Des Religions de l’antiquité et leurs derniers historiens

Des Religions de l’antiquité et leurs derniers historiens
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 821-848).

DES


RELIGIONS DE L’ANTIQUITÉ


ET


DE LEURS DERNIERS HISTORIENS.




Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques, du docteur Frédéric Creuzer, ouvrage traduit et refondu par J.-D. Guigniaut ; 10 volumes in-8o, Paris, 1825-1851.




La critique est née de nos jours, et il n’appartenait qu’à la critique la plus délicate d’apercevoir, en dehors de toute idée de dogmatisme comme de polémique, la véritable importance de l’étude des religions. Si l’homme vaut quelque chose, c’est parce que, s’élevant au-dessus de la vulgarité de la vie, il atteint par ses facultés morales et intellectuelles un monde d’intuitions supérieures et de jouissances désintéressées, la religion, c’est la part de l’idéal dans la vie, humaine ; elle est toute en ce mot : L’homme ne vit pas seulement de pain. Il est, je le sais, une autre puissance qui prétend, elle aussi, résumer la vie spirituelle de l’humanité, et le moment serait mal choisi pour en médire ; mais ce n’est pas nier la philosophie, c’est lui rendre sa véritable place, la seule où elle soit grande, forte, inattaquable, que de dire qu’elle n’est pas faite pour le grand nombre. Sublime si on la considère dans le cénacle, des sages dont elle a été l’aliment et l’entretien, la philosophie n’est qu’un fait imperceptible, si on l’envisage dans l’histoire de l’humanité. On compterait les âmes qu’elle a ennoblies, ou ferait en quatre pages l’histoire de la petite aristocratie qui s’est groupée sous ce signe : le reste, livré au torrent de ses rêves, de ses terreurs, de ses enchantemens, a roulé pêle-mêle dans les hasardeuses vallées de l’instinct et du délire, ne cherchant sa raison d’agir et de croire que dans les éblouissemens de son cerveau et les palpitations de son cœur.

La religion d’un peuple, étant l’expression la plus complète de son individualité, est, en un sens, plus instructive que son histoire. L’histoire d’un peuple, en effet, ne lui appartient pas tout entière : elle renferme une part fortuite ou fatale qui ne dépend pas de la nation, qui parfois même la contrarie dans son déploiement naturel ; mais la légende religieuse est bien l’œuvre propre et exclusive du génie de chaque race. L’Inde, par exemple, ne nous a pas laissé une ligne d’histoire proprement dite : les érudits parfois le regrettent, et paieraient au poids de l’or quelque chronique, quelque série de rois ; mais, en vérité, nous avons mieux que tout cela : nous avons les poèmes, la mythologie, les livres sacrés du peuple indou ; nous avons son âme. Dans l’histoire, nous eussions trouvé quelques faits sèchement racontés, dont la critique eut à grand’peine réussi à saisir le vrai caractère : la fable nous donne, comme dans l’empreinte d’un sceau, l’image fidèle de la manière de sentir et de penser propre à cette nation, son portrait moral tracé par elle-même. Ce que le XVIIIe siècle regardait comme un amas de superstitions et de puérilités est ainsi devenu, aux yeux d’une philosophie de l’histoire plus complète, le centre du développement humain. Des études qui autrefois semblaient l’apanage des esprits frivoles se sont élevées au niveau des plus hautes spéculations, et un livre consacré à l’interprétation de ces fables que Bayle déclarait bonnes tout au plus pour amuser les enfans a pris place parmi les œuvres les plus sérieuses de ce siècle.

Pour apprécier toute l’importance de ce livre, — nous voulons parler de la vaste encyclopédie mythologique qu’un des plus dignes représentans de l’érudition française a groupée autour d’une traduction récemment terminée de la Symbolique du docteur F. Creuzer, — il faut se reporter à l’époque où fut entrepris ce grand travail, destiné à naturaliser parmi nous toute une série d’études si florissantes chez nos voisins, et chez nous si délaissées. Lorsque le premier volume des Religions de l’antiquité parut en 1825, il se rattachait à ce mouvement de curiosité qui agitait alors les esprits, et les portait à chercher dans l’histoire mieux comprise la solution de tous les problèmes qui passionnaient la partie éclairée de l’opinion. Il est rare que de tels travaux s’achèvent au milieu du mouvement qui les a vus naître ; mais si les derniers volumes des Religions de l’antiquité n’ont plus rencontré le public plein d’ardeur et d’espérances qui avait accueilli les premiers, ils ont prouvé du moins que rien n’est changé dans le zèle du savant qui, pendant un quart de siècle, a été l’interprète de l’une des branches les plus importantes de l’érudition allemande, et auquel personne ne contestera le titre de rénovateur des études mythologiques en France.

Le traducteur de la Symbolique trouva ces études abaissées parmi nous fort au-dessous de la médiocrité. C’était le temps où M. Petit-Radel dissertait gravement sur les aventures de la vache Io, et dressait dans un mémoire le tableau synoptique des amans d’Hélène, avec leur âge en rapport avec celui de cette princesse. L’Allemagne au contraire, initiée à la connaissance de l’antiquité par la grande génération des Wolf et des Heyne, si rapprochée d’ailleurs par son génie des intuitions religieuses des premiers âges, était riche déjà d’excellens écrits sur les mythologies anciennes et sur la manière de les interpréter. Ce qui importait avant tout, c’était de réparer un arriéré de plus d’un demi-siècle, et de rendre accessibles les trésors de saine érudition que l’Allemagne avait entassés pendant que la France continuait les traditions de critique superficielle du XVIIIe siècle. La Symbolique de M. Creuzer, par ses imposantes proportions, sa réputation européenne, l’élévation des vues, la haute philosophie et la science que l’auteur y avait déployées, s’offrit tout d’abord. M. Guigniaut comprit toutefois que la traduction d’un seul ouvrage, déjà dépassé sur plusieurs points de détail par des travaux plus récens, n’atteindrait qu’imparfaitement le but qu’il se proposait. Il résolut donc de rassembler autour du livre de M. Creuzer les résultats des travaux parallèles ou postérieurs, de faire en un mot du texte de la Symbolique la trame d’une vaste synthèse embrassant toutes les études mythologiques de l’Allemagne. L’opinion de L’Europe savante s’est prononcée depuis longtemps sur la valeur de ce plan et sur la manière, dont il a été rempli. La France y a reconnu le modèle à suivre dans l’œuvre difficile d’introduire parmi nous les produits de la science allemande ; l’Allemagne, de son côté, a donné au remaniement français la plus haute approbation, puisque elle-même semble l’avoir préféré à son propre ouvrage en adoptant sur presque tous les points importans les modifications apportées par le traducteur. Le livre, de M. Guigniaut, courageusement mené à terme à travers des circonstances si diverses et quelquefois si contraires, est devenu le manuel indispensable, non-seulement de l’antiquaire et du philologue, mais encore de tous les esprits curieux qui croient que l’histoire des religions est un des élémens les plus essentiels de l’histoire de l’esprit humain, c’est-à-dire de la vraie philosophie.


I

Les religions tiennent si profondément aux fibres les plus intimes de la conscience humaine, que l’interprétation scientifique en devient à distance presque impossible. Les efforts de la critique la plus subtile ne sauraient redresser la position fausse où nous nous trouvons vis-à-vis de ces œuvres primitives. Pleines de vie, de sens, de vérité pour les peuples qui les ont animées de leur souffle, elles ne sont plus à nos yeux que des lettres mortes, des hiéroglyphes scellés ; créées par l’effort simultané de toutes les facultés agissant dans la plus parfaite harmonie, elles ne sont plus pour nous qu’un objet de curieuse analyse. Pour faire l’histoire d’une religion, il faut en quelque sorte ne plus y croire, mais il faut y avoir cru : on ne comprend bien que le culte qui a provoqué en nous le premier élan vers l’idéal. La première condition pour bien apprécier les religions de l’antiquité nous manquera donc à jamais, car il faudrait y avoir vécu, ou du moins en faire renaître en soi le sentiment avec une profondeur dont le génie historique le plus privilégié serait à peine capable. Quelque effort que nous fassions, nous ne renoncerons jamais assez franchement à toutes nos idées modernes pour ne pas trouver absurde et indigne d’occuper un homme sérieux l’ensemble des fables que l’on présente d’ordinaire comme la croyance de la Grèce et de Rome. C’est pour les personnes peu versées dans les sciences historiques un éternel sujet d’étonnement que de voir les peuples qu’on leur présente comme les maîtres de l’esprit humain adorer des dieux ivrognes et adultères, et admettre parmi leurs dogmes religieux des récits extravagans, de scandaleuses aventures. Le plus simple se croit en droit de hausser les épaules sur ce prodigieux aveuglement. Il faudrait cependant partir de ce principe, que l’esprit humain n’est jamais absurde à plaisir, et que toutes les fois que ses œuvres spontanées nous apparaissent comme dénuées de raison, c’est qu’on ne sait pas les comprendre. Quand une race a montré assez de sens pour produire des œuvres comme celles que la Grèce nous a laissées, pour réaliser un plan politique comme celui qui a mené Rome à la domination universelle, ne serait-il pas bien étrange qu’elle fut restée par un autre côté au niveau des peuplades livrées au plus grossier fétichisme ? N’est-il pas bien probable que, si nous nous placions réellement au point de vue où étaient les anciens, cette prétendue extravagance disparaîtrait, et que nous reconnaîtrions que ces fables, comme tous les produits de la nature humaine, ont eu raison en quelque chose ? Le bon sens va tout d’une pièce, et il serait inexplicable que des nations qui, dans la vie civile et politique, dans l’art, la poésie, la philosophie, ont donné la mesure de la nature humaine, n’eussent point dépassé en religion des cultes dont l’absurdité révolte de nos jours la raison d’un enfant.

Ce malentendu, au reste, est de fort vieille date, et ce n’est pas seulement dans les temps modernes que le paganisme a commencé à être l’objet d’un perpétuel contre-sens. Il est évident que de très bonne heure l’antiquité cessa de comprendre sa religion, et que les vieux mythes éclos de l’imagination primitive perdirent toute signification entre ses mains. L’idée de faire de ces fables vénérables un ensemble chronologique, une sorte d’histoire amusante et convenue ne date pas de Boccace ou de Demoustier : Ovide l’a réalisée dans un livre un peu moins mauvais que les Lettres à Emilie. Je ne prétends pas nier ce qu’il peut y avoir de charme dans cette guirlande sans fin de récits spirituels et de piquantes métamorphoses ; mais quel sacrilège au point de vue religieux que cette façon de jouer avec des symboles consacrés par le temps, et où l’homme avait déposé ses premières vues sur le monde divin ! Le dessein de Mascarille, de mettre en madrigaux toute l’histoire romaine, était plus raisonnable que l’entreprise de travestir ces antiques théologoumènes en contes équivoques, qui ressemblent aux mythes primitifs comme de vieilles fleurs en papier, jaunies et enfumées, ressemblent aux fleurs des champs.

Or cette manière de traiter les religions de l’antiquité fut celle de tous les mythographes presque jusqu’à nos jours. La mythologie (ce fut le mot par lequel ou désigna cette compilation de récits grotesques et presque toujours indécens) devint une série de biographies où, sous des rubriques consacrées, on contait la vie peu édifiante de Mercure, les légèretés de Vénus, les scènes de ménage de Jupiter et de Junon. Bien loin que le discrédit dont notre siècle a frappé l’usage convenu de ces fables soit à regretter, s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est que tant d’esprits délicats du XVIIe et du XVIIIe siècle n’en aient pas senti la fadeur. Envisagée dans son milieu naturel, dans l’imagination naïve des premiers âges, la mythologie grecque est réellement la plus poétique et la plus éclatante création de l’esprit humain ; envisagée dans la parodie qu’en ont faite les modernes, elle rappelle ces camées antiques qui, dépouillés de leurs anciens honneurs, ont servi durant des siècles de jouets d’enfant ou d’ornement au costume d’un barbare.

