Des anciennes provinces de la France - Le Berry/03

Des anciennes provinces de la France - Le Berry
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 646-679).
◄  02
DES
ANCIENNES PROVINCES
DE LA FRANCE

LE BERRY.

III.[1]
DE FRANÇOIS Ier A LA RÉVOLUTION.


X. — CALVIN A BOURGES, LA COUTUME DE BERRY.

On ne trouve dans la fin du règne de Louis XII rien de changé aux conditions politiques du Berry depuis la restitution des franchises communales aux bourgeois de Bourges par Jeanne, dame de Beaujeu. Toutefois, la province gagnait en prospérité, malgré les malheurs consécutifs qui l’avaient frappée. Je ne puis passer sous silence l’emprisonnement que subit en l’an 1500, — avant d’être enfermé à Loches, — dans la forteresse du Lys-Saint-George, près de La Châtre, Ludovic Sforza, dit le More, et duc de Milan ; il avait été l’un des plus ardens adversaires du roi de France, lequel, à la suite d’une trahison, le fit prisonnier. En 1808, par trahison encore, le roi d’Espagne qui devait être Ferdinand VII était, par ordre de Napoléon Ier, interné en Berry, au château de Valençay, qu’habita M. de Talleyrand. C’est l’éloignement de toute frontière qui, certainement, valait à notre province ce triste privilège. Peu de routes, et beaucoup de forêts : impossible de songer à une évasion ou à un enlèvement.

Sous le règne de Louis XII également, la reconstruction des églises, des cloîtres, des palais, des maisons à pignons, détruits, sous Charles VIII, par l’incendie effroyable de 1487, appelèrent dans le pays berrichon un grand nombre d’habiles artisans qui y firent des élèves, et bientôt des émules de leurs professeurs. « On s’y entêta de grands édifices, dit un historien de l’époque, et c’est à cet « entêtement » que les maçons et sculpteurs du Berry, les imagiers, les fabricans de vitraux d’église et de chapelle, acquirent une réputation européenne. Clément Marot chanta l’un d’eux, Jean Lallemand, pour la construction d’un hôtel, une merveille de ce temps si mémorable par le réveil de tous les arts. Saint-Étienne, la magnifique cathédrale de Bourges, mérite une mention particulière, car il en est peu qui égalent sa magnificence. On ne sait au juste quand fut construite la première église sur laquelle s’est élevée, siècle par siècle, la merveille actuelle. La construction des portails latéraux serait de 1130 à 1140, tandis que l’abside et le chœur datent du commencement, et la nef de la fin du XIIIe siècle.

George Sand qui, dans sa jeunesse, la visita, la décrivit avec enthousiasme :

« Mon Dieu, s’écrie-t-elle dans une lettre qui n’a jamais été publiée, les belles colonnes, les belles voûtes, les beaux vitrages ! Tout cela dépasse Notre-Dame de Paris. Quant à l’extérieur, cette dernière l’emporte certainement pour la régularité, le goût, la richesse et la grâce. Saint-Étienne offre plus de grandeur et de bizarrerie. Il y a moins de sujet pour l’admiration et davantage pour l’étonnement, je dirai presque l’effroi. C’est le romantisme du romantisme, au lieu que Notre-Dame en est le classique. Notre-Dame, c’est, parmi les monumens gothiques, ce que Chateaubriand est parmi les écrivains, et Saint-Étienne ce que Victor Hugo est parmi les poètes, ou bien c’est Byron et Hoffmann, Raphaël et Salvator, Rossini et Weber. Au reste, il me faudrait une huitaine de pages pour vous dire tout ce que j’en pense, et c’est bien ce que je pense faire un jour, Dieu aidant. Notre-Dame est un tout sublime, où, comme dit fort bien Hugo, le génie de l’architecture corrige à chaque instant le caprice de l’artiste. Saint-Etienne, au contraire, a été envahi par le génie de l’artiste ; toutes les règles ont été violées, et les rêveries bizarres, sauvages et magnifiques de l’imagination ont été jetées à pleines mains sur de grandes murailles sévères, ouvrage d’une autre génération qui jure à tout instant à côté des découpures sarrasines, et qui pourtant donne à l’ensemble un caractère de force imposante et de rudesse antique. Le tout, comme dit encore Hugo, a coûté bien des sueurs à toute une généalogie de serfs et rapporté bien des écus à toute une lignée de chanoines, pour donner maintenant bien de l’enthousiasme à un très petit nombre d’amateurs et de curieux. Si vous tenez à présent à savoir de quel genre d’architecture elle vient, je vous dirai que l’intérieur, la nef et la plus basse des deux tours sont purement gothiques, et que les portiques, la grande tour et les deux jolies portes latérales découpées en trèfle sont ovales, ou mauresques, ou sarrasines : c’est tout un. L’église souterraine n’est pas moins admirable que le reste. Il y a des statues fort belles et fort précieuses ; la scène qui représente le cadavre de Jésus entouré de bonnes femmes et de bonshommes en pierre peinte est si vivante, si fantastique, si mystérieusement éclairée qu’il y a de quoi rendre fou de terreur un pauvre romantique qu’on renfermerait là sans le prévenir. L’escalier en vis, qui monte d’un seul jet au haut de la grande tour est encore un chef-d’œuvre de solidité et de hardiesse que n’offre point Notre-Dame. Mais les doubles arcs-boutans de Saint-Étienne ont moins d’audace que s’ils étaient simples : j’aime mieux ceux de Paris. » Les nobles, qui ne voulaient plus de manoirs d’aspect revêche et massif, faisaient, de leur côté, élever d’élégans castels entre lesquels il faut citer le château de Meillant et celui de Louis d’Ars, aux portes de La Châtre. Ce dernier appartint à l’une des plus grandes familles du Berry ; Louis d’Ars eut la gloire d’être l’ami et le compagnon de Bayard. A propos de ce grand nom qui fit dire de celui qui le porta : « jamais ne fut gentilhomme de plus noble nature, » s’éteignit, à cette époque, en la personne d’André de Chauvigny, le dernier rejeton d’une forte et grande lignée. On se souvient que c’est dans cette illustre maison qu’était venu aboutir l’héritage de Denise de Déols ; il fut divisé entre deux grandes familles, celles de Maillé et d’Aumont. A la suite de procès interminables, le tout fut vendu en 1611 au prince de Condé, et c’est ce qui fit que son fils, le grand Condé, put faire du Berry le refuge des membres remuans de la Fronde.

Ce fut aussi vers cette époque que, non loin des rives de l’Indre, furent jetés les premiers fondemens du château de Nohant, immortalisé par le long séjour qu’y fit George Sand. A ce titre, mais à ce titre seul, ce que je vais en dire est amplement justifié.

D’après les chroniques du Berry, Nohant ne fut jamais qu’un fief sans importance, mouvant de Saint-Chartier, forteresse féodale longtemps occupée en force par les Anglais, et qu’ils ne livrèrent qu’après une prise d’assaut de Du Guesclin.

A la date du 13 août 1393, selon un parchemin tout jauni par le temps et que j’ai sous les yeux, une famille de Villalumini en était propriétaire. Il ressort encore de ce document que le château de Nohant, dont il ne reste plus que deux tours où des pigeons roucoulent, lut construit par un membre de cette ancienne famille, le noble Charles de Villalumini, écuyer.

En l’an 1529, la terre passa des mains des descendans de ce Charles en celles du « hault et puissant seigneur messire Philibert de Beaulieu, baron de Lignières, seigneur du Barroy, de Chaudemont-Meillant et autres lieux, » ainsi qu’en celles de « haulte et puissante dame Catherine d’Amboise, sa consorte et dame desdits lieux. » Il n’y eut pas vente, mais échange de la seigneurie de Nohant contre celle de Lestour, sise en pays de Beaujolais. Ces grands personnages, humiliés probablement de payer tous les ans une pension de la valeur de douze boisseaux de blé à leur curé, lui abandonnèrent en toute propriété un presbytère qui leur appartenait, mais à la condition de ne plus lui payer une si mince redevance.

Par suite de décès, mutations et échanges, la seigneurie de Nohant avec ses droits de haute, moyenne et basse justice, ses hommes et femmes serfs et de serve condition, y compris leurs postérités et séquelles, rentes, redevances, et à la condition de rendre foi et hommage aux seigneurs de Saint-Chartier, tomba aux mains de messire Olivier Guérin, seigneur de la Beausse ; puis, en 1604, en celles de deux demoiselles, Catherine et Madeleine de Rochefort. L’une d’elles, Catherine, s’étant mariée à Jean Catin, seigneur de Plotard-Champigny et Chillon, en Berry, apporta pour dot à son époux la seigneurie dont elle était restée seule propriétaire par la mort de sa sœur. Une fille unique était née de ce mariage ; elle épousa le seigneur Guillaume de Sève, conseiller du roi en ses conseils, et Nohant passa aux mains de ce couple en l’année 1620. Guillaume de Sève n’eut également qu’une fille, qu’il maria au chevalier Girard, comte de Villetaneuse. La comtesse, sa femme, qui mourut veuve et sans enfans, légua au marquis maréchal de Billancourt et à son frère, le comte de Billancourt, brigadier des armées du roi, Nohant et ses terres. Les deux gentilshommes vivaient largement, si largement que l’héritage fut saisi par leurs créanciers.

Le 10 novembre 1767, un écuyer, Pierre-Philippe Pearron, ancien seigneur de Serennes, gouverneur pour le roi de la ville et du château de Vierzon, s’en rendit acquéreur au prix de 78,600 livres. Dans cette somme, figuraient 3,600 livres données comme « épingles, » selon l’usage du Berry, à la femme du très noble acquéreur.

Lorsque la révolution de 1789 éclata, M. Pearron de Serennes était donc propriétaire de Nohant ; de l’ancien château construit par Charles de Villalumini, il ne restait que des ruines, -à l’exception des deux tours dont j’ai parlé et que leur nouveau possesseur restaura le mieux possible, afin de donner à sa gentilhommière un caractère féodal qui lui manquait. Sur ces ruines, M. de Serennes construisit la maison d’habitation telle qu’elle est aujourd’hui ; mais, au moment où il faisait mettre des verrous aux doubles portes bardées de fer d’un cachot, que l’on peut voir encore, l’attitude des paysans, ses vassaux, auxquels cette prison était destinée, lui parut si menaçante, qu’il émigra, et que l’on n’a jamais su, — du moins en Berry, — ce qu’il était devenu. Ses biens ne furent pas confisqués, cependant, car ce fut la grand’mère de George Sand, Marie-Aurore, fille du maréchal de Saxe, veuve en premières noces du comte de Horn[2] et veuve une seconde fois du grand ami de Mme d’Épinay, Claude Dupin de Francueil, receveur-général des finances de Metz et Alsace, qui, par acte notarié, passé à Paris le 23 août 1793, acheta Nohant et ses dépendances au prix de 230,000 livres.

À cette date, les assignats ne devaient pas avoir perdu toute valeur, puisqu’il est fait mention, dans l’acte de vente, au moment même où cet acte se signait, que M. de Serennes recevait un acompte de 171,000 livres, « en assignats ayant cours, comptés, nombres et réellement délivrés à la vue des notaires. »

Mme Aurore Dupin avait fait cette acquisition dès que, sauvée de l’échafaud, elle put se retirer en Berry, dont son second mari avait été, depuis son retour d’Alsace, l’un des plus brillans fermiers-généraux. Elle fit combler les fossés dont M. de Serennes avait entouré le château, puis elle en exhaussa le sol de façon à former terrasse du côté du couchant. Quatre murailles grises, d’aspect rébarbatif, entouraient de toutes parts l’habitation ; elle fit jeter par terre le pan faisant face au midi et, dès lors, de ses fenêtres, ouvrant dans cette direction, il lui fut possible d’embrasser d’un coup d’œil les collines boisées, d’où se détachent les toitures rouges du village de Laleuf et les coteaux derrière lesquels se dressent les belles ruines du château de Sarzay.

