Des Terrains aurifères de la Californie

Des Terrains aurifères de la Californie
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 453-472).
TERRAINS AURIFERES
DE LA CALIFORNIE

NOUVELLE METHODE D'EXPLOITATION.

Il a deux ans à peine, une mission scientifique m’amenait en Californie, et j’y arrivais non sans quelque défiance à l’endroit des merveilles du nouvel Eldorado. J’avais entendu parler de la libéralité vraiment magnifique avec laquelle la nature a répandu les plus nobles métaux, l’or, l’argent, le mercure, le long des Andes californiennes. Je venais observer les gisemens, les procédés d’exploitation, et j’avais lieu de croire que la réalité ne répondrait qu’imparfaitement aux tableaux qu’on m’avait si souvent tracés de la vallée du Sacramento. Une fois dans les placers, je dus cependant me rendre à l’évidence. Il est impossible aujourd’hui de méconnaître l’importance capitale des mines de Californie, surtout si l’on tient compte de deux circonstances trop négligées peut-être par les observateurs : — la situation géographique, le climat, la structure du sol, — puis le perfectionnement réalisé dans les procédés d’exploitation sous l’énergique influence de la population anglo-américaine. Montrer ce qu’on peut attendre de la Californie comme pays aurifère et des travaux de ses habitans comme moyen d’en développer les ressources, tel serait le but que je voudrais atteindre en résumant ici des observations recueillies dans le pays même. J’espère apporter ainsi quelques lumières sur un problème agité depuis plusieurs années déjà par les maîtres de la science économique, les uns croyant que l’or s’avilit par le fait d’une production excessive, les autres regardant comme un bien l’affluence des métaux précieux, et accueillant l’or comme le moteur sans rival du travail et de l’échange.

La Californie occupe, on le sait, sur l’Océan-Pacifique, à l’ouest du continent américain, la position qui, sur les rivages atlantiques, appartient à la France. Grâce à un climat doux, quoique changeant, elle est affranchie des fonds rigoureux et des langues pluies qui désolent les plaines de l’Oregon par-delà ses frontières du nord. Plus heureuse que les provinces qui l’avoisinent au sud, le long de la Mer-Vermeille, elle ne voit pas son sol frappé de stérilité par l’action dévorante d’un ciel presque toujours sans nuages. Les côtes de la Californie, de même que celles de la France, sont réchauffées par un courant d’eaux océaniques venant des régions voisines de l’équateur ; de même aussi ses frontières orientales sont protégées par une haute chaîne de montagnes qui oppose une barrière infranchissable aux vents continentaux venus du nord-est, à ceux dont le souffle est glacial en hiver et brûlant en été. Il n’y a même point en quelque sorte d’hiver ni d’été pour les côtes californiennes. La succession des saisons n’est marquée que par l’abondance ou la rareté des pluies.

Considérée dans son relief général, la contrée présente une vallée longitudinale comprise entre deux chaînes de montagnes parallèles, le Coast-Range à l’ouest, la Sierra-Nevada à l’est. Cette vallée mesure 75 kilomètres de largeur moyenne ; elle se prolonge du sud au nord sur toute L’étendue de la contrée. Les deux grands fleuves qui la traversent, le San-Joaquin, et le Sacramento sont navigables, sur un parcours de 130 kilomètres, reliant ainsi, comme deux chemins ouverts, tout l’intérieur des terres à la baie de San-Francisco, la plus vaste, la plus sûre et. la plus facilement, accessible de toutes celles de l’Océan-Pacifique.

Les montagnes du Coast-Range s’étendent tout le long de la côte comme une sorte de barrière entre la mer et la vallée intérieure. Ces montagnes sont peu élevées, quelques pics volcaniques surgissent seuls à des hauteurs de 1,000 à 1,200 mètres ; le reste du massif atteint à peine, à 5 ou 600 mètres d’altitude moyenne. Ce bourrelet montagneux de faible étendue ne peut guère alimenter de grands, cours d’eau, mais, partout, d’abondantes eaux vives arrosent les vallées et y entretiennent une végétation d’une beauté remarquable. Vers le nord, dans les comtés de Napa, de Sonoma, de Mendocino, on rencontre d’épaisses forêts de chênes, de cèdres, de sapins, de bois rouges etc… qui couvrent les collines ; dans les vallées paissent, de nombreux troupeaux de bœufs et de chevaux sauvages. Vers le sud, dans les comtés de Santa-Clara, de San-Luis., de Monterey, quelques touffes de chênes verts, ou de cyprès couronnent seuls les coteaux, mais sur les pentes mûrissent aux rayons d’un soleil plus vigoureux des fruits estimés. Les vignes de Los-Angeles produisent des vins semblables à ceux d’Espagne, l’olivier, le tabac prospèrent dans les vallées de Santa-Barbara, et dans les comtés de San-Mateo on voit naître de vastes plantations de mûriers. L’or n’a point été trouvé dans ces montagnes, la pioche des mineurs ne les a point dévastées ; aussi les vallons du Coast-Range sont-ils restés de charmans séjours, où s’élèvent peu à peu de somptueuses demeures, retraites choisies des opulens colons de la nouvelle terre.

La chaîne de la Sierra-Nevada offre un tout autre aspect : elle marque le trait orographique principal de toute la contrée ; c’est en effet le soulèvement de cette montagne qui a donné à toute la région le mouvement général du relief actuel. La Nevada est un élément de cette grande arête montagneuse qui tout le long du Pacifique borde le continent des deux Amériques. La structure générale de la sierra est celle d’un grand plan incliné s’élevant lentement au-dessus des plaines du San-Joaquin et du Sacramento, et se terminant de l’autre côté, vers l’est, par une immense falaise haute de 1,800 mètres, et coupée presque à pic sur toute la longueur de la chaîne. Quelques-unes des plus hautes crêtes qui terminent ce talus abrupt de la montagne atteignent à 3,000 ou 3,500 mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer. L’altitude moyenne de la chaîne entière peut être évaluée à 2,800 mètres. Cette hauteur est inférieure à celle qui, sous ces latitudes, correspond aux neiges perpétuelles, Le nom de Nevada ne doit donc pas donner l’idée d’une haute chaîne couronnée de glaciers ; on ne peut l’expliquer que par les grandes accumulations de neiges qui tous les ans obstruent les hautes vallées. Ces neiges, précieuse source des mille rivières qui descendent de la chaîne, sont régulièrement ramenées tous les hivers par une cause météorologique constante : la prédominance dans ces latitudes de vents réguliers venant du sud-ouest, lesquels sont là contre-partie des vents alizés. Si on consulte en effet les registres que quelques amis des sciences ont déjà ouverts à San-Francisco, on voit que le vent souffle du côté de la mer des régions sud-sud-ouest de l’horizon deux cent cinquante jours sur les trois cent soixante-cinq de l’année. Ces grands courans atmosphériques, partis des régions voisines de l’équateur, arrivent chargés de l’humidité et de la chaleur qu’ils ont recueillies dans leur long voyage à travers l’Océan. Pendant l’été, ils tempèrent la chaleur, et pendant l’hiver ils apportent aux vallées inférieures de tièdes ondées, tandis que sur les hautes montagnes ils couvrent le sol d’un épais manteau de neige.

