Des rapports de l’économie politique avec la morale, le droit et la politique

Des rapports de l’économie politique avec la morale, le droit et la politique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 891-922).
DES RAPPORTS
DE L'ECONOMIE POLITIQUE
AVEC
LA MORALE, LE DROIT ET LA POLITIQUE

Les juristes et leur principal organe dans la presse ont vivement attaqué le projet d’introduire l’enseignement de l’économie politique dans les facultés de droit et de rendre l’étude de cette science obligatoire pour tous les étudians qui se destinent au barreau. L’économie politique, a-t-on dit, n’est pas une science, c’est un recueil d’opinions souvent contradictoires dont aucune n’est susceptible d’une démonstration rigoureuse : ce n’est que de la littérature du genre ennuyeux. Pourquoi imposer aux élèves en droit une étude qui n’a aucun rapport avec les Institutes ou le code civil, et qui par conséquent ne leur sera d’aucune utilité dans le reste de leur carrière ? Ces attaques ont été reproduites jusque dans l’assemblée de Versailles, où elles ont provoqué une réponse brève, mais éloquente et décisive, de la part de M. Léonce de Lavergne.

Depuis lors, l’économie politique a été inscrite parmi les matières qu’enseignent les facultés de droit ; mais les juristes n’ont pas fait, m’assure-t-on, bon accueil à l’intrus. Plusieurs chaires ne sont pas encore occupées, d’autres le sont provisoirement par des professeurs très instruits sans doute, mais qui ne s’étaient guère appliqués aux études économiques. Il serait urgent que le ministère actuel, qui renferme des hommes si dévoués aux intérêts de l’enseignement supérieur, s’occupât de cette question, dont l’importance est plus grande qu’on ne le pense. En effet, je crois pouvoir démontrer que les derniers malheurs de la France et la crise si grave qu’elle a traversée récemment ont pour cause première l’ignorance en fait d’économie politique.

L’origine de la situation remonte à 1848. La révolution de février, faite à propos d’une revendication de droits politiques, a pris immédiatement le caractère d’une révolution sociale. Depuis le mouvement saint-simonien de 1830, l’idée d’une transformation profonde de la société s’était peu à peu répandue parmi les ouvriers de Paris et des grandes villes. Ces aspirations étaient vagues, mais ardentes ; elles ne tendaient à rien moins qu’à une nouvelle organisation du travail ayant pour effet d’abolir le salariat. Sauf quelques économistes comme Blanqui, Burette et Wolowski, les hommes d’état, les financiers, les classes dirigeantes ne soupçonnaient pas la fermentation sourde qui s’était emparée de l’esprit du peuple. Aussi la surprise et bientôt l’effroi furent-ils grands quand le socialisme apparut sur la scène, armé du suffrage universel et revendiquant la suppression du travail à la tâche, la limitation des heures de travail, l’organisation de sociétés coopératives et le droit au travail, envoyant à la chambre, à des majorités écrasantes, les représentans les plus fameux de toutes ses nuances : Louis Blanc, Proudhon, Pierre Leroux, Considérant, Cabet, s’infiltrant des villes dans les campagnes et semblant aux imaginations épouvantées à la veille de conquérir le pouvoir. Des membres éminens de l’Institut : Thiers, Passy, Troplong, et la petite, mais intrépide phalange des économistes : Michel Chevalier, Bastiat, Molinari, Léon Faucher, se précipitèrent sur la brèche, principalement dans cette Revue, pour repousser par le raisonnement les attaques des réformateurs.

Malheureusement entre le peuple et la bourgeoisie le malentendu était trop profond, et des deux côtés l’ignorance trop grande. Les ouvriers s’imaginaient qu’il suffisait de quelques décrets pour transformer de fond en comble l’ordre social et pour établir l’égalité. Les gens aisés, affolés de terreur, croyaient que les socialistes, devenus les maîtres, allaient procéder à l’expropriation universelle et au partage des biens. Si les connaissances économiques avaient été plus généralement répandues, d’une part les ouvriers auraient su, ce qu’ils commencent à comprendre maintenant, que les changemens dans l’ordre social ne peuvent se faire que peu à peu, et que la dictature la plus absolue, la plus impitoyable, fît-elle table rase de toutes les institutions anciennes et de tous les droits acquis, ne pourrait transformer brusquement les salariés en propriétaires coopérateurs ou en chefs d’industrie, et, d’autre part, les conservateurs auraient vu que, dans un pays où les citoyens qui ont une part plus ou moins grande de la fortune mobilière ou immobilière de la nation forment la majorité, la propriété ne peut être mise en danger même par le suffrage universel. Malheureusement on voulut dissoudre en quelques jours les ateliers nationaux, et la révolution de février, la plus pacifique, la moins sanglante de toutes celles qu’a subies la France, aboutit aux terribles journées de juin. L’effarement de la bourgeoisie fut portée au comble ; elle n’eut plus de repos qu’elle n’eût demandé protection à un coup d’état, fait non comme en 1799 par un grand homme, mais cette fois par une bande d’aventuriers. La popularité de l’empire lui vint du progrès économique qui se produisit à cette époque et qui eut pour causes la construction des chemins de fer, le développement du crédit et des sociétés industrielles, et l’impulsion donnée aux échanges internationaux par les traités de commerce. Mais la prospérité matérielle ne peut faire oublier la liberté à une nation généreuse, mûre pour se gouverner elle-même. Quand Napoléon III sentit le sol se dérober sous lui, il chercha une diversion dans la guerre étrangère et n’aboutit qu’à amener l’invasion et le démembrement de la France. Ce sont donc des causes économiques qui ont amené la chute de la république en 1852 et l’établissement de l’empire, et ce sont elles encore qui ont fait oublier pendant quelque temps ce que ce régime avait de funeste pour la moralité, pour l’activité intellectuelle, et en même temps de périlleux pour la sécurité extérieure.