Afin d’égayer la retraite où elle comptait finir les jours d’une existence bien tourmentée déjà, Mme Aurore Dupin, grande dame dans ses goûts et ses actions, — elle avait été élevée par la dauphine Marie-Josèphe, — créa un parc, un verger, des serres et un jardin ; elle traça des allées soigneusement sablées et des charmilles ; elle planta à profusion des tilleuls, des peupliers, des marronniers, des ormes, dont les cimes élevées et massives donnent aujourd’hui à Nohant le caractère de résidence seigneuriale qu’il n’eut probablement pas au temps de la féodalité.

L’entrée du château est précédée d’une cour plantée d’acacias et de lilas ; elle fait face à la petite place du bourg ombragée par des ormeaux plus que centenaires. Une haute grille en fer, deux niches à chiens et le logement d’un concierge s’élèvent à l’entrée de cette cour comme pour en défendre l’accès aux vagabonds ; mais la grille est rarement fermée ; il n’y a pas de chien de garde et, grâce au ciel, il n’y a jamais eu de concierge. Au rez-de-chaussée se trouve une belle salle à manger aux riches boiseries de chêne ; c’est la première pièce dans laquelle on pénètre après avoir franchi un grand vestibule. A droite, est le salon ; il a toujours eu grand air avec son plafond élevé, ses larges fenêtres ouvrant sur le parc et ses vieux meubles Louis XVI.

Par un escalier de pierres blanches et bien éclairé, on arrive du rez-de-chaussée au premier étage, dans un corridor dallé de briquettes rouges et s’étendant en ligne droite dans toute l’étendue du logis. Sur ce corridor s’ouvrent sept chambres à coucher et la pièce qui devait être, à la fois, le cabinet de travail, l’herbier et la bibliothèque de George Sand. Elle vint à Nohant avec son père et sa mère en août 1808. Elle y mourut en juin 1876[3]. Avec l’avènement de François Ier et la sanglante bataille de Marignan, le duché du Berry fut donné à la Marguerite des Marguerites, la veuve du duc d’Alençon, qui se remaria au roi de Navarre. Elle y protégea les lettres, et appela à l’université de Bourges les professeurs les plus en renom. Le 20 mars 1518, elle constitua à Bourges les « Grands Jours, » sorte d’assises qui, une fois par an, se réunissaient dans la capitale des provinces pour connaître des décisions de toutes les justices, sans préjudice de l’appel au parlement, s’il y avait lieu. La basoche était alors toute-puissante, frondeuse, remuante, et la création des Grands Jours était une occasion de plus pour ruiner les plaideurs. Ce n’était que le moindre des fléaux, car la peste ravagea le Berry en 1517, 1526 et 1532 ; elle fut si terrifiante en 1517, que le clergé décida de ne plus exposer à la vénération du peuple le livre des Évangiles par crainte de la contagion dans les églises. En 1523, éclata la conspiration du connétable de Bourbon, dans laquelle plusieurs seigneurs du Berry furent compromis. Le fils de l’un d’eux, Jean de Brosse, afin de trouver grâce auprès de François Ier, épousa Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, maîtresse du monarque. Cette conspiration amena en Berry des bandes de soldats qu’on oubliait de payer, — et pour cause ; — ils parcouraient les villages et les bourgades, en y renouvelant les brigandages des Cotereaux, des Brabançons et des grandes compagnies.

La bataille de Pavie fut meurtrière pour la noblesse berrichonne. Là, périrent le vieux La Trémouille, Louis d’Ars, d’Amboise, âgé seulement de vingt-deux ans, et dernier rejeton de cette maison ; puis Gabriel de Prie, René de Brosse, seigneur de Boussac. Il faut en passer, car longue fut la liste des nobles et des roturiers qui firent porter le deuil à beaucoup de familles du Berry. Il fallut avec cela se cotiser pour aider à réunir les douze cent mille écus d’or réclamés pour la rançon de François Ier. On appela cela le a don gratuit de la noblesse, » mais ce ne fut pas sans maugréer qu’elle se dessaisit de son argent.

Les idées de réforme religieuse se propageaient déjà en ce temps-là dans le Berry, Marguerite s’y montrant tout acquise et accueillant avec faveur tous ceux qui venaient chercher protection auprès d’elle. Ce fut pour la province l’origine de troubles sanglans. Malheur à qui osait se dire à haute voix partisan de l’église réformée, et malheur aussi au papiste isolé au milieu d’un groupe de huguenots. En 1540, un étranger, qui était venu du Périgord au bailliage de Dun-le-Roi, fut accusé d’hérésie et brûlé vif, la sentence ayant été confirmée par le parlement.

Issoudun et Sancerre furent deux foyers ardens de protestantisme. A Sancerre, en l’an 1548, les réformés chassèrent de leur ville le clergé séculier et les moines. On verra comment, en 1562, après avoir interdit le culte ancien dans leurs villes, les Sancerrois, commandés par le comte de Montgomery, s’emparèrent de Bourges, pillèrent les couvens et violèrent les tombeaux vénérés par la piété des fidèles, tels que ceux de Jeanne de France et de la duchesse de Valentinois. Un peu plus tard, ils s’emparèrent de La Charité. Charles IX envoya le maréchal Saint-André et des troupes sous ses ordres pour réduire le pays soulevé à la voix de réformateurs exaltés. On n’ignore pas qu’un acte dit de pacification précéda de neuf jours le massacre de la Saint-Barthélémy. Les catholiques de Bourges, en raison des atrocités commises dans leur ville et dans celle de La Charité par les calvinistes, n’obéirent que trop aux ordres du roi, bourreau de ses sujets. Le sang y coula avec abondance sous prétexte de représailles. Les réformés, enfermés dans les prisons de l’archevêché, furent massacrés ou jetés agonisans dans des fossés pleins d’eau. L’incendie consuma les maisons des victimes. A la nouvelle de ces atrocités, Sancerre se révolta une seconde fois, et ce ne fut qu’après un siège de huit mois, soutenu avec un admirable héroïsme par ses habitans, que se rendit la malheureuse ville ; on devine à quelles conditions.

Ce qui explique l’ardeur de la lutte religieuse dans le centre de la France, c’est le long séjour que Calvin fit à Bourges. Il fut un élève brillant de l’université ; converti aux idées de réforme religieuse, il commença à prêcher dans le Berry la nouvelle doctrine ; il séjourna au village d’Asnières, puis à Linières, dont le châtelain disait qu’il y avait plaisir à l’entendre, car il « disait du nouveau, » et également à Sancerre. Calvin ne quitta l’université qu’en 1532. Pour combattre l’hérésie toujours croissante, on eut l’idée déjouer des a mystères » sur le vieil amphithéâtre gallo-romain de Bourges, appelé les arènes ; mais rien n’y fit. Le spectacle répugnant d’hommes nus figurant les harpies, de diables armés de fourches dont ils frappaient les damnés, un cortège grotesque dans lequel trônait Proserpine, hâtèrent chez les esprits sérieux l’éloignement d’une église qui autorisait de telles bouffonneries. Quand les mystères, qui durèrent quarante jours, furent clos, le nombre des réformés, — et dans ce nombre, beaucoup de membres de l’université, — se trouva considérablement accru.

En 1539, Marguerite ordonna une mesure capitale pour la province, celle de résumer en un texte écrit les anciens usages ayant force de loi, mais après en avoir élagué ce qui ne s’accordait plus avec les nécessités du temps. Ces anciens usages, auxquels on s’était à peu près conformé jusque-là, s’appelaient la « Coutume du Berry. » Il faut voir dans l’enregistrement de ces coutumes autre chose qu’une mesure d’ordre ; c’est la marche en avant, inéluctable, de l’esprit de progrès qui, sous Louis XI, avait combattu les excès de la féodalité, qui, avec Luther et Calvin, combattait l’empiétement du clergé, et qui, enfin, sous François Ier, faisait refleurir les arts et les belles-lettres.

César enseigne, dans ses Commentaires, que les Gaulois avaient un droit civil très compliqué. Les druides en étaient, paraîtrait-il, les dépositaires, mais ceux-ci dispersés et anéantis par la conquête, la loi romaine s’établit en Gaule et y fut appliquée pendant cinq cents ans. Je n’ai pas à répéter que le Berry, par sa situation centrale, fut le point de séparation entre le Nord et le Midi, là où la langue d’oil se détachait très nettement de la langue d’oc. Longtemps, très longtemps, le Berry avait été lié à la seconde par toute sorte d’attaches ; mais quand Philippe Ier acquit la vicomte de Bourges pour s’en faire une entrée dans l’Aquitaine anglaise, la vicomté fit partie de la langue d’oil ; tout ce qui n’était pas dans les limites de cette acquisition n’en resta pas moins attaché à un passé qui lui était sympathique. Ce ne fut que sous saint Louis, lorsque ce roi hérita de Blanche de Castille, que le Berry passa tout entier au nord. Donc, rien de surprenant à ce que les graves jurisconsultes qui allaient condenser en un texte écrit l’ancienne coutume du Berry y trouvassent des vestiges du droit romain tel qu’il domina dans les Gaules jusqu’au Ve siècle, des traces de lois germaniques importées par les Francs, et enfin d’anciens usages féodaux ayant acquis force de lois, usages cruels, qui, comme pour le duel, se résumaient en « jugemens de Dieu » et à des épreuves par le feu et par l’eau.

Dès le mois d’octobre 1539, les trois États de la province se trouvaient réunis dans la grande salle du palais à Bourges. Le clergé était représenté par l’archevêque, le doyen et le chapitre de la cathédrale, par les abbés des couvens, les trésoriers, doyens, prévôts ou autres ayant la première dignité dans les églises collégiales et les archiprêtres ; la noblesse, par les comtes, les barons, seigneurs, nobles tenant terres, seigneuries et fiefs ; le tiers-état, par les maires et échevins de Bourges et autres villes, et ceux qui avaient la superintendance de leurs affaires ; les lieutenans, avocats et procureurs du roi aux sièges particuliers du bailliage. On fit l’appel ; les recteurs, docteurs, facultés et nations firent défaut. C’était une protestation du vieux droit romain contre le droit coutumier qui allait prendre sa place. Les premiers articles assuraient aux manans et habitans de Bourges, ainsi qu’à ceux des principales villes de la province, la liberté comme aux nobles et la franchise. Les gens d’église et la noblesse protestèrent : on passa outre. On proclama, par suite d’une ancienne et invétérée coutume, qu’aucune confiscation de biens, sauf le crime de lèse-majesté, ne pourrait avoir lieu dans, le duché de Berry. La noblesse protesta encore, mais vainement. Celle-ci et le clergé restèrent responsables, mais en se rebiffant, des sentences de leurs juges. Le franc-alleu du Berry, ou la liberté assurée ; aux héritages roturiers, fut solennellement consacré de droit, mais non sans une forte opposition ; heureusement que la cour de Bourges n’hésita jamais à proclamer le franc-alleu comme l’ancien droit de la province.