Considérée de l’un des pics du Coast-Range, la Nevada apparaît comme une immense forêt plantée sur un amphithéâtre de collines superposées et fuyant les unes derrière les autres. Les diverses essences de bois de chêne, de hêtre, de sapin, de cèdre, se distribuent sur ces pentes au gré des influences atmosphériques et de la nature du sol sous-jacent. Elles sont toutes animées d’une puissance de végétation des plus vigoureuses, et quelques-unes atteignent dans leur vie séculaire à des dimensions véritablement colossales : tels les cèdres de l’une des hautes vallées du Calaveras-River ; ils sont au nombre de quatre-vingt-douze. L’un, gisant à terre, mesure deux cents pieds de long et quatre-vingt-quatorze de circonférence ; les autres, encore debout, se rapprochent plus ou moins de ces étonnantes proportions. Ces bois formaient, il y a quinze ans à peine, une solitude profonde que n’osaient affronter les plus hardis trappeurs. Depuis, les plus solitaires de ces retraites ont été visitées par l’homme ; de tous les côtés, la forêt apparaît profondément entamée, les pentes des collines sont partout entrouvertes, les vallées ont perdu leurs ombrages, on n’y voit plus que des amas de terres et de graviers vingt fois retournés, champs désolés que ravagent en tout sens des torrens d’eaux boueuses. C’est que sous ce voile de la forêt existait une terre qu’on pourrait dire merveilleuse, où la nature avait répandu l’or à profusion. Ces trésors, le hasard les fit un jour trouver, et depuis une armée de travailleurs fouille le sol avec d’incessans efforts pour lui arracher les brillantes parcelles du précieux métal.

Telle est dans ses traits les plus généraux cette province perdue aux frontières nord de l’empire mexicain qu’on a nommée la Haute-Californie. La nature semble s’être complu à l’enrichir et à la parer. Elle Va dotée du plus doux des climats ; sur ses côtes s’ouvre une rade magnifique, certainement l’une des plus belles du monde ; l’intérieur des terres est parcouru par deux grands fleuves navigables. L’une de ses montagnes est réellement couverte d’un manteau d’or, d’impénétrables forêts protègent ces terrains aurifères et abritent aussi les sources de nombreuses rivières. La Haute-Californie a donc à profusion le bois et l’eau, ces deux élémens de travail, sans lesquels la plus riche mine d’or reste inexploitable et sans valeur.

Que manquait-il après la découverte des terrains aurifères, en 1848, à cette terre privilégiée ? Des hommes façonnés au travail, et l’Union américaine lui fournit ces hommes en grand nombre : ils arrivaient avec cet esprit d’entreprise hardi et énergique qui caractérise leur race, avec l’habitude bienfaisante de leurs libres institutions. La nouvelle terre fut rapidement explorée, mise en exploitation, et l’or des nouvelles mines afflua bientôt dans l’ancien monde avec une abondance qui semblait tenir du prodige. Les premiers champs d’or qui avaient été trouvés étaient d’une richesse inouïe ; on les travaillait avec une ardeur fébrile ; les produits étaient énormes. Depuis, cette richesse a diminué, les difficultés d’extraction ont augmenté ; mais la patience et le génie du travailleur ne sont pas restés en arrière. À mesure que l’exploitation est devenue plus difficile, des méthodes plus puissantes ont été mises à l’essai, et tandis que dans les autres parties du monde l’extraction de l’or n’est en général qu’un pénible labeur, dans lequel l’orpailleur consume ses forces sur de grossiers appareils de lavage, l’exploitation des mines d’or en Californie est devenue un magnifique travail, digne de rivaliser en puissance et en hardiesse avec les plus audacieuses tentatives de l’industrie métallurgique de l’ancien monde.

Comment s’était formé cependant ce précieux dépôt d’or qui est venu donner une si énergique impulsion à l’industrie moderne ? La science a reconnu sans peine que l’or de la Californie est de création plus récente que les roches qui le renferment. Ces roches étaient depuis longtemps formées, lorsque éclata l’une de ces commotions qui, dans la série des temps géologiques, ont si souvent ébranlé la terre. Ce fut l’époque où se soulevèrent en partie les montagnes de la Sierra-Nevada. La masse entière de la planète était alors en travail ; l’écorce solide qui l’entoure s’était entr’ouverte, et avait livré passage aux matières fondues qui s’agitent encore dans l’intérieur du globe. Ces matières surgissaient en montagnes embrasées, et avec elles s’exhalaient de la fournaise souterraine des courans volatiles composés de soufre, de fer, d’or et d’autres substances pierreuses que le feu central charriait au loin par l’action d’un puissant véhiculera vapeur d’eau. Ces émanations métallifères remplissaient la contrée, s’épanchaient à sa surface ; elles pénétraient la masse de certaines roches qu’elles imprégnaient d’or, elles s’engageaient dans les mille fractures ouvertes dans le sol par le soulèvement même de la montagne, et formaient en s’y condensant des filons de minerais d’or. Telle fut l’origine de ce qu’on pourrait appeler les gisemens aurifères primitifs. Tous ces phénomènes éruptifs se produisaient peut-être encore lorsque les continens furent envahis par de grandes masses d’eaux violemment agitées : de profondes érosions s’ensuivirent ; les épanchemens d’or, précédemment amassés à la surface du sol, furent aussitôt balayés ; les roches, les filons aurifères furent démantelés et broyés, et tout un pêle-mêle de sables, de graviers et de limon mêlés d’or s’étendit en nappes épaisses sur toute la contrée. L’or restait inaltérable au milieu de ces débris ; il se classait, se séparait des sables agités par l’action diluvienne, et formait dans les couchés inférieures des dépôts d’une richesse souvent supérieure à celle des gisemens primitifs, dépôts que l’on peut désigner par le nom d’alluvions aurifères anciennes.

Après cette révolution géologique de la période diluvienne, la contrée avait pris son relief définitif. L’époque actuelle avait commencé, l’équilibre s’était rétabli entre les élémens, tout était rendu au repos. Cependant la distribution de l’or dans les divers terrains continua à être modifiée par les agens du nouveau régime. L’atmosphère désagrégeait les roches, les eaux rongeaient le sol, emmenaient le sable et laissaient l’or, qui, sous cette action incessante, se concentrait dans les lignes d’écoulement des eaux. Ce travail de lavage, qui formait ainsi les alluvions aurifères contemporaines, presque insignifiant lorsqu’il s’attaquait aux roches dures qui enserraient l’or dans son gîte primitif, devenait extrêmement énergique lorsqu’il agissait sur les terrains diluviens anciens. Il se produisait alors un véritable lavage de minerais broyés à l’avance. lavage qui, prolongé durant Ta série des siècles, accumula dans le lit des rivières ces prodigieuses richesses que la Californie put tout d’un coup jeter dans la circulation.