Quand récemment une partie des hautes classes cherchait à renverser la république, c’est parce qu’elles s’imaginent que le despotisme peut seul les sauver du « péril social » que l’on appelle aujourd’hui le radicalisme. Au fond, on ne peut le nier, des craintes imaginaires sans doute, mais très réelles, les poussaient. Les souvenirs de la commune de 1871 font aujourd’hui le même effet que ceux des journées de juin en 1852. Si les soi-disant conservateurs qui veulent détruire les institutions républicaines avaient des notions plus claires de politique et d’économie politique, ils verraient que le rétablissement du régime despotique peut seul provoquer un bouleversement de la société et le renouvellement des horreurs de la commune.

Certes, quand la propriété est menacée, la liberté est toujours sacrifiée, comme le prouve l’histoire de la Grèce antique, et la raison en est simple : pour vivre libre, il faut au moins vivre. Dans nos sociétés industrielles, l’anarchie conduirait plus vite au despotisme qu’autrefois, parce que la division du travail et la multiplicité des échanges rendent la sécurité plus indispensable. Mais d’abord le socialisme, très menaçant en Allemagne et en Angleterre, a si complètement disparu en France qu’on n’ose même plus invoquer son nom comme épouvantail, et, ainsi que nous l’avons montré ici même, les ouvriers comprennent aujourd’hui toutes les difficultés d’une transformation économique. En second lieu, si ce danger existait, nulle forme de gouvernement ne serait mieux faite que la république pour y faire face, car avec la république vous avez pour défendre l’ordre établi, outre ses soldats habituels, les conservateurs, tous les partisans de la démocratie, que vous auriez contre vous sous la monarchie. Un gouvernement populaire est plus fort pour la résistance qu’un gouvernement autocratique ou oligarchique. Sous le premier, tout le monde étant dans la place, elle n’est menacée que par les déclassés, les fous et les scélérats ; sous le second, comme elle n’est occupée que par les privilégiés, le reste de la nation, qui veut y pénétrer, en fait le siège, et au jour de l’assaut les coquins se précipitent à la suite des honnêtes gens et restent bientôt les maîtres. — C’est ce qui arrivera indubitablement si l’on rétablit le despotisme chez un peuple qui n’est plus fait pour le subir. M. Maxime Du Camp, en finissant le dernier des volumes qu’il a consacrés à décrire Paris, jette un regard mélancolique sur la grande et belle cité qui sera encore une fois, croit-il, livrée aux flammes et à la destruction. Ce serait là en effet la conséquence inévitable de la chute du troisième empire. Il ne pourrait subsister qu’en comprimant à outrance la partie la plus intelligente, la plus laborieuse, la plus vivante de la nation. On verrait recommencer la lutte qui a abouti au renversement de Charles X, de Louis-Philippe et de Napoléon III. Profitant de l’opposition générale, le socialisme anarchique reprendrait des forces, et lorsque le trône s’écroulerait sous les coups de l’étranger ou sous ceux des citoyens, il se trouverait des monstres prêts à recommencer les atrocités de 1870. Pour mettre un terme à cet enchaînement de réactions et de révolutions, il suffirait que des connaissances économiques généralement répandues fissent voir les choses telles qu’elles sont, dissipant d’un côté de vaines alarmes, de l’autre les illusions et les utopies. Il ne faudrait qu’un peu de lumière pour se convaincre que le spectre rouge et le radicalisme ne sont qu’un leurre employé par les fauteurs du despotisme pour attirer à eux les niais et les trembleurs.