Le rachat, c’est-à-dire le droit que le vassal devait payer au seigneur à chaque mutation, de fief, fut l’objet d’attaques très vives ; le clergé, devenu acquéreur de biens immenses, s’y refusait ; on l’y contraignit, et la noblesse et le tiers-état se liguèrent cette fois pour qu’il en fût ainsi. Le 30 octobre, les États assemblés déclarèrent que les coutumes telles qu’elles avaient été rédigées étaient bonnes et valables. François Ier demanda aussitôt au parlement de Paris de procéder à leur enregistrement et promulgation, ce qui fut fait. En résumé, modification des anciennes règles d’après le droit commun et addition de dispositions nouvelles.

Avec les idées de progrès qui se produisaient dans toutes les classes, la coutume écrite ne fut bientôt plus suffisante ; il fallut y ajouter des ordonnances qui furent l’objet d’études approfondies de la part des plus grands jurisconsultes de France. L’unité dans la législation ne se produisit que lors de la promulgation du code Napoléon, lequel devait résumer en son ensemble et l’expérience acquise et les leçons du passé.


XI. — LA PESTE DE 1580, HENRI IV EN BERRY.

Ce fut une autre Marguerite, Marguerite de France, qui, à la mort de la sœur de François Ier, reçut d’Henri II l’usufruit du duché de Berry. Ainsi que la reine de Navarre, dont l’esprit charmant se plaisait à de poétiques entretiens, la nouvelle duchesse protégea les lettres et l’université ; conseillée par l’illustre Michel de L’Hospital, elle fit tout au monde pour rendre le Berry prospère. Elle ne réussit pas à y faire refleurir l’industrie des draps, autrefois célèbre dans toute l’Europe, draps tellement bons qu’un vêtement fait avec eux passait en héritage des enfans aux neveux au point d’en ennuyer les heureux possesseurs. La noblesse accordée par Louis XI aux manufacturiers devenus maires et échevins en fut, ainsi que je l’ai dit, le principal empêchement. C’est Châteauroux qui hérita de cette fabrication et qui l’a gardée jusqu’à nos jours, mais sans qu’on ait jamais pu reprocher à ses produits la durée par trop parfaite des anciens draps de Bourges. Valençay eut aussi longtemps la réputation de fabriquer une excellente bonneterie. Lorsque Ferdinand VII, qui y avait été détenu par ordre de Napoléon, contracta un second mariage, en 1816, avec l’infante de Portugal, il fit venir de cette châtellenie les bas qui devaient entrer dans le trousseau de sa fiancée ; sous la Restauration, la duchesse de Berry y faisait faire ceux de ses enfans.

L’élevage des moutons y fut porté à un degré de perfection qui s’est toujours conservé. Aux entrées des rois et des gouverneurs dans leur bonne ville de Bourges, figuraient toujours des béliers, de blanches brebis, et jusqu’à un dieu Pan, le roi des pasteurs.

En 1552, furent créés les sièges présidiaux ; le siège de Bourges se distingua toujours par la sagesse et l’intégrité des hommes qui y figurèrent. On les institua pour combattre l’abus qui se faisait des appels en parlement et alléger par ce moyen la carte à payer des plaideurs. Même aujourd’hui on cherche à la rendre moins lourde, cette carte, lorsqu’il vaudrait mieux combattre l’esprit de chicane qui hante la moitié du genre humain. On institua aussi des recettes générales, et, dans chacune d’elles, une trésorerie générale des finances. La fiscalité reçut l’ordre de ne négliger aucune occasion d’augmenter les impôts, sans doute pour leur donner de l’occupation et justifier leur création. Les contribuables, qu’ahurissaient tant de réformes, cherchaient bien par des dons gracieux, argent, draperies, confitures de cotignac, volailles, gibiers, à attendrir le fisc, rien n’y faisait. Il fallait payer et plus que par le passé, pour les guerres, les apanages et autres charges dont le peuple ne tirait aucun profit.

Le règne de François II n’a laissé aucun souvenir dans le Berry, et celui de Charles IX n’a été qu’une suite de tueries faites au nom d’un Dieu qui ne pouvait en être l’instigateur. Issoudun, Sancerre, La Charité, Mehun et bien d’autres localités, étaient devenues villes tout à fait réformées. Plus de chants dans les églises désertes, plus d’envolées dans l’azur du ciel de joyeuses sonneries, disparus sous terre les moines aux faces rubicondes, les mendians aux loques sordides, aux voix lamentables, implorant une aumône sous les guenillères des monastères et des églises de campagne ; plus de sermons aux périodes enflammées appelant le courroux du ciel sur l’hérésie triomphante. La raideur protestante glaça tout, éteignit toute poésie : les villes semblaient mortes.

Il fallut cependant se décider à faire le siège des cités devenues par trop huguenotes, et on en chargea deux ardens catholiques, deux Berrichons, les seigneurs de La Châtre et de Sarzay. Catherine de Médicis et le jeune Charles IX ne dédaignèrent pas d’accroître l’ardeur des soldats papistes par leur présence devant les villes qu’on voulait réduire. Bourges, qui, pendant quelques mois, s’était mise aussi du côté de la Réforme, dut capituler entre leurs mains le 1er septembre 1562.

Le massacre de la Saint-Barthélémy eut, en Berry, un sanglant écho. Les Sancerrois, exaspérés, fermèrent les portes de leur cité, accueillant à bras ouverts ceux des protestans, leurs coreligionnaires, qui fuyaient le poignard des fanatiques. M. de La Chaire vint les assiéger par ordre du roi. Si terrible fut la famine qui se déclara après plusieurs mois dans la malheureuse ville, qu’on surprit une famille préparant de monstrueux festins avec un enfant étouffé par elle. Le père fut brûlé vif, la mère étranglée, et son corps jeté dans les flammes. Comme Bourges, Sancerre dut se rendre ; mais dans des conditions fort honorables pour l’héroïque cité : l’exercice de la religion réformée resta permis aux habitans ainsi qu’à ceux qui s’étaient réfugiés auprès d’eux ; le roi leur remettait leurs offenses, leur garantissait la vie, l’honneur de leurs femmes et de leurs filles. Pour remplacer le pillage que la soldatesque réclamait, une amende de 40,000 écus fut imposée à la ville et répartie entre les assiégeans. M. de La Châtre n’en déshonora pas moins sa victoire, — s’il y a triomphe quand une ville est prise par famine ou trahison, — en laissant commettre d’inutiles cruautés. Après son départ, les catholiques qui, en très petit nombre, se trouvaient à Sancerre, mirent la malheureuse cité au pillage ; celui qui l’avait réduite et en avait gardé le gouvernement n’eut pas le courage d’intervenir.

Le duché de Berry fut donné en usufruit sous Henri III à la veuve de Charles IX, Elisabeth d’Autriche ; comme elle quitta bientôt la France, elle se désintéressa complètement de ce don magnifique. Le duc d’Alençon, frère du roi, qui s’était mis à la tête des mécontens, reçut pour prix de sa soumission la ville de Bourges, ainsi que les duchés d’Anjou et de Touraine. Il entra dans Bourges le 15 juillet 1576. Une sorte de trêve s’était établie entre catholiques et réformés, lorsque la peste qui, depuis 1580, sévissait à Paris, y éclata tout à coup et y fit un nombre effroyable de victimes. Comme à Londres, quand régnait l’horrible fléau, une sorte de folie frappa la population. A côté d’exercices pieux, qui devaient éloigner l’épidémie, se commettaient des sacrilèges et des actes de lubricité inqualifiables. On ne voyait dans les rues que mascarades et folies du même genre. C’est dans la maison des « pestes » qu’eurent lieu les plus grands désordres, et les misérables chargés d’ensevelir les morts s’y distinguèrent entre tous par des excès sans nom. Il fallut décréter que si, les « malades s’y comportaient immodestement, blasphémaient le nom de Dieu, y commettaient paillardise en allant chercher femme ou fille à cet effet, ils seraient pendus, étranglés ou bien arquebuses selon le rapport qu’en ferait Baudon, barbier desdits pestes. » Le clergé s’y montra anti chrétien en supprimant ses aumônes habituelles, et en fuyant les moribonds qui demandaient la confession. Le maire dut intervenir et gourmander ces hommes sans cœur. Les jésuites, qui étaient à Bourges depuis 1573, furent les seuls qui payèrent bravement de leurs personnes. Le duc d’Alençon, indécis et flottant devant tant de calamités, céda le bailliage du Berry à M. de La Châtre, le même qui traita si durement les Sancerrois. Il était temps, du reste, qu’une main énergique prît la direction du duché ; la misère était si affreuse dans les campagnes, que les paysans en étaient réduits à démolir leurs misérables demeures, pour en vendre les matériaux contre un morceau de pain. Plus d’assemblées joyeuses sous les ormes centenaires, de gais baptêmes, de noces bruyantes ; plus d’abbayes ni d’abbés ; plus d’églises ni de cultes ; partout la ruine et la famine. On songe au tableau que La Bruyère fit, un siècle plus tard, du serf courbé sur la glèbe, et ce tableau paraît au-dessous de la vérité.

C’est sous ces sinistres auspices que fut formée en 1576 la Sainte-Ligue à laquelle M. de La Châtre, devenu un très puissant personnage, s’affilia. La Ligue, comme l’avait été la réforme religieuse et comme le sera la Fronde, n’est qu’une nouvelle révolte de la féodalité expirante contre le pouvoir royal. Celui-ci doit finir par triompher, mais que de sang sa victoire aura coûté à la France, et que de misères il lui aura values !

Avec M. de La Châtre, la ville de Bourges appartint donc désormais aux ennemis du roi ; mais il lui fallut compter bientôt avec l’heureux Henri de Navarre qui, le 28 mars 1590, écrivait à la comtesse de Grammont : « Mon cœur, j’ay faict un voyage de huict jours vers le Berry, où je n’ay été inutile, ayant pris miraculeusement le chasteau d’Argenton, place plus forte que Lectoure, desfait une troupe choisie de la Ligue qui, la venoient secourir ; réduict bien 300 gentilshommes ligueurs, les uns à porter les armes avec moy, les autres promis de ne bouger, et ont pris saulvegarde, les autres contraints de ne bouger de chez eux, de peur qu’on ne leur prenne leurs maisons. J’ai pris aussi Le Blanc, en Berry, et dix ou douze autres forts. Cela s’appelle cent mille écus de revenus. Je me porte bien, Dieu mercy, n’aimant rien comme vous au monde. J’ay receu vostre lettre ; il n’a fallu guère de temps à la lire… Bonjour, mon âme ; je vous baise un million de fois. C’est le 28e de mais, de Chastellerault. »

Malgré la remarquable activité déployée par l’ambitieux gouverneur de Bourges, le soin avec lequel il augmenta les garnisons des villes confiées à sa garde, il fallut bien, après l’assassinat d’Henri III, que la province du Berry se préparât, comme le reste de la France, à se soumettre au roi de Navarre. Le visage souriant, celui-ci se présenta le 25 juillet 1593, devant le porche de l’église de Saint-Denis.

« — Qui êtes-vous ? lui demanda Renaud de Beaume, l’archevêque de Bourges.

« — Je suis le roi.

« — Que demandez-vous ?

« — Je demande à être reçu au giron de l’église catholique, apostolique et romaine.

« — Le voulez-vous sincèrement ?