L’or existait ainsi dans trois sortes de gisemens bien distincts au point de vue des difficultés qu’ils réservaient à leurs futurs exploitans. les uns, les gîtes primitifs, tenaient l’or resserré dans des roches dures et tenaces, qu’un long labeur devait excaver, broyer et pulvériser, puis laver avec soin, pour en extraire les fines parcelles du précieux métal. Les autres, les alluvions anciennes, livraient l’or en liberté au milieu de terrains de gravier ; la nature s’était chargée de triturer les roches, le lavage seul restait à faire. Enfin, dans les alluvions contemporaines, le minerai d’or était presque entièrement élaboré ; dans les sables des rivières, les pépites de l’inaltérable métal brillaient de leur incomparable éclat, il n’y avait plus qu’à les ramasser.

C’est dans les sables d’une de ces rivières que l’or californien apparut pour la première fois sur le versant occidental de la Sierra-Nevada[1]. L’époque d’enivrement qui suivit cette découverte est bien connue. À peine un navire avait-il jeté l’ancre à San-Francisco que passagers et matelots couraient à terre et partaient pour les mines ; nul ne voulait rester au port, et cependant c’était le temps où un portefaix gagnait 100 francs par jour, où un cuisinier vendait ses services à raison de 25 francs l’heure. C’est que le charme qui poussait aux mines était bien puissant ; plus de 5,000,000 de francs d’or étaient sortis de la Rivière-Américaine en moins de huit semaines de travail. Quinze hommes avaient recueilli 400,000 francs en moins de deux mois ; à Rich-Bar, on ne ramassait plus que les grosses pépites, et à Coyotte-Ravine, un banc de sable rendait 9 kilogrammes d’or pour 100 kilogrammes de sable. On sait à quel point le récit de toutes ces merveilles enflamma les esprits. L’or s’étalait à profusion devant une population fiévreuse : ce n’était pas assez, il lui en fallait encore davantage, et elle se consumait dans d’incessantes recherches. C’est ainsi que vers l’année 1850, à une époque où le mineur gagnait encore de 90 à 100 francs par jour, on vit certains placers se dépeupler peu à peu, les mineurs partir par petites bandes et s’enfoncer dans les plus sauvages régions de la Sierra-Nevada ; ces champs d’or si ardemment désirés, on les désertait. La nouvelle s’était répandue qu’on avait trouvé la source mystérieuse d’où était sorti cet or, qui depuis avait coulé dans les rivières. Dans le fond d’une des vallées les plus solitaires de la Nevada, existait disait-on, un lac d’or[2], source primitive de toutes ces richesses. Ce lac, où était-il ? Nul ne pouvait le dire, et bien dès malheureux perdirent la vie à le chercher.

Cependant les minerais, d’abord si riches, devenaient plus rares ; l’exploitation devenait aussi plus difficile. Dès l’année 1852, on ne trouvait plus guère de terres vierges le long des petits cours d’eau de la Nevada ; il fallait s’attaquer aux sables de ravines desséchées, transporter le minerai à la rivière voisine, sinon conduire l’eau sur le chantier même par des canaux très dispendieux, ou bien il fallait entreprendre l’exploitation de plus grandes rivières, en barrer et en détourner le cours, ouvrir dans leurs graviers de très difficiles carrières, et établir de coûteuses machines pour l’épuisement des eaux, la nature commençait à disputer ses trésors, et tous les jours le mineur voyait s’amoindrir le produit de ses journées. Ce produit, qui avait été en moyenne de 132 francs en 1848 et 1849, de 95 francs en 1850, de 64 francs en 1851, était tombé à 25 francs en 1853, à 15 francs en 1856, à 13 francs en 1858, et il allait ainsi diminuant sans cesse, à tel point que ces mines de graviers le long des rivières finirent par être désertées par tous les mineurs de race blanche. Les Chinois prirent partout leur place ; ces travailleurs adroits et sobres relavent patiemment encore à cette heure, et pour la dixième fois peut-être en certains lieux, tous les rebuts de leurs devanciers. Ils ne font à cette besogne que de fort maigres journées, de 3 ou 4 francs tout au plus ; encore ce rendement va-t-il s’amoindrissant tous les jours, de telle sorte qu’on peut dire qu’il n’y a guère plus rien à attendre de ces gisemens de graviers de rivière, et que cette source, jadis si abondante, est maintenant tarie.

La Californie aurait donc brillé d’un éclat bien éphémère, si elle n’avait eu d’autres richesses que celles de ses premiers placers, ceux-là mêmes qui l’avaient rendue si célèbre. Ces gisemens, gaspillés par une exploitation désordonnée plutôt que réellement épuisés par un travail sagement conduit, avaient bientôt cessé de rendre au mineur le prix de ses efforts ; mais restaient les terrains d’alluvions d’origine ancienne, les veines, les filons, les roches aurifères, réserve bien autrement puissante du précieux métal.

Certes il n’avait pas été difficile au mineur d’observer qu’en dehors du lit des rivières, sur le couronnement même des vallées et bien loin dans l’intérieur des terres, s’étendaient des nappes puissantes de sables et de graviers où il y avait de l’or. De même il avait sans doute bientôt remarqué que cette roche blanche et dure, le quartz, qui partout suivait l’or dans les rivières, on la trouvait en certains lieux toute pénétrée du brillant métal, formant dans le roc vif tantôt des veines minces, mais serrées et nombreuses, tantôt de puissans filons larges de 4 ou 5 mètres, qui, dressant leur crête au-dessus du sol, couraient comme de gigantesques murailles sur des distances de 15 à 20 kilomètres. Un champ d’exploitation immense s’ouvrait donc ; mais comment retirer l’or de ces fouilles sans eaux (dry diggins) qu’il fallait ouvrir sur le haut des collines, et par quels moyens broyer la roche si dure des filons, en broyer assez pour gagner un peu d’or ?

C’est alors que l’esprit d’invention fut appelé à intervenir là où régnait jusqu’alors l’esprit d’aventure. Au milieu d’un confus assemblage d’hommes de toute origine, le travail s’organisa bien vite par la seule puissance de l’intérêt privé. Le mineur isolé devint bientôt une rare exception ; de tous côtés se formèrent des associations qui, chacune à son gré, prenaient charge d’une portion de la tâche commune. Les uns ouvraient des routes, bâtissaient des ponts, construisaient des moulins, montaient des scieries ; les autres barraient les rivières, creusaient des canaux, et distribuaient aux mineurs, à tant la mesure, l’eau qui manquait à leurs chantiers de lavage ; un plus petit nombre s’attaquaient aux roches des filons, faisaient venir à grands frais de Londres ou de New-York des machines à broyer les minerais ; tous rivalisaient d’audace et d’énergie, et chaque jour voyait s’accroître les moyens de travail qu’appelait à son aide l’industrie du mineur.

