait leur appliquer la loi cruelle dont ils se disent les exécuteurs à l’égard des Africains, les rendre responsables de la cruauté de leurs pères. « Le droit de posséder tel morceau de terre, a dit M. Guignod, n’est pas plus de droit naturel que celui de posséder un homme : ces deux droits sont ceux de la force légalisée par des nécessités sociales. Serais-je admis à prêcher contre votre propriété du sol en Europe ? Non. Je respecte votre droit, respectez le mien ; et si vous ne voulez point le laisser exister, payez votre fantaisie en espèces, au lieu de la payer en phrases sur la dignité humaine. » Rien à répliquer à cela.

Indemnité donc pour les créoles, indemnité raisonnable, loyalement débattue de part et d’autre, parce que, si les colons ont des esclaves, c’est la France qui l’a voulu ; indemnité, parce que les créanciers des colons dépouillés seraient subsidiairement dépouillés, eux qui prêtèrent sur la garantie d’un bien reconnu légalement ; indemnité, parce que de jeunes héritiers créoles qui ne mirent jamais le pied aux colonies, et ne peuvent en vérité passer pour des fauteurs d’esclavage, n’auraient plus d’héritage ; indemnité, parce que c’est assurer la réussite de la grande mesure, amoindrir la secousse inévitable, en donnant aux colons les moyens pécuniaires d’entretenir le travail libre ; et il existe une raison plus forte, plus haute, plus puissante, plus absolue, plus sainte que toutes celles-là ; indemnité, parce que c’est justice.

Notre conscience ne nous laisse aucune hésitation, et ne nous permet d’admettre aucune discussion sur ce point. Mais si l’indemnité est équitable en principe, il serait aussi inique de la comprendre comme la comprennent les colons, que de la refuser.

« Nous ne croyons pas, dit encore M. Guignod, que notre esclave soit malheureux, qu’il ait besoin de la liberté ; nous ne croyons pas au travail libre : on ne peut nous demander des sacrifices à une opinion qui n’est pas la nôtre. Si vous croyez au travail libre, prenez ma place ; si vous n’y croyez pas, abstenez-vous de créer un péril à ma propriété, ou payez le préjudice autant qu’il vaut. » Cela veut dire, nos bâtimens d’exploitation, nos terres, nos bestiaux n’ont de valeur que mis en rapport avec les esclaves qui les exploitent. Vous devez donc nous défrayer du prix des terres, des bâtimens et des bestiaux ; puisque les esclaves supprimés, terres, bâtimens et bestiaux ne valent plus rien.

Ce raisonnement nous mènerait directement à acheter et liquider les îles entières depuis le premier clou jusqu’à la dernière cheville, car les propriétaires des villes et des bourgs viendraient dire : nous ne pouvions louer nos maisons que parce qu’il y avait travail à la campagne, vous détruisez le travail nous ne pourrons plus louer nos maisons, achetez-les. Et bientôt les colons demanderaient qu’on leur payât le passage et le fret de leurs bagages pour revenir en Europe.

Quels cris de désespoir les créoles ne pousseraient-ils pas si on les obligeait, même par un tel moyen à vider le pays ! mais nul ne peut songer à cela sérieusement. L’état ne paie et ne doit payer que ce qu’il prend de la propriété dont il s’empare pour cause d’utilité publique, les colons ne peuvent espérer raisonnablement qu’on en agisse d’autre façon vis-à-vis d’eux. Ils ont une propriété mauvaise, c’est un malheur ; ils doivent en subir les conséquences. Seulement il est de la loyauté et de la générosité française de rendre ces conséquences aussi peu désastreuses que possible. Que l’indemnité soit large, dépassons le but pour être sûr de l’atteindre, car ne dut-on pas obtenir le travail libre, c’est notre opinion qu’il n’en faudrait pas moins affranchir ; mais restons dans les limites du possible. Les intérêts des colons sont respectables, ceux des noirs le sont bien d’avantage, parce que les noirs sont plus malheureux que ne le seraient jamais les blancs, si même l’’émancipation ne réussissait pas.

Selon nous donc on ne doit que le prix du nègre affranchi. Le grand point est d’évaluer ce prix, de chercher avec tous les soins imaginables de prudence et de justice à trouver un chiffre qui réunisse l’assentiment général, en sorte que nul n’ait légitimement à se plaindre ? La voie la plus simple serait de nommer une commission ad hoc composée par moitié de délégués métropolitains et coloniaux ; six, huit, dix membres de chaque côté, qui tous ensemble devraient s’adjoindre à l’unanimité un membre dont la voix servirait à former une majorité, pour le cas ou les plénipotentiaires en nombre égal ne parviendraient point à s’entendre.

Si l’on craignait qu’un tel congrès n’entraînât des lenteurs interminables ; le parlement pourrait trouver dans le passé des antécédens propres à le fixer d’une manière précise. La valeur des esclaves pris en masse, a été depuis long-temps et à différentes époques déterminées par les colonies elle-mêmes, et mettent parfaitement en état de régler à coup sur les prétentions actuelles. Examinons :

Des esclaves ayant été enrôlés et armés à Saint-Domingue pour la défense de la colonie, il fut stipulé (ordonnance locale du 14 février 1759) que ceux qui périraient au service seraient payés à leurs maîtres à raison de 2000 livres coloniales par tête (1333, 33). Un arrêt du conseil colonial du Cap du 29 novembre 1769, prenant en considération l’augmentation du prix des nègres, éleva de 600 livres à 1200 le taux du remboursement à effectuer pour l’esclave justicié.