« — Oui, je le veux, et je le désire. »

Paris, qui valait plus d’une messe, ne lui ouvrit cependant ses portes que le 22 mars 1594. Bourges en fit autant. Son puissant gouverneur obtint, en échange de la soumission qu’il prétendait avoir obtenue de ses administrés, un édit de pacification pour le Berry et l’Orléanais. Dans le ressort et bailliage de ces deux provinces, l’exercice de la religion réformée était désormais permis, pourvu qu’il fût célébré dans les locaux précédemment autorisés ; toutes les propriétés du clergé, propriétés usurpées durant la guerre, devaient être restituées. Le souvenir des guerres passées était tenu de s’effacer des esprits « comme l’ombre d’un nuage sur le sol ; » personne ne pouvant être inquiété ni recherché à ce sujet. Les habitans de Bourges furent exemptés pendant trois ans d’emprunts et subventions, et remise fut faite aux bourgs, villes et plat pays de tout ce qu’ils pouvaient devoir sur les tailles, jusqu’au mois de décembre 1593. Les anciens privilèges et les concessions octroyées par les rois de France étaient confirmés, mais il ne devait être toléré aucune recherche au sujet des exécutions capitales faites pendant les troubles par autorité de justice et commandement du gouverneur. C’était fort heureux pour M. de La Châtre, dont la quiétude pouvait être troublée. Enfin, le roi n’exceptait de l’amnistie que les actes de brigandage et les complices de l’assassinat d’Henri III. Quant au seigneur de La Châtre, sa part fut scandaleuse pour un révolté. Il conserva sa charge, aux appointemens de deux mille écus, et en outre, les profits et émolumens, et la survivance de sa charge à son fils. Le titre de maréchal de France lui fut conservé, et la somme énorme de 900,000 livres lui fut versée, pour le dédommager de ses frais de guerre.

En 1596, Henri IV donna la jouissance du duché de Berry à Louise de Lorraine, veuve d’Henri III. Avant de se retirer définitivement à Moulins, elle avait quitté Chenonceaux pour venir habiter Bourges où une réception solennelle lui fut faite. A son entrée, les instrumens « sonnèrent bien mélodieusement, » dit un chroniqueur, et sa présence fut comme la garantie d’une paix que chacun souhaitait. Les affaires reprirent leur cours, et c’est alors que l’on constata combien de forteresses et de villes avaient été démantelées pendant les guerres civiles. Leur nombre était considérable. On ne songea pas à relever les premières ni à fortifier de nouveau les secondes, par crainte d’un retour aux habitudes batailleuses du moyen âge, et, avec elles, des calamités qui en avaient été le cortège.

Je dois signaler une curieuse exception à cette idée de la noblesse de ne plus faire construire. Maximilien de Béthune, duc de Sully, le compagnon d’armes et le ministre agronome du roi Vert-Galant, eut le désir d’édifier toute une ville dans le franc-alleu, ou principauté indépendante de Boisbelle. Est-ce le choix que Sully fit de cette terre du Berry, qui lui fit dire que « le labourage et le pasturage étaient les mamelles dont la France s’alimentaient, les vrayes mines et trésors du Pérou ? » C’est très probable. Tout était prêt pour l’exécution du projet : emplacement choisi sur un plateau, non loin de Boisbelle, les noms des rues arrêtés, celui de la ville qui devait s’appeler Henri-Mont, — devenu Henrichemont, — quand l’assassinat d’Henri IV mit tout en question. Sully, qui redoutait un sort semblable à celui de son maître, se retira de la cour et se réfugia à Montrond. De la ville projetée, il ne reste plus qu’une place qui devait porter le nom de Béthune, et quatre tracés de rues à angles droits, aboutissant aux quatre portes de la ville rêvée. Sully, qui n’avait plus de persécution à craindre, était resté protestant, et les catholiques se gaussèrent fort de son idée de construire une cité, dans un pamphlet où se lisait : « Dieu sera servy en ladite ville, à la fantaisie du prince d’icelle, nonobstant le concile de Trente, auquel, quant à présent, sera dérogé. — La foy et les cérémonies de la primitive église seront bannies comme surannées, ne servant qu’à tenir le peuple en honneur et obéissance, vice contraire à la réformation du temps qui court… — Tous, juifs, musulmans, anabaptistes, martinistes, zungliens, puritains, calvinistes, et autres telles gens de bien, y seront admis, avec la liberté de conscience tant nécessaire pour maintenir au monde l’indévotion et l’irréligion… — Tous mariages se feront à ladite ville à discrétion, même se pourront consommer par procureurs, sans procuration… — Ladite ville servira de passage aux paquets qui seront portez de Genève à La Rochelle pour la tranquillité de la France… — Et pour mémoire éternelle de l’heureuse édification de ladite ville, sera gravée sur le front d’icelle cette honorable inscription :


Par l’audace d’un Écossais
Poussé d’un insolent mérite,
Cette ville a été construite
Du sang le plus pur des Français.


A coup sûr, l’inscription manquait d’esprit, et si j’ai reproduit ce triste libelle, c’est pour montrer à quel degré d’intolérance on en était sous Henri IV.


XII. — LES CONDÉ EN BERRY, LE CLERGÉ RÉGULIER AU XVIIIe SIÈCLE.

La minorité de Louis XIII, avec Marie de Médicis pour régente, devait susciter chez quelques nobles du Berry de nouvelles révoltes, révoltes finissant toujours au profit de la royauté. Quant au peuple, il se hâta de prêter serment au nouveau roi entre les mains du baron de La Châtre, — l’homme au bon billet de la tendre Ninon de Lenclos. Le baron était fils du maréchal, lequel ne termina sa puissante carrière qu’en 1614. En lui, le Berry perdit un maître actif, la noblesse du pays son représentant le plus en vue, et les calvinistes leur plus ardent ennemi. Dès le règne de Charles IX, il les avait combattus, et c’est à peine si au moment de sa mort, à soixante-dix-huit ans, il avait désarmé. On lui fit des funérailles superbes, telles qu’on en vit rarement dans aucune des provinces de France. Elles méritent d’être connues, ne serait-ce que pour assister au défilé de tout ce qu’une ville comme Bourges contenait alors de notabilités.

« Le samedi 21 février 1614, rapporte l’historien du Berry, M. de La Thaumassière, le corps fut amené du château de la Maisonfort à l’église paroissiale de Genouilly dans un grand chariot traîné par quatre chevaux, et couvert d’un drap noir sur lequel se dessinait une grande croix blanche, avec les armes de la maison de La Châtre : elles étaient de gueules à la croix ancrée de vair ; mais, depuis le mariage de Gabriel de La Châtre, seigneur de Nançay et chambellan de Louis XII, avec Marie de Saint-Amadouz, on les écartelait de gueules à trois têtes de loup arrachées d’argent. L’aumônier du maréchal, ses chapelains, sa maison, et environ deux cents gentilshommes du voisinage, accompagnaient le char funèbre. Le lendemain, tout le cortège se rendit à Bourges. Il fut reçu par l’abbé et les religieux de Saint-Sulpice, le curé et le clergé de la paroisse Saint-Médard ; le corps resta déposé jusqu’au lundi1 dans le chœur de l’église de Saint-Sulpice. On se mit en marche le lundi, à onze heures, pour se rendre à Saint-Étienne. Une foule immense remplissait les rues ; depuis la porte de l’Abbaye jusqu’à » l’Hôtel-Dieu, des bourgeois armés, — les gardes nationaux du XVIIe siècle, — étaient disposés en haie.

« Douze hommes vêtus, de robes et de chaperons de deuil, portant sur la poitrine et sur le dos les armes de La Châtre, à la main des clochettes qu’ils faisaient sonner, ouvraient la marche. Ensuite venaient les confréries de Saint-Claude, de Sainte-Anne et de Notre-Dame-de-Lorette ; les capucins, au nombre de vingt-cinq, les quatre ordres mendians, c’est-à-dire les cordeliers, les carmes, les jacobins et les augustins ; les seize paroisses, cent pauvres avec des vêtemens de deuil, et cent personnes portant chacune une torche fournie par la ville ; puis le prévôt provincial de la maréchaussée, avec ses lieutenans de robe longue et de robe courte, son greffier et ses archers ; les chapitres de Notre-Dame de Sales, de Saint-Ursin, du Château, les abbayes de Saint-Ambroix et de Saint-Sulpice ; le prévôt du maréchal avec son lieutenant, son greffier et ses archers ; des officiers de sa maison et de celle de M. de La Châtre, son fils ; les gens de son conseil ; enfin, le chapitre de Saint-Étienne. Toutes les torches étaient garnies de deux écussons, un aux armes du maréchal, l’autre aux armes des communautés. En avant du corps, porté par quatre religieux mendians, on voyait sept gentilshommes chargés des sept pièces du petit honneur, c’est-à-dire des éperons, des gantelets, de l’épée, du heaume, de l’écu, de la cotte d’armes et de la lance ; puis les trois chevaux, c’est-à-dire le cheval de bataille, le cheval de secours et le cheval d’honneur, conduits par des valets de pied et suivis chacun par deux pages ; l’écuyer, le trompette, l’enseigne et le guidon, le lieutenant de la compagnie des gens d’armes du maréchal, tenant en ses mains le bâton de l’ordre du Saint-Esprit couvert de velours noir ; deux gentilshommes, portant le manteau et la croix du même ordre et celle de l’ordre de Saint-Michel. Les quatre coins du drap mortuaire avaient été confiés au lieutenant du bailliage et au conservateur des privilèges royaux de l’université, au maire, puis à l’un des échevins. Autour du corps étaient l’aumônier et les chapelains, et, en avant, un héraut d’armes, vêtu de sa cotte d’armes, de velours tanné, semé de fleurs de lis d’or, sa toque de velours noir sur la tête et son bâton azuré et fleurdelisé à la main. L’évêque de Nevers, M. du Lys, qui devait officier à la place de l’archevêque de Bourges, alors député aux états-généraux à Paris, suivait le cortège. Après lui marchaient en bon ordre la compagnie de cent hommes d’armes des ordonnances, dont le maréchal était capitaine, et un grand nombre de gentilshommes ; puis le grand deuil, mené par le comte de Marans, René de Beuil, fils unique du comte de Sancerre, et le petit deuil, c’est-à-dire la famille. Enfin, ce long cortège se terminait par les officiers du siège présidial, le corps de ville avec les trente-deux conseillers et les cinquante dizainiers, tous vêtus aux couleurs de la ville, vert et rouge, et la milice bourgeoise, portant l’arquebuse sous le bras, l’extrémité inclinée vers la terre, la hallebarde la pointe en bas, les enseignes pliées et traînantes, les tambours couverts de crêpes. »

L’un des derniers et des principaux révoltés de ces temps troublés fut un Florimond du Puy, seigneur de Vatan, calviniste. Il refusa toujours de se soumettre aux exigences du fisc, prenant sans cesse sous sa protection ceux qui faisaient de la contrebande du sel leur principal métier. Ayant appris qu’on avait arrêté un faux-saunier, dont, sans doute, il était le complice, le seigneur de Vatan, à la tête d’une troupe armée, envahit le château de Bellair, dans la commune d’Arçay, et en enleva, en qualité d’otage, l’un des fils du vicomte de Coulognes, receveur-général des finances et fermier-général des gabelles en Berry. Douze cents hommes d’infanterie, une compagnie de Suisses et six pièces d’artillerie furent jugés nécessaires pour mettre le rebelle à la raison. La brèche fut ouverte par le canon, la ville prise d’assaut, et le seigneur de Vatan, réfugié dans son château très bien fortifié, refusait encore de se rendre. Malheureusement pour lui, ses soldats en masse l’abandonnèrent et force lui fut de se livrer. Conduit à Paris sous bonne escorte, et après un jugement en règle, il ne sortit de la Conciergerie que pour être conduit en place de Grève, où il eut la tête tranchée en sa qualité de gentilhomme. Le châtiment était mérité, ce qui n’empêcha pas les calvinistes de prendre son châtiment pour prétexte à de nouveaux troubles.