Le premier outil de lavage avait été la battée[3]. Le mineur pouvait laver 400 kilogrammes de sable tout au plus dans une journée, mais il trouvait alors des terres rendant 4 ou 500 francs d’or au mètre cube ; il faisait ainsi 125 ou 130 francs d’or par jour. Après la battée vint le rocker[4], avec lequel le mineur pouvait laver 1,500 kilogrammes de sable par homme et par jour. C’était quatre fois plus environ qu’avec la battée, mais les terres étaient devenues six fois moins riches environ ; il y avait déficit pour le mineur ; il ne gagnait que 85 francs par jour. Puis on inventa le long-tom, où le mineur, facilitant son travail par l’action d’un courant d’eau, lavait 6,000 kilogrammes de sable par jour. On était déjà bien loin de la battée, cependant on ne s’arrêta point, et bientôt on trouva la méthode de lavage au sluice, dont l’invention marque toute une révolution dans l’exploitation de l’or.

Le sluice est un canal de trois planches, une pour le fond, deux pour les côtés. Ce canal est étroit, ayant 0m,30 de large environ, mais il est fort long, car il doit avoir au moins 100 mètres, et il en mesure souvent plus de 1,000 ; le fond est pavé de bois raboteux ; il a une inclinaison variable, selon la nature des terres à laver ; il est enfin traversé par un violent courant d’eau qui y coule à pleins bords. Quatre ou cinq mineurs y jettent sans trêve la terre aurifère. L’eau emporte sables et cailloux ; mais l’or, tombant sans cesse, se sépare peu à peu du courant boueux, gagne le fond, où il adhère, saisi par le mercure qu’on y a répandu. Après une semaine, on cesse de jeter des terres, on arrête l’eau, et on relève l’or.

L’invention du sluice fut toute une fortune pour le mineur. Au lieu de laver 400 kilogrammes de sables comme avec la battée, il pouvait en laver 18,000 ; il pouvait donc exploiter avec le même profit des terres quarante-cinq fois moins riches. Armée de ce nouvel appareil, l’exploitation abandonna le lit des rivières et se porta vers ce que l’on nommait les dry-diggins, les mines de l’intérieur des terres, celles qui s’ouvraient dans les terrains diluviens des vallées de la Sierra-Nevada dont l’origine a été indiquée plus haut.

Les premiers gisemens attaqués furent les terrains dont la formation a marqué la dernière époque de la période diluvienne ; c’étaient ceux qui offraient le moins de difficultés à l’exploitation. Ils forment en effet, au bas de toutes les vallées de la Sierra-Nevada, d’immenses atterrissemens de sables et de graviers où le minerai d’or, partout à découvert, est immédiatement accessible, et dont la surface unie et presque horizontale est peu élevée au-dessus des cours d’eau, de sorte qu’il n’est ni extrêmement difficile, ni très dispendieux d’y conduire et d’y distribuer les eaux nécessaires à l’extraction du métal. Les graviers aurifères de cette formation sont isolés au bas de chaque vallée de la montagne ; l’importance des graviers précieux varie suivant l’importance même de la vallée où on les observe. Près de la petite ville de Folsom, au bas de la Rivière-Américaine, j’ai remarqué l’un de ces dépôts qui s’étendait sur plus de 20,000 hectares, avec une puissance de 10 mètres au moins. On rencontre des dépôts analogues dans les vallées du Stanislaus, du Tuolumne ; on en trouve, dit-on, de plus importans encore sur les bords de l’Yuba et du Feather-River.

Tous ces graviers sont pénétrés d’or ; mais la dissémination du précieux métal y est très irrégulière : on trouve des quartiers d’une grande richesse isolés au milieu de sables presque absolument stériles. Il n’est pas rare de voir un chantier faire fortune à côté de mineurs qui ont grand’peine à vivre. Cette irrégularité dans les résultats obtenus rend difficile de connaître la richesse moyenne de cette classe de minerais d’or, et absolument impossible de préciser l’importance des sommes d’or renfermées dans ces gisemens. Quant à la richesse, il faudrait prendre la moyenne des résultats obtenus par les exportations actuelles ; on aurait ainsi la teneur moyenne des bons endroits, teneur que j’estimerai à 4 ou 5 francs d’or au mètre cube de graviers en place. Si on accepte ce chiffre, on peut se rendre compte des ressources que présente cette classe de gisemens en établissant le bilan d’une exploitation qui y serait ouverte dans des conditions ordinaires.

Huit mineurs disposant d’une somme de 4,000 francs peuvent entreprendre d’ouvrir un de ces chantiers. Ils auraient d’abord à bâtir leurs maisons près du lieu qu’ils auraient choisi ; ils la feraient de planches et dépenseraient à la construire, à la garnir de quel-ustensiles,


Une somme d’environ 1,500 fr.
L’installation complète d’un bon sluice coûterait. 1,200
L’achat de mercure et d’outils de travail 550
Les provisions de bouche pourraient être évaluées à 750
Ainsi installés, ces mineurs pourraient laver 100 tonnes, soit 67 mètres cubes de gravier par jour, qui, à 5 fr. d’or par mètre cube, produiraient 335 fr. » c.

Pendant ce temps, les dépenses seraient :


Eau de lavage achetée aux canaux 25 fr. 90 c.
Nourriture, 3 dollars par homme et par semaine de travail 21 00
Mercure, chandelles, outils 10 36
Dépenses journalières totales 57 fr. 86 c. 57 fr. 86 c.
D’où bénéfice net par jour. 277 fr. 14 c.
Soit par homme et par jour, nourriture payée, net 34 fr. 60 c.

Tels seraient la puissance de production et le prix de revient de l’or dans les terrains d’origine diluvienne, en supposant que le travail soit maintenu aussi actif que possible durant dix heures par jour ; mais ces conditions ne se retrouvent pas, il faut bien le dire, dans la réalité[5]. Le mineur de Californie travaille rarement dix heures par jour, il se repose même assez volontiers ; d’ailleurs il y a des temps de chômage forcé pour l’entretien des canaux, il y a des œuvres mortes dans les chantiers, des accidens dans l’exploitation. Tout compte fait, le chiffre des bénéfices se réduit au bout de l’an, de 35 francs, limite qu’il pourrait atteindre, à 12 ou 13 fr., produit moyen avoué par un grand nombre d’exploitans, Cette réduction des bénéfices, imposée par mille causes diverses, équivaut à une diminution proportionnelle dans la puissance productive de ces mines, ou à une surélévation correspondante du prix de revient de l’or. Ces gisemens peuvent donc être regardés comme produisant par le travail ordinaire du sluice 3 grammes 1/2 d’or par tête de mineur et par jour. Resterait à déterminer l’étendue totale et la puissance des placers sur lesquels ces produits peuvent être obtenus. Sans pouvoir faire cette détermination d’une façon suffisamment précise, je dirai seulement que les plaines de gravier que j’ai visitées sont d’une étendue telle que l’on ne conçoit guère qu’elles puissent être jamais totalement déblayées au pic et à la pelle. D’ailleurs, quelque activité qu’on ait déployée, quelques richesses qu’on ait pu extraire de ces gîtes, les excavations déjà pratiquées n’apparaissent que comme des brèches insignifiantes, relativement à la masse totale de l’alluvion.

