Des Rapports de l’État avec l’Eglise en Angleterre - Affaire de l’Évêché de Hereford

Des Rapports de l’État avec l’Eglise en Angleterre - Affaire de l’Évêché de Hereford
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 931-946).
RAPPORTS DE L’ÉTAT


AVEC L’ÉGLISE EN ANGLETERRE.




AFFAIRE DE L’EVÊCHE DE HEREFORD.




Le moment est peut-être mal choisi pour parler d’une controverse purement religieuse. La chute des institutions temporelles fait un tel bruit et soulève une telle poussière, qu’il reste à l’attention publique bien peu de loisir pour des sujets moins bruyans et moins populaires, quoique d’un intérêt plus sérieux et plus durable. Toutefois, comme la question particulière dont nous voulons dire ici quelques mots touche aux questions de l’ordre le plus général, comme elle jette beaucoup de jour sur la situation intérieure d’une des principales églises de la chrétienté, et comme elle a produit en Angleterre une agitation profonde qui n’est pas encore éteinte et qui renaîtra tôt ou tard avec une énergie nouvelle, nous nous hasarderons à exposer brièvement les circonstances qui ont signalé la nomination du docteur Hampden à l’évêché de Hereford.

Le mouvement religieux a suivi en Angleterre, dans ces dernières années, de nombreuses péripéties. Vers 1835 et 1836, le progrès croissant des tendances rationalistes dans l’église anglicane avait provoqué la réaction plus orthodoxe et plus sacerdotale qui se personnifia avec un admirable éclat dans l’école d’Oxford. Parmi les hommes les plus marquans de l’école philosophique était le docteur Hampden ; il avait fait, en 1832, des cours de doctrine dans lesquels il professait ouvertement les opinions les plus rationalistes. Ces leçons furent réunies plus tard sous le titre de Bampton Lectures. En 1836, la chaire de doctrine vint à vaquer à l’université d’Oxford, et lord Melbourne, alors premier ministre, la donna au docteur Hampden. Lord Melbourne, homme fort aimé et fort aimable d’ailleurs, s’inquiétait probablement assez peu de théologie ; mais l’université d’Oxford passait généralement pour tory, et l’école rationaliste pour whig, et lord Melbourne, avec l’esprit qui distingue traditionnellement son parti, jugea que le théologien le plus whig devait nécessairement être le meilleur, le plus savant et le plus orthodoxe.

Cette nomination souleva une tempête dans l’université d’Oxford. Les membres les plus éminens de ce corps célèbre adressèrent à la couronne une pétition qui fut repoussée. Alors il se forma un comité dont faisaient partie le docteur Pusey, le docteur Newman, le docteur Vaughan, le docteur Palmer, le docteur Wilberforce, et quelques autres portant des noms bien connus, et qui traduisit le docteur Hampden devant l’université en convocation, comme prévenu d’hétérodoxie. Le vote de censure obtint une immense majorité ; cependant, comme il n’y avait pas de recours contre la prérogative royale, le docteur Hampden garda sa chaire.

Quelques années plus tard, il y eut un mouvement contraire dans l’université ; ce fut à son tour le docteur Pusey qui fut censuré comme suspect, non pas de rationalisme, mais de catholicisme. L’université cherchait ainsi à garder le milieu entre les deux tendances extrêmes. Néanmoins la condamnation première pesait toujours sur le docteur Hampden ; il n’avait, de son côté, rétracté aucune des opinions pour lesquelles il avait été censuré. Depuis quelque temps, la controverse théologique avait paru s’apaiser, et le calme semblait rétabli dans l’église anglicane, lorsque, à la fin de l’année dernière, lord John Russell ralluma tous les feux de la guerre par une provocation directe au parti orthodoxe.

Un des amis de lord John Russell, cet homme si étincelant d’esprit et de causticité qui s’appelait le chanoine Sydney Smith, a tracé de lui un portrait qui est un chef-d’œuvre : « Il n’y a pas, disait-il, un meilleur homme en Angleterre que lord John Russell ; mais son plus grand défaut, c’est qu’il est complètement étranger à toute espèce de crainte morale. Il n’y a rien au monde qu’il ne soit prêt à entreprendre. Je crois qu’il se chargerait de pratiquer l’opération de la pierre, de bâtir Saint-Paul, de prendre dans dix minutes le commandement de la flotte, et personne ne s’apercevrait à sa manière que le malade est mort, que l’église a croulé, ou que la flotte a été réduite en atomes. Il n’y a pas moyen de dormir tranquillement quand il est de quart. » Eh bien ! c’est avec cette témérité et cette sérénité proverbiale que lord John Russell réveilla de gaieté de cœur le volcan qui dormait dans l’église. L’évêché de Hereford vint à vaquer, et le premier ministre whig n’eut rien de plus pressé que d’y nommer le docteur Hampden. Le scandale fut plus grand encore qu’il ne l’avait été en 1836. Cette fois, l’agression allait plus loin, car le premier ministre introduisait l’ennemi dans le cœur de la place, dans le corps même d’où découlaient l’ordination et la tradition apostolique. L’église et l’Angleterre entière s’émurent ; les évêques s’assemblèrent, et treize d’entre eux adressèrent à lord Russell une représentation ainsi conçue :

« Milord, nous, les évêques soussignés de l’église d’Angleterre, croyons de notre devoir de représenter à votre seigneurie, comme chef du gouvernement de sa majesté, l’appréhension et l’alarme qui ont été excitées dans l’esprit du clergé par le bruit de la nomination au siège de Hereford du docteur Hampden, dans l’orthodoxie duquel l’université d’Oxford a exprimé, par un décret solennel, son manque de confiance. Nous sommes persuadés que votre seigneurie ne sait pas quel sentiment profond et général règne à ce sujet ; et nous croyons ne faire que remplir notre devoir obligé envers la couronne et l’église en exprimant respectueusement, mais instamment, à votre seigneurie, notre conviction que, si cette nomination est accomplie, il y aura le plus grand danger et de rompre la paix de l’église, et de troubler cette confiance qu’il est si désirable de voir le clergé et les laïques de l’église porter à l’exercice de la suprématie royale, surtout en ce qui touche ce très délicat et important objet, la nomination aux sièges vacans. »