Entre temps, les états-généraux de 1614, les derniers de l’ancienne monarchie, et qui devaient aplanir toutes les difficultés, n’avaient fait qu’aviver les haines toujours inassouvies entre catholiques et huguenots. A titre de mémoire, voici comment le Berry y fut représenté. Pour le clergé : l’archevêque André Frémiot et Guillaume Foucaut, grand-archidiacre de l’église de Bourges ; pour la noblesse : Henri de La Châtre, MM. de Rodes et de Nançay ; pour le tiers-état : François Le Mareschal et Daniel Millet, trésoriers-généraux-des finances ; Gabriel Picault, conseiller au présidial ; Vincent Sarrazin, président en l’élection ; le maire, Louis Foucaut, et deux échevins, Claude Bourdaloue et Claude Lebègue.

Les états-généraux se clôturèrent sur une lettre de Marie de Médicis ; elle y témoignait de « l’indicible contentement qu’elle avait reçu de la bonne volonté des trois ordres. » Il ne pouvait en être autrement, les députés ayant accordé tout ce qu’elle leur avait demandé.

Ce n’était point une telle missive qui pouvait satisfaire l’un des princes les plus remuans de l’époque, Condé, Henri de Bourbon, deuxième du nom. Aussi, dès le mois d’octobre 1615, il était déjà en Picardie à la tête d’une armée qu’il entraîna en Berry, où ses soldats se conduisirent comme des soudards en pays conquis. Le traité de Loudun mit fin à de tels désordres.

En 1616, Condé fut nommé gouverneur et lieutenant-général du Berry ; il dut en grande partie ce titre à son acquisition, au prix de 435,000 livres, du magnifique fief de Déols-Chauvigny, dévolu par héritage aux grandes familles de Latour, Landry et d’Aumont. Entraîné dans le parti des mécontens par le maréchal de Bouillon, le prince vint pendant quelques mois dans son duché, cherchant par quels moyens il se vengerait de Marie de Médicis, la reine mère, et du maréchal d’Ancre, son favori. Revenu à Paris et conspirant toujours, il fut arrêté à la sortie d’un conseil aux Tuileries et enfermé à Vincennes. Bourges, qui s’était déclarée en faveur de la régente, ouvrit ses portes au maréchal de Montigny, que Louis XIII y avait envoyé avec le titre de gouverneur. En même temps, le roi érigea en duché-pairie le marquisat de Châteauroux, les baronnies de La Châtre et de Saint-Charlier, et la seigneurie de Déols, Déols bien déchue de sa splendeur des siècles précédons. Il en fut de même de plusieurs autres fiefs, le tout sous le titre de duché de Châteauroux.

La mort du maréchal d’Ancre, assassiné dans la cour du Louvre, rendit la liberté au prince. Sa politique changea : dans la secrète espérance de régner un jour sur la France, Louis XIII n’ayant pas d’enfant, il devint un catholique fervent et un modèle de fidélité à la couronne. Sans cesse désireux d’accroître sa puissance dans le centre de la France, il acheta de Sully la ville de Montrond, puis Orval, Culant, Le Châtelet, La Roche-Guillebault et La Prugne-au-Pot. Il fallait payer comptant toutes ces terres ; mais comme ce Condé était d’une grande avarice, il suscita au roi l’idée fort malhonnête de confisquer tous les biens de Sully à son profit, au profit de lui, Condé, bien entendu. Le souverain s’y refusa. Il acheta encore la terre de Sancerre, vendue forcément par le comte Jean de Beuil, et dont il ne prit possession qu’en 1641. Avec cette immense fortune, le prince, ainsi que je l’ai dit, était d’une lésinerie extrême. Aimant fort la jeunesse, il fréquentait les étudians qu’il trichait au jeu, et par lesquels il se laissait payer à souper. Ses ennemis prétendaient qu’il avait l’âme d’un intendant de bonne maison. Comme il aimait le plaisir et les distractions, il entretenait deux troupes de comédie, l’une française, l’autre italienne. On a le souvenir d’une troupe ambulante qui, en 1621, donna à Bourges quelques pièces de théâtre dont on n’a plus les titres. Cette troupe s’intitulait les Tragiques Histrions de Sa Majesté ; une autre s’appelait les Comédiens françois. Le prince avait une fort belle vénerie et un équipage de fauconnerie. Par cette vie pleine d’amusemens et de distractions de toute sorte, il cherchait, croit-on, à se faire oublier du cardinal, qui, l’œil toujours vigilant, le considérait comme un ambitieux capable de tout entreprendre si une occasion favorable d’augmenter sa puissance venait à se présenter. Sa joie fut grande lorsque sa femme, Marguerite de Montmorency, lui donna, le 7 septembre 1621, un fils, celui qui devait être un jour le grand Condé. L’héritier de ce grand nom fut conduit à Montrond, dont l’air « doux et bénin, » a dit un serviteur du prince, devait admirablement lui convenir. En août 1628, une nouvelle peste, plus terrible que les précédentes, vint jeter la terreur chez les habitans du pays berrichon.


Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.


Au présidial, il ne resta qu’un conseiller ; du clergé, deux membres seulement ; de l’université, un seul docteur en médecine, Jacques Lebloy. Quatre jésuites, quatre capucins et un seul prêtre séculier affrontèrent l’épidémie pour porter les secours spirituels aux malades. Tous les autres avaient pris la fuite, ainsi que six mille habitans de la ville de Bourges. Malgré tant de calamités, il fallut que les survivans, misérables et appauvris, célébrassent en grande pompe, et avec des transports de joie, les fêtes prescrites par le roi à l’occasion de la prise de La Rochelle.

Le jeune prince de Condé, ou plutôt le duc d’Enghien, fit de fortes études à Bourges au collège des jésuites ; puis il s’installa au château de Montrond, l’ancienne magnifique résidence de Sully, transformée si bien en forteresse qu’elle fut le dernier et l’un des puissans refuges des chefs de la Fronde. Très amateur de chasse, il sut réprimer cette passion sur un simple avis que lui donna son père, et la réponse qu’il fit à ce dernier indique déjà avec quelle facilité le futur héros de Rocroy pouvait passer d’un grand entraînement à un calme parfait. « J’ai entretenu, il est vrai, répondit-il à son père, plus de chiens que le besoin ou le plaisir de la chasse n’en exigeait : vous pardonnerez cette faute à ma première ardeur pour cet exercice. C’est une manie ordinaire à tous les hommes, dès qu’ils sont épris de quelque chose, de rassembler inconsidérément tout ce qui s’y rapporte, et de le dédaigner ensuite. Je ne m’étais pas encore aperçu de cette folie ; le lendemain du jour où j’ai reçu votre lettre, je me suis défait de tous mes chiens, excepté de neuf, que vous me permettrez de garder. » Cette épître était écrite en langue latine, comme toutes celles que le duc écrivit jusqu’en 1636. C’était d’après l’ordre de son père.

La fin du règne de Louis XIII se termina sans trouble pour le Berry, grâce à la fermeté du cardinal de Richelieu qui finissait par triompher sur toute la ligne du mauvais vouloir des grands seigneurs.

L’institution des conseillers du roi, intendans-généraux, présidens aux bureaux de finances des généralités du royaume, fut la plus importante des réformes menées à bonne fin par le grand ministre. Le gouvernement y gagnait en force et en unité ; puis cela mettait un terme au gaspillage dans les perceptions et de la clarté dans les finances. Tout eût été pour le mieux si, à la date où je me trouve dans ce résumé de l’histoire du Berry, il ne fût survenu sur toute l’étendue du territoire français comme une éclosion de moines prédicans, mendians et autres, tous possédés de la passion irrésistible de combattre à outrance l’hérésie, c’est-à-dire le protestantisme. La charité, la tolérance, l’humilité, ces belles vertus des premiers chrétiens, n’existaient plus depuis longues années ; la vie contemplative des anachorètes, des austères apôtres de la foi, avait cessé au désert comme dans les monastères d’hommes et de femmes ; abusant de leur caractère sacré, les religieux de ces temps d’intolérance s’introduisaient dans les familles pour y jeter la discorde et la haine. Rien de moins recommandable, au commencement du xvir9 siècle, que le plus grand nombre de ces porteurs de frocs, à la fois paresseux, mendians et débauchés. Voici ce que dit de la célèbre abbaye de Fongombaud, on Berry, le prieur dom Andrieu :

« Chacun des moines demeurait en sa maison, hors de l’abbaye. Chacun y vivait à sa mode, avec très peu d’édification. Quelques-uns croyaient qu’une servante était un meuble nécessaire. On nous a fait bien des contes là-dessus ; et nous n’en parlerions pas, si nous n’étions obligés d’instruire ceux qui viendront après nous, afin de les persuader de la nécessité où sont les religieux de vivre régulièrement, de mettre tout leur revenu en commun, de bannir les femmes de leurs cloîtres et de vivre dans une grande piété. On disait en ce temps les matines quand il faisait jour, en hiver aussi bien qu’en été ; il n’y avait que deux prêtres qui célébraient la messe quand ils étaient de semaine… Après la messe, chacun allait se réjouir à la chasse ou à des rendez-vous, et quand ils étaient revenus, tôt ou tard, on disait vêpres. Les servantes, qu’on pouvait nommer des maîtresses, se réjouissaient entre elles ou avec des compagnons qui venaient voir leurs maîtres. »

Du commencement du XVIIe siècle jusqu’au milieu, c’est une irruption dans la province berrichonne, de religieux et de religieuses de tout ordre, de toute robe, de toute catégorie. De 1612 à 1630, les capucins envahissent Vierzon, Saint-Aignan, Montluçon, Moulins, Châteauroux, Saint-Amand et Bourbon. Les minimes apparaissent à Issoudun en 1615, ainsi qu’à Dun-le-Roi vers la même année. De 1616 datent les augustins réformés de Bourges, d’Aubigny, du Blanc et de Saint-Benoît-du-Sault ; ceux de Châtillon-sur-Indre en 1627 ; ceux de Sancerre en 1630. En 1624, apparaissent les oratoriens. Notez qu’il y a déjà des jésuites, des ordres mendians. En 1617, les religieuses carmélites arrivent à Bourges ; l’année suivante, elles s’établissent à Issoudun et à Bourges aussi ; les ursulines sont à Celles-sur-Cher en 1634 ; elles étaient à Bourges et à Issoudun depuis 1631 ; les hospitalières viennent dans la première de ces villes en 1628 pour soigner les pestiférés ; celles de ces saintes femmes que le fléau épargna y restèrent. D’autres vinrent de Loches à Vierzon en 1633.

Quant aux anciens monastères qui s’étaient élevés du sol dans un temps où la loi créait des merveilles, leurs titulaires, à l’époque où nous nous trouvons, étaient des personnages tout à fait étrangers à la vie et aux règles religieuses. Il s’en trouva même dans le nombre qui appartenaient à l’église réformée. L’on cite un amusant propos que l’on dirait renouvelé de Vespasien, propos d’un calviniste, M. de Rochefort, devenu un jour propriétaire de l’antique abbaye de Fongombaud. Marie de Montmor, la femme de ce grand seigneur, un favori du prince de Condé, disait un jour à son mari que les revenus qu’il tirait de l’abbaye le damneraient et seraient cause de la ruine de la maison. — Bah ! dit Rochefort en mêlant deux poignées de pistoles à plusieurs effigies, en faites-vous la différence ? — On vit des femmes, des enfans, ides abbés de cour, usufruitiers de prieurés dans lesquels ils ne mettaient jamais les pieds. Pourvu que les directeurs des communautés et leurs moines eussent leur pitance journalière, le service du culte ne venait qu’en second lieu. On s’occupait encore moins de restaurer et d’entretenir en bon état les églises ou les abbayes, et c’est de ce siècle d’obscurantisme que datent les premières ruines des édifices merveilleux du moyen âge. À côté de cet abandon des temples sacrés et de cette parodie du christianisme dont les calvinistes tiraient leurs meilleures railleries, se déroulaient les sinistres drames dont la sorcellerie était le sujet et le bûcher l’inévitable dénoûment.