Le bénéfice net de 12 à 13 francs par jour que le mineur peut réaliser sur ces exploitations paraîtra bien suffisant, et il semble que ces mines devraient jouir d’une grande faveur en Californie ; cependant il n’en est rien. Le mineur sait en effet que s’il est à peu près certain de gagner de 12 à 13 francs par jour, il faut aussi qu’il renonce à l’espoir de faire quelque grand coup capable de l’enrichir en peu de temps. S’il s’attache à ces mines, il ne doit plus s’abandonner à ces rêves d’opulence qui partout le suivent, font son orgueil et aussi sa force et sa hardiesse. Il recevra pour prix de son labeur un salaire suffisant sans doute, mais fixe et bien connu à l’avance. C’est ce sacrifice de ses espérances qu’il lui répugne de faire ; l’absolue nécessité peut seule l’y forcer. Ces gisemens du bas des vallées présentent d’autres désavantages. Les excavations faites par les premiers mineurs se sont peu à peu remplies d’eau et sont devenues pendant les chaleurs le foyer d’émanations pernicieuses, au milieu desquelles le mineur perdait rapidement ses forces et gagnait la fièvre. L’exploitation a donc abandonné ces champs malsains pour se porter sur d’autres gisemens, les placers des montagnes, où le génie du mineur devait bientôt obtenir d’étonnans résultats.

Les placers des montagnes sont ces dépôts de matières arénacées mêlées d’or métallique, débris des roches aurifères primitives que l’action des eaux, pendant la première période de l’époque diluvienne, étendit en couches puissantes sur tout le versant occidental de la Sierra-Nevada. Ces couches furent dévastées par les révolutions géologiques des âges suivans. Elles restent cependant encore sur de fort grandes surfaces. Elles s’étendent en effet, presque sans solution de continuité, sur 150 kilomètres du sud au nord et 40 kilomètres environ à travers les comtés de Sierra, de Placer et de Nevada. Elles forment des plateaux élevés, des terrasses s’étageant graduellement sur les çontre-forts de la Nevada, et partout elles viennent couronner les vallées d’érosion que les eaux ont creusées à 150 et 200 mètres au-dessous d’elles dans le roc vif de la montagne. Ces couches sont fort épaisses ; l’ensemble mesure rarement moins de 12 mètres de puissance, et en certains lieux j’ai pu m’assurer qu’elles atteignent à plus de 00 mètres de hauteur. Elles sont aurifères dans leur masse entière, plus riches cependant dans les gros galets entassés à leur base que dans les sables fins qui les terminent près de la surface du sol. Chaque couche a donc une richesse variable suivant le niveau qu’elle occupe, tandis qu’au contraire l’expérience a prouvé que la série entière des couches, prise de la base au sommet, avait une richesse moyenne sensiblement constante sur toute l’étendue de la formation.

Tout ce terrain, qui couvrirait bien probablement une surface de 15,000 kilomètres carrés d’une couche de minerai d’or ayant au moins 10 mètres de puissance[6], doit être considéré comme un gisement aurifère de richesse sensiblement constante, pour l’exploitation duquel on peut organiser des entreprises solides, comme on le ferait pour des couches de houille ou de minerai de fer. La richesse générale moyenne de toute la formation, si on l’évalue d’après le mètre cube d’alluvion, est fort médiocre. En la fixant à 1 fr. 50 cent., je serais encore au-dessus du chiffre donné par un grand nombre d’exploitations[7]. Combien on est loin de ces temps où les sables de certaines rivières rendaient 9 pour 100 de leur poids d’or ! C’est cependant avec des minerais d’aussi pauvre espèce, valant au plus un franc la tonne, que le mineur est arrivé à produire 220 grammes d’or, près de 750 francs, par homme et par jour de travail. Reste à voir comment il a pu faire.

Les mineurs de la Nevada ont appelé à leur aide la puissance de grandes masses d’eau. Ces eaux, ils les ont demandées aux neiges qui, pendant six mois de l’année, couronnent cette chaîne, aux lacs qui les avoisinent, aux torrens qui y prennent leur source. Ils les ont recueillies dans d’immenses bassins de retenue, et, les conduisant à grands frais par des canaux, des tunnels, des aqueducs[8], à travers la région si bouleversée des montagnes, les ont distribuées par mille rigoles secondaires sur les plateaux aurifères. L’ensemble de tous ces canaux, grands ou petits, pour toute la Californie, a une longueur totale supérieure à 8,000 kilomètres. Les eaux arrivent sur le placer portées par un canal construit à la plus grande hauteur possible, jusqu’au bord même de l’exploitation à desservir. Au pied de l’aqueduc s’ouvre donc le vide des excavations passées. Le terrain aurifère y est coupé à pic du sommet à la base, depuis l’herbe du sol jusqu’au vif de la roche sous-jacente. Cette coupure droite se déploie comme une muraille immense, haute de 40 ou 50 mètres, longue de plusieurs milliers de mètres, au pied de laquelle s’échelonnent de distance en distance les chantiers d’abatage de la masse alluviale. Cet abatage se fait au moyen de véritables batteries hydrauliques. L’eau du canal supérieur, reçue par une large conduite en tôle, descend toute la hauteur de la tranchée, s’anime ainsi par une chute de 40 à 50 mètres, et, arrivant à un tube final d’étroite ouverture, jaillit en un jet puissant qui, dirigé par le mineur, sape à son gré le mur de gravier, ou, battant la surface droite de ce mur, en détache d’immenses éboulemens.

Trois jets sont nécessaires pour produire le maximum d’effet. Les sables semblent se liquéfier sous le choc des gerbes d’eau qui les inondent. Un torrent de boues et de galets prend naissance au pied même de l’escarpement, et, reçu par des rigoles convenables, s’engouffre dans une galerie souterraine où de longs et larges sluices en réglementent le cours. L’or se sépare peu à peu du torrent boueux qui l’entraîne, il gagne le fond, y adhère, y trouvant du mercure, tandis que les terres stériles suivent leur chemin et vont dégorger au loin dans le creux de quelque vallée profonde où les galets s’entassent jusqu’aux crues du prochain hiver.

Telle est en principe la méthode d’exploitation des terrains aurifères des placers montagneux de la Nevada. Voici maintenant les résultats. Je citerai ceux qui sont obtenus sur un chantier largement installé, celui d’Euréka, près de San-Juan. En ce lieu, l’alluvion aurifère mesure 43 mètres de puissance ; l’exploitation dispose de quatre jets d’eau débitant ensemble 15,000 mètres cubes d’eau par dix heures de travail. Dans une journée[9], on démolit et on épuise d’or 2,808 mètres cubes de l’alluvion. Les dépenses se partagent ainsi :


Eau achetée aux canaux, par jour. 540 fr.
Main-d’œuvre, surveillance 86
Outillage 50
Ensemble, dépenses d’un jour 676 fr. 616 fr.
L’or produit rend en moyenne, par jour de travail 3,000
D’où bénéfice net par jour de 2,324 fr.

Quatre hommes suffisent à conduire l’exploitation. En combinant les chiffres précédens, on voit que sur le chantier l’or produit par 1 mètre cube de terre est de 1 fr. 7 cent., que l’or correspondant à chaque mètre carré de superficie de l’alluvion est de 45 fr. 95 cent., que le bénéfice net par homme et par jour de travail est de 581 fr., le produit brut étant dans le même cas de 220 grammes d’or fin. Si l’on voulait comparer la méthode primitive du lavage à la battée avec la méthode actuelle de l’exploitation au jet d’eau au point de vue du travail humain qu’elles exigent, on verrait que, pour laver un mètre cube de sable, il faut travailler trois journées trois quarts avec l’ancienne méthode, et un sixième de minute environ avec la nouvelle[10].