Quand la science commença à s’occuper plus sérieusement de l’interprétation des fables antiques, ses efforts, en France du moins, ne furent guère plus heureux. La France n’est pas le pays des études mythologiques : l’esprit français manque de cette flexibilité, de cette facilité à reproduire en soi les phénomènes psychologiques des premiers âges, si essentielles pour l’interprétation des religions. Les érudits de l’ancienne manière, Jean Leclerc, Banier, Larcher, Clavier, Petit-Radel, ne s’élevèrent pas au-dessus d’un échémérisme brutal[1] ou d’un système d’explications allégoriques non moins superficiel : heureux quand, résistant aux préoccupations qui séduisirent Bochart, Huet, Bossuet et toute l’école théologique, ils ne cherchaient pas dans la mythologie grecque une forme altérée des traditions de la Bible ! Les critiques qui s’inspirèrent de la philosophie du XVIIIe siècle, Boulanger, Bailly, Dupuis, ne sortirent de cette méthode que pour essayer un symbolisme moins satisfaisant encore. Sainte-Croix porta dans l’étude des mystères une érudition plus solide, mais une pénétration aussi médiocre que celle de ses devanciers. Enfin Emeric David donna dans son Jupiter le fleuron de la symbolique française. Son système est fort simple ; c’est l’allégorisme le plus exclusif, « La mythologie est un ensemble d’énigmes propres à faire connaître la nature des dieux et les dogmes de la religion aux personnes qui en pénètrent le secret. » Le mot à deviner, c’est le dogme religieux. Ainsi, quand au nom d’Apollon on a substitué le mot soleil, quand au lieu d’Amphitrite on a dit la mer, tout est dit, car le mot à deviner est toujours unique. Essayant, ensuite de dégager les dogmes religieux cachés sous ces énigmes, Émeric David en trouve sept, ni plus ni moins, qui sont le résumé de la théologie grecque. La mythologie n’est ainsi qu’une espèce de catéchisme en rébus : les fables n’ont été inventées que pour couvrir des dogmes ; chacune a un sens très net et très arrêté. Comment cette forme énigmatique contribuait-elle à rendre le dogme plus intelligible ? Comment l’esprit humain en possession d’une idée claire aurait-il eu l’étrange fantaisie de l’expliquer par une idée plus obscure ? Comment une race tout entière a-t-elle pu se laisser prendre par cet amour du logogriphe pour lui-même ? C’est ce qu’il ne faut pas demander à Émeric David. Locke n’avait-il pas enseigné que l’esprit humain ne procède que du simple au composé, que, pour associer deux idées, il faut d’abord les avoir eues séparément l’une et l’autre ? Prétendre que dans l’esprit humain la notion de la chose signifiée ne précède pas celle du signe, que l’homme spontané crée le symbole avant de savoir bien précisément ce qu’il y met, c’eût été vraisemblablement parler une langue inintelligible pour un disciple de la philosophie du XVIIIe siècle, convaincu que l’esprit humain avait toujours agi selon les règles tracées par l’abbé de Condillac.

Pendant que la France cherchait à interpréter les religions de l’antiquité d’après sa philosophie superficielle, l’Allemagne y pénétrait plus encore par l’analogie de son génie religieux que par la solidité de son érudition. Goethe plaçait dans l’Olympe le centre de sa vie poétique. Lessing et Winckelmann, l’hébraïque Herder lui-même découvraient dans les cultes antiques la religion de la beauté. Gœrres y cherchait les fondemens de son mysticisme ; Schelling ne croyait pas faire diversion à ses écrits de philosophie transcendentale en dissertant sur les dieux de Samothrace. Une nuée de philologues et d’antiquaires cherchaient à ressaisir dans les monumens écrits et figurés de l’antiquité le sens de cette grande énigme, dont le mot est la vie divine de l’univers. Comme résumé de cet immense entassement de faits et de systèmes, s’élevait, de 1810 à 1812, le grand ouvrage où devait se concentrer tout ce premier mouvement d’études mythologiques, la Symbolique du docteur Frédéric Creuzer. Ce fut un grand enseignement et comme une révélation que de voir ainsi pour la première fois réunis dans un panthéon scientifique tous les dieux de l’humanité, indiens, égyptiens, perses, phéniciens, étrusques, grecs, romains. L’élévation soutenue, l’accent religieux si profond, le sentiment des destinées supérieures de l’humanité, qui respirent dans tout le livre, annonçaient qu’une grande révolution s’était accomplie ; et qu’à un siècle irréligieux, parce qu’il était exclusivement analytique, allait succéder une école meilleure, réconciliée par la synthèse, avec la nature humaine tout entière. L’esprit néoplatonicien de Plotin, de Porphyre et de Proclus semblait revivre dans cette grande et philosophique manière d’interpréter les symboles antiques, et l’ombre de Julien dut tressaillir en entendant un docteur en théologie chrétienne relever sa thèse, proclamer que le paganisme pouvait suffire aux besoins les plus profonds de l’âme, et amnistier les nobles intelligences qui cherchèrent, en ce combat suprême, à réchauffer dans leur sein les dieux près de s’enfuir[2].

C’est surtout dans les sciences historiques qu’il est vrai de dire que les qualités d’une manière en sont les défauts, et que ce qui fait la vérité et la force d’un système est aussi ce qui en fait l’erreur et la faiblesse. Cet enthousiasme mystique, premier élan de la philosophie de la nature alors naissante en Allemagne, cette manière sympathique qui signalait un progrès réel dans les études mythologiques, si on la compare aux dissertations froides et sans intelligence de l’école française, devait avoir ses excès et en quelque sorte son ivresse. M. Creuzer a tous les défauts de ses maîtres d’Alexandrie : l’exagération symbolique, une tendance trop prononcée à chercher partout du mystérieux, le syncrétisme quelquefois le plus intempérant. Jamblique à côté d’Hésiode, Nonnus à côté d’Homère, figurent à la même page pour l’interprétation du même mythe. Il semble qu’il n’y ait pas de temps pour M. Creuzer. Il cherche trop haut ses solutions, parce que lui-même il vit trop haut, parce qu’il n’a pas le sentiment de cette vie simple, naïve, enfantine, toute sensuelle et pourtant toute divine, qui fut celle des premières races indo-helléniques. Il faudrait une âme tout enivrée de poésie pour comprendre le ravissant délire que l’homme de la Grèce ressentit d’abord en race de la nature et de lui-même. Habitués à chercher en tout quelque chose de raisonnable, nous nous obstinons à trouver de profondes combinaisons où il n’y eut qu’instinct et fantaisie ; sérieux et positifs, nous épuisons notre philosophie à suivre la trame des songes d’un entant.

La mythologie grecque, envisagée dans son premier essor, n’est que le reflet des sensations d’organes jeunes et délicats, sans rien de dogmatique, rien de théologique, rien d’arrêté. C’est vouloir expliquer le son des cloches ou chercher des figures dans les nuées que de poursuivre un sens précis dans ces rêves de l’âge d’or. L’homme primitif voyait la nature avec les yeux de l’enfant. L’enfant projette, sur toute chose le merveilleux qu’il trouve en lui-même ; il ne voit le monde qu’à travers une vapeur doucement colorée ; jetant sur toutes choses un curieux et joyeux regard, il sourit à tout, et tout lui sourit. Désabusés par l’expérience, nous n’attendons plus rien de bien extraordinaire de l’infinie combinaison des choses ; mais l’enfant ne sait ce qui va sortir du coup de dés qui se joue devant lui : il croit plus au possible, parce qu’il connaît moins le réel. De là ses joies et ses teneurs : il se fait un monde fantastique qui l’enchante et qui l’effraie tour à tour. Il affirme ses rêves ; il n’a pas cette âpreté d’analyse qui, dans l’âge de la réflexion, nous pose en froids observateurs vis-à-vis de la réalité. Tel était l’homme primitif. À peine séparé de la nature, il conversait avec elle, il lui parlait et entendait sa voix ; cette grande mère, à laquelle il tenait encore par ses artères, lui apparaissait comme vivante et animée. À la vue des phénomènes du monde physique, il éprouvait des impressions diverses, qui recevant un corps de son imagination, devenaient ses dieux. Il adorait ses sensations, ou, pour mieux dire, l’objet vague et inconnu de ses sensations, car, ne séparant pas encore l’objet du sujet, le monde était lui-même, et lui-même était le monde.

En face de la mer par exemple, de ses lignes voluptueuses, de ses couleurs tour à tour éblouissantes et sombres, les impressions de vague, de tristesse, d’infini, de grâce et de terreur, qui montaient dans son âme, lui révélaient tout un cycle de dieux mélancoliques, capricieux, multiformes, insaisissables. Tout autres étaient les impressions et les divinités des montagnes, tout autres celles de la terre, tout autres celles du feu et des volcans, tout autres celles de l’atmosphère et de ses phénomènes variés. La nature entière se reflétait ainsi dans ces consciences primitives en divinités encore, innomées. « Il semble, dit M. Creuzer, qu’on ait affaire non pas à des hommes comme nous, mais à des esprits élémentaires, doués d’une vue merveilleuse de la nature même des choses, d’un pouvoir de tout sentir et de tout comprendre en quelque sorte magnétique. » De là ces races mystérieuses des Telchines de Rhodes, des Curètes de Crète, des Dactyles de Phrygie, des Carcines et des Sintiens de Lemnos, des Cabires de Samothrace, races extatiques et magiques, comme les Trolls de la Scandinavie, en rapport direct avec les forces de la nature. Tout ce qui frappait l’homme, tout ce qui excitait dans son âme l’impression du divin était dieu ou élément d’un dieu. Un fait historique, une pensée morale, un aperçu sur les phénomènes atmosphériques, géologiques, astronomiques, une sensation vive, une frayeur s’exprimaient par un mythe. La langue elle-même, comme dit M. Creuzer, fut une mère féconde de dieux et de héros. Le trait qui semble caractéristique du bel esprit sous sa forme la plus épuisée, le jeu de mots, le calembour, fut un des procédés les plus familiers de la mythologie primitive. Plusieurs des mythes les plus importans de l’antiquité ne reposent que sur des étymologies fictives, des allitérations comme celles où se joue l’imagination d’un enfant. D’autres fois des contresens, de vraies bévues engendraient de fantastiques récits. Souvent enfin des liaisons d’idées presque insaisissables, des misons purement pittoresques, présidaient à la formation de ces étranges fables. Pourquoi Neptune et le Cheval, Vénus et la mer sont-ils toujours associés ? Peut-être ne faut-il chercher à ce rapprochement d’autre raison que la grâce infinie de l’élément humide, les ondulations de ses contours et la manière harmonieuse dont ses courbes se marient aux lignes ondoyantes du plus beau type de la nature animale.

Ce serait vouloir retrouver la trace de l’oiseau dans les airs que de chercher à décrire les sentiers capricieux de l’imagination dans ces premières intuitions religieuses et à établir une classification quelconque entre ces dieux venus des quatre vents du ciel. L’indétermination du sens sous la plus entière détermination de la forme, tel est le caractère essentiel de l’art comme de la mythologie grecque. La mythologie est un second langage, né comme le premier de l’écho de la nature dans la conscience, aussi inexplicable que le premier par l’analyse, mais dont le mystère se révèle à qui sait comprendre les forces cachées de la spontanéité, l’accord secret de la nature et de l’âme, cet hiéroglyphisme perpétuel sur lequel se fonde l’expression de tous les sentimens humains. Chaque dieu nous apparaît ainsi comme un cycle achevé, une région d’idées, un ton de l’harmonie des choses. Ce n’est pas assez de dire avec la vieille école allégorique : Minerve est la prudence, et Vénus la beauté. Minerve et Vénus sont la nature féminine envisagée par ses deux côtés : le côté spiritualiste et saint, le côté esthétique et voluptueux. Si Mercure n’était que le dieu des voleurs et Bacchus le dieu du vin, comme on l’enseigne aux enfans, ce seraient là des fictions médiocrement ingénieuses, d’assez pauvres figures de rhétorique qu’il faudrait laisser à l’épopée de Boileau ; mais l’antiquité n’adora jamais des dieux si grossièrement puérils. Mercure est la nature humaine envisagée dans ses aptitudes et son industrie, l’éphèbe, tel que l’a fait le gymnase, beau par sa vigueur et sa souplesse. Au contraire toutes les idées de jeunesse, de plaisir, de volupté, d’expéditions aventureuses, de faciles triomphes, d’emportemens terribles, se groupent autour de Bacchus. C’est le côté brillant de la vie ; c’est l’enfant chéri des nymphes, toujours jeune, beau, fortuné, entouré de caresses et de baisers ; sa molle langueur, ses formes moins pures, son embonpoint, son type féminin, dégénérant souvent en androgynisme, décèlent une moins noble origine. Comparé au dieu grec par excellence, à Apollon, c’est encore un étranger qui, malgré un long séjour en Grèce, n’a pas perdu son air asiatique ; il est vêtu d’une longue bassaride, car il a peur d’aller nu ; son front est ceint de la mitre orientale, car ses cheveux ne suffisent pas pour le couronner.