Henri III, un jour, ayant voulu savoir ce qu’il y avait de vrai chez tant de gens qui se disaient possédés du démon : « Je n’y trouvai, dit le chirurgien délégué à cet effet, que de pauvres gens stupides, les uns qui ne se souciaient de mourir, les autres qui le désiraient ; nostre avis fut de leur donner plustost de l’ellébore pour les purger qu’autre remède pour les punir. » Au XVIIe siècle, on devint plus barbare, et les parlemens de Rouen et de Bordeaux crurent qu’il était de leur devoir de combattre les esprits démoniaques en envoyant une foule de malheureux périr dans les flammes.

En 1616 et 1617, un Berrichon nommé Chenu, bailli de Brécy, se donna la satisfaction de juger toute une bande de sorciers, vivant dans les paroisses de Brécy et de Sainte-Solange, la patronne du Berry. « Je savais, dit Chenu, que le diable avait coutume de marquer les siens dans les parties les plus secrètes du corps. J’y fis enfoncer des épingles et ils n’en éprouvèrent aucune douleur. » Ces endiablés confessèrent qu’ils étaient allés au sabbat, qu’il s’y était passé des scènes de débauche auxquelles Satan présidait sous la forme d’un barbet noir. On l’adorait jusqu’au chant du coq. Trois des accusés du subtil Chenu, un homme et deux femmes, furent condamnés à faire amende honorable, une torche allumée au poing, puis à être pendus, leurs corps jetés au bûcher et les cendres dispersées au vent. Six autres furent encore condamnés à être étranglés ; cinq trouvèrent grâce auprès du parlement, « et le chemin leur fut baillé pour prison ; » le sixième, un vieux berger qui n’avait cessé d’intercéder pour ses compagnons en disant « qu’il aimait mieux mourir qu’eux, » fut exécuté en place de Grève.

Le pays, toutefois, commençait à s’étonner et à murmurer de tant de supplices. C’était le temps des procès d’Urbain Grandier et des religieuses ensorcelées de Loudun. Ce ne fut que sous Louis XIV que cessèrent les persécutions exercées contre de malheureux fous accusés de sorcellerie par des ignorans cruels. Les membres obscurs de ce clergé dont je parlais plus haut, de ce clergé courageusement flagellé par l’un des siens, le grand Rabelais, contribuèrent le plus à entretenir l’obscurantisme. Quel contraste avec les augures de la Grèce et de Rome !


Regrettez-vous le temps où le ciel, sur la terre,
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?

Ils peuplaient de nymphes et de divinités champêtres les bois sacrés, les sources, les prairies, les vergers ombreux et l’intérieur des maisons. Ne plaçaient-ils pas dans des champs élyséens l’idéal de leurs aspirations les plus secrètes, et dans quelque belle étoile bleue le séjour futur de leur félicité suprême avec des êtres aimés ? Tout cela fut remplacé, assombri par les démons, les loups-garous, des sorciers horribles et des sorcières plus horribles encore. Les esprits simples se bourrent comme à plaisir d’ineptes superstitions. Au pays du Berry et dans d’autres pays de France, la croyance en des êtres surnaturels, tels que jeteurs de sort, noueurs d’aiguillettes, caillebotiers qui ôtent le lait aux vaches, courtilliers qui sèchent les plantes, grêleux qui amassent les orages, a-t-elle entièrement disparu ? Non, certainement. À Paris même, n’y a-t-il pas toujours une maison hantée, un homme au mauvais œil, sans compter les spirites et les sibylles au marc de café qui vivent grassement aux dépens de ceux qui frappent chaque jour à leur porte ?

Lorsque le duc d’Enghien quitta le château de Montrond, ce fut pour apprendre le métier des armes sous les maréchaux de Chaulnes, de Châtillon et de La Meilleraye. À vingt-cinq ans, il avait gagné la bataille de Rocroi, pris Thionville, Dunkerque, réduit Philisbourg et Mayence, et assisté à la bataille de Nordlingue. Lorsque son père mourut, le jeune duc hérita du titre de prince de Condé, et avec ce titre, des gouvernemens du Berry et du Bourbonnais, de ceux de Bourges, de Champagne, de Brenne, et d’un nombre considérable de seigneuries, sans compter le duché de Châteauroux et le comté de Sancerre. C’est alors qu’éclata la lutte entre le parlement uni à la noblesse et la régente Anne d’Autriche liée au cardinal de Mazarin. Bourges garda sa fidélité traditionnelle à la royauté. Quant au prince de Condé, « après avoir hésité trois jours et s’être repenti trois cents fois, » a dit de lui le duc de Rohan, il prit d’abord parti contre le cardinal, puis pour la cour, et, finalement, il fut arrêté au Louvre, et conduit, comme autrefois son père, prisonnier au donjon de Vincennes, en compagnie du prince de Conti, son frère, et du duc de Longueville, son beau-frère.

François de Beauvilliers, comte de Saint-Aignan, fut nommé aussitôt gouverneur du Berry, ce qui n’empêcha pas la princesse de Condé de venir s’installer dans son château de Montrond et d’y fomenter la rébellion avec une rare énergie. La garnison de ce castel était assez forte pour se permettre des pointes jusqu’aux portes de Moulins, dans l’Allier ; elle réussit à reprendre Bourges, propriété des Condé, mais où les troupes royales tenaient garnison. Lorsque, en 1651, le prince quitta son donjon, il continua avec Conti et la belle princesse de Longueville à fronder la cour, et c’est encore dans ce château de Montrond que se réunirent les mécontens. C’était l’asile de ce qu’il restait de frondeurs, et il n’est pas jusqu’à l’aimable Rabutin, comte de Bussy, qui ne s’y rendît. « Je crois, écrivait-il de là, à sa cousine Mme de Sévigné, que nous jouons aux barres ; cependant, votre party est le meilleur, car vous ne sortez pas de Paris, et moi je vais de Saint-Denis à Montrond, et j’ai peur qu’à la fin, je n’aille au diable. »

Si les frondeurs n’allèrent pas tous au diable, ils durent, du moins, se rendre aux troupes royales à la tête desquelles marchait Louis XIV ; il entra à Bourges le 7 octobre 1651. C’est en ce moment que le grand Condé, le prince de Conti, la duchesse de Longueville, les ducs de Nemours et de La Rochefoucauld furent déclarés, de par le roi et le parlement de Paris, qui ne le fit qu’en rechignant, désobéissans, rebelles et criminels. Le premier ordre du jeune souverain, en entrant à Bourges, fut pour la démolition de la Grosse-Tour, massive forteresse qui, depuis son édification, n’avait cessé d’être prise et reprise par des chefs de partis politiques ou religieux. Il fallut neuf ans pour la raser du sol. Le château de Montrond mit deux ans à capituler, mais, avec lui, se rendit également le parti des mécontens. Ce fut le dernier coup porté à la féodalité, et les grands jours d’Auvergne de 1665 en signalèrent les dernières convulsions. Le tiers-état, qui avait aidé la couronne dans cette œuvre, allait à son tour souffrir lourdement du despotisme royal. Par lettres patentes royales, le receveur de Bourges, son avocat, son procureur, son greffier, ses trente-deux conseillers, les capitaines, lieutenans et sergens de la milice urbaine, furent remerciés ou plutôt démis de leurs fonctions au profit de créatures entièrement dévouées aux volontés absolues du roi.

Condé ne reparut plus en Berry ; profondément atteint dans son orgueil qui était immense, le prince se mit à la tête des troupes espagnoles et se battit contre la France jusqu’en 1659, date du traité des Pyrénées. Quant à Conti, il épousa prudemment une nièce du cardinal Mazarin, recevant, en cadeau de noce, le titre de gouverneur-général du Berry, titre si longtemps porté par son frère. L’épouse du prince rebelle, une Maillé-Brézé, quoique ayant montré le plus grand dévoûment à son époux, aussi bien en Berry qu’en Guyenne, mourut délaissée après avoir été longtemps détenue dans la prison de Châteauroux, où son mari l’avait fait enfermer. Un page de son fils, parent de Mme de Sévigné et de Bussy-Rabutin, aurait été cause de la détention sévère et peut-être imméritée de cette princesse.

XIII. — L’ÉDIT DE NANTES, LE BERRY DIVISÉ EN DEUX DÉPARTEMENS.

Le règne de Louis XIV ne laissa guère d’autres souvenirs en Berry, que les sacrifices et les misères que le peuple dut supporter pour aider, à l’éclat du trône, soutenir les frais de guerres désastreuses, et subvenir à l’entretien des favorites. Quelques-uns des personnages qui furent nommés gouverneurs de cette province à cette époque ne mirent jamais les pieds dans leur gouvernement. Le duc de Lauzun fut de ceux-là. Il n’y venait que des gouverneurs besogneux, et, à ce titre, elle eut longtemps à supporter le frère de Mme de Maintenon, d’Aubigné, ancien capitaine d’infanterie, homme de beaucoup d’esprit, mais vulgaire et singulièrement débauché.

La révocation de l’édit de Nantes, en date du 20 octobre 1685, fit sortir de la province un grand nombre d’industriels qui l’enrichissaient. On y comptait, en ce temps-là, cinq mille protestans, dont deux mille deux cents à Sancerre, où il y avait deux temples, deux ministres et un consistoire. Ceux qui ne s’expatrièrent pas et affichèrent imprudemment leurs croyances religieuses durent héberger « à discrétion » les trop célèbres dragons verts, les mêmes qui, en Béarn et dans d’autres provinces de France, commirent tant d’exactions. C’est par de tels moyens que le roi devenu vieux espérait se faire pardonner ses trop nombreux péchés de jeunesse. Les huguenots étaient contraints de chercher un refuge dans les bois, dans la brande déserte ; là, seulement, ils pouvaient prier : cela s’appelait « l’assemblée au désert. » Le zèle farouche des catholiques en vint jusqu’à raser les temples des réformés, et à refuser la sépulture à leurs cadavres. M. Raynal en cite un horrible exemple, consignés dans les registres d’Asnières, petite ville où, si l’on s’en souvient, prêcha Calvin.

Une femme d’Issoudun, nommée Anne Prévost, avait refusé au moment de sa mort les sacremens de l’église ; elle déclara au curé de Saint-Cyr qu’elle voulait mourir dans la religion réformée et qu’elle regrettait d’avoir abjuré. Dès qu’elle eut rendu le dernier soupir, une procédure criminelle fut dirigée contre son mari comme curateur au cadavre de sa femme, cadavre qu’on lui enleva pour le remettre aux mains du bourreau. Le lieutenant-criminel, appliquant à la lettre la déclaration du 29 avril 1686, ordonna que, pour réparation d’un grand scandale, la mémoire d’Anne Prévost serait éteinte et supprimée, que son corps serait placé sur une claie, la face contre terre, attaché derrière une charrette, puis, traîné dans les rues de la ville, et, enfin, jeté à la voirie. Ses biens furent déclarés acquis au roi !