À cette lettre, signée par treize évêques, lord John Russell répondit : « Je ferai observer que vos seigneuries n’expriment en leur nom aucun manque de confiance dans l’orthodoxie du docteur Hampden. Vous me référez à un décret de l’université d’Oxford, rendu il y a onze ans, et fondé sur des leçons faites il y a quinze ans. Depuis ce décret, le docteur Hampden a exercé les fonctions de professeur de théologie à l’université d’Oxford, et plusieurs évêques, dit-on, ont requis des certificats de présence à ses cours avant d’ordonner des candidats élevés à Oxford. Il a aussi prêché des sermons qui ont été honorés de l’approbation de plusieurs évêques de notre église... Il me paraît donc que, si je retirais la présentation que j’ai faite du docteur Hampden, et qui a été sanctionnée par la reine, ce serait adhérer virtuellement au principe qu’un décret de l’université d’Oxford est un ban d’exclusion perpétuel contre un ecclésiastique de science éminente et de vie irréprochable, et que, de fait, la suprématie dont la loi investit la couronne doit être transférée à une majorité d’une de nos universités. Il ne faut pas oublier non plus que beaucoup des personnes les plus éminentes de cette majorité ont passé depuis à la communion de l’église de Rome. Je regrette profondément le sentiment que vous dites régner à ce sujet dans le clergé ; mais je ne puis sacrifier la réputation du docteur Hampden, les droits de la couronne, et ce que je crois être les vrais intérêts de l’église, à un sentiment que je regarde comme fondé sur une méprise et fomenté par les préjugés.

« En même temps, je remercie vos seigneuries d’une intervention que je crois dictée par l’amour du bien public. »

Outre la lettre des treize évêques, lord John Russell en avait reçu une autre signée par quatre cent quatre-vingt-cinq laïques, dont plusieurs membres des deux chambres, et dans laquelle il était dit : « Nous connaissons assez quel profond sentiment existe à cet égard parmi les laïques et le clergé pour être convaincus que cette nomination, si elle s’accomplit, soulèvera des sentimens d’amertume qu’il serait impossible d’effacer et qui amèneraient probablement des conséquences que votre seigneurie déplorerait autant que nous... »

En répondant aux évêques, le premier ministre s’était montré ferme, mais respectueux. En répondant aux laïques, il ne se crut pas tenu à autant de ménagemens. « Je sais, dit-il, qu’il y a chez un certain nombre de laïques et d’ecclésiastiques de fortes préventions contre le docteur Hampden ; mais que sa nomination doive exciter des sentimens d’amertume, c’est, je l’espère, une erreur, car ce serait manquer déplorablement à la charité chrétienne. Je suis tout prêt à encourir les conséquences dont je suis menacé, convaincu que je suis que cette nomination ne tendra qu’à fortifier le caractère protestant de notre église si sérieusement menacé dans l’église romaine. Parmi les chefs de ces désertions, on peut trouver les principaux promoteurs de l’action intentée il y a onze ans contre le docteur Hampden. J’avais espéré que la conduite du docteur Hampden, comme professeur de théologie, avait effacé la mémoire de cet indigne procédé. »

Il faut le reconnaître, tout l’avantage de la logique était du côté de lord John Russell ; il avait la loi pour lui. Aussi son langage est-il très clair, très net et très résolu ; le duc de Wellington, si renommé pour la concision militaire de ses dépêches, n’aurait pas mieux dit. Parmi les évêques, il n’y en eut qu’un seul qui releva le gant ; c’était le plus remuant, le plus militant, le plus vivace de tous : nous avons nommé le docteur Phillpotts, évêque d’Exeter. Toutes les fois qu’il y a en Angleterre une bataille théologique, on est sûr de voir apparaître au plus fort de la mêlée le docteur Phillpotts, mitre en tête et la crosse au poing. Si nous étions au moyen-âge, et que Henri d’Exeter portât la tiare, on le verrait, comme Jules II, entrer par la brèche dans les villes conquises. En l’an de grâce 1847, l’évêque d’Exeter dut se contenter d’écrire une lettre. Il s’attacha, dans sa réplique, à réfuter les principaux argumens de lord John Russell. Ainsi, si les évêques n’avaient pas protesté plus tôt contre le docteur Hampden, c’est qu’il n’avait pas encore été placé dans une position qui lui permît d’exercer une influence préjudiciable à l’église ; c’est que les chefs du clergé avaient dû naturellement hésiter avant de se constituer en accusateurs publics sans une nécessité pressante ; mais jamais il n’était arrivé que la couronne nommât à un siège épiscopal un homme dont l’orthodoxie avait été solennellement déclarée suspecte, et c’est là ce qui distinguait le cas actuel de tous les autres. L’évêque sommait lord John Russell de déférer le docteur Hampden au jugement de l’assemblée du clergé, et il disait : « S’il est disculpé, alors sa réputation sera vengée ; elle ne sera pas, comme vous le dites, sacrifiée, ce qu’elle serait si vous cherchiez à imposer sa nomination à une église révoltée, et si vous rappeliez à la vie la plus détestable et la plus tyrannique des lois qui souillent encore notre code. »

