Le Roman du LièvreMercure de France (p. 229-231).
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AUX PIERRES


À Gabriel Frizeau.


Brillantes sœurs des torrents que je rencontrai au bord du lac alpestre ; pierres aimées des iris et du froid azur ; vous sur qui tombe le sel candide que lape l’agneau ; miroirs dont la lumière est changeante comme la gorge du pigeon ; qui avez plus d’yeux que le paon, cristallisées par le feu, dont les veines de neige sont devenues éternelles ; compagnes des cataclysmes primordiaux ; vous qui, d’abord, n’avez été que lave et qui, ensuite, avez été bercées par la mer jusqu’à ce que la colombe de l’arche roucoulât, éperdue d’amour, en vous apercevant…

Le grain luisant de votre chair a tantôt la blancheur marbrée de bleu du poignet d’une enfant ; tantôt il se dore de cuivre comme le flanc d’une femme lourde et belle ; parfois il s’argente de mica ainsi qu’une joue au soleil ; parfois il se rembrunit comme le teint de celles qui allient à l’or de la mandarine la blonde matité du tabac.

Pierres brisées par le cœur du torrent, entrechoquées, roulées parmi les daphnés du ravin, fouettées par la tempête de givre, ensevelies par l’avalanche, découvertes par le soleil, entraînées par le pied de l’isard : vous êtes froides et belles, mais surtout vous êtes pures.

Je connais peu vos sœurs de l’Inde : celle dont la transparence lutte avec l’eau qui sourd du marbre ; celle qui me fait songer aux claires prairies de la vallée natale ; celle qui est une goutte de sang gelée, et celle qui ressemble à du soleil solide.

Je vous préfère à elles, quoique vous soyez moins précieuses, vous qui soutenez parfois les poutres du toit de chaume en mirant le grésil des étoiles, vous sur qui s’étend le labrit qui veille tristement un troupeau.

Au fond de l’éther où vous reposez sur les sommets, continuez de recevoir les aliments qui sont départis à votre pacifique royaume. Que la lumière baigne vos cellules encore méconnues ; que les flocons légers et courbes les imbibent ; qu’elles résonnent à la vibration des vents ; qu’elles reçoivent enfin cette nourriture harmonieuse dont Marie-Madeleine fut rassasiée dans une grotte.

Autour de vous fleuriront vos amies, les plus pures corolles du globe ; mais, déjà, elles sont moins chastes que vous, car elles ont un parfum de neige.



Pauvres sœurs grises du ruisseau, que je rencontrai dans la plaine ; pierres ternes ; ô vous sur qui tombe l’averse pour que boive le moineau ; contre qui butte le pied de l’ânesse ; ô gardiennes qui formez l’enclos des jardins misérables ; qui êtes le seuil concave ; qui êtes la margelle limée par la chaîne du seau ; servantes ; pauvresses polies comme les lames des instruments aratoires ; ô vous que l’on chauffe dans l’âtre indigent pour ranimer les pieds des aïeules ; vous que l’on creuse pour d’obscures besognes, qui devenez humblement la table du chien et de la truie ; vous que l’on pique afin que sous la meule soit broyée la moisson sonore ; vous que l’on taille ; vous que l’on prend ; vous que l’on laisse ; vous sur qui dormira l’errant ; ô vous sous qui je dormirai !…

Vous n’avez point, comme vos compagnes alpestres, gardé votre indépendance. Mais, ô mes amies, je ne vous méprise point pour cela. Vous êtes belles comme les choses qui sont dans l’ombre.