Voilà donc quelle est l’étendue du progrès accompli ; mais, pour grand qu’il soit, est-il le dernier mot de l’industrie du mineur ? On peut affirmer que non, car d’importantes améliorations apparaissent encore comme immédiatement réalisables. Quoi qu’il en soit du progrès futur, les résultats présens démontrent que, pour produire beaucoup d’or, il suffit d’avoir beaucoup d’eau et de pouvoir la mettre en mouvement sur de grandes hauteurs. Or ces deux conditions du problème d’une grande production peuvent être réalisées en Californie sur la plus vaste échelle. Pour le montrer, il suffit de prendre encore comme terrain d’expérience l’un des placers des montagnes, celui-là même auquel appartient la mine de San-Juan, et de chercher ce qu’on pourrait en tirer.

Ce placer présente l’aspect d’un plateau de gravier, de forme grossièrement triangulaire, barré et dominé vers l’est par les cimes de la Nevada, et limité sur ses deux autres côtés par deux profondes coupures, deux longues vallées où coulent deux affluens de l’Yuba, le South-Fork et le Middle-Fork. Le terrain aurifère vient affleurer en couronnement tout le long de ces vallées, mais il reste toujours à une très grande hauteur, à plus de 200 mètres au-dessus du cours des rivières. L’épaisseur de l’alluvion aurifère, mesurée sur le talus même du plateau, le long des vallées, est presque toujours supérieure à 30 mètres. Au centre, cette épaisseur est inconnue. Il y aurait lieu de penser qu’en certains points il ne faut pas compter moins de 100 mètres d’épaisseur de gravier mêlé d’or. L’étendue totale du placer, mesurée sur des cartes suffisamment exactes, est de 650 kilomètres carrés.

Si l’on admet maintenant que ce terrain diluvien, tout entier pénétré d’or, a pour épaisseur moyenne générale l’épaisseur minimum observée, 30 mètres ; si on lui suppose une richesse uniforme de 1 franc 30 centimes d’or au mètre cube (teneur accusée par un grand nombre d’exploitations), on verra que la valeur totale de l’or contenue dans ce seul lambeau du terrain aurifère n’est pas inférieure à 25 milliards de francs, chiffre énorme, qui pourrait paraître invraisemblable, à raison de l’énormité même, si on oubliait que la terre de pareils gisemens est celle qui, depuis moins de douze années, a produit 2 milliards 900 millions d’or.

Toute cette masse d’or, on peut l’extraire. Pour y arriver, nous avons vu qu’il fallait avoir de l’eau pour laver les terres et des tunnels pour évacuer les déblais. Et d’abord, les tunnels d’écoulement sont praticables, car en les ouvrant à mi-côte, par exemple dans les vallées de l’Yuba, on pourrait les pousser aussi loin qu’il le faudrait, avec la pente nécessaire, tout en passant au-dessous des couches aurifères. Il resterait d’ailleurs toujours dans la vallée un vide suffisant pour y loger les terres stériles. Les mineurs n’ont encore creusé que des galeries peu étendues, les grandes voies d’écoulement sont encore à entreprendre. Restent ensuite les eaux de lavage, dont il faut d’énormes quantités. Le problème est résolu pour le placer qui nous occupe. Une association de mineurs français a osé l’entreprendre ; elle a pleinement réussi, et son œuvre admirable, connue sous le nom de Eurêka Lake Water Company, répond d’une éloquente façon à cette étrange accusation de ne pas savoir travailler en commun, souvent formulée contre les mineurs français de Californie.

La compagnie Eurêka peut amasser les eaux des hivers dans trente-huit lacs ou vallées hautes de la Sierra-Nevada. Douze barrages, créant autant de bassins de retenue, sont déjà construits ; les canaux qui reçoivent les eaux et les distribuent sur tout le plateau ont une longueur totale de 337 kilomètres, ils franchissent les gorges de la montagne sur de nombreux aqueducs, dont un magnifique entre tous, celui de Magenta, mesure 1,900 pieds de long et 45 mètres d’élévation. La compagnie distribue déjà 40 millions de mètres cubes d’eau par an ; mais le jaugeage exact des sources dont elle dispose a montré que le débit total est de 480 millions. Si l’on suppose un tiers de perte pour évaporation, chômage, etc., il reste disponible pour les mines un total de 320 millions de mètres. Or ce chiffre de 320 millions est, à très peu de chose près, égal à cent fois la consommation annuelle de la mine de San-Juan, que j’ai prise pour exemple, de telle sorte que la production en or de tout ce plateau, alimentée par toutes les eaux dont dispose la compagnie des lacs, pourrait être supposée devoir être égale à cent fois la production de cette mine de San-Juan, soit 60 millions de francs d’or par année, et l’on peut se convaincre, d’après les chiffres indiqués un peu plus haut, que cette production de 60 millions pourrait être maintenue pendant près de cinq cents ans avant d’arriver à la fin du gisement[11].

Tel est le bilan d’une des exploitations de graviers aurifères dans les montagnes de Californie ; tel aussi l’avenir que ces gisemens réservent à la production de l’or.

Les alluvions que je viens de passer en revue ne sont pas les seules mines d’or de la Californie. Il reste à montrer l’importance de ces gîtes aurifères que j’ai nommés primitifs. Quelques mots suffiront. La zone de for en Californie est traversée en son milieu, et suivant toute sa longueur, par un faisceau continu de veines et de filons de quartz. Cette bande peut s’étendre sur 12 kilomètres de large au maximum ; elle se prolonge certainement sur plus de 200 dans le sens de sa longueur. Ces veines traversent tous les terrains, elles s’enfoncent à toute profondeur, et quelquefois, dressant leurs crêtes à l’extérieur, jalonnent leur course sur plusieurs lieues d’étendue. Ces filons sont tous formés d’une roche dure et blanche, le quartz ou cristal de roche. Ils sont tous aurifères. Quelquefois l’or pénètre la masse entière de la veine en poudre d’une finesse extrême, comparable à la farine ; quelquefois on l’y trouve en nids énormes, d’une richesse éblouissante. La quantité d’or contenue dans chaque mètre cube de roche en place est en général plus grande pour les veines minces que pour les filons très puissans, plus grande aussi près de la surface qu’un peu plus bas. Cette richesse est essentiellement incertaine et variable ; rien ne peut à l’avance indiquer au mineur quel sera le sort de son travail. Les résultats obtenus par les exploitations actuelles accusent un rendement variable de 350 fr., teneur maximum que j’ai pu observer, à 35 fr. d’or à la tonne, teneur au dessous de laquelle toute exploitation devient impossible[12]). Entre de pareils termes, variant du simple au décuple, il est fort difficile de fixer la moyenne du rendement des exploitations actuelles. Je ne crois pas être bien loin de la vérité en l’évaluant à 16 ou 18 dollars, environ 85 francs par tonne. Il y a donc dans une tonne de ces minerais près de cent vingt fois plus d’or que dans les graviers de San-Juan ; mais quelle différence dans la quantité de travail nécessaire pour obtenir le métal !