Cette loi dont parlait ainsi l’évêque d’Exeter est le statut d’Henri VIII, qui règle la prétendue élection des évêques par les chapitres. Quand le roi Henri se fit pape, il réunit les pouvoirs de chef de l’église à ceux de chef de l’état ; par une espèce de capitulation avec l’ordre de choses existant, il conserva les formes anciennes de nomination aux sièges épiscopaux, c’est-à-dire que la couronne présentait le candidat et que le chapitre le nommait par élection. Mais, pour éviter toute opposition de la part des chapitres, le roi Henri VIII décréta que si, dans un délai de douze jours, le doyen et le chapitre n’avaient pas nommé le candidat présenté par la couronne, il serait nommé d’autorité, et de plus, le chapitre qui refuserait de l’élire, les évêques qui refuseraient de le consacrer, encourraient les peines de prœmunire. Ce qu’on appelle le prœmunire est un acte ou une série d’actes destinés, dans l’origine, à protéger le pouvoir temporel de la couronne d’Angleterre contre l’intervention de la cour de Rome ; ces actes ne datent pas seulement d’Henri VIII ou de la réformation, mais du règne d’Edouard Ier ; ils furent dans la suite très étendus par Henri VIII et par Elisabeth ; ils emportent les peines de la confiscation et de l’emprisonnement perpétuel. C’est donc en parlant de ces statuts que l’évêque d’Exeter disait à lord John Russell :

« Milord, le nom de Russell devrait être et sera toujours, j’en suis sûr, dans vos heures de réflexion, une garantie pour nous contre toute application par vous d’une phrase aussi sainte que les droits de la couronne à une chose aussi indigne que ce statut. Milord, la couronne n’a et ne peut avoir le droit, et j’espère qu’elle n’aura pas le pouvoir d’imposer à l’église un évêque que l’église a le droit de repousser comme professant des doctrines contraires à la parole divine. Il est bien vrai, milord, que le statut d’Henri VIII, cette magna charta de la tyrannie, donne à la couronne un pouvoir qu’il plaît à votre seigneurie d’appeler un droit, celui de condamner à la prison et à la pauvreté tout doyen ou chapitre qui refuserait d’obéir à un pareil mandat : mais il n’y a pas de statut qui ait la puissance de forcer l’exécution du mandat lui-même, il n’y en a pas qui puisse forcer un honnête et consciencieux chapitre de nommer, et un honnête et consciencieux prélat de consacrer aux fonctions d’évêque un homme comme celui que je viens de qualifier.

«Arrêtez-vous, milord, pendant qu’il est encore temps. Ne poursuivez pas votre téméraire expérience. Les liens de votre fameux statut se briseront comme des liens d’osier, si vous voulez vous en servir pour enchaîner le plus fort des hommes forts, celui qui est armé d’une force intérieure contre les attaques faites à son église. »

L’évêque d’Exeter terminait en ces termes :

« Milord, ne croyez point que je sois un de ceux qui, si cela était en leur pouvoir, voudraient dépouiller la couronne de sa part de suprématie légitime, particulièrement de sa juste et chrétienne influence dans la nomination des évêques, influence que je crois nécessaire à la paix et, par conséquent, à l’efficacité de l’église. Que la couronne continue à les nommer, mais qu’elle exerce ce droit, que presque tous les ecclésiastiques réfléchis désirent la voir garder, qu’elle l’exerce avec précaution, avec discrétion, avec un juste respect pour les sentimens et la conscience de tous ceux qui y sont intéressés. Soyez-en sûr, milord, les laïques qui ont signé la remontrance vous ont dit une salutaire et profonde vérité, en vous disant que la nomination aux évêchés vacans est une très délicate en même temps qu’une très importante partie de la suprématie royale. »

Il y avait encore, à la lettre de l’évêque, un post-scriptum ; pendant qu’il avait la plume en main, le belliqueux prélat prit la défense des laïques et répondit pour eux. Lord John Russell avait parlé des défections qui s’étaient faites dans l’église ; il avait sévèrement caractérisé le décret de l’université et le manque de charité de ceux qui avaient signé la remontrance ; c’est à cela que l’évêque d’Exeter répondait :

« Je crois de mon devoir de déclarer à votre seigneurie que, si cette nomination s’était accomplie sans résistance et sans remontrances, je sais qu’il y aurait eu une nouvelle et plus déplorable et bien plus nombreuse défection au sein de notre église, qui aurait semblé tacitement acquiescer à sa propre dégradation, et pour ainsi dire se désecclésiasticiser (unchurched itself). Il vous plaît d’appeler le décret de l’université d’Oxford un procédé indigne. Sans vouloir contester à votre seigneurie, comme individu, le droit de condamner un acte public, je puis cependant me permettre de dire que je ne vois pas la convenance (pour ne pas me servir d’un mot plus fort), pour un ministre de la couronne, de signaler ainsi publiquement et officiellement à l’indignation un décret solennel d’un des corps les plus instruits et les plus vénérés non-seulement de l’Angleterre, mais de l’Europe. Je dois aussi exprimer le doute que ce soit là la manière la plus heureuse de témoigner de cette charité que votre seigneurie éprouve sans aucun doute, mais dont elle déplore l’absence chez les autres, et de calmer ces sentimens d’amertume que votre seigneurie, de concert avec tous les hommes de bien, doit sincèrement regretter. »

Lord John Russell ne se laissa pas émouvoir par cette rude riposte, et, avec le même sang-froid que s’il eût pratiqué l’opération de la pierre, il répondit purement et simplement en envoyant au chapitre d’Hereford le congé d’élire, c’est-à-dire l’invitation de procéder à l’élection de l’évêque. Ici, nous entrons dans une autre phase de la résistance ; les évêques font une halte et mettent sur le premier plan le doyen du chapitre. Comme l’avait dit l’évêque d’Exeter, la loi avait bien la puissance de faire emprisonner les récalcitrans, mais elle n’avait pas celle de les faire agir et vouloir. Le doyen de Hereford, dans une longue lettre qu’il adressa à la reine, et dans laquelle il récapitulait tous les griefs de doctrine imputés au docteur Hampden, pria humblement sa majesté de choisir un autre candidat. Le ministre de l’intérieur se contenta de répondre au doyen qu’il avait mis sa pétition sous les yeux de la reine, et qu’il n’avait reçu de sa majesté aucune instruction à son égard. Le doyen écrivit une seconde lettre, qu’il adressa cette fois à lord John Russell, et dans laquelle il déclarait au premier ministre « qu’aucune considération terrestre ne le déterminerait à donner son vote pour l’élévation du docteur Hampden au siège d’Hereford. »

La réponse de lord John Russel ! fut caractéristique. Nous pouvons nous donner le plaisir de la citer en entier ; elle prend peu de place. La voici :


« Abbaye de Woburn, 25 décembre.