Le pouvoir ne se borna pas à torturer les consciences, il continua à couler bas ce qui surnageait encore du grand naufrage des franchises municipales et à donner à ses créatures les meilleurs emplois. C’est ainsi que le prince de Soubise, en récompense des complaisances qu’il permettait à la princesse sa femme d’avoir pour Louis XIV, reçut les charges importantes qu’occupait, en Berry, le prince de Marsillac. Il fallait de l’argent à Versailles et l’on créa toute sorte d’emplois et de fonctions pouvant s’acquérir à beaux deniers comptans. La noblesse ne payant aucune rétribution à la couronne, le privilège qui, depuis le règne de Louis XI, anoblissait les maires et les échevins fut aboli ; en outre, il fut ordonné que ceux qui, depuis l’an 1600, avaient obtenu des charges municipales seraient tenus d’acquitter les impôts auxquels ils auraient été taxés s’ils n’avaient pas été tirés de la roture. On devine quelles clameurs fit entendre la noblesse de cloche.

Ce furent des intendans sortis du conseil d’État en qualité de maîtres de requêtes, qui, dans la province où on les envoyait, devinrent les gens les plus ardens de la fiscalité. Leur pouvoir devint autrement fort que celui des gouverneurs ; on les laissait toutefois peu de temps dans une même localité par crainte qu’ils ne lui devinssent trop attachés et ne nuisissent ainsi au trésor.

Je ne puis que mentionner les efforts infructueux du grand Colbert pour arriver à faire revivre en Berry l’industrie autrefois célèbre des draperies, sergeterie de laines, ainsi que la fabrication des riches draps d’or et d’argent et des tissus de soie. Châteauroux n’avait pas moins de quarante-cinq manufactures en activité ; à Bourges, d’où elles avaient disparu, on en installa quelques-unes dont les produits furent surveillés, marqués par des commissaires venus de Paris à cet effet. A la mort de Colbert, par suite d’une fatalité sans cesse renaissante, les établissemens industriels qu’il avait fondés et encouragés ne fonctionnèrent plus. Il ne resta du souvenir de son bon vouloir que l’acquisition qu’il fit à la ville, à un prix dérisoire, du magnifique hôtel de Jacques Cœur, redevenu depuis propriété municipale.

Sous Louis XV, calme plat. Le Berry n’eut qu’à constater la scandaleuse façon dont ses comtés et ses duchés étaient donnés à des personnages indignes d’en porter les noms, véritable outrage aux preux glorieux qui les avaient possédés. On avait vu, sous les précédens règnes, le duc d’Orléans, le futur régent, abandonner le comté d’Argenton à l’une de ses maîtresses, Louise de La Boissière de Vély, et Louis XIV offrir à la duchesse de Portsmouth, la favorite de Charles II d’Angleterre, le duché d’Aubigny, érigé en pairie à son intention. Louis XV, ayant acheté du comte de Clermont, — mauvais abbé et général incapable, — le duché de Châteauroux, comprenant l’illustre fief de Déols-Chauvigny, le donna à Mme de Tournelle, sa favorite et sœur de la comtesse de Mailly. La marquise de Pompadour hérita des faveurs dont les quatre sœurs de Nesle avaient successivement pris leur part ; si je parle de la marquise, c’est simplement pour dire que Bourges servit de terre d’exil à son plus implacable ennemi, le comte de Maurepas. Il ne fut pas le seul. Le parlement ayant déclaré qu’il n’était pas besoin, pour obtenir la sépulture chrétienne, d’un billet de confession attestant qu’on avait accepté la bulle Unigenitus, — arme forgée par les jésuites contre les jansénistes, — trente de ses membres furent exilés à Bourges au mois de mai 1753. Ils ne s’y ennuyèrent pas, paraît-il, car un journal de leur séjour ne fait mention que d’intrigues amoureuses avec les dames de la ville et des duels qui en furent les conséquences. Sous Louis XV disparurent les plus célèbres abbayes du Berry. Fongombaud fut réunie au séminaire de Bourges, et les vieux moines qui s’y trouvaient durent en sortir, non sans regretter un asile où leurs prédécesseurs avaient joui de beaux revenus, de grands privilèges, bon gîte et le reste. Les siècles en ont fait une ruine superbe, intéressante à visiter en raison des souvenirs qu’elle évoque. Malgré la restauration qu’en ont tentée les Trappistes en 1850, son histoire religieuse est bien finie. La Sainte-Chapelle de Bourges, avec ses précieuses reliques, ses 40,000 livres de revenus, fut enlevée à ses chanoines et dépouillée au profit du clergé métropolitain. Des laïques n’eussent point osé. L’abbaye de Saint-Satur, sur les bords de la Loire, après avoir tenu tête aux violences des seigneurs féodaux, résisté aux exactions des papes, aux pillages des soldats anglais, aux persécutions des huguenots et, finalement, à la corruption des moines jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, fut supprimée par le cardinal-archevêque de Bourges, M. de La Rochefoucauld, promoteur des mesures prises contre Fongombaud et la Sainte-Chapelle. Il en fut de même de la splendide abbaye de Saint-Benoît de Fleury, fermée par ordre de Louis XV et du pape Clément XIV, toujours au profit de l’archevêché de Bourges. Le monachisme des temps féodaux avait vécu.

On ne peut oublier qu’en des siècles moins corrompus, les moines avaient gardé intact le dépôt de parchemins rares, qui, reproduits, étaient artistement et patiemment enluminés. C’est aussi dans les monastères du Berry, dans une région sans cesse agitée par les guerres, que beaucoup d’êtres faibles, de filles nobles injustement dépossédées de leurs héritages par des collatéraux violens, trouvaient un asile et la pitance selon l’expression des communautés. Les abbés les plus humbles y étaient choisis à l’élection, et leur élévation n’était due qu’à un réel mérite. A la fin du XVIIIe siècle, avec l’abolition des privilèges et l’esprit d’égalité qui, de tous côtés, se faisait jour, les cloîtres aux colonnettes élancées, aux dalles sonores, devaient être fatalement désertés. Il fallait aux hommes de la génération nouvelle des arènes où chacun, à titre égal, engagerait la lutte pour la vie. Ceux qui devaient en sortir sans souillure n’avaient-ils pas le droit d’espérer qu’ils en seraient récompensés à meilleur titre que les solitaires de la Thébaïde ou les cloîtrés des monastères ?

La naissance d’un nouveau duc de Berry, fils du dauphin Louis et de Marie-Josèphe de Saxe, le futur Louis XVI, avait été accueillie à Bourges par des réjouissances, et, pour la première fois, paraît-il, par d’abondantes aumônes aux pauvres. En 1776, les duchés de Berry et de Châteauroux, le comté d’Argenton et la seigneurie d’Henrichemont, ayant été donnés en apanage au comte d’Artois, ce personnage, pour bien se faire accueillir des Berrichons, fit construire un nombre considérable de hauts-fourneaux sur l’Yèvre, près de Vierzon, ainsi qu’à Ardentes, non loin de Châteauroux. C’était donner la vie et le mouvement à une partie de la province qui en manquait complètement ; le pays eût bien voulu lui en témoigner de la reconnaissance, mais le peuple, misérable, pressuré, réclamait autre chose ; il demandait l’abolition des abus, des économies à la cour, le droit de voter ses impôts, et enfin, sa place dans les administrations occupées jusqu’à ce jour par des protégés de grands seigneurs ou de plats courtisans.

Avec le désir d’apaiser un mécontentement devenu général en France, Necker eut une grande pensée, celle de créer des assemblées provinciales qui décideraient de la répartition des contributions dans les provinces, leur donneraient une représentation permanente, se feraient l’écho des plaintes populaires, et qui opposeraient une barrière au despotisme des intendans. Ces assemblées devaient encore exiger l’allégement des charges qui pesaient d’une façon inégale sur les contribuables, fournir des encouragemens à l’agriculture et imprimer une activité plus vive aux travaux publics. Turgot avait, de son côté, essayé une réforme municipale, en faisant élire dans chaque ville et dans chaque paroisse de campagne des municipalités chargées de répartir l’impôt, d’aviser aux travaux utiles à la communauté, de créer une police et d’émettre des vœux d’intérêt local. On ne se serait présenté devant les électeurs ni en qualité de noble, de roturier ou d’ecclésiastique, mais simplement à titre de propriétaire. Les municipalités urbaines ou paroissiales auraient élu les municipalités d’arrondissement, qui, elles-mêmes, auraient nommé les municipalités de province. Turgot et son ami Malesherbes virent ces projets rejetés par le roi, grâce à l’opposition de courtisans qui devaient perdre et la monarchie et leur infortuné monarque.

Si le Berry fut choisi entre toutes les provinces de France pour qu’il y fût fait le premier essai d’une assemblée provinciale, c’est parce que le roi en avait, avec joie, porté le titre de duc pendant vingt ans, que le pays était absolument monarchique, et que les esprits y étaient devenus très calmes depuis que Louis XIV les avait menés à la baguette. La chute de Necker réduisit cet essai à néant, et la misère des campagnes se perpétua ; les bras manquaient faute d’une juste rétribution ; les communautés des cultivateurs dont on avait fait l’essai n’enrichissaient que les chefs. « Nos journaliers, disait le rapporteur de la troisième et dernière assemblée de 1786, nos métayers sont des esclaves qui se vendent à nous à court terme, mais que nous abandonnons à la misère, du moment où ils cessent de nous être nécessaires, que nous punissons en leur ôtant leur pain, du moment où nous en sommes mécontens ; à qui nous laissons l’éducation de leurs enfans, qui seront de même un jour nos esclaves ! .. La plupart expient par une longue misère, souvent dans les prisons, quelquefois sur l’échafaud, le crime d’être nés de parens pauvres et incapables de leur donner aucune instruction. Ils sont libres cependant, ces hommes qu’on nomme citoyens ; mais leur liberté n’est que celle de changer de maîtres… Ils sont libres, mais c’est de travailler ou de mourir de faim ; trop heureux encore si le travail ne leur manquait pas ou si on leur en faisait contracter l’habitude de bonne heure, et qu’on ne leur laissât pas le temps de la perdre ! .. En Pologne, en Russie, cette condition de nos hommes libres paraîtrait sans doute très déplorable aux serfs que nous plaignons ; et cependant, que devient la terre, toujours tenue précairement et à temps par des hommes qui ne voient dans les améliorations possibles que la certitude d’une augmentation de charges ! »

Les trois seules assemblées provinciales qui avaient eu lieu à Bourges firent deux choses utiles : la première, en ouvrant des voies de communication qui manquaient, le Berry ne comptant alors que quatre-vingt-douze lieues de routes royales ; la seconde, en abolissant la corvée qui y représentait trois cent vingt mille journées de manœuvres, quatre-vingt-seize mille journées de voituriers, et cent quatre-vingt-douze mille journées d’un cheval ou d’une paire de bœufs. On évaluait à 624,000 livres la somme de travail qu’elle dérobait aux gens de la campagne. Elle fut remplacée par la taille, jusqu’à cette grande aurore de 1789, qui éclaira une France divisée en trois catégories trop distinctes : — un tiers-état qui supportait presque toutes les charges ; — une noblesse qui n’habitait plus ses terres, et en dépensait les revenus à la cour, laissant à des intendans sans entrailles toute liberté d’opprimer les paysans ; — un clergé composé d’abbés galans, de hauts prélats, se réservant les bénéfices de l’ordre entier, pendant que les curés de campagne, tenus à l’écart, vivaient d’un maigre casuel.