C’est surtout aux légistes et aux avocats que l’économie politique est indispensable. La plupart des lois et les plus importantes se rapportent à des questions économiques, impôts, finances, douanes, traités de commerce, chemins de fer, marine. Or, avec le régime représentatif, ce sont les citoyens eux-mêmes qui dirigent les affaires par leurs élus ; font-ils de mauvais choix et leurs députés sont-ils ignorans de leurs vrais intérêts, ceux-ci feront de mauvaises lois, et la prospérité du pays en souffrira. Dans toutes les assemblées délibérantes, les avocats ont toujours joué un rôle éminent, parce qu’ils ont l’habitude de la parole. N’est-il pas de première nécessité qu’ils connaissent la science de la richesse ceux qui sont appelés à voter les lois d’où dépend l’accroissement du bien-être ? J’ose dire qu’il n’est pas de connaissance dont ils puissent moins se passer. J’essaierai de le prouver, en montrant les rapports étroits qui relient l’économie politique aux autres sciences du même groupe, la religion ou la philosophie, la morale, le droit et la politique.


I

Il ne faut pas s’étonner si l’on a prétendu qu’il n’existait nul rapport entre l’économie politique et les autres sciences sociales. La plupart des anciens économistes n’ont pas aperçu ce rapport et ont même essayé de démontrer qu’il n’existait pas. L’économie politique avait, suivant eux, un domaine à elle, strictement circonscrit, où elle se développait rigoureusement, en partant de principes nettement établis et en dehors de toute influence étrangère. On la définissait : la science qui détermine comment la richesse se produit, se distribue et se consomme. En se bornant ainsi à analyser et à constater des faits, on en faisait une science positive, descriptive, qui se suffisait à elle-même et qui n’avait ni à demander ni à offrir de lumières aux autres branches des connaissances humaines ; mais cette définition si généralement acceptée est entièrement fausse et ne donne aucune idée de ce qu’est en réalité l’économie politique. En effet, déterminer comment la richesse se produit, ce serait indiquer les procédés de fabrication, les moyens qu’emploie l’agriculteur pour mettre la terre en valeur, le mineur pour exploiter les couches du sous-sol, le voiturier et le marin pour transporter les marchandises. C’est de la technologie et non de l’économie politique. Sans doute ce n’est pas ce dont les économistes se sont occupés, mais tel était le sens de leur définition. Dire comment la richesse se répartit, ce serait faire connaître la part qui revient au propriétaire, au capitaliste, à l’ouvrier, et noter le revenu de chaque classe de la société. Ce serait de la statistique et non de l’économie politique. Indiquer comment la richesse se consomme, ce serait décrire la façon dont la population se loge, s’habille et se nourrit. Ce serait une peinture de mœurs, un inventaire de mobilier, un menu de dîner et non de l’économie politique.

Cette troisième partie de la science qui traite de la consommation a paru si peu importante qu’on l’a souvent négligée, et que même Stuart Mill proposait de la supprimer. Et pourtant c’est sur ce point que portent presque exclusivement les réflexions des écrivains anciens qui se sont occupés de « l’économique, » comme Aristote, Xénophon, Platon. Ils étaient avant tout moralistes et ils disaient aux hommes comment ils doivent vivre pour faire leur bonheur et celui de leur patrie. Comme le dit très bien Roscher[1], les quelques maximes de ces auteurs qui concernent la richesse ont plus de portée qu’une foule de grands traités qui analysent longuement les effets de la loi de l’offre et de la demande. Ceux-ci notent les conséquences nécessaires de certains faits. Ceux-là s’adressent au libre arbitre, et indiquent à l’homme la meilleure voie à suivre et pour lui et pour les autres. — De la consommation dépend la production. En effet, l’industrie travaille pour satisfaire les besoins. Changez les besoins et vous aurez du coup changé toute l’industrie. Faites un peuple de sybarites, et les forces productives seront consacrées à créer des objets de luxe et de fantaisie. Ayez une nation de sages ou de quakers, et le travail ne servira qu’à fabriquer des choses utiles. La direction à imprimer à la consommation est donc chose capitale. Combien y a-t-il d’économistes qui s’en soient occupés[2] ? On le voit, la définition ordinaire de l’économie politique néglige l’essentiel et semble comprendre ce dont il ne peut être question. Tâchons de bien saisir son objet et sa mission.

L’homme a des besoins nombreux : besoins de se nourrir, de se vêtir, de se loger ; besoins primitifs que les raffinemens de la civilisation ont modifiés de mille façons différentes. Pour y donner satisfaction, la nature offre ses richesses et l’homme a ses bras. Il travaille d’abord pour se nourrir ; ensuite pour se fabriquer des outils, des instrumens qui diminuent l’effort ou accroissent le produit. Plus ces instrumens sont parfaits et mieux l’homme sait en tirer parti, plus il obtient de produits pour une même quantité d’efforts et mieux il est pourvu de tout ce qui est nécessaire, utile et agréable, en un mot, plus il a de bien-être. Pour faire un canot avec une hache de pierre, il lui faudra un an, avec des outils de fer ou d’acier un mois, avec des machines une semaine. Le progrès est énorme ; mais il est dû à l’amélioration des procédés de fabrication, à l’application de la science à l’industrie, ou, comme on dit, à l’emploi intelligent du capital. Décrire ce progrès n’est pas encore de l’économie politique ; celle-ci n’apparaît que quand il s’agit du partage et du bon emploi de la richesse acquise, et encore, tant qu’il s’agit d’un homme seul ou d’une famille isolée, ce n’est que de l’économie domestique.

Il n’y a lieu à économie politique qu’au sein d’un groupe de familles, dans une commune, dans un état. En effet, ce nom vient de trois mots grecs : οίχος, maison, νόμος, loi, πόλις, cité, état, et il signifie par conséquent la loi, la bonne administration de la maison commune, c’est-à-dire de l’état. Il ne s’agit pas seulement des finances publiques, mais du bien-être des citoyens. Ce qu’il faut chercher, c’est comment les hommes réunis en société doivent s’arranger, quelles institutions, quelles lois ils doivent adopter pour que chacun puisse se procurer, par son travail et en proportion de ses efforts, le plus de choses utiles à la satisfaction de ses besoins rationnels. Les lois les plus favorables à l’accroissement du bien-être seront celles qui contribueront le plus à rendre le travail productif. Le travail sera d’autant plus productif qu’il sera exécuté avec plus d’intelligence et de science, avec plus de soin et d’ardeur. Pour qu’il y ait intelligence et science, il faut répandre l’instruction ; pour qu’il y ait soin et ardeur, il faut organiser la responsabilité, c’est-à-dire faire en sorte que chacun jouisse de tous les fruits et rien que des fruits de son labeur. C’est là proprement l’œuvre de la justice, qui consiste à traiter chacun suivant son mérite en assurant à chacun le sien, cuique suum tribuere, comme dit si bien Cicéron. L’organisation de la responsabilité et la mise en pratique de la justice, voilà donc la chose essentielle en économie politique. On aperçoit déjà ici quels liens intimes la rattachent au droit et à la politique ; bientôt on le verra mieux encore.

La plupart des économistes orthodoxes ont voulu exclure complètement de leurs spéculations l’intervention de l’état ; ils ne s’en occupaient que pour la proscrire. Ce qu’ils voulaient donc, c’était faire de l’économie politique qui ne fût pas politique ; car elle ne devient « politique » que quand elle a pour objet l’action de la πόλις, de l’état, je veux dire les lois. Sans doute en démêlant avec soin les rapports de cause à effet qui rattachent les uns aux autres les faits économiques, en analysant la division du travail, les fluctuations des prix, la loi de l’offre et de la demande, les variations du salaire, des profits, de l’intérêt et de la rente, et les autres questions du même ordre, les économistes ont rendu un grand service ; mais c’est l’A B C de la science, ce n’est pas la science elle-même, pas plus que la calligraphie n’est l’art d’écrire. L’objet propre de l’économie politique est si bien l’influence des lois et des institutions sur le développement de la richesse, que les économistes dans leurs réunions, dans les meetings, dans les assemblées politiques, partout où ils ne s’adressent pas à des élèves, ne parlent que de lois à réformer ou à adopter, — non des prétendues lois naturelles nécessaires, qu’on laisse dans les manuels, mais des lois de l’état faites librement par le législateur.

L’état doit-il, oui ou non, mettre un impôt à l’importation sur certaines marchandises, et, si oui, sur lesquelles ? Quel système monétaire l’état doit-il adopter, le simple ou le double étalon ? Quels impôts faut-il établir, impôt sur le revenu, impôt sur le capital, sur les contrats, sur les transports, sur les consommations, impôt direct ou indirect, impôt proportionnel ou progressif ? L’état doit-il, comme on le veut en Allemagne et comme on le fait en Belgique et en Italie, rentrer en possession des chemins de fer ou doit-il au contraire les laisser tous aux compagnies particulières ? L’état doit-il proclamer la liberté des banques d’émission ou en réserver le monopole à un seul établissement ou peut-être à lui-même ? Faut-il que l’état, comme on le demande en Angleterre et comme il l’a fait en Irlande, règle d’autorité les relations entre propriétaires et fermiers ? L’état doit-il, en fait de succession, conserver le régime de la réserve, comme en France, ou introduire la liberté du testament, comme en Angleterre ? Ne conviendrait-il pas de restreindre les degrés de successibilité ? — Je m’arrête. Qu’on prenne