« J’ai eu l’honneur de recevoir votre lettre du 22 courant, par laquelle vous me faites part de votre intention de violer la loi. « J’ai l’honneur d’être votre obéissant serviteur.

« J. RUSSELL. »


Comme on le voit, la lutte s’engageait vivement de part et d’autre. Le doyen disait : « Vous pouvez me mettre en prison, mais vous ne me ferez pas voter malgré moi. » Lord John Russell, de son côté, tenait suspendues sur la tête de l’infortuné chanoine les foudres du prœmunire, et laissait planer sur lui la vague menace de la prison, de la confiscation et autres peines très temporelles. On crut un moment qu’on allait revoir, au milieu du XIXe siècle, une addition au martyrologe, et les bonnes âmes commençaient à répandre des larmes sur la captivité du doyen. Hélas ! la commisération publique n’eut pas lieu de se déployer : soit que le doyen se fût avancé plus loin qu’il ne voulait aller, soit qu’il ne se vît pas soutenu par le reste du clergé, toujours est-il qu’il finit par se soumettre. Décidément, le vent n’est pas au martyre plus qu’aux croisades. Saint Athanase et saint Anselme sont bien morts. Sans doute la tolérance du siècle y est pour beaucoup, mais on peut dire que la froideur des convictions y est aussi pour quelque chose. Ce pauvre doyen d’Hereford aurait assurément mieux fait de ne pas parler si haut, puisqu’il ne devait rien faire ; ce qui doit pourtant, jusqu’à un certain point, l’excuser, c’est qu’il se serait trouvé seul dans son sacrifice. Par sa conduite dans toute cette affaire, l’église d’Angleterre a prouvé qu’elle n’avait pas en elle cette foi ardente et indomptable, cet enthousiasme intrépide, cette flamme intérieure dont la magnifique explosion brisa, il y a quatre ou cinq ans, l’église d’Ecosse en deux morceaux.

La cérémonie ou plutôt la parodie de l’élection s’accomplit donc. Nous disons la parodie, car ce n’est pas autre chose : le chapitre est appelé à donner sa voix ; mais, s’il s’avise de vouloir la donner à tout autre candidat que celui de la couronne, il s’expose à payer du prix de sa liberté et de ses biens cette fantaisie d’indépendance. Les membres du chapitre ne sont que de véritables officiers ministériels, ayant des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne pas entendre ; ce sont des greffiers chargés d’enregistrer des jugemens qu’ils n’ont pas rendus. La part qu’ils prennent à l’élection n’est donc qu’une affaire de pure forme, qui n’engage en rien leur responsabilité morale. On sait que dans les formes du jury, en Angleterre, il faut que la décision soit prise à l’unanimité ; que, s’il y a dissidence, les jurés sont enfermés jusqu’à ce qu’ils se soient mis d’accord, et naturellement la minorité finit par se rallier, pour la forme, à la majorité. La même chose se passa pour l’élection de l’évêque de Hereford ; le doyen commença par voter contre le docteur Hampden ; les autres membres du chapitre, sauf un seul, votèrent pour lui, et à la fin le doyen donna son vote avec le reste, pour rédiger et sceller les certificats demandés par la couronne.

Le docteur Hampden était donc bien et dûment nommé, et l’état restait maître de la place. Les évêques eux-mêmes parurent un instant vouloir poser leurs armes spirituelles ; un de ceux qui avaient signé la remontrance en fit une espèce de rétractation. L’évêque d’Oxford était, de tous les prélats de l’église anglaise, celui dont on devait le moins attendre cette singulière démarche ; non-seulement le docteur Wilberforce était un des treize signataires de la célèbre lettre, mais il avait été, en 1836, un des plus actifs et des plus ardens promoteurs de la censure prononcée par l’université. En sa qualité d’évêque d’Oxford, c’était à lui d’informer, s’il y avait lieu, contre le docteur Hampden, qui exerçait dans son diocèse. Il ne voulut point le faire lui-même, mais il donna l’autorisation de le traduire devant la cour ecclésiastique appelée cour des Arches. Ce fut pendant que cette action se poursuivait que le docteur Wilberforce publia tout à coup une lettre dans laquelle il déclarait qu’ayant relu attentivement les ouvrages du docteur Hampden, il n’y avait pas trouvé des raisons suffisantes de mettre en doute son orthodoxie, et qu’il retirait l’autorisation qu’il avait donnée de le poursuivre. Il terminait en engageant tous ceux qui avaient pris part à l’opposition contre l’élection du nouvel évêque à ne pas la pousser plus loin. Cette déclaration devait causer et causa, en effet, une surprise universelle ; peut-être l’évêque d’Oxford était-il animé de bonnes intentions, peut-être voulait-il jeter le manteau d’une apparente réconciliation sur la lutte que venaient de se livrer publiquement les deux pouvoirs ; quoi qu’il en soit, ses efforts devaient être inutiles, ainsi qu’on le verra plus tard.