Il faut ici arracher la roche à la poudre dans le fond de mines le plus souvent envahies par les eaux. Il faut des machines à vapeur pour épuiser ces eaux et retirer les minerais, et une fois emmené au jour, il faut séparer le minerai utile de la roche stérile, toutes dépenses qui, dans le cas le plus ordinaire, s’élèvent en Californie, pour chaque tonne de minerai trié, à 33 fr. 70 cent. Ces minerais doivent être transportés des mines à l’usine, ce qui, pour une distance moyenne, entraîne une dépense d’environ 5 fr. 40 c. Arrivée à l’usine, la roche aurifère doit être concassée, puis bocardée, c’est-à-dire réduite en sable fin, sous de lourds pilons en fonte que manœuvre une machine à vapeur ou une roue hydraulique. Ces sables doivent être enfin soumis au lavage et à l’amalgamation qui retire l’or, toutes opérations qui, par tonne de minerai traité, coûtent ensemble environ 17 fr. 80 c. À ces dépenses spéciales il faut joindre une somme de 3 fr. par tonne pour tenir compte des frais généraux dans les exploitations d’importance ordinaire. On arrivé ainsi à une dépense de 60 fr. pour le traitement d’une tonne de quartz. Si on admet maintenant le chiffre de 85 fr. que j’ai indiqué plus haut pour rendement ordinaire, on voit que le bénéfice ressort à 25 fr. par tonne, chiffre certainement fort médiocre pour des entreprises de cette nature.

L’exploitation des mines de quartz en Californie n’a donc rien en général de bien séduisant, et cependant quelles magnifiques espérances n’avait-on pas conçues à l’origine ! C’était en 1853 : les placers de rivières étaient déjà bien épuisés ; quelques crêtes de filons à Grass Valley, à Nevada, à Mariposa, avaient fourni des minerais très riches, et avaient aussitôt attiré l’attention des mineurs. Ce n’était pas au dehors, disait-on, qu’il fallait chercher l’or, mais bien dans les profondeurs : dans les entrailles mêmes de la montagne devait se trouver le véritable trésor, source de tous les autres, et de tous côtés on se mit à attaquer la roche. Ce fut bientôt une véritable fureur. Ainsi moins de trois ans après, en 1856, plus de 1,500 chevaux-vapeur, tirés de New-York ou de Londres, pilaient les quartz de la Nevada ; mais les produits attendus ne vinrent pas, et le plus grand nombre de ces entrepreneurs succombèrent sous le poids écrasant des dépenses de premier établissement. Il fallut liquider. Tout ce puissant outillage des usines ruinées fut alors acheté à prix réduit par de nouveaux entrepreneurs, qui purent ainsi reprendre le travail et réaliser des bénéfices. Ces exploitations se continuent aujourd’hui, mais elles marchent en général assez péniblement. Elles ont en effet à lutter contre deux difficultés croissantes : la diminution des produits et l’augmentation des dépenses à mesure que les mines deviennent plus profondes. Cet état de choses pourra se prolonger, s’améliorer même par suite de rabaissement probable du prix de la main-d’œuvre ou par toute autre cause ; la production pourra ainsi se maintenir, mais on n’a point ici cette perspective qu’ouvre l’extraction de l’or, l’immense étendue des terrains diluviens. L’exploitation des mines de quartz se débat entre ces deux termes, qui les resserrent sans cesse, la pauvreté de la roche et les frais de son traitement, de telle sorte que la production, comprise elle-même entre ces limites, ne pourra jamais avoir qu’une importance toute secondaire.

Quelques roches du sol de Californie autres que celles des filons de quartz, les seules exploitées aujourd’hui, contiennent encore de l’or. J’ai constaté que dans certaines régions du comté de Mariposa il existe des montagnes de schistes dont la masse entière est pénétrée d’or. Ces gisemens sont encore inconnus, et par suite vierges encore. Nul ne peut en préciser l’importance.

On voit assez à quelle conclusion de pareils faits nous conduisent : c’est que la Californie ne cessera jamais de produire de très grandes quantités d’or, que le chiffre de l’extraction actuelle, qui est de 230 à 250 millions par an, est appelé à grandir encore, et qu’en tout cas rien n’annonce qu’il doive diminuer de longtemps. L’afflux annuel sur le marché monétaire d’une pareille quantité d’or extraite à un taux bien inférieur à la valeur marchande constitue un phénomène bien digne de l’attention des économistes, surtout si l’on tient compte de l’influence que peuvent exercer les perfectionnemens de la métallurgie et les nouvelles méthodes d’exploitation sur le rendement du précieux métal dans le monde entier. Qu’on veuille bien encore rapprocher quelques chiffres. Il est à peu près constant aujourd’hui que tout le long de la chaîne de l’Oural, depuis Ekaterinenburg jusqu’à la Mer-Glaciale, et sur tout le cours de la grande arête montagneuse qui sépare la Sibérie méridionale de l’empire chinois, depuis les hauts plateaux des Kirghiz jusqu’aux sources du fleuve Amour, qui se jette dans le Pacifique, sur toute cette étendue, longue de plus de 4,500 kilomètres, il existe des terrains diluviens aurifères. Cet immense champ d’exploitation a été attaqué en un grand nombre de lieux, l’or a été partout rencontré ; mais la production n’est encore devenue un peu importante que dans les monts Altaï. Les rapports d’un illustre géologue anglais, sir R. Murchison, établissent que, dans cette région, les alluvions aurifères rendent en moyenne 5 millionièmes de leur poids en or, soit 5 grammes de métal par tonne de sable, et tels sont les frais d’extraction que l’exploitation devient improductive dès que ce rendement s’abaisse à 2. millionièmes, soit 2 grammes d’or pour 1,000 kilogrammes de sable. Ces chiffres prouvent que, pour extraire 1 kilogramme de métal, il faut en moyenne générale en dépenser 400 grammes.

Supposons maintenant que, toutes choses restant d’ailleurs égales, on puisse appliquer dans les vallées de l’Altaï les nouvelles méthodes de travail inventées sur les placers de la Sierra-Nevada californienne ; les alluvions rendant 2 grammes d’or à la tonne, qu’on doit abandonner aujourd’hui comme trop pauvres, seraient aussitôt exploitées à, très grand bénéfice, car les méthodes californiennes, agissant dans toute leur puissance, peuvent élaborer sans perte des minerais qui ne rendent que 5 grammes d’or pour 100 tonnes de sable. Toutes les terres dont la teneur est comprise entre ces deux termes, 2 grammes d’or pour 1,000 tonnes et 5 grammes pour 100,000 kilogrammes, lesquelles sont aujourd’hui laissées comme stériles, entreraient en production, et nul doute que la masse de ces minerais ne soit fort grande et que l’extraction de l’or ne reçoive de ce chef seul un très grand accroissement. Les anciennes exploitations produiraient toujours 5 grammes d’or par 1,000 kilogrammes de sables lavés ; mais, au lieu de dépenser pour cette production 2 grammes du précieux métal, elles n’en dépenseraient que 5 centigrammes. Le kilogramme d’or, au lieu de coûter 400 grammes de fin, ne coûterait plus que 10 grammes, quarante fois moins.