Un des mythes qui me semblent les plus propres à faire comprendre cette extrême complexité, ces aspects fuyans, ces innombrables contradictions des fables antiques, est celui de Glaucus[3], mythe humble pourtant, mythe de pauvres gens, mais ayant par-là même mieux conservé son caractère primitif et populaire. Ceux qui ont passé leur enfance au bord de la mer savent combien d’associations d’idées profondes et poétiques se forment par ce spectacle toujours le même et toujours divers. Glaucus est la personnification et le résumé de ces croyances et de ces impressions, un dieu créé par des matelots, en qui se résume, toute la poésie de la vie marine, telle qu’elle apparaît à de pauvres gens. La vieillesse l’accable ; en proie au désespoir, il se précipite dans la mer et devient prophète ; prophète de malheur, triste vieillard, on le rencontre parfois, le corps tout appauvri par l’action des flots, couvert de coquillages et de plantes marines. Selon d’autres, il se précipita dans les flots pour n’avoir pu prouver à personne son immortalité. Depuis ce temps, il revient chaque année visiter les rivages et les îles. Le soir, quand le vent s’annonce, Glaucus (c’est-à-dire, le flot de couleur glauque) s’élève en prononçant de bruyans oracles, Les pêcheurs se couchent au fond de leur barque, et cherchent par des jeunes, des prières et de l’encens à détourner les maux qui les attendent. Glaucus cependant, monté sur un rocher, menace en langue colique leurs champs et leurs troupeaux, et se lamente sur son immortalité. On contait aussi ses amours, amours tristes, malheureux, finissant comme un mauvais rêve. Il aima une belle vierge de mer, nommée Scylla, et voilà qu’elle devint un monstre aboyant, personnification de l’horreur naturelle qu’inspirent les squales et des dangers de la mer de Sicile. Le pauvre Glaucus, de ce moment, resta toujours gauche, méchant, murmurant, malveillant. On le voit sur les monumens, avec sa barbe d’algues marines, le regard fixe, les sourcils contractés. Les Amours s’égaient à ses dépens : l’un d’eux lui tire les cheveux, l’autre lui donne un soufflet. — Jetez pêle-mêle toutes les idées des gens de mer, amalgamez les branches éparses des rêves d’un matelot, vous aurez le mythe de Glaucus : préoccupation mélancolique, songes pénibles et difformes, sensation vive de tous les phénomènes qui naissent dans les flots, inquiétude perpétuelle, le danger partout, la séduction partout, l’avenir incertain, grande impression de la fatalité. Glaucus est à la fois la couleur et le bruit de la mer, le flot qui blanchit, le reflet du ciel sur le dos des vagues, le vent du soir qui prédit la tempête du lendemain, le mouvement du plongeur, les formes rabougries de l’homme de mer, les désirs impuissans, les tristes retours de la vie solitaire, le doute, la dispute, le désespoir, le long ennui d’une certitude s’épuisant contre le sophisme, et la triste Immortalité qui ne peut ni s’assurer ni se délivrer d’elle-même ; énigme pénible, écho de ce sentiment mélancolique qui parle à l’homme de son origine inconnue et de sa destinée divine, vérité que pour son malheur il lui est impossible de prouver, car elle est supérieure à l’entendement, et l’homme ne saurait ni la démontrer ni s’y soustraire.

On sent combien ces aperçus délicats et insaisissables, ces restes d’impressions fugitives durent paraître insuffisans et inintelligibles à un âge de réflexion plus avancée. De très bonne heure, les anciens éprouvèrent devant leur mythologie le même embarras que nous éprouvons nous-mêmes. On voulut trouver de la réalité dans ces vagues images, donner du corps à ces songes. Or tel était le caractère indécis de ces antiques fables, que chacun pouvait y trouver ce qu’il y cherchait. Les uns adoptèrent le système platement impie d’Evhémère, qui expliquait toutes les fables par des faits historiques. Les autres, pénétrés d’une philosophie plus élevée, cherchèrent dans les mythes une traduction symbolique de cette philosophie. Les dieux de la naïve antiquité, participant aux besoins et aux plaisirs des hommes, mangent et boivent : — cela signifie, dit Proclus, qu’ils créent sans cesse par le mélange du fini et de l’infini : l’ambroisie, aliment solide, représente le fini ; le nectar, aliment liquide, figure l’infini. — Uranus, Saturne et Jupiter sont, pour Plitin les trois principes du monde Intelligible, l’un, l’intelligence et l’âme. Jupiter engendrant Vénus, c’est l’âme universelle se produisant au dehors. Saturne dévorant ses enfans, c’est l’intelligence dont la loi est de rentrer sans cesse en elle-même. Tout fut ainsi allégorie et métaphore. Les fleurs écloses au soleil des premiers jours, ces charmans enfantillages devinrent, entre les mains du pédantisme philosophique, des énigmes froides et sans grâce. S’il est un mythe où se soit conservé, de la manière la plus transparente, à travers l’enveloppe anthropomorphique, la trace du culte primitif de la nature, c’est, sans contredit, celui des nymphes. À peine est-il nécessaire de changer leurs noms et leurs attributs pour retrouver les sources et les eaux courantes dans ces divinités fraîches, vives, délicates, sautillantes, rieuses, tantôt visibles, tantôt invisibles, qui s’élancent au milieu des rochers, en chantant et tournoyant comme des enfans, dont la voix est douce et mystérieuse, qui ne dorment jamais, qui filent de la laine teinte en vert de mer ou tissent des étoiles purpurines entre les rochers, déesses compatissantes qui guérissent des maladies, et qui parfois cependant ravissent et tuent. Voilà pourtant d’où Porphyre tirera dans son Antre des Nymphes toute une philosophie. Les nymphes sont les Ames ; leur voile, c’est le corps ; l’antre, c’est le monde. L’intérieur de l’autre figure le côté sensible, obscur ; l’extérieur, le côté intelligible, lumineux, etc.

Le défaut essentiel du système de M. Creuzer est d’avoir trop envisagé le paganisme dans cette forme mystique et philosophique. C’est comme si, avec les ouvrages de Kant ou de Schleiermacher, on prétendait arriver à reconstituer la théorie du christianisme primitif. Le mythe n’a réellement toute sa signification qu’aux époques où l’homme vit encore dans un monde divin, sans notion bien arrêtée des lois de la nature. Or, longtemps avant le triomphe du christianisme, cette naïveté première avait disparu pour jamais. Le surnaturel n’était plus que le miracle, une dérogation voulue à un ordre établi : conception radicalement différente de celle de l’homme primitif, pour lequel il n’y avait pas d’ordre naturel, mais un jeu continu de forces vivantes et libres. À cet âge, il n’y avait rien qui pût s’appeler dogme, religion positive, livre sacré. L’enfant ne dispute pas, il n’a pas besoin de solution, car il ne se pose pas de problème ; pour lui, tout est clair. L’auréole dont le monde resplendit à ses yeux, la vie déifiée, le cri poétique de son âme, voilà son culte, culte céleste, premier acte d’adoration sans retour, acte d’amour entièrement désintéressé. C’est donc une très grave erreur de supposer qu’à une époque reculée l’humanité ait créé des symboles à l’effet de couvrir des dogmes, et avec la vue distincte du dogme et du symbole. Tout cela est né simultanément, d’un même bond, en un moment indivisible, comme la pensée et la parole, l’idée et son expression. Le mythe ne renferme pas deux élémens, une enveloppe et une chose enveloppée ; il est indivis. Cette question : — l’homme primitif comprenait-il ou ne comprenait-il pas le sens des mythes qu’il créait ? est déplacée, car dans le mythe l’intention n’était pas distincte de la chose même. L’homme comprenait le mythe sans rien voir au-delà, comme une chose simple et non comme deux choses. Le langage abstrait que nous sommes forcés d’employer pour expliquer ces fables ne doit pas faire illusion. Nos habitudes analytiques nous obligent à séparer le signe et la chose signifiée ; mais pour l’homme spontané la pensée morale et religieuse se présentait engagée dans le mythe, comme dans son moule naturel.

Qu’il y ait eu dans l’antiquité des allégories proprement dites, des personnifications d’êtres moraux, tels que la Fortune, Hygie, la Victoire, la Pudeur, le Sommeil, etc. ; qu’il y ait eu des mythes inventés ou du moins développés avec réflexion, tels que celui de Psyché, — c’est ce qui est absolument incontestable. Toutefois, ce qui ne l’est pas moins, c’est la ligne profonde de démarcation qui existe entre ces allégories claires, simples, spirituelles, et les énigmes antiques, vraies œuvres de sphinx, où l’idée et le symbole sont entièrement inséparables. M. Creuzer a fort bien vu que le sens des symboles antiques se perdit de liés bonne heure, qu’Homère est déjà un fort mauvais théologien, que ses dieux ne sont plus que des personnages poétiques, au niveau des hommes, menant une noble et joyeuse vie, partagée entre le plaisir et l’action, comme les chefs des tribus helléniques ; que les mythes les plus respectables deviennent entre ses mains de piquantes histoires, de jolis thèmes de récits empreints d’une couleur tout humaine. Était-il néanmoins en droit d’en conclure qu’avant l’âge de l’épopée, il y eut un grand âge théologique, durant lequel la Grèce faillit devenir un pays sacerdotal, avec une religion profonde, des symboles vénérés, des institutions hiérarchiques et un fonds de monothéisme venu de l’Orient ? Nous ne le pensons pas, que l’on dise, tant qu’on voudra, que la période hellénique fut une décadence religieuse, un triomphe du héros et du poète sur le prêtre, d’une religion populaire, claire, facile, mais vide de sens, laïque en un mot, sur les arcanes sacerdotaux : il ne suit pas de là que les Pélasges aient eu une théologie arrêtée, une symbolique savante, un sacerdoce organisé. Ce serait d’ailleurs une exagération aussi contraire à la vérité de l’histoire qu’à la saine notion de la nature humaine de prétendre que la religion hellénique fut complètement dépourvue d’organisation sacerdotale et dogmatique. Les oracles, celui de Delphes surtout, étaient comme une révélation permanente et respectée même de la politique qui s’en servait. Qu’est-ce que la Théogonie d’Hésiode, ci ce n’est un premier rudiment de théologie nationale, un essai pour organiser la cité des dieux et leur histoire, comme les tribus et les cités de la Grèce tendaient d’elles-mêmes à s’organiser en un corps de nation[4] ? Le nom d’Orphée servit, on n’en peut douter, à couvrir une tentative du même genre. Les mystères concentrèrent plus tard dans leur sein les élémens de la vie religieuse la plus développée. Il faut avouer néanmoins que la destinée de la Grèce ne l’appelait pas à être un pays hiératique. Toutes les grandes révolutions de la Grèce, les conquêtes successives des Hellènes, des Héraclides, des Doriens, sont autant de triomphes de l’esprit laïque, autant de soulèvemens de l’énergie populaire contre une forme sacerdotale imposée. Le prêtre, relégué dans le temple, sera désormais peu de chose : le poète n’a plus rien de commun avec lui. Dans Homère, le poète nous apparaît sans cesse exalté aux dépens des sacrificateurs et des devins. Là est le charme du monde, homérique : c’est le réveil de la vie profane, la liberté qui s’épanouit au plein soleil, l’humanité sortant des hypogées et secouant le sommeil des temples pour s’élancer dans le champ de l’activité guerrière et se jouer dans les mille aventures de la vie héroïque. La même révolution s’opère dans l’art. L’art hiératique, limité dans ses types, sacrifiant la forme au sens, le beau au mystique, fait place à un art plus désintéressé, dont le but est d’exciter le sentiment de la beauté et non celui de la sainteté. L’Inde ne croit pouvoir mieux faire, pour relever ses dieux, que d’entasser signes sur signes, symboles sur symboles ; la Grèce, mieux inspirée, les façonne à son image, comme Hélène, pour honorer la Minerve de Lindos, lui offrit une coupe d’ambre jaune faite sur la mesure de son sein.

Sans doute le symbolisme perdit quelque chose à cette transformation. La Vénus pudique des premiers âges avait un caractère plus sacré que la courtisane déifiée qui trôna sur les autels, quand Praxitèle eut fait tomber avec les plis de sa robe cet air de retenue qui révélait encore la déesse. Aussi conçoit-on que, par un sentiment fort commun aux époques de décadence religieuse, les dévots des derniers temps du paganisme se soient épris d’une admiration rétrospective pour les formes raides de l’art hiératique, de même que de nos jours l’art grossier du moyen âge paraît à plusieurs la forme véritable de l’art religieux. On ne peut nier en effet que le mystère chrétien, en tant que mystère, ne soit beaucoup mieux compris par Giotto et le Pérugin que par Léonard de Vinci et Titien. M. Creuzer exagère pourtant une idée juste à quelques égards, quand il voit une décadence religieuse, un contre-sens sacrilège dans cette transformation par laquelle on dépouilla les dieux de leur signification physique supérieure pour en faire des personnages purement humains. Il serait facile de montrer que même au point de vue religieux ce fut là un véritable progrès, Phidias n’était pas un impie, comme on voudrait le faire croire, parce qu’il cherchait dans sa propre pensée et non dans la tradition le type de son Jupiter. Des témoignages respectables nous attestent au contraire que cette transformation de l’art correspondit à une renaissance religieuse et contribua à réchauffer la piété dans les âmes. On estimait malheureux ceux qui mouraient sans avoir vu l’image du Jupiter olympien, et on croyait que quelque chose manquait à leur initiation religieuse, parce qu’ils n’avaient pas contemplé la plus haute réalisation de l’idéal. La forme humaine n’est-elle pas le plus expressif des symboles ? Dira-t-on que les canopes, les dieux-vases, les nains emmaillottés de l’âge cabirique, étaient plus significatifs que les dieux éclos du ciseau de Praxitèle et de Phidias ? Il faut se rappeler d’ailleurs que la Grèce saisissait entre les formes humaines et les idées pures mille analogies qui nous échappent, et que, le sens de la nature réelle lui faisant défaut, tout se transfigurait à ses yeux en êtres vivans. C’est bien elle qui éleva Philippe de Crotone au rang des demi-dieux, parce qu’il était le plus beau des Hellènes de son temps ; c’est bien elle qui, pour exprimer la campagne, représentait un faune, qui, pour signifier une fontaine, au lieu d’ombre, d’eau et de verdure, figurait une tête de femme avec des poissons autour de ses cheveux, et ne trouvait pas de meilleure épithète à donner à un fleuve que celle de kalliparthenos (aux belles vierges), en vue de la blancheur des flots qui, pour son imagination, se résolvaient en jeunes filles.


II

L’erreur principale de M. Creuzer était écrite dans le titre de son livre. Il est trop symbolique. Toujours préoccupé de théologie et d’institutions sacerdotales, méconnaissant le côté naïf et vulgaire de l’antiquité, il cherche des idées abstraites et dogmatiques dans des créations légères où il n’y avait bien souvent que les joyeuses folies de l’enfance. Persuadé que la religion grecque a dû avoir comme les autres un âge hiératique et ne rencontrant point ce caractère dans les œuvres spontanées du génie hellénique, il se rejette sur les colonies et les influences venues de l’Orient. À telle double exagération correspondirent dans le mouvement des études mythologiques en Allemagne deux réactions : à l’excès du symbolisme s’opposa une école toute négative et anti-symbolique, représentée par Voss, G. Hermann et Lobeck ; à l’abus des influences orientales s’opposa recule purement hellénique de MM. Ottfried Müller, Welckeret autres.

J. H. Voss fut sans contredit le plus rude adversaire que rencontra d’abord la Symbolique. Protestant zélé et partisan déclaré du rationalisme, il crut voir dans l’œuvre du docteur Creuzer une dangereuse tendance vers les doctrines mystiques qui germaient alors en Allemagne. Ce livre, que bien des consciences timorées regarderont en France comme d’une intolérable hardiesse, fut considéré dans l’Allemagne de 1820 comme un manifeste catholique, une apologie du sacerdoce et de la théocratie. Quelques conversions qui eurent assez d’éclat, en particulier celle du comte Frédéric de Stolberg, vinrent fortifier les alarmes de Voss sur les dangers de la ligue qu’il supposait s’être formée entre le système symbolique et le prosélytisme romain. M. Creuzer lui apparut comme un agent déguisé des jésuites, et Voss entreprit l’examen de son livre dans sept numéros consécutifs de la Gazette littéraire d’Iéna (mai 1821). Le ton acerbe de cette critique indigna les amis de M. Creuzer. L’auteur de la Symbolique répondit aux diatribes de Voss par un petit écrit où il refusait dédaigneusement d’entrer en discussion avec un adversaire incapable de concevoir l’esprit de ses théories, dans l’intelligence desquelles le sentiment et l’esprit poétique devaient avoir autant de part que l’érudition et l’analyse. Voss revint à la charge et publia en 1824, à Stuttgart, son Anti-symbolique, pamphlet érudit, rempli des plus affligeantes personnalités, des insinuations sur des désordres analogues à ceux que certains mystères de l’antiquité pouvaient favoriser donnèrent à ces accusations la couleur la plus odieuse. De toutes parts on se récria contre une polémique aussi violente ; M. Creuzer crut devoir garder le silence.

La Symbolique trouva dans M. Lobeck un adversaire plus mesuré dans les formes, mais non moins exclusif. Son Aglaophamus (1829) est la négation la plus complète du système de M. Creuzer. Jamais la critique ne courut plus rapidement d’un pôle à l’autre ; jamais des qualités et des défauts opposés n’établirent entre deux hommes une dissonance plus absolue. Égaré par l’exégèse néo-platonicienne, M. Creuzer a supposé la haute antiquité beaucoup plus mystique qu’elle n’était en effet ; esprit positif, analytique, convaincu que l’horreur du mysticisme est le commencement de la sagesse, M. Lobeck semble prendre plaisir à la trouver insignifiante. Partout où M. Creuzer a voulu chercher une pensée honnête et morale, des rites saints et respectables, M. Lobeck ne voit que des bouffonneries obscènes et des enfantillages. L’ancienne religion pélasgique, ou M. Creuzer a cru découvrir une émanation du symbolisme oriental, n’est, aux yeux de M. Lobeck, qu’un fétichisme absurde et grossier ; ces mystères, restes, selon M. Creuzer, d’un culte pur et primitif, ne sont pour M. Lobeck que des jongleries analogues à celles des loges maçonniques. Plein d’une sainte indignation contre ce que Voss appelait les ordures allégoriques, les mensonges de Platon, il repousse hautement toute interprétation portant un cachet religieux. M. Creuzer, entraîné par sa vive imagination, dépasse sans cesse les bornes de ce qu’il est permis de savoir. M. Lobeck n’est jamais plus heureux que quand il peut nier et montrer à ses devanciers qu’ils ont beaucoup trop affirmé. Aucun mythologue ne l’a égalé pour la critique des textes originaux ; mais s’il rapproche ces textes, ce n’est pas pour en faire sortir la lumière, c’est pour les briser les uns contre les autres, et montrer qu’il ne reste que ténèbres. La conclusion de son livre est qu’on ne sait rien sur les religions antiques, et qu’il n’y a pas même lieu à conjecturer. Ses attaques d’ailleurs, il faut le reconnaître, ne s’arrêtent pas aux religions de l’antiquité. Ce n’est pas seulement envers Eleusis et Samothrace que M. Lobeck se montre irrévérencieux et railleur. Toute forme religieuse supposant hiérarchie et mystères, tout ce qui de près ou de loin ressemble au catholicisme lui est antipathique. Impitoyable pour les superstitions populaires, il l’est bien plus encore pour les interprètes qui veulent y trouver un sens élevé. La religion et la philosophie n’ont, selon lui, rien à faire ensemble ; les néoplatoniciens sont d’impudens faussaires, qui n’ont réussi qu’à détruire la physionomie de la religion ancienne, sans la rendre plus acceptable. À quoi bon chercher à n’être qu’à moitié absurde ? A quoi bon suer sang et eau pour trouver un sens à ce qui n’en a pas ?

On le voit, si M. Lobeck possède éminemment les facultés du critique, il manque d’un sens pour l’interprétation mythologique, le sens des choses religieuses. On dirait vraiment, en le lisant, que l’humanité a inventé les religions comme elle a inventé les charades et les logogriphes, pour se jouer d’elle-même. M. Lobeck croit triompher en démontrant que la religion ancienne n’était qu’un tissu d’anachronismes et de contradictions, qu’on ne saurait trouver deux mythographes qui soient d’accord entre eux sur les dates, les lieux, les généalogies ; mais, en vérité, qu’a-t-il prouvé par là ? que la mythologie ne doit pas être traitée comme une réalité ? que la contradiction est de son essence ? Sans doute, et c’est précisément pour cela que la critique a mauvaise grâce quand elle demande de l’histoire à ce qui n’est point historique et de la raison à ce qui ne se propose pas d’être raisonnable. Certes il est bon qu’il y ait des esprits de la trempe de celui de M. Lobeck ; mais ce qu’il importe de maintenir, c’est que cette méthode ne saurait satisfaire ni le philosophe ni le critique. On ne prouve rien en attaquant la religion avec l’esprit positif, car la religion est d’un autre ordre. Le sentiment religieux porte avec lui sa certitude ; il n’est donné à la raison ni de la fortifier ni de l’affaiblir. Il ne sert de rien de chicaner les religions sur les absurdités qu’elles peuvent offrir au point de vue du bon sens : c’est vouloir argumenter l’amour, et prouver à la passion qu’elle est bien peu raisonnable. L’homme fait la vérité de ce qu’il croit, comme la beauté de ce qu’il aime. Si le drame d’Eleusis était représenté devant nous, il nous ferait probablement l’effet d’une misérable parade. Et pourtant douterez-vous de la véracité des mille témoins qui attestent les effets consolans et la puissance morale de ces saintes cérémonies ? Pindare parlait-il sérieusement ou non, quand il disait, des mystères de Cécès : « Heureux qui, après avoir vu ce spectacle, descend dans les profondeurs de la terre ! il sait la fin de la vie. il en sait la divine origine ? » Andocide plaisantait-il à la face des Athéniens quand, pour les exhorter à la gravité et à la justice, il leur disait : « Vous avez contemplé les rites sacrés des déesses, afin que vous punissiez l’impiété et que vous sauviez ceux qui se défendent de l’injustice ? » Le protestant sincère n’éprouve devant les cérémonies catholiques qu’un sentiment d’indifférence ou de répulsion, et pourtant ces rites sont pleins de charmes pour ceux qui depuis leur enfance y ont attaché leurs émotions religieuses. Voilà pourquoi toute expression méprisante ou légère est déplacée quand il s’agit des pratiques d’une religion. Rien ne signifie par soi-même ; l’homme ne trouve dans les objets de son culte que ce qu’il y met. L’autel sur lequel les patriarches sacrifiaient à Jéhova n’était matériellement qu’un tas de pierres. Pris dans sa signification religieuse, comme symbole du Dieu abstrait et sans forme de la race sémitique, ce tas de pierres valait un temple de la Grèce. Il ne faut pas demander raison au sentiment religieux. L’esprit souffle où il veut. S’il lui plaît d’attacher l’idéal à ceci, à cela, qu’avez-vous à dire ?

Pendant que le sceptique professeur de Koenigsberg déployait toutes les ressources de son érudition et de sa critique pour dépouiller les dieux de leur auréole et déprécier le secret des mystères, la science mythologique aspirait de plus en plus à s’asseoir sur la base désintéressée de l’histoire, à égale distance des velléités mystiques de M. Creuzer et des préjugés anti-religieux de M. Lobeck. Buttmann, Voelcker, Schwenck, par la philologie et l’étude des textes ; Welcker, Gerhard, Panofka, par l’archéologie et l’étude des monunens, essayaient de saisir entre ces préoccupations diverses l’exacte nuance de la vérité. Tous ou presque tous s’accordent à reconnaître contre M. Creuzer l’originalité de la mythologie grecque. Tous s’accordent à rejeter ce blasphème, que jamais la Grèce ait été une province de l’Asie, que le génie grec, si libre, si dégagé, si limpide, doive quelque chose au génie vague et obscur de l’Orient. Sans doute, les populations primitives de la Grèce et de l’Italie, comme toutes les branches de la famille indo-européenne, conservèrent dans leurs idées religieuses, aussi bien que, dans leur langue, les traits communs de la race à laquelle elles appartenaient, et cette parenté primitive se reconnaît encore dans l’étonnante similitude de la mythologie grecque et de la mythologie indienne ; mais là n’est point la question, car ces principes identiques, que tous les peuples de la grande race emportèrent avec eux comme leur provision de voyage, se retrouvent également chez les Germains, les Celtes, les Slaves, que l’on ne songe point à placer sous la tutelle de l’Orient. Ce que nous maintenons, c’est la parfaite indépendance du développement de l’esprit hellénique ; c’est qu’a part l’étincelle première, la Grèce ne doit rien qu’aux dieux, à ses mers, à son ciel, à ses montagnes ; c’est que ce coin privilégié du monde, cette divine feuille de mûrier jetée au milieu des mers, vit éclore pour la première fois la chrysalide de la conscience humaine dans sa naïve beauté. Voilà pourquoi la Grèce est vraiment une terre sainte, pour celui dont la civilisation est le culte ; voilà le secret de ce charme invincible qu’elle a toujours exercé sur les hommes initiés à la vie libérale. Les vraies origines de l’esprit humain sont là ; tous les nobles de l’intelligence y retrouvent la patrie de leurs pères.

À la tête de cette école exclusivement hellénique se place l’homme rare que le soleil de Delphes enleva trop tôt à la science, et qui, dans une vie de quarante années, sut indiquer ou résoudre avec une merveilleuse sagacité les problèmes les plus délicats de l’histoire des races helléniques : je veux parler d’Ottfried Müller. Tout en admettant, comme M. Creuzer, un culte mystérieux chez les populations les plus anciennes de la Grèce, M. Müller se sépare profondément du chef de l’école symbolique, en rejetant l’hypothèse surannée des colonies orientales, et en niant la couleur sacerdotale et théologique de ces cultes primitifs. La religion des Pélasges fut le culte de la nature embrassé surtout par les sens et l’imagination. La Terre-Mère [Da-Mater) et les divinités terrestres, telles que Perséphone, Hadès, Hermès, Hécate, dont le culte se continua dans les mystères, étaient les dieux des tribus thraces et pélasgiques, auxquelles les Hellènes empruntèrent leurs croyances mythologiques pour les transformer, selon leur manière de concevoir plus morale et moins physique. Ces cultes ne furent ni une révélation primitive, ni une institution apportée de l’étranger, mais bien l’expression du génie, des mœurs de la vie politique de chacune des peuplades de la Grèce. La distinction des races devint aussi entre les mains d’Ottfried Müller la base de l’explication mythologique. De là ces excellentes monographies des Doriens, des Minyens, des Étrusques, ces recherches si délicates sur la nationalité de chaque dieu et ses conquêtes successives. La lutte d’Hermès et d’Apollon est la lutte des vieilles divinités rustiques de l’Arcadie contre les dieux plus nobles des conquérans ; l’infériorité des races vaincues se montre dans le rang subalterne de leurs dieux ; admis par grâce dans l’olympe hellénique, ils n’y montent jamais bien haut, et n’arrivent qu’à être les hérauts et les messagers des autres. Qu’est-ce qu’Apollon, en effet, si ce n’est l’incarnation du génie dorien ? Rien de mystique dans son culte, rien d’orgiastique, rien de cet enthousiasme sauvage qui caractérise les cultes phrygiens. Ennemi des dieux industrieux et agricoles des Pélasges, ce type idéal du Dorien n’a pour mission ici-bas que celle du guerrier, se venger, protéger et punir : le travail est au-dessous de lui. Qu’est-ce qu’Artémis, de son côté ; si ce n’est la personnification féminine du même génie, la vierge dorienne qu’une mâle éducation a rendue l’égale des hommes, chaste, fière, maîtresse d’elle-même, n’ayant besoin ni de protecteur ni de maître ? Que nous sommes loin de ces dieux pélasgiques, à peine dégagés de l’univers, couverts de suie et de fumée, comme s’ils venaient de sortir des officines de la nature, étalant sans vergogne leur naïve obscénité, ici ce sont des dieux chastes, immaculés, exempts d’efforts et de peine ; les phénomènes physiques ne forment plus le canevas des mythes divins ; l’humanité prend définitivement le dessus.

Doué d’une admirable intuition historique, d’un esprit juste et fin, Ottfried Müller avait tracé la voie pour une véritable mythologie scientifique, et l’on peut croire que, sans le déplorable accident qui l’enleva si jeune à la science[5] il eût corrigé ce qu’il y avait dans sa première manière d’un peu trop arrêté. Telle est la fluidité et l’inconséquence des mythes antiques, qu’aucun système exclusif n’y est applicable, et qu’on ne peut se permettre une affirmation en matière si délicate, qu’à condition de la faire suivre de restrictions sans nombre, qui retirent à peu près tout ce qu’on avait affirmé d’abord, que l’on dise, par exemple : — Apollon est un dieu dorien. Apollon n’offre d’abord aucun caractère solaire, — rien de mieux, si l’on ne prétend énoncer par là qu’un à-peu-près, un trait général. Autrement, M. Creuzer vous montrera que l’identité d’Hélios et d’Apollon, pour n’être pas d’abord aussi apparente qu’elle le fut plus tard, n’en existait pas moins dans le fond des idées grecques, et que les flèches de l’archer divin ne sont que les rayons de l’astre qui darde la vie et la mort. Hélas ! le malheureux Ottfried devait en ressentir la fatale influence. « L’infortuné, écrivait M. Welcker au traducteur de la Symbolique, il avait toujours méconnu la divinité solaire d’Apollon ; fallait-il que le dieu se vengeât en lui faisant sentir, des ruines mêmes de son temple, combien ses traits sont encore redoutables pour qui ose les braver ! »

M. Preller, à bien des égards, peut être considéré comme le continuateur de la méthode d’Ottfried Müller. — A ses yeux aussi l’élément mystique de la religion grecque appartient aux Thraces et aux Pélasges. L’idée fondamentale du culte pélasgique était l’adoration de la nature envisagée comme vivante et divine, de la terre surtout et des divinités terrestres. En opposition avec le naturalisme des Pélasges, M. Preller place l’anthropomorphisme des Hellènes, représenté par Homère et l’âge épique, où se fonda d’une manière définitive la mythologie nationale et populaire ; mais, quand le torrent de cette époque guerrière se fut écoulé, au siècle de Solon et de Pisistrate, il y eut comme une réaction en faveur des anciens cultes, qui s’exprima par deux formes, l’orphisme et les mystères, toutes deux assez modernes, toutes deux mêlées de quelque charlatanisme, toutes deux relevées plus tard avec empressement par les néoplatoniciens. — La distinction des époques est ainsi la base des études de M. Preller ; les dieux ont leur chronologie comme leur nationalité. En général, l’antiquité se fatiguait vite de ses symboles ; un culte n’en avait guère pour plus de cent ans ; la mode, alors comme de nos jours, était pour beaucoup dans la dévotion. La Grèce, à cet égard, se donnait pleine carrière, et bien souvent traitait ses dieux non selon leurs mérites et leur ancienneté, mais selon leur jeunesse et leur bonne grâce. Le moindre dieu venant de l’étranger était sûr d’obtenir bientôt plus de vogue que ceux qui avaient pour eux la plus longue possession. C’est ainsi que les cabires, nains difformes de Samothrace, furent relégués à leurs forges et à leurs soufflets. Presque toutes les divinités pélasgiques éprouvèrent des affronts de cette espèce, Le vieux Pan entre à grand’peine dans le cortège d’un jeune dieu fort à la mode, Dionysos. Hermès, le grand dieu pélasgique, est réduit à garder le coin des routes et à montrer le chemin aux voyageurs, engagé dans sa gaine, L’honnête Vulcain, ce consciencieux travailleur, ne monte dans l’Olympe que pour essuyer les coups de pied de Jupiter, les rebuffades de Vénus, lui si serviable, si laborieux. Tous ces dieux antiques d’un peuple industrieux, — dieux forgerons, dieux agricoles, dieux pasteurs, divinités tristes, sérieuses, utiles, peu favorisées des grâces, — deviennent des demi-dieux, satellites ou serviteurs de dieux plus nobles. En général, les héros représentent des dieux étrangers qui n’ont pas su prendre rang parmi les divinités nationales, ou des divinités déclassées qui ne vivent plus que dans les superstitions populaires. Rarement, en effet, les dieux détrônés l’étaient sans compensation. Les nouveaux cultes ne détruisaient pas les anciens, mais les rejetaient dans l’ombre ; plus souvent encore ils se les assimilaient, en devenant comme de vastes creusets où les mythes et les attributs des dieux plus anciens se fondaient sous un nom nouveau. Ainsi les mythes de Cérés et de Proserpine absorbèrent presque tous les autres ; ainsi les mystères sabaziens de Phrygie firent fortune en se greffant sur ceux de Bacchus.

Ce fut surtout lors de l’invasion des mystères sabaziens, vers le VIIe siècle avant notre ère, que se manifesta chez les Grecs cette singulière curiosité pour les rites étrangers, que saint Paul, en excellent observateur, donne comme un des traits de leur caractère[6]. Les cultes d’Attis, de Cybèle, d’Adonis, avec leurs bruyantes orgies, leurs clameurs, leur génie sauvage et licencieux, surprirent le goût si pur de la Grèce. Il y eut surtout un dieu mort, Zagreus, qui fit tout d’abord une prodigieuse fortune. C’était Dionysos lui-même, le dieu toujours jeune, que l’on supposait frappé dans sa fleur, connue Adonis, et qu’on honorait d’un culte sanglant Repoussés avec dégoût par les gens d’esprit et les hommes honnêtes, ces cultes lurent exploités par de grossiers charlatans (mystes, métragyrtes, orphéotélestes, théophorites), imitateurs des honteuses dépravations des sacerdoces phrygiens, qui couraient les rues et les carrefours, et faisaient leurs dupes dans la foule crédule. Ils remettaient les péchés pour quelque argent, indiquaient des indulgences, composaient des philtres et guérissaient des maladies. « Après les quêteurs de la mère des dieux, dit un des interlocuteurs du Banquet d’Athénée, par Jupiter ! c’est la plus détestable engeance que je connaisse. »

Ainsi se trouve réduite à sa juste valeur l’influence orientale que M. Creuzer avait si fort exagérée. Cette influence ne s’exerce qu’à une date relativement moderne, et signale une dégradation des cultes helléniques. L’élément barbare ne se glisse d’abord qu’en prenant l’apparence et la couleur du mythe grec. Plus tard, les cultes étrangers ne se donneront plus la peine de changer de vêtement. Isis, Sérapis, Mithra, viendront trôner en pleine Grèce, sous leur accoutrement exotique, comme pour préluder à ces monstrueux amalgames où les superstitions de l’Orient et celles de l’Occident, les excès du sentiment religieux et ceux de la pensée philosophique, l’astrologie et la magie, la théurgie et l’extase néo-platonicienne semblent se donner la main.

On le voit, tout le progrès des études mythologiques, depuis M. Creuzer, s’est borné à distinguer les temps et les lieux que l’illustre auteur de la Symbolique avait trop souvent confondus. M. Creuzer fait l’histoire du paganisme de la même manière que l’ancienne école faisait l’histoire du christianisme, c’est-à-dire comme d’un corps de doctrines toujours identiques et traversant les siècles sans autres vicissitudes que celles qui proviennent des circonstances extérieures. Or, si la critique moderne nous a révélé quelque chose, c’est que, dans l’infinie variété des temps et des lieux, il n’y a rien d’assez stable pour être ainsi tenu fixement sous le regard, et que l’histoire de l’esprit humain pour être sincère, doit offrir le tableau de son éternelle et insaisissable fluidité.


III

En présence d’un mouvement d’études aussi varié, la méthode de M. Guigniaut était toute tracée. Le savant académicien eût pu, lui aussi, apporter son hypothèse et ajouter un système de plus à ceux que l’Allemagne avait créés ; il aima mieux se mettre en dehors des systèmes et se réserver la tâche plus délicate de les juger. En cela, il ne fit que suivre la ligne imposée à tous les esprits sérieux en France au XIXe siècle. Le caractère du XIXe siècle, c’est la critique. Que les systèmes aient été autrefois utiles et nécessaires, qu’un grand développement d’idées dans un sens donné ne se produise d’ordinaire que par la lutte d’écoles rivales, l’histoire est là pour le prouver : mais le spectacle de l’esprit humain de nos jours établit d’une manière non moins évidente que le temps des systèmes est passé, que personne n’a plus le courage d’en faire, les maîtres n’ayant plus assez d’autorité pour former école, ni les élèves assez de docilité pour accepter une direction exclusive. L’éclectisme est en ce sens la méthode obligée de notre siècle. Si la France est quelque chose, c’est par son éclectisme. Ni dans l’art, ni en religion, ni en philosophie, ni en littérature, ni en politique, la France ne sait inventer. Le tempérament intellectuel de la France n’est qu’un milieu entre des qualités diverses, un compromis entre les extrêmes, quelque chose de clair, de tempéré, de facile, et c’est peut-être, après tout, la combinaison à laquelle il est donné de serrer de plus près la vérité. Les écoles exclusives, en effet, sont dans la science ce que les partis sont en politique : chacune a raison à son tour et par quelque côté, et il est aussi impossible à l’homme éclairé de se renfermer dans l’une d’elles que de donner à la fois raison à toutes.

Tel est l’excellent esprit que M. Guigniaut a porté dans ce labeur de trente années. La pensée systématique de M. Creuzer y est sans cesse resserrée, contrôlée par la comparaison de tous les systèmes rivaux, non en vue d’une réfutation mesquine, mais dans une intention de haute impartialité et d’intelligente conciliation. Sur une foule de points d’ailleurs, le traducteur ajoute aux travaux de ses devanciers des recherches qui lui sont propres et qui donnent à ce vaste recueil la valeur d’un livre original. C’est afin de remplir d’une manière plus étendue cette seconde partie de sa tâche que M. Guiginaut a cru devoir s’adjoindre deux collaborateurs dont les connaissances variées ont enrichi les volumes récemment publiés de beaucoup de notes intéressantes et neuves. La science si sûre et la critique pénétrante de M. Alfred Maury, le goût et la vive intuition mythologique de M. Ernest Vinet, prouveraient aux détracteurs de l’érudition française que les études mythologiques n’ont rien perdu pour s’être développées un peu tard dans notre pays, et que les efforts du traducteur de la Symbolique pour fonder sur cet important sujet une école meilleure ne sont pas restés sans fruits.

C’est surtout vers les questions relatives au culte et aux mystères que M. Guigniaut a cru devoir diriger les efforts de sa critique. Ces questions en effet sont par un certain côté beaucoup plus importantes que celles qui ont trait aux mythes. La partie purement mythologique des religions anciennes n’avait pour l’antiquité elle-même rien de bien essentiel, rien au moins de dogmatique et d’arrêté. Le même mythe n’est jamais présenté par deux auteurs exactement de la même manière ; chacun conservait à cet égard la liberté de broder à sa guise, et d’assez bonne heure les mythes ne furent plus que des thèmes romanesques que l’artiste taillait et ajustait selon son bon plaisir. Les mystères au contraire paraissent avoir été la partie réellement sérieuse des religions anciennes. Or ce difficile problème des mystères, M. Guigniaut n’a rien négligé pour le résoudre, et de la solution qu’il propose il a fait jaillir mille analogies de la plus haute importance dans l’histoire comparée des religions.

Qu’était-ce donc que ces mystères autour desquels l’imagination, l’esprit de système et la fausse érudition se sont plu à rassembler les nuages ? Qu’était-ce en particulier que ces Eleusinies sur la majesté et la sainteté desquelles l’antiquité n’a qu’une voix ? Le doute n’est plus permis aujourd’hui sur ce sujet ; nous pouvons presque aussi bien qu’un initié décrire les scènes diverses de ce que Clément d’Alexandrie appelle le drame mystique d’Eleusis}, — Rappelons-nous d’abord que le nom de mystère a été emprunté par l’église au langage païen, et ne craignons pas pour en expliquer le sens original de recourir à l’emploi que l’église en a fait ; ne craignons même pas de commettre un anachronisme en songeant aux mystères du moyen âge. Représentons-nous le mystère chrétien primitif, le prototype de la messe ; qu’y trouvons-nous ? Un grand acte symbolique accompagné de cérémonies significatives. Prenons le culte chrétien à une époque plus avancée de son développement, suivons les cérémonies de la semaine sainte dans une cathédrale du moyen âge ; qu’y voyons-nous encore ? Un drame mystique, des rites commémoratifs d’un fait historique ou considéré comme tel, des alternatives de joie et de douleur continuées durant plusieurs jours, un symbolisme compliqué, une imitation des faits qu’il s’agit de rappeler, souvent même des représentations scéniques plus ou moins directes, où le récit divin est rendu sensible aux yeux des spectateurs.

À part l’immense supériorité du dogme chrétien, à part l’esprit de haute moralité qui pénètre sa légende et auquel rien dans l’antiquité ne saurait être comparé, peut-être, s’il nous était donné d’assister à un mystère ancien, n’y verrions-nous pas autre chose : des spectacles symboliques où le myste était acteur et spectateur à la fois ; un ensemble de représentations calquées sur une légende divine et relatives presque toujours au passage d’un dieu sur la terre, à sa passion, à sa descente aux enfers, à son retour à la vie. Tantôt c’était la mort d’Adonis, tantôt la mutilation d’Attis, tantôt le meurtre de Zagreus ou de Sabazius. Une légende surtout prêta merveilleusement à ces représentations commémoratives, ce fut celle de Cérès et de Proserpine. Toutes les circonstances de ce mythe, tous les incidens de la recherche de Proserpine par sa mère, donnèrent lieu à un symbolisme pittoresque qui captiva puissamment l’imagination. On imitait les actes de la déesse, on entretenait en soi les sentimens de joie ou de douleur qui avaient dû successivement l’animer. C’était d’abord une longue procession entremêlée de scènes burlesques, des purifications, des veillées, des jeûnes suivis de réjouissances des courses de nuit aux flambeaux représentant les recherches de la mère, des circuits dans les ténèbres, des terreurs, des anxiétés, puis tout à coup de splendides clartés. Les propylées du temple s’ouvraient : les mystes étaient reçus dans des lieux de délices où ils entendaient des voix, des changemens à vue produits par des machines de théâtre ajoutaient à l’illusion ; des récitations (nous en avons le type dans l’hymne homérique à Cérès) entrecoupaient le cycle de ces représentations. Chaque journée avait ainsi son nom, ses exercices, ses jeux, ses stations, que les mystes exécutaient de compagnie. Un jour c’était une petite guerre ou lithobolie, où l’on s’attaquait à coups de pierres ; un autre jour, on rendait hommage à la Mater Dolorosa (Da-mater achaea) : c’était probablement une statue représentant Cérès en addolorata, une vraie pietà. Un autre jour, on faisait des processions aux lieux voisins d’Eleusis, au figuier sacré, à la mer ; on mangeait des mets déterminés, on pratiquait des rites mystiques dont le sens presque toujours était perdu pour ceux qui les exécutaient. Il s’y mêlait aussi des cérémonies orgiastiques, des danses, des fêtes nocturnes, avec des instrumens symboliques. Au retour, on donnait carrière à la joie ; le burlesque reprenait sa place dans les gephyrismes ou farces du pont. Sitôt que les initiés étaient arrivés au pont du Céphise, les habitans des lieux circonvoisins, accourus de toutes parts pour voir la procession, se répandaient sur la troupe sainte en sarcasmes et en plaisanteries licencieuses, auxquels celle-ci répondait avec une égale liberté. Nul doute qu’il ne s’y joignit des scènes d’un comique grotesque, des espèces de mascarades dont l’influence sur les premières ébauches de l’art dramatique s’aperçoit sur-le-champ. Ces cérémonies, qui renfermaient un symbolisme si vague sous un réalisme si grossier, avaient un grand charme et laissaient une profonde impression ; elles réunissaient ce que l’homme aime le plus dans les œuvres d’imagination, une forme très-déterminée et un sens peu arrêté. Leur vogue dépendait en grande partie de leur belle exécution, et ce fut surtout par leur magnificence que les mystères d’Eleusis effacèrent tous les autres et excitèrent l’envie du monde entier.

Tels étaient donc les mystères. On ne peut dire, qu’ils fussent tout-à-fait mystiques, dans l’acception qu’adopte M. Creuzer, ni tout-à-fait vides de sens, comme le veut M. Lobeck. Il n’y faut chercher ni une révélation supérieure, ni un haut enseignement moral, ni une profonde philosophie. Le symbole y était sa propre fin à lui-même. Croira-t-on que les femmes qui célébraient les Adonies pensaient beaucoup au sens mystérieux des actes qu’elles accomplissaient ? Tout est-il expliqué quand on m’a appris qu’Adonis est le soleil, parcourant durant six mois les signes supérieurs du Zodiaque et durant six mois les signes inférieurs ; que le sanglier qui le fait périr est l’hiver ; qu’il est lui-même, par un autre côté, la végétation annuelle avec ses diverses périodes de floraison et de fanaison, etc ? On peut douter que ces considérations abstraites eussent eu pour les femmes grecques tant de chaumes. Qu’est-ce donc qui les faisait courir en foule pour pleurer Adonis ? Le désir de pleurer un jeune dieu trop vite épanoui, de le contempler couché sur son lit funèbre, épuisé dans sa fleur, la tête languissamment penchée, entouré d’oranges et de plantes d’une végétation hâtive qu’on voyait éclore et mourir, de l’ensevelir de leurs mains, de se couper les cheveux sur son tombeau, de se lamenter et se réjouir tour à tour, de savourer en un mot toutes les impressions de joies éphémères et de tristes retours groupées autour du mythe d’Adonis.

Ainsi, loin que le culte fut toujours la conséquence d’une légende mystique acceptée comme un dogme, c’était bien souvent le mythe qui se subordonnait aux instincts de la foule et y fournissait un prétexte. Il faut se rappeler d’ailleurs que le mot de foi n’a pris un sens que depuis le christianisme, et que dans les questions de symbolique religieuse, il ne s’agit pas pour le peuple de comprendre ou ne pas comprendre ; tout y est significatif, il est vrai, mais non pas directement. L’impression résulte de l’ensemble et non de l’intelligence de chaque particularité. On suit avec plaisir ces drames qui parlent aux yeux sans s’inquiéter de leur signification métaphysique. « Aristote, dit Synésius, est d’avis que les initiés n’apprenaient rien précisément, mais qu’ils recevaient des impressions, qu’ils étaient mis dans une certaine disposition d’âme. » C’est cela même. Il résultait de cet ensemble une sorte d’enseignement indirect comme pour un homme simple qui assiste aux offices sans savoir le latin et sans pénétrer le sens de tout ce qu’il voit. C’était comme un sacrement agissant par sa vertu propre, un gage de salut conféré par l’attouchement d’objets sensibles, avec des formules consacrées. Le baptême dans les premiers siècles de l’église, bien qu’il fût ouvert à tous, conservait néanmoins les caractères d’une initiation. M. Lobeck, du reste, a fort bien montré que les conditions imposées aux initiés étaient tellement vagues et illusoires, que les mystères n’avaient plus ni privilège ni secret. C’était un vrai pêle-mêle. Pour y être admis, il suffisait d’être Athénien ou d’avoir un parrain à Athènes. Plus tard, les portes furent ouvertes à deux battans, et tous ceux qui pouvaient faire le voyage étaient initiés.

Sans s’exagérer le côté moral et philosophique des mystères, auquel, il faut l’avouer, on pensait assez peu, sans s’arrêter non plus à ce que ces pratiques auraient pour nous d’insignifiant et de fade, un ne peut nier qu’elles n’aient puissamment contribué à entretenir la tradition religieuse et morale de l’humanité. « Longtemps, dit M. Guigniaut, les mystères pacifièrent les âmes par ces augustes cérémonies qui révélaient la destinée de l’homme dans l’histoire transparente des grandes déesses de l’initiation, et qui le rendaient digne, en le purifiant, de vivre sous leur empire et de partager leur immortalité. Ils excitèrent jusqu’à la fin dans l’âme des initiés des impressions, des sentimens, des idées mêmes proportionnées aux dispositions, quelquefois aux opinions qu’ils y apportaient, mais qui rentrent en général dans le cercle de la légende sacrée. Il est certain que les mystères d’Eleusis en particulier eurent une influence morale et religieuse, qu’ils consolèrent la vie présente, enseignèrent à leur manière la vie à venir, qu’ils en promirent les récompenses aux initiés, sous certaines conditions, non-seulement de pureté et de piété, mais aussi de justice, et que, s’ils n’enseignèrent pas également le monothéisme, ce qui eût été la négation du paganisme lui-même, du moins ils s’en rapprochèrent, autant qu’il était permis au paganisme de s’en rapprocher. Ils entretinrent, ils nourrirent dans les âmes, à titre même de mystère, de culte épuré de la nature, le sentiment de l’infini, de Dieu après tout, qui résidait au fond de la croyance populaire, mais que l’anthropomorphisme mythologique tendait sans cesse à effacer. »

C’est cependant à un autre titre, je veux dire comme ayant servi de transition entre le paganisme et la religion plus sainte qui l’a remplacé, que les mystères sont surtout dignes de fixer l’attention du philosophe et du critique. Des recherches approfondies montreraient que presque tout ce qui, dans le christianisme, ne relève point de l’Évangile n’est que le bagage importé des mystères du paganisme dans le camp ennemi[7]. Le culte chrétien primitif n’était qu’un mystère. Toute la police intérieure de l’église, les grades d’initiation, la prescription du silence, une foule de particularités du langage ecclésiastique, n’ont pas d’autre origine. La révolution qui a détruit le paganisme semble au premier coup d’œil une rupture brusque, tranchée, absolue avec le passé, et elle fut telle en effet, si l’on n’envisage que l’inflexibilité dogmatique et l’esprit de sévère moralité qui caractérisait la religion nouvelle ; mais, sous le rapport du culte et des habitudes extérieures, une étude plus attentive, nous révèle que ce changement s’opéra par une pente insensible, que la foi populaire sauva dans le naufrage ses symboles les plus familiers, que cette transformation, en un mot n’apporta d’abord aucun changement bien profond dans les habitudes de la vie intime et de la vie sociale, si bien que, pour une foule d’hommes considérables du IVe et du Ve siècle, il reste incertain s’ils furent païens ou chrétiens, et qu’il est probable que plusieurs d’entre eux suivirent une ligne indécise entre les deux cultes. L’art lui-même, qui formait une partie si essentielle de l’ancienne religion, n’eut à rompre avec presque aucune de ses traditions. L’art chrétien primitif n’est réellement que l’art païen en décadence, ou pris dans ses régions inférieures. Le bon pasteur des catacombes de Rome, copié de l’Aristée ou de l’Apollon Nomios, qui figurent dans la même pose sur les sarcophages païens, porte encore la flûte de Pan au milieu des quatre Saisons demi-nues. Sur les tombeaux chrétiens du cimetière de Saint-Calixte, Orphée charme encore les animaux ; ailleurs, le Christ en Jupiter-Pluton, Marie en Proserpine, reçoivent les âmes qui leur amène, en présence des trois Parques, Mercure coiffé du pétase et portant en main la verge du psychopompe. Pégase, symbole de l’apothéose, Psyché, symbole de l’âme immortelle, le ciel personnifié par un vieillard, le fleuve Jourdain la Victoire, figurant sur une foule de monumens chrétiens. Qui a pu voir sans émotion ces églises de Rome composées avec des débris de temples antiques, comme les centons de Proba Falconia avec des vers de Virgile ? Ainsi fait l’humanité : avec de vieux fragmens broyés, assimilés, elle construit un nouvel édifice, plein d’originalité dans ses formes, car pour elle l’esprit est tout, et les matériaux sont peu de chose.

Il faut donc envisager le mystère comme une grande transformation que subirent les religions de l’antiquité au moment où, les imaginations enfantines des premiers âges ne pouvant plus satisfaire les nouveaux besoins de la conscience, l’esprit humain souhaita une religion plus dogmatique et plus sérieuse. Le polythéisme primitif, vague, indécis, livré à l’interprétation individuelle, ne suffisait plus à une époque réfléchie. L’incrédulité épicurienne, d’une part, avait trop beau jeu contre ces innocentes divinités ; d’un autre côté, des sentimens religieux plus élevés et plus délicats se faisaient jour aux dépens de la simplicité antique. Les aspirations au monothéisme et à une religion morale, aspirations dont le christianisme était la plus haute expression, gagnaient dans tous les sens : le paganisme lui-même ne pouvait s’y soustraire. Je n’admire que médiocrement, je l’avoue, cette tentative dont Julien a porté la responsabilité aux yeux de l’histoire. Autant la mythologie primitive me paraît aimable et belle dans sa naïveté, autant ce néopaganisme, cette religion d’archéologues et de sophistes me paraît niaise et insignifiante. Le sens de la beauté, qui faisait le fonds de la religion hellénique, semble se perdre. Les dieux monstrueux de l’Orient, conçus en dehors de toute proportion, remplacent les harmonieuses créations de la Grèce. Le Deus mgnus Pantheus, Dieu occulte et sans nom, menace de tout envahir. Le culte aboutit au sanglant taurobole, le sentiment religieux se réfugie dans des scènes d’abattoir. On a recours au sang pour apaiser des dieux irrités et jaloux. Au milieu de tout cela, impossibilité absolue de fonder un enseignement moral, quelque chose qui, de près ou de loin, ressemble à l’homélie chrétienne.

C’est pour n’avoir envisagé la religion antique qu’à ce moment de décadence, qu’on l’a en général si mal jugée. Il faut avouer qu’à l’époque de Constantin ou de Julien le paganisme était une religion fort médiocre, et que les efforts que l’on fit pour le réformer n’aboutirent à rien de bien satisfaisant. La critique toutefois ne saurait adopter sans restriction le mouvement d’opinion qui l’a condamné. Si elle accepte le fond du jugement, elle ne peut que se récrier sur la partialité des considérans. La polémique sous laquelle succomba le paganisme fut lourde, violente, de mauvaise foi, comme toutes les polémiques. Chose étrange ! rien ne ressemble plus à l’attaque par laquelle le XVIIIe siècle crut en finir avec le christianisme. Rien de plus analytique, de plus inintelligent, on pourrait presque dire de plus voltairien. Aucun dogme n’aurait tenu contre de tels assauts. Lisez le Persiflage d’Hermias, les écrits de Tatien et d’Athénagore contre le paganisme ; on croirait entendre Voltaire ricanant, sur les naïvetés de la Bible, ou travestissant lui-même, par la bouche du père Nicodème, les doctrines qu’il poursuit de sa haine. Les controversistes en général, ne songeant qu’à trouver leur adversaire en défaut, résistent rarement à la tentation de présenter comme ridicule la doctrine qu’ils combattent, afin de se donner l’avantage de découvrir l’absurdité qu’ils y eut mise : procédé commode, car il n’est rien qui ne puisse être pris par le côté ridicule, mais procédé redoutable, car il se retourne infailliblement contre ceux qui l’emploient ! Quelques pères en usèrent avec une effrayante prodigalité. La plupart, s’emparant avidement du système d’Evhémère, se tirent une arme contrôle paganisme du paganisme mal interprété ; ils s’attaquèrent corps à corps à ces dieux issus de la fantaisie, et triomphèrent dans ce facile combat contre des ombres. D’autres embrassèrent un système plus grossier encore, l’hypothèse démonologiste ; les dieux ne furent plus que des démons : ce furent les démons qui rendirent des oracles. « Les démons, dit Tertullien, prennent la place des dieux ; ils s’introduisent dans les statues, respirent l’encens, boivent le sang des victimes[8]. » D’autres enfin, donnant bravement la main à Lucrèce et à Epicure, déclarèrent que les mythes n’étaient que des contes frivoles, inventés à plaisir, sans but et sans signification. Il est remarquable toutefois (et cette observation ingénieuse n’a pas échappé à M. Creuzer) que les pères nés en Orient, élevés souvent dans le respect du paganisme ou dans les écoles de philosophie, gardèrent quelque chose du sentiment délicat de la Grèce. Cette œuvre de démolition par la calomnie et le contre-sens les blessa profondément, et ils se montrent presque aussi sévères contre Evhémère que les païens honnêtes eux-mêmes. Origène et saint Grégoire de Nazianze, par exemple, apprécient souvent le paganisme avec une impartialité remarquable, et devancent sur plusieurs points les résultats les mieux acquis de la critique moderne.

Certes on peut croire que plusieurs des reproches adressés par les pères de l’église au paganisme, et en particulier aux mystères, n’étaient pas sans fondement ; mais était-il équitable de ne prendre ainsi le paganisme que dans ses basses régions, dans son interprétation populaire et superstitieuse ? Les idées religieuses les plus élevées, entre les mains des peuples sensuels, dégénèrent forcément en sensualisme. C’est comme si l’on jugeait le catholicisme par ce que l’on a sous les yeux à Naples ou à Lorette. Le tableau des Thesmophories et des Adonies, tel que nous le trouvons dans Aristophane et Théocrite, ne présente rien de bien immoral, mais seulement quelque chose de léger et d’assez peu sérieux. L’ivrognerie est le plus grave des abus qu’on y signale. Qui verrait à certaines heures un pardon de la pieuse Bretagne pourrait bien croire aussi que l’objet principal de la réunion est de boire. Les fêtes des martyrs dans l’église primitive donnaient lieu à des scènes tout aussi peu édifiantes, contre lesquelles les pères s’élèvent avec énergie. Quant aux symboles adoptés par le paganisme, et qui seraient à nos yeux de la plus grossière obscénité, il faut dire avec M. Creuzer : « Ce que l’homme civilisé cache avec pudeur et dérobe soigneusement au regard, l’homme simple et droit de la nature en avait fait, de nom et de figure, un symbole religieux consacré par le culte public. Avec cette foi qui met Dieu dans la nature, avec les mœurs plus libres des peuples méridionaux, surtout des Grecs, toutes ces distinctions de décent ou d’indécent, de digne ou d’indigne, de la majesté, divine, ne pouvaient se faire sentir. De là vient que ces peuples, avec une innocence devenue étrangère aux Romains du temps de l’empire ainsi qu’à l’Europe moderne, admettaient dans leur religion ces légendes sacrées que nous trouvons scandaleuses, ces emblèmes que nous taxons d’obscénité. » Il faut croire en effet que ces emblèmes réveillaient chez les anciens des idées complètement différentes de celles qu’ils nous inspirent, puisqu’ils n’excitaient en eux que des sentimens de sainteté et de respect religieux. Quoi de plus révoltant, selon nos habitudes, que de trouver à chaque carrefour et à l’angle des chemins une borne obscène ? Et pourtant cela choquait si peu les anciens, que nous voyons Hipparque foire graver sur les Hermès des sentences morales pour l’édification des passans.

Il en faut dire aillant du ridicule, qui avait une si large part dans la religion ancienne. Les religions devant représenter de la manière la plus complète toutes les faces de la nature humaine, et le burlesque étant une des faces de la vie, le burlesque est un élément essentiel de toutes les religions. Voyez les époques et les pays religieux par excellence, le moyen âge, l’Italie : quelle irrévérence ! quel déluge de plaisanteries, de fabliaux, sur la Vierge, les saints. Dieu lui-même ! Ceux qui ont vu de près le culte italien savent combien est indécise la limite qui y sépare le sérieux du comique, et par quelle transition insensible la dévotion y confine à la plaisanterie. Nous nous étonnons de voir sur les monumens de la grave Étrurie les scènes les plus respectables tournées en caricature : nous ne comprenons pas comment le peuple qui condamnait Socrate pour un soupçon d’impiété laissait Aristophane donner les étrivières à Bacchus sur la scène, et transformer Hercule en marmiton. Les peuples méridionaux, plus familiers avec leurs dieux que les peuples réfléchis du Nord, éprouvent de temps en temps le besoin de rire et de plaisanter avec eux. Le sans-gêne des Napolitains envers saint Janvier n’a rien qui doive nous surprendre : il y a dix-huit cents ans, les gens de Pompeï, quand ils voulaient obtenir quelque chose de leurs dieux, stipulaient les conditions par écrit, et, pour plus d’efficacité, les menaçaient de coups de bâton.

Le monothéisme est devenu un élément si essentiel de notre constitution intellectuelle, que tous nos efforts pour comprendre le polythéisme de l’antiquité seraient à peu près inutiles. Arrivé à un certain degré de son développement, l’esprit humain devient nécessairement monothéiste ; mais il s’en faut que cette conception de la divinité se retrouve également au berceau de toutes les races. Il y a des rares monothéistes et des races polythéistes, et cette différence tient à une diversité originelle dans la manière d’envisager la nature. Dans la conception arabe ou sémitique, la nature ne vit pas. Le désert est monothéiste. Sublime dans son immense uniformité, il révéla dès le premier jour la pensée de l’infini, mais non ce sentiment de vie exubérante qu’une nature incessamment créatrice a inspiré aux races filles de l’Indus et du Gange. Voilà pourquoi l’Arabie a toujours été le boulevard ou monothéisme, voilà pourquoi la nature ne joue aucun rôle dans les religions sémitiques : elles sont toutes de la tête, toutes métaphysiques et psychologiques. L’extrême simplicité de l’esprit sémitique, sans étendue, sans diversité, sans arts plastiques, sans philosophie, sans mythologie, sans vie politique, sans progrès, n’a pas d’autre cause : il n’y a pas de variété dans le monothéisme. Inclusivement frappés de l’unité de gouvernement qui éclate dans le monde, les sémites n’ont vu dans le développement des choses que l’accomplissement infaillible de la volonté d’un être supérieur. Dieu est, Dieu a fait le ciel et la terre : voilà toute leur philosophie. Telle n’est pas la conception de cette autre race destinée à épuiser toutes les faces de la vie, qui, de l’Inde à la Grèce, de la Grèce aux extrémités du Nord et de l’Occident, a partout animé et divinisé la nature, depuis la statue vivante d’Homère jusqu’au vaisseau vivant des Scandinaves. Pour elle, la distinction du Dieu et du non-Dieu est toujours restée indécise. Ne concevant la vie que comme une lutte, et l’univers que comme un perpétuel changement, elle transporta en Dieu la révolution et le progrès. Engagés dans le monde, ses dieux devaient en partager les vicissitudes : ils eurent une histoire, des générations successives, des dynasties, des combats. Jupiter est maintenant le roi des dieux et des hommes ; mais son règne ne sera pas plus éternel que celui de Cronos ; Prométhée enchaîné a prédit que son art sera moins fort que le Temps, et qu’un jour il devra céder à la Nécessité.

La religion de l’antiquité était, comme la société ancienne, fondée sur l’exclusion : c’était une religion libérale et nationale ; elle n’était faite ni pour l’esclave, ni pour le barbare. La première condition exigée pour l’admission aux mystères était de déclarer qu’on n’était pas barbare. L’ancienne Grèce s’était montrée bien plus exclusive encore. Là chaque promontoire, chaque ruisseau, chaque village, chaque montagne avait sa légende. Le culte de la femme n’était pas celui de l’homme, le culte de l’homme de mer n’était pas celui de L’agriculteur, celui de l’agriculteur n’était pas celui du guerrier. Hercule et les Dioscures, pour participer aux Eleusinies, furent obligés de se faire adopter par les Athéniens. Rome prépara la grande idée de catholicité : tous les dieux devinrent communs à tous les peuples civilisés ; mais le barbare et l’esclave étaient encore frappés d’incapacité religieuse, et ce fut une étrange nouveauté quand saint Paul osa dire : « Il n’y a plus de Juif ni de Grec, il n’y a plus d’esclave ni de maître, il n’y a plus d’homme ni de femme, car vous n’êtes tous qu’une seule chose eu Jésus-Christ. »

Ce serait faire violence à nos associations d’idées les plus arrêtées que de ne pas voir en cela un progrès ; mais l’égalité s’achète toujours cher. La grande vie libérale des belles époques de l’antiquité devint impossible le jour où l’esclave fut regardé comme un être religieux et capable de mérite. Les dieux de l’Olympe n’étaient que pour l’homme libre ; pas un pli sur leur front, pas un rayon de tristesse ; la nature humaine toujours prise dans sa noblesse ; nul compte de la douleur. Or ceux qui souffrant veulent que leurs dieux souffrent avec eux, et voilà pourquoi, tant qu’il y aura des douleurs dans le monde, le christianisme aura raison d’être. Tel est le secret du divin paradoxe : Heureux ceux qui pleurent !

La vie antique, si sereine, si gracieuse dans ses étroites proportions, manquait presque, complètement du sentiment de l’infini. Voyez ces charmantes petites maisons de Pompei : comme cela est gai, achevé, mais étroit et sans horizon ! Partout le repos et la joie, partout des images de bonheur et de plaisir. Or cela ne nous suffit pas : nous ne concevons plus la vie sans tristesse, pénétrés que nous sommes de nos idées surnaturelles et de notre soif d’infini, cet art si délimité, cette morale si simple, ce système de vie si bien arrêté de toutes parts nous semble un réalisme borné. Ce n’est pas volontairement que l’homme quitte les sentiers doux et faciles de la plaine pour les pics aigus et romantiques de la montagne. Tandis que l’humanité se renferme dans de justes et étroites limites, elle se repose heureuse dans sa médiocrité ; dès qu’elle prête l’oreille, à de plus vastes besoins, devenue exigeante, et malheureuse, mais plus noble, en un sens, elle préférera dans l’art et dans la morale la souffrance, le désir non rassasié, la sensation vague et pénible que fait naître l’infini, à la pleine et complète satisfaction que procure une œuvre saine et achevée.

Loin de moi la pensée d’essayer ici un de ces parallèles où l’on est obligé d’être injuste envers le passé, si l’on ne veut être injurieux envers le présent. Le paganisme mieux compris, grâce à ce vaste ensemble de travaux où la France et l’Allemagne ont si heureusement combiné leurs efforts, ne doit être entre nos mains ni une arme livrée à la polémique, ni un simple aliment offert à la curiosité. Ce qui pour un esprit élevé résulte du spectacle de ces longues aberrations, ce n’est ni le dédain ni la pitié ; c’est la conviction de ce grand fait : l’humanité est religieuse, et la forme obligée de toute religion est le symbolisme. Que le symbole soit, par sa nature, incomplet et condamné à rester bien au-dessous de l’idée qu’il représente, que la tentative de définir l’infini et de le montrer aux yeux soit d’avance frappée d’impossibilité, — cela est trop clair pour qu’il y ait quelque mérite à le dire. Toute expression est une limite, et le seul langage qui ne soit pas indigne des choses divines, c’est le silence ; mais la nature humaine ne s’y résigne pas. Sans doute ou n’empêchera jamais l’homme réfléchi de se poser cette question : Ne serait-il pas mieux de laisser là les figures, et, renonçant à exprimer l’ineffable, d’envelopper sa tête, de confondre à dessein sa pensée et son langage, pour ne rien dire de limité en présence de l’infini ? C’est à la conscience de chacun à répondre. Il est certain du moins que l’humanité livrée à ses instincts ne s’est pas arrêtée à ce scrupule : elle a mieux aimé parler imparfaitement de Dieu que se taire, elle a mieux aimé se tracer une carte fantastique du monde divin que résister à l’invincible charme qui l’entraîne vers les régions invisibles.

Ainsi l’immense travail dont nous avons essayé d’esquisser l’histoire, et dont le livre de M. Guigniaut est le résumé fidèle, aboutit à une conclusion à la fois consolante et religieuse, car si l’homme, par un effort spontané, aspire à saisir la cause infinie et s’obstine à dépasser la nature, n’est-ce pas un grand signe que par son origine et sa destinée il sort de l’étroite limite des choses finies ? A la vue de ces efforts sans cesse renouvelés pour escalader le ciel, on se prend d’estime pour la nature humaine, et l’on se persuade que cette nature est noble et qu’il y a lieu d’en être fier. Alors aussi on se rassure contre les menaces de l’avenir. La civilisation a ses intermittences, mais la religion n’en a pas. Il se peut que tout ce que nous aimons, tout ce qui fait à nos yeux l’ornement de la vie, la culture libérale de l’esprit, la science, le grand art, soient destinés à ne durer qu’un âge ; mais la religion ne mollira pas. Elle sera l’éternelle protestation de l’esprit contre le matérialisme systématique ou brutal qui voudrait emprisonner l’homme dans la région intérieure de la vie vulgaire. À un moment où le sentiment religieux traverse de si curieuses phases et reprend une importance réelle dans le mouvement de la société, l’ouvrage de M. Guigniaut est plus qu’un livre d’érudition ; il introduit dans le problème de ce temps-ci un élément capital qu’aucun esprit pénétrant ne pourra désormais ignorer ou négliger.


ERNEST RENAN.

  1. On sait qu’Évhémère ne voyait dans les dieux que des hommes divinisés.
  2. Voir Religions de l’antiquité, t. Ier p. 3, et t. III, p. 830.
  3. Je prends d’autant plus volontiers ce mythe pour exemple, qu’il a été très bien discuté par un des collaborateurs de M. Guigniaut, M. Vinet, dans les Annales de l’Institut archéologique de Rome, t. XV.
  4. Voir la belle dissertation de M. Guigniaut sur la Théogonie d’Hésiode. Paris, 1835.
  5. Il mourut à Athènes en 1840, des suites d’un coup de soleil qu’il avait reçu en visitant les ruines de Delphes.
  6. Actes des Apôtres, chap. XVII, v. 22.
  7. Voir l’ouvrage de M. Creuzer, t. III, p. 774, et la note de M. Guigniaut, p. 1205.
  8. Apologétique, ch.22-24.