En même temps que l’évêque d’Oxford, lord John Russell, profitant de l’occasion d’une adresse qui lui avait été présentée par le clergé de Bedford, déclarait publiquement son intention de maintenir le choix de la couronne, et il disait : « Ne nous méprenons pas sur notre position. L’église n’est point dans cette molle sécurité du siècle dernier qui donna naissance à tant de négligences, à tant d’abus des richesses, à tant de dangereuse apathie. D’un côté, l’église de Rome, avec une instruction abondante, une imposante autorité, séduit beaucoup des nôtres à sa communion. Le droit du libre jugement est par beaucoup évité comme une illusion dangereuse ; le devoir du libre jugement est par beaucoup rejeté comme un poids trop lourd. D’un autre côté, les dissidens protestans attaquent notre église établie comme un instrument destiné à enchaîner les consciences et à taxer les biens des citoyens. Les nouveautés ont leur charme, et nous voyons les hommes de la haute église et les indépendans parler également avec complaisance de la séparation de l’église et de l’état. Je ne saurais voir de meilleur rempart contre ce danger qu’un banc épiscopal habile et instruit, un clergé paroissial zélé et craignant Dieu. C’est ainsi que la réformation pourra être défendue, que l’établissement pourra être maintenu. Autrement, il n’est ni parlement, ni prœmunire qui puissent venir à bout des assauts livrés à notre constitution ecclésiastique. Mais on dit que j’ai troublé la paix de l’église. Il ne sert de rien de crier « la paix » là où « il n’y a point de paix. » La nomination du docteur Tillotson au siège primatial souleva autrefois contre lui un parti dont la fureur sans relâche le poursuivit jusqu’à sa mort. Il fut dénoncé comme un socinien, comme un athée, et pourtant jamais notre grand libérateur ne fit un choix plus sage ni plus judicieux. »

« Notre grand libérateur ! » cela veut dire le roi Guillaume, celui de la révolution. Il était assez habile à lord John Russell de faire ainsi appel aux souvenirs de la révolution ; c’était toucher une fibre toujours sensible chez l’Angleterre protestante. Ce qui était moins habile, c’était de dater quelquefois ses lettres de Woburn-Abbey, résidence seigneuriale des Bedford ; cela rappelait trop aux esprits méchans que les premiers Russell avaient commencé leur grande fortune avec les confiscations du clergé, et qu’ils devaient avoir quelques raisons personnelles de rester fidèles au parti laïque et à la suprématie spirituelle du pouvoir temporel.

Néanmoins lord John Russell gardait toujours l’avantage de la logique. Ainsi, il est certain qu’il raisonnait très bien quand il disait aux évêques : « Vous prétendez que les opinions avouées par le docteur Hampden sont de nature à porter atteinte et à la doctrine et à la tranquillité de l’église ; mais pourquoi ne les avez-vous pas formellement condamnées ? Depuis que le docteur Hampden a été censuré par un acte de l’université, il a été nommé professeur de doctrine chrétienne dans cette même université, et la plupart d’entre vous ont réclamé des candidats à l’ordination un certificat d’assiduité à ses cours. Depuis ce temps-là encore, il a été nommé à une cure dans le diocèse même d’Oxford, et aucun de vous ne s’y est opposé. Si vous le soupçonniez d’hétérodoxie, pourquoi l’avez-vous laissé enseigner, pourquoi l’avez-vous laissé exercer ? » Les évêques n’avaient, en effet, rien à répondre à de pareils argumens ; soit par négligence, soit par tolérance, ils avaient laissé dormir les foudres ecclésiastiques, ils avaient reculé devant les rigueurs d’une espèce d’inquisition, ils n’avaient ni banni, ni excommunié, ni brûlé le docteur Hampden ; mais, de bonne foi, était-il généreux, était-il habile au premier ministre, au représentant de la couronne, de leur faire un crime de leur modération même ? Nous voudrions bien savoir ce qu’y aura gagné le pouvoir laïque ? Le pouvoir ecclésiastique, instruit par cette leçon, ne s’en montrera désormais que plus sévère et peut-être plus tyrannique. Les évêques diront : « Nous n’avons pas voulu, en ces temps de libre discussion, ressusciter les proscriptions d’un autre âge et faire de nouvelles victimes théologiques ; nous nous sommes montrés tolérans, négligens peut-être ; on nous en fait repentir, cela ne nous arrivera plus. » Les évêques diront encore : « L’homme que vous venez d’élever à l’épiscopat était frappé de la censure de l’université ; nous n’avons pas voulu provoquer contre lui une condamnation plus formelle ; nous ne pouvions pas imaginer que le premier ministre irait précisément chercher pour en faire un évêque un homme dont une autorité considérable dans l’église avait désavoué les doctrines ; il paraît que nous avons été trop confians ; on nous en fait un reproche, nous nous corrigerons. » Enfin, les évêques diront : « Vous nous reprochez de porter des accusations vagues, vous nous défiez de provoquer un jugement formel contre le candidat de la couronne, eh bien ! vous avez raison. Oui, nous hésitons ; oui, nous nous arrêtons à moitié chemin, mais est-ce bien à vous à nous en faire un crime ? Comment ! nous hésitons avant de soulever une querelle, irrémédiable peut-être, entre les deux pouvoirs, et vous nous punissez de notre prudence ! Nous voyons que, dans la constitution actuelle de notre église, il est difficile de trouver un tribunal également accepté par les accusés et par les accusateurs, et c’est vous qui nous défiez de le chercher ! Nous voyons que les rapports entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont mal définis, mal établis, mal assis ; nous craignons de les briser en y touchant trop rudement, et nous n’y touchons qu’avec réserve et circonspection ; nous faisons une simple remontrance au lieu d’une protestation, parce que nous voulons éviter toute atteinte à la prérogative de la couronne, et quand nous, les représentans ou du moins les organes les plus directs du pouvoir spirituel, nous cherchons à éviter tout conflit, c’est vous, les représentans ; du pouvoir temporel, qui raillez notre timidité et nous provoquez à la lutte ! C’est bien ; peut-être pour cette fois serons-nous vaincus, mais vous n’y gagnerez rien ; peut-être serons-nous forcés de rendre nos armes, mais nous en chercherons d’autres, et la leçon nous servira pour l’avenir. »

Lord John Russell raisonnait encore de la manière la plus triomphante quand il récusait la juridiction de l’université d’Oxford, quand il disait que, s’il reconnaissait un décret émané de l’université comme un ban perpétuel d’exclusion, il abdiquerait la prérogative de la couronne et la transmettrait à une corporation. Rien n’est plus juste. Il y avait encore certaines illusions à l’endroit des universités anglaises ; on leur attribuait encore un certain degré d’autorité en matière théologique ; lord John Russell leur a porté le dernier coup. N’étant pas de la communion anglicane, nous ne sommes pas tenu de compatir à la triste position dans laquelle le premier ministre de la Grande-Bretagne place son église ; au contraire. Nous laissons donc lord John avoir raison tout à son aise, et prouver irréfragablement qu’il n’y a dans l’église anglicane aucune autre autorité doctrinale, aucun autre tribunal spirituel que... la couronne, et son ministre responsable, pour le moment lord John Russell.

Or, c’est une église admirablement constitutionnelle et parlementaire que cette église anglaise, et elle est fort intéressante à étudier sous cet aspect. Ainsi, il y a pour l’Angleterre une religion d’état, qui est celle de la majorité ; cette religion se trouve être, en Irlande, celle de la minorité, ce qui n’empêche pas qu’elle y soit aussi la religion d’état. Ce n’est pas là qu’est le mal ; car, en principe, le fait de la majorité ou de la minorité ne saurait rien changer à la vérité d’une doctrine. L’Angleterre peut donc très logiquement soutenir la même religion, la même vérité, au-delà comme en-deçà de la mer d’Irlande ; mais passez son autre frontière et allez en Écosse : vous y trouvez une autre religion d’état, une autre vérité, également soutenue par la loi, par la constitution. En Angleterre et en Irlande, la vérité c’est l’anglicanisme ; en Écosse, c’est le presbytérianisme.

Il y a mieux. Le souverain, en Angleterre, étant le chef spirituel, la tête de l’église, head of the church, la couronne étant représentée par des ministres responsables, les ministres étant faits et défaits par des majorités parlementaires, il en résulte que l’église est soumise à toutes les vicissitudes électorales, et que, sinon tout-à-fait ses doctrines, du moins ses tendances suivent toutes les évolutions des partis. En France, les changemens de dynastie, ou de gouvernement, ou de ministres, peuvent, dans les rapports de l’église et de l’état, influer sur le choix des hommes, mais non sur la fixité des doctrines. La consécration spirituelle ne venant pas de la même source que la nomination temporelle, les deux élémens se balancent l’un par l’autre, sans jamais s’absorber l’un dans l’autre. Il n’en est pas de même en Angleterre. Certainement il y aurait de l’exagération à dire que la religion y change avec les ministères, et qu’elle y est alternativement whig et tory ; mais qu’elle y devienne un instrument et une arme entre les mains des partis, et que ses principes même les plus fondamentaux y subissent l’influence des opinions politiques, c’est ce qui est incontestable ; c’est ce que lord John Russell a supérieurement démontré par l’exemple qu’il vient de donner.

Pourquoi, par exemple, est-il allé chercher le docteur Hampden pour l’élever à l’épiscopat ? L’église anglaise renfermait beaucoup d’autres hommes pieux et instruits qui appelaient aussi naturellement son choix ; malheureusement ceux-là n’avaient pas l’avantage d’avoir été censurés. Le grand mérite du docteur Hampden, c’était d’être suspect. On a dit justement que, s’il avait été plus orthodoxe, on ne serait pas allé le prendre ; l’alarme qu’il inspirait à la moitié de son église était, aux yeux du premier ministre whig, son premier titre. La balance semblait pencher du côté des doctrines d’autorité, lord John Russell jette dans l’autre plateau un rationaliste pour rétablir l’équilibre ; c’est une affaire de poids et de mesures. Le docteur Hampden avait été censuré par une majorité principalement composée de tories ; le chef du parti whig, revenu sur l’eau, n’a rien de plus pressé que de le nommer évêque par représailles. Chacun son tour. Mais, au milieu de ces luttes, que devient l’église elle-même ? Comme elle n’est point bâtie sur la pierre, comme elle n’est point fixée au sol par une ancre inébranlable, elle flotte à la merci de tous les courans, et, tiraillée dans tous les sens, elle craque, se rompt et se disperse en lambeaux.

A quoi se retiendrait-elle ? A un décret d’université ? Mais qu’est-ce que l’université d’Oxford ? Une corporation composée d’ecclésiastiques et de laïques, de docteurs de toute nature, les uns très chrétiens, d’autres qui le sont fort peu, qui le sont le moins possible. C’est aussi un corps soumis à toutes les variations de la température politique, qui, il y a vingt ans, ostracisait sir Robert Peel votant pour les catholiques, et aujourd’hui adopte M. Gladstone votant pour les juifs. La belle autorité dogmatique qu’une cour qui serait présidée par sa grâce le feld-maréchal duc de Wellington, chancelier de l’université, et commandant en chef des armées et sans doute aussi des consciences britanniques ! Et d’ailleurs, pourquoi plutôt Oxford que Cambridge ? L’université de Cambridge a aussi un chancelier très convenable, son altesse royale le prince Albert, le mari du chef de l’église. Il y a une vieille rivalité entre les deux universités ; on disait autrefois « qu’Oxford avait toujours l’honneur de brûler les évêques que Cambridge avait eu l’honneur d’élever. » Qui prononcera entre ces deux autorités ?

Il n’y avait donc rien à répondre à lord John Russell quand il récusait la compétence de l’université. Le premier ministre avait raison, non-seulement pour lui, mais pour les évêques eux-mêmes ; non-seulement pour l’état, mais aussi pour l’église. Il faut bien reconnaître ici que les évêques, pour le besoin de leur cause, se jetaient en aveugles dans une voie fausse et pleine de périls. En faisant de l’université un tribunal, c’était leur propre autorité, bien plus encore que celle de la couronne, qu’ils compromettaient. Eux, les conservateurs de la doctrine, ils en remettaient la garde et l’interprétation à un corps indépendant, à un corps composé pour moitié de laïques ! Supposez qu’un jour il se fût trouvé une majorité pour censurer des curés nommés par les évêques, comme il s’en était rencontré une pour censurer un professeur nommé par la couronne, qu’auraient dit les évêques ? Auraient- ils reconnu à l’université ce droit de veto qu’ils réclamaient imprudemment pour elle ? Qu’auraient-ils fait quand on aurait retourné contre eux-mêmes le téméraire argument dont ils s’étaient servis ?

Cette fausse position des évêques se reproduisit encore ailleurs. Ils voulurent recourir à une autre juridiction que celle de la couronne ; mais à qui pouvaient-ils s’adresser ? Au pape ? ils ne le reconnaissent pas ; à un concile national ? ils n’en ont pas ; à leur primat ? il n’est qu’un officier ministériel. Ils portèrent leur plainte devant les tribunaux laïques, devant la cour du banc de la reine. Voici à quelle occasion :

Après l’élection, ou plutôt la nomination de l’évêque, vient sa confirmation. Cette cérémonie s’accomplit, aujourd’hui encore, avec toutes les anciennes formes. L’archevêque métropolitain délègue un vicaire-général pour confirmer l’évêque nommé ; la confirmation se fait en public, dans une église ; le procureur, au nom du chapitre, lit un procès-verbal de l’élection, et somme les opposans, s’il y en a, de venir exposer leur protestation. C’est une cérémonie comme celle qui a lieu au couronnement, lorsqu’un chevalier armé de toutes pièces vient jeter son gant sur le pavé de Westminster, et demander qui le relève. Après cette sommation, faite en langue normande, le vicaire-général procède à la confirmation.

Celle de l’évêque de Hereford se fit dans l’église de Bow, à Londres. Le prélat arriva en grande pompe, au milieu d’une foule innombrable, car l’Angleterre tout entière avait été remuée par cette controverse. Il eut à subir une nuée de quolibets et même de sifflets sur son passage. Dans l’église, le procureur commença par proclamer l’élection ; puis, sur l’invitation du vicaire-général, un greffier dit à haute voix :

« Oyez ! oyez ! oyez ! vous tous qui voulez vous opposer à la consécration du révérend Hampden, etc., avancez et exposez vos objections, et vous serez entendus. » Alors un opposant, fondé de pouvoirs de plusieurs membres du clergé, s’avança et déclara protester ; mais la cérémonie n’était qu’une farce. C’était absolument comme si, au couronnement, un champion des Stuarts se fut avancé pour relever le gant du chevalier royal. Le vicaire-général déclara tout simplement qu’il agissait sur un mandat de la couronne, issu en vertu du statut de Henri VIII, et poursuivit la cérémonie. A la sortie, le nouvel évêque fut accueilli dans l’église même et dans la rue par des sifflets qui couvrirent quelques rares applaudissemens ; ce fut une scène des plus tumultueuses et des plus burlesques.

Le scandale fut grand parmi la nation religieuse. Puisque les formes traditionnelles ne pouvaient plus être qu’une comédie, pourquoi était-on allé les chercher dans la poussière où elles dormaient et les avait-on livrées à la risée publique ? Mais la série des inconséquences n’était pas encore terminée. Les opposans en appelèrent à la cour du banc de la reine, par le motif qu’ils avaient été sommés de comparaître et qu’on avait refusé de les entendre. La cause fut débattue publiquement pendant plusieurs audiences. Les quatre juges, lord Denman, M. Erle, M. Patteson et M. Coleridge, se partagèrent. Les deux premiers jugèrent en faveur de la couronne, les deux autres en faveur des opposans, ce qui entraîna le rejet de l’appel. La question était de savoir si l’archevêque qui confirmait l’évêque nommé exerçait un pouvoir de juge ou simplement une fonction d’officier ministériel ; mais, lors même que les évêques auraient gagné leur cause, n’était-il pas évident qu’ils abdiquaient en principe leur autorité, puisqu’ils la soumettaient à la décision d’un tribunal séculier ? Eux qui s’élevaient contre l’érastianisme n’en donnaient-ils pas les premiers l’exemple ? D’un autre côté, pour ceux même qui l’acceptaient comme légitime, la décision de la cour n’était pas suffisante ; elle ne résolvait pas la question, car les juges s’étaient partagés, et les consciences troublées restaient dans le doute et dans l’obscurité.

Battu devant la plus haute cour laïque du royaume, l’évêque d’Exeter porta la question devant la législature, devant la chambre des lords. En présentant une pétition qui demandait l’abolition du statut de prœmunire, il revendiqua le droit de l’église d’intervenir dans la consécration des choix faits par la couronne. L’intrépide évêque dit à cette occasion ces paroles mémorables : « Ainsi interprété, ce statut brise le fil de la succession apostolique. Il n’est pas un membre de l’église, pas un dissident, pas même un incrédule, qui ne soit prêt à dire avec nous que si la loi est ce que certaines gens veulent la faire, elle ne peut pas déshonorer plus long-temps notre code. Nous voulons bien obéir aux lois du royaume et renoncer à nos sièges dans le parlement, si le parlement déclare que telle doit être la loi ; nous sommes prêts à renoncer à tous nos biens, si la loi l’ordonne ; nous voulons bien être condamnés à un emprisonnement éternel si la loi l’exige ; mais nous ne ferons point ce que la loi de Dieu nous défend de faire. Avec la bénédiction de Dieu et la force de Dieu, nous irons en avant, mais nous ne violerons jamais volontairement et de propos délibéré sa sainte loi, jamais, jamais, jamais !»

Mais, hélas ! l’évêque d’Exeter ne parlait pas au nom de tous. Même sur le banc des prélats, dans la chambre haute, il ne trouva pas l’appui sur lequel il devait compter. Les évêques anglais ne voulurent pas être martyrs ; beaucoup, peut-être, ne voulurent pas aller plus avant dans une lutte qui aurait amené logiquement la séparation de l’église et de l’état.

La question en est restée là pour le moment ; elle se représentera infailliblement plus tard. Le conflit que nous venons de retracer a eu pour résultat d’exposer au grand jour l’imperfection de la constitution religieuse de l’Angleterre. Le premier ministre, le représentant de la couronne, est allé attaquer le pouvoir ecclésiastique non pas seulement dans son administration, mais dans la source sacrée de son ministère, l’ordination. L’église a dû céder, mais elle n’oubliera pas l’humiliation qu’on lui a fait subir. Lord John Russell a prouvé clairement qu’avec la loi il pouvait nommer évêque qui bon lui semblait, le pape, le grand Turc ou lui-même ; il pourrait bien avoir trop prouvé. Il ne faut pas abuser des lois plus que d’autre chose ; les inexplosibles peuvent sauter si on les charge trop, les constitutions craquer si on les tire trop. C’est une affaire de mesure et de discrétion ; les hommes qui gouvernent les affaires de ce monde ne doivent pas être des machines ; ils sont des êtres intelligens ; des jurés qui ont mission d’apprécier. Or, c’est surtout dans ce qui touche la conscience que la lettre tue et que l’esprit vivifie.

Quelle est maintenant la situation de l’église anglaise ? Contre le despotisme du pouvoir séculier, elle n’a aucun recours. Si elle proteste, on passe outre ; si elle résiste, on la punit. Il n’y a pas de cour d’appel. Autrefois il y avait la convocation du clergé, sorte de parlement ecclésiastique qui se réunissait sur l’invitation de la couronne le même jour que le parlement séculier ; mais, un beau jour, la couronne oublia la convocation, et s’en passa. C’était au temps de George Ier, qui était en guerre avec les évêques et le clergé. L’église, alors, n’aimait pas beaucoup la maison de Hanovre ; elle était encore un peu légitimiste, et boudait la révolution. Depuis ce jour-là, malgré quelques réclamations isolées, la couronne cessa d’appeler la convocation. Mais les temps sont changés. L’investiture de la suprématie spirituelle dans le chef du pouvoir temporel, commencée par Henri VIII et continuée par les dynasties protestantes, avait un but et un caractère essentiellement politiques. Ce fut un acte d’ambition personnelle d’abord, et par la suite un acte de nationalité. C’était une protestation contre les usurpations temporelles de Rome, et les rois d’Angleterre furent appelés « défenseurs de la foi, » parce qu’ils devaient protéger la religion et le territoire contre les papes. Aujourd’hui, il n’y a plus de Stuarts ; les papes n’aspirent plus à la dispensation des territoires ou des couronnes, et l’Angleterre elle-même vient de renouer avec Rome les relations officielles interrompues depuis deux siècles. En sûreté contre toute agression étrangère, l’anglicanisme peut maintenant revendiquer plus librement son indépendance spirituelle, et le joug intolérable que le pouvoir séculier vient de lui faire sentir provoquera chez lui la demande d’un concile national ou d’un tribunal supérieur. L’alliance politique et nationale, qui ne vivait que par une transaction perpétuelle et une mutuelle modération, a reçu un coup mortel ; c’est la couronne qui l’a porté, l’église répondra tôt ou tard. La constitution, d’ailleurs, est déjà entamée ; l’unité n’est plus intacte. Il y a vingt ans encore, la législature était purement et exclusivement protestante ; maintenant elle est ouverte à toutes les communions, de sorte que des catholiques, des dissidens ou des juifs font des évêques anglicans, puisqu’ils font les ministres qui les nomment. Avec l’égalité des cultes, le cumul du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel n’est plus praticable.

Cette séparation nécessaire, inévitable, fait de grands progrès en Angleterre. Les partis se dessinent de plus en plus dans l’église ; la marche ascendante du parti orthodoxe a provoqué une réaction dans le parti protestant connu sous le nom d’évangélique, et qui se rapproche de jour en jour des sectes dissidentes. L’appui du gouvernement actuel a donné à ce parti l’adjonction de l’archevêque de Cantorbéry, que lord John Russell a eu à nommer dernièrement.

La question est restée suspendue, parce que les évêques ont eu peur d’aller jusqu’au bout. C’était renoncer à leur existence temporelle, à leurs sièges, à leurs biens ; c’était de plus un schisme et la destruction de la constitution anglaise, qui repose sur l’union des deux pouvoirs. Ils ont reculé, et n’ont pas osé faire ce sublime pèlerinage que l’église libre d’Ecosse accomplit, il y a quelques années, dans les rues d’Edimbourg, au milieu d’une population enthousiaste ; mais la semence de la liberté est jetée, elle germera et grandira, et nous la verrons tôt ou tard s’épanouir et se faire jour à travers tous les obstacles.


JOHN LEMOINNE.