Un arrêt du conseil d’état du 1er mai 1778, fixa pour la Martinique l’indemnité à payer dans ce dernier cas à 1300 livres coloniales par noir, et 1200 livres coloniales par négresse. Enfin les indemnités pour esclave condamné à mort ou aux travaux forcés à perpétuité sont aujourd’hui fixées ainsi qu’il suit : à la Martinique, 1111 fr. 11 cent. par chaque esclave, sans distinction d’âge ni de sexe (arrêté local du 11 avril 1807) ; à la Guadeloupe, 1081 f. pour un noir ; 972 f. pour une négresse, sans distinction d’âge (arrêté local du 1er février 1831) ; à Bourbon, pour un esclave de seize à quarante-cinq ans sans distinction de sexe, 1500 fr. ; pour un esclave au-dessous de cet âge, 1200 fr. (arrêté local du 12 décembre 1829) ; enfin à Cayenne, pour un noir, 1200 fr. ; pour une négresse 1000 fr., sans distinction d’âge (arrêté local du 23 octobre 1829).

Ce sont les créoles eux-mêmes qui ont fixé ces termes. En se renfermant dans leurs limites on doit atteindre la vérité. Ainsi donc, si l’on voulait une somme nette pour chaque tête de nègre de tout âge et de tout sexe, l’adoption du chiffre de 1000 fr. satisferait, il nous semble, aux plus larges désirs de l’équité[1]. 1000 fr. par esclave élève, nous le savons, considérablement le prix des individus valides, car les enfans, les infirmes et les vieillards coûtent à leurs possesseurs au lieu de leur rapporter ; les habitans conviennent que sur le chiffre total de leur atelier, ils n’ont guère que le tiers travaillant d’une manière effective ; mais il serait peu digne de la France de ne se point dégager de tout esprit de mesquinerie, de marchander dans une circonstance de cette nature. « L’abolition, mue par un principe aussi élevé que celui de l’humanité, ne doit pas s’effectuer au trébuchet d’un traitant, » comme nous l’écrivait avec originalité M. Bovis, planteur de la Guadeloupe. Il n’est pas mal non plus de payer les nègres un peu au-delà de leur valeur, afin de compenser la moins value qu’éprouveront peut-être les bâtimens et la terre durant les premiers mois où il y aura sans doute diminution de travail. Sûr d’avoir été généreux, on pourra du haut de sa bonne conscience être insensible aux plaintes des déraisonnables, aucune douleur n’aura droit de maudire l’œuvre sainte, on aura fait plus que justice.

Le nombre total de la population esclave de toutes les possessions françaises s’élève à deux cent soixante mille[2]. Ce serait donc 260 millions que la métropole aurait à payer pour faire disparaître la servitude qui souille encore quelques terres françaises. La France doit donner cette somme et elle la donnera. Il ne s’agit pas du trésor, il s’agit de la morale. Il faudrait désespérer de la charité de la grande nation, si l’on pouvait douter d’obtenir des chambres l’argent nécessaire pour désinfecter les colonies. Elle a pu donner un milliard aux émigrés, elle a pu jeter 140 millions dans les fortifications, et elle ne pourrait payer l’affranchissement ! Nous ne le voulons pas croire.

Pourquoi tant se méfier des dispositions pécuniaires du parlement. L’indemnité une fois reconnue, légitime en droit et en fait, on ne peut pas, on ne doit pas supposer que nos chambres veuillent se déshonorer aux yeux de l’univers en refusant l’émancipation par un vil sentiment d’économie. Au reste, que les calculateurs se rassurent. L’argent donné pour faire un homme libre d’un homme esclave est de l’argent placé à bon intérêt, et la fortune publique ne peut qu’y gagner. Le travail intelligent rapportera le centuple du travail inintelligent. Le trésor retrouvera plus vite qu’on ne pense ses déboursés. L’État, comme l’a dit M. Boyer, président du tribunal de première instance de Fort-Royal, dans un beau mémoire que l’on doit regretter de ne point voir publier, « L’État rentrera tôt ou tard dans ses avances par le rapport des impôts personnels frappé sur tous les nouveaux citoyens. Dix millions de rente n’augmenteraient pas le budget d’un centime par franc, et ce grand opprobre de la civilisation serait effacé, et dans moins d’un quart de siècle cette dépense, qui semble énorme, se trouverait n’avoir été qu’un placement productif. »

Il ne convient pas que la France en juge autrement.


Séparateur

  1. Nous avons de fortes raisons de croire que ce prix approcherait beaucoup de la valeur de la terre et des usines. La gazette officielle de la Guadeloupe du 15 novembre 1841, annonça la vente de l’habitation dite Getz, achetée le 26 janvier 1818, 79, 383 francs, dans les conditions suivantes. — Soixante-seize carrés de terre sur lesquels se trouvaient à peu près quatre cents pieds de café, du manioc et du coton, une maison principale construite en bois, une cuisine, un magasin, une sécherie, un glacis ; les restes d’une case à moulin, seize cases à nègres, une case couverte en paille, un moulin à vanner, un moulin à manioc, un moulin à passer le café, un moulin à moudre le maïs, une poële à farine, un mulet et cinquante esclaves !
  2. Notices statistiques, 4e volume.

    Il est bien entendu que les marrons ne seront pas remboursés, ils ont conquis leur liberté, ce sont des libres de fait, ils ont usé du droit naturel, et l’on ne doit pas plus leur prix que celui des évadés aux îles anglaises. Ils ne peuvent être payés à leurs maîtres, puisqu’ils ne leur appartiennent plus. Qui pourrait dire d’ailleurs s’ils sont vivans.