Le 16 mars 1789, le Berry ainsi que toutes les provinces de France nommèrent, frémissantes, les députés chargés d’exposer leurs griefs. Ce fut un député du tiers-état du Berry, M. Legrand, de Châteauroux, qui, à Versailles, fit la motion de nommer Assemblée nationale la solennelle réunion des trois castes. Elle fut adoptée par acclamation. Les justices seigneuriales, les privilèges des nobles, du clergé, des provinces et des villes, les distinctions de la naissance, les maîtrises et les jurandes, tout le régime féodal, en un mot, furent abolis dans la nuit du 4 août avec un irrésistible entraînement. Le 28 octobre, les vœux monastiques sont supprimés ; le 2 novembre, les biens des communautés religieuses sont abandonnés à la nation ; le 14 du même mois, l’élection des municipalités est rendue aux citoyens des villes ; les anciens impôts, tailles ; vingtième, capitation, gabelle, droits de douane en vigueur dans certaines localités, se voient remplacés par des contributions à bases également réparties. L’organisation séculaire du clergé devait être, en outre, complètement modifiée : on arrêta qu’il y aurait un évêque électif par département et dix évêques métropolitains. Les cures elles-mêmes furent soumises à l’élection. Le Berry s’associa à toutes ces réformes avec tout l’enthousiasme de l’époque. J’ai déjà dit qu’il n’y eut ni massacres, ni proscriptions, rien de ce qui, à la chute des girondins, déshonora la révolution sur d’autres points de la France.

Voici plus d’un siècle que le royaume de France fut divisé en quatre-vingt-cinq départemens, et que dans ceux de l’Indre et du Cher s’est fondue la province du Berry. Il n’est pas tout à fait inutile de rappeler les raisons, aujourd’hui oubliées, qui motivèrent cette mesure, et, pour cela, quelques citations suffiront.

D’après Mirabeau, il fallait rapprocher « l’administration des hommes et des choses, et y admettre un plus grand concours de citoyens, ce qui augmenterait sur-le-champ les lumières et les soins, c’est-à-dire la véritable force et la véritable puissance. » Le terroriste Duquesnoy, — un ancien moine, — veut faciliter les rapports réciproques entre administrateurs et administrés, fondre l’esprit local et particulier en un esprit national et public. « Ceux, dit-il, qui habitent les campagnes et les petites villes désirent par-dessus tout que l’administration soit rapprochée d’eux et soit faite pour eux. » D’après Thouret, — le véritable promoteur de la division de la France en départemens, — « l’intérêt des gouvernés consiste en ce que le district de chaque administration soit mesuré, de manière que cette administration puisse suffire à tous les objets de surveillance publique et à la prompte expédition des affaires particulières. » « Une administration n’est bonne, soutient-il, qu’autant qu’elle administre réellement. Or, elle ne remplit bien cet objet que lorsqu’elle y est présente pour ainsi dire à tous les points de son territoire et qu’elle peut expédier avec autant de célérité que d’attention toutes les affaires des particuliers. Cette exactitude serait impossible à des administrations qui auraient un trop grand territoire. » Pour préciser davantage : « Voici, dit Target, l’un des rédacteurs du code civil, ce que nous avons voulu : c’est que de tous les points d’un département on puisse arriver au centre de l’administration en une journée de voyage ; il ne faut pas que le pauvre ait dix, quinze ou vingt lieues à parcourir pour parler aux administrateurs ; il faut qu’à chaque affaire, il les trouve en quelque sorte sous sa main, il faut que ses plaintes soient entendues promptement, qu’il aille, obtienne justice, revienne en un jour. » Enfin, dans de Nouvelles réflexions sur la division du royaume, le girondin Rabaut Saint-Étienne écrit : « Tous seront rapprochés de leurs administrateurs ; on n’ira plus chercher au loin la justice, c’est-à-dire la répartition du droit de chacun. Avec quel scrupule n’a-t-on pas calculé les dépenses et les pas qu’on voulait épargner au peuple, vérifié l’existence des communications, étudié les difficultés, évité les obstacles, consulté les mœurs et les habitudes ! »

C’est en raison de ces argumens, avec la carte de France sous les yeux et après avoir interrogé un à un les députés de chaque province, que l’assemblée constituante arrêta la division du royaume en 85 départemens et 85 chefs-lieux. Elle ne pouvait prévoir qu’une civilisation poussée à l’extrême ferait regretter cette mesure, et que ce serait à Paris où, en bien des cas, il faudrait s’adresser pour obtenir justice et une meilleure répartition du droit de chacun. Il n’est pas un des argumens d’alors qui ne serve aujourd’hui à combattre la thèse qu’ils soutenaient autrefois.


XIV. — CONCLUSION.

En terminant ce résumé de l’histoire du Berry, on est heureux de penser que, s’il devait être continué jusqu’à nos jours, l’on n’aurait plus à parler de luttes féodales, de guerres religieuses, de pestes horribles, de bûchers allumés par ordre d’évêques sans charité, de parlemens sans tolérance, de scandaleuses et royales amours, de la confiscation des droits de cités, de misères qui furent si longtemps accumulées sur un pays dont la fertilité promettait à ses habitans l’âge d’or des poètes. Ce qui frappe dans l’histoire du Berry, c’est l’extrême lenteur avec laquelle les progrès de toute sorte s’y infiltrèrent, puisque c’est par un sentiment inéluctable de liberté qu’ils finirent par triompher.

Du passé qui s’est déroulé devant nous depuis la conquête des Gaules jusqu’à Louis XVI, il est peu de choses qu’il faille regretter. Aussi j’espère ne pas être accusé de vouloir modifier en quoi que ce soit l’admirable unité de la France, en demandant que Paris n’en soit pas la seule expression et qu’il laisse aux départemens une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir central.

Lorsque, en 1871, l’assemblée nationale dut chercher un refuge à Bordeaux, dans une de ces provinces si cavalièrement mises de côté quand il plaît à Paris de s’insurger, le premier soin de l’assemblée lut de nommer une commission de décentralisation. Quoi de plus significatif que cette indépendance à l’égard de la capitale quand il fallait bien reconnaître que Paris ne représentait plus toute la France ?

M. Waddington, rapporteur de la commission décentralisatrice, demandait bien que les fonctions des conseils-généraux ne fussent pas modifiées, mais il réclamait la création d’une délégation permanente de ces conseils, délégation munie d’attributions identiques à celles des délégations permanentes des conseils provinciaux, telles qu’elles existent dans presque toutes les nations européennes. Quelles devaient être les attributions de ces délégations permanentes ? Elles devaient régler les affaires qui lui seraient envoyées par le conseil-général, et, après avoir entendu l’avis du préfet, répartir les subventions diverses portées au budget départemental ; elles devaient passer les contrats au nom du département, et enfin charger un ou plusieurs de ses membres de missions relatives à des objets compris dans ses attributions. Tous les agens payés sur les fonds de l’État dépendaient du préfet, mais les agens payés sur les fonds du département devaient dépendre du conseil-général et être nommés par ce conseil ; ces nominations étaient loin d’être excessives, car elles comprenaient simplement le service vicinal, les bourses départementales, le personnel de l’École normale et des asiles des aliénés, plus l’architecte et l’archiviste. Ce qu’il y avait de plus important, — et c’était là en quelque sorte l’unité de toute la loi, — les délégations permanentes devaient recevoir des préfets la tutelle des communes, des hospices et des établissemens de bienfaisance.

Le projet, qui ne convenait pas à M. Thiers, fut repoussé, et nous en sommes restés en matière départementale au rang du Danemark et de la Norvège, en faisant remarquer que ces deux royaumes ont accordé à leurs comités de districts des pouvoirs étendus, plus larges que ceux réclamés par M. Waddington.

M. Paul Deschanel, dans une série d’articles publiés tout dernièrement par le Temps, — articles très remarqués, — semble avoir repris la thèse soutenue par M. Waddington en 1871. M. Taine, dans ses Origines de la France contemporaine, a démontré aussi avec sa logique habituelle que l’état actuel était trop centralisé et que de grandes réformes étaient urgentes.

J’ai rapporté les raisons qui avaient fait diviser les provinces anciennes en départemens aujourd’hui trop nombreux à mon avis. Ces raisons n’existent plus, tout étant bien modifié depuis que la vapeur et l’électricité ont changé si profondément nos habitudes. Ce n’est donc pas pour avancer un stupéfiant et antipatriotique paradoxe que je demande s’il ne serait pas possible de changer ce qui est, de rétablir les anciennes limites de nos provinces ou quelque chose d’approchant, si l’on craint que la division en provinces ne cache une restauration du passé.

Aujourd’hui que les chemins de fer mettent les grands centres de population à quelques minutes des plus humbles localités, pourquoi donc, par des raisons multiples d’économie, de concentration, de vitalité provinciale, ne réduirait-on pas le nombre trop considérable, trop coûteux de nos départemens ? Avec les facilités actuelles de communication, un préfet peut aisément diriger quatre et même six sous-préfectures au lieu de trois sur lesquelles s’exerce sa surveillance. Un trésorier général suffirait pour les recettes des impôts et les paiemens de deux ou trois départemens, de même pour les ingénieurs en chef des travaux publics, et ainsi de suite, en ce qui concerne les directeurs des contributions directes, indirectes, etc.

Au point de vue budgétaire, les économies réalisées seraient immédiates, incontestables : moins de personnel, donc moins d’émolumens. Au point de vue administratif, une plus rapide expédition des affaires, puisque les rouages par lesquels elles passent aujourd’hui seraient moindres. En un mot, une sorte d’organisation excentrique, qui, sans rien enlever à la vigueur du pouvoir central de Paris, à l’unité qui réunit en un admirable faisceau les régions si tranchées de notre territoire, permettrait à la province de chercher ailleurs que dans la capitale, qu’elle encombre de ses déclassés, un champ pour son activité morale, industrielle et artistique.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 15 février.
  2. Le comte de Horn, fils naturel de Louis XV, nommé gouverneur d’Alsace, n’épousa jamais sa femme, Aurore de Saxe, du moins de fait. Il fut tué en duel la nuit même de ses noces, à Strasbourg, pendant que ses invités et sa jeune épouse dansaient. Comme pour le maréchal de Saie, mort également, dit-on, à la suite d’un duel, le nom de l’adversaire est resté contesté.
  3. Comme les Charmettes, Nohant abonde en visiteurs, et dans le nombre beaucoup d’étrangers. Sur la fenêtre du cabinet de travail de l’illustre écrivain, J’ai recueilli ces lignes qui, tracées au crayon et par sa main, vont, à bref délai, disparaître : Go, fading sun ! Hide thy pale beams behind the distant trees. Nightly Vesperus is coming to announce the close of the day. Evening descends to bring melancholy on the landscape. With thy return, beautiful light, nature will find again mirth and beauty, but joy will never comfort my soul. Thy absence, radiant orb, may not increase the sorrow of my heart : they cannot be softened by thy return. « Disparais, ô soleil ! Cache tes pâles rayons derrière les arbres lointains. Le nocturne Vesperus va venir pour annoncer la fin du jour ; le soir descend apportant la mélancolie sur le paysage. A ton retour, lumière splendide, la nature retrouvera encore la beauté et l’allégresse ; mais la Joie ne consolera Jamais mon âme. Ton absence, orbe radieux, peut ne pas accroître les chagrins de mon cœur ; ils ne peuvent pas être adoucis par ton retour. » Il y a une date : 1820. L’auteur de ces poétiques tristesses avait seize ans.