Ces exemples pourraient être bien multipliés, on pourrait comparer les méthodes de l’orpailleur du Rhin, celles du laveur d’or du Brésil, du Chili, du Pérou, au travail du sluice, à l’exploitation au jet d’eau des mineurs californiens, et l’on verrait que l’emploi des nouveaux procédés aurait pour effet d’accroître la production en élargissant le champ des minerais exploitables avec profit, et d’amoindrir les dépenses de l’extraction. Il est donc permis d’affirmer qu’à l’avenir, et dans toutes les mines du monde, l’or doit être produit en plus grande abondance et à meilleur marché que par le passé, sans que l’on puisse, à raison de l’infinie variété des gisemens, assigner un terme à cette production, ou fixer un prix de revient final vers lequel doive converger la valeur du précieux métal.

Tel a été le rôle de la Californie. Non-seulement elle a produit l’or, elle a encore révélé au monde entier les meilleurs moyens de l’extraire. Par l’effet d’une découverte toute fortuite, on la vit entrer en scène de la façon la plus éclatante, et arriver bientôt à produire à elle seule presque autant d’or que le reste du globe[13]). La Californie a prouvé que l’or, à l’exemple des métaux plus vulgaires, peut exister sur de très grandes étendues, enfermé dans l’intérieur des roches, ou épanché à leur surface, qu’il a été amené au jour par des révolutions géologiques tout aussi puissantes que celles qui ont produit sur nos vieux continens ces mines de plomb ou de cuivre que nous y exploitons depuis tant de siècles. Les faits qu’on observe sur la Sierra-Nevada californienne conduisent à penser que l’or est peut-être bien plus abondant sur la surface de la terre qu’on n’a pu le croire d’abord ; on sait que l’observation attentive de ces montagnes conduisit le mineur Hargreaves, originaire de la Nouvelle-Galles, à affirmer que les montagnes de son pays devaient renfermer de l’or, et qu’ainsi furent découverts les trésors de l’Australie.

On pourrait dire que la Californie a vulgarisé l’or, et à ce titre elle n’est peut-être pas étrangère à ce grand accroissement d’activité industrielle qui, dans l’Europe occidentale, a marqué la dernière période décennale. Ce qu’elle a fait pour l’or va-t-elle le faire pour l’argent ? On serait presque tenté de le croire : non pas qu’elle renferme elle-même, ainsi qu’on l’avait annoncé sans raison, des filons d’argent de richesse fabuleuse, mais parce qu’elle peut livrer à profusion, pour ainsi dire, un autre métal jusqu’ici fort rare et fort cher, le mercure, agent indispensable de la production de l’argent sur toutes les mines du Nouveau-Monde. On a découvert en effet dans les montagnes de la côte, en Californie, non loin de San-Francisco même, des filons de mercure sulfuré qui, attaqués depuis quelques années à peine, produisent déjà plus de 1,340,000 kilogrammes de vif-argent, presque autant que toutes les autres mines du monde prises ensemble. Le mercure se vendait autrefois à San-Francisco de 7 à 8 francs le kilogramme, il ne vaudra bientôt plus que 3 ou 4 francs. Nul doute que ce grand abaissement de prix du mercure ne produise un grand accroissement dans la production de l’argent.

Les métaux précieux ne sont donc pas préside manquer. L’or et l’argent vont affluer encore, et comme à l’envi, du Nouveau-Monde vers l’ancien. Cette production toujours croissante sera-t-elle toujours absorbée ? Les besoins de luxe ou les exigences d’une circulation monétaire toujours plus active pourront-ils maintenir toujours constante la valeur de ces métaux, ou bien la saturation finira-t-elle par se produire, et l’or et l’argent sont-ils condamnés à être dépréciés par le fait d’une abondance croissante et d’une production à bon marché ? Questions fort importantes, et que la marche même des exploitations aurifères ne tardera point à poser.


P. LAUR.

  1. La Rivière-Américaine, près de son confluent avec le Sacramente.
  2. Cette histoire du lac d’or m’a été bien souvent racontée par ceux-là mêmes qui y avaient ajouté foi. Je demandais à l’un de ces mineurs : « Quelle idée pouviez-vous donc vous faire d’un lac d’or ? — Nous ne savions guère, me répondit-il. Les uns disaient que les eaux du lac rejetaient toujours des paillettes d’or, que tout le sable du rivage en était formé. D’autres racontaient que le fond du lac était apparu formé de rochers d’or d’où les eaux avaient enlevé ce que nous trouvions dans les rivières… »
  3. La battée est un grand plat de tôle ou bien de bois que le mineur remplit de terre, et qu’il agite dans l’eau de façon à rejeter les sables et à retenir l’or.
  4. Le rocker est un petit coffre sans couvercle, plus long que large, ouvert sur l’un de ses petits côtés, et à fond garni d’une toile grossière. Ce coffre est incliné vers le côté ouvert ; il peut osciller comme un berceau d’enfant. Sur ce coffre ainsi ouvert, on met une grille, et sur la grille on charge les terres aurifères qu’on arrose d’eau en berçant l’appareil. Les gros graviers restent sur la grille, les boues et les sables passent au travers, tombent sur le fond et s’écoulent au dehors, tandis que l’or, reste retenu par la toile du fond.
  5. Dans nos calculs, nous ayons supposé sis hommes sur huit toujours au chantier. On ne peut pas en compter davantage à raison du temps qu’exige le transport des provisions, la préparation des alimens, etc.
  6. Ces chiffras ne sont pas le résultat d’observations spéciales précises ; ils ne traduisent qu’une impression générale, et je crois rester, en les donnant, bien au-dessous encore de la réalité.
  7. Je veux ici parler de la teneur de rendement ; la teneur absolue est inconnue.
  8. Ces aqueducs sont tous construits en charpente.
  9. J’ai supposé la journée de huit heures de travail effectif.
  10. D’après ces indications, chaque hectare de ce terrain renferme 460,000 francs de poudre d’or. Quelque temps avant mon passage à San-Juan, on avait vendu une mine voisine d’Eureka. La mine mesurait vingt acres ne superficie ; elle était divisée en vingt-quatre actions. L’action avait été vendue 6,000 francs comptant. On avait ainsi payé le terrain à raison de 90,000 francs l’hectare.
  11. Je suppose que la mine de San-Juan n’est en travail effectif que pendant deux cents jours de l’année.
  12. A Mariposa, dans le Frémont-lode, un seul coup de mine arracha un bloc de quartz qui livra 375,000 fr. d’or. Ces exemples sont rares.
  13. Avant 1848, toutes les mines d’or d’Europe, d’Afrique et d’Amérique produisaient ensemble 247 millions par année environ. En 1851, la production de la Californie seule a été de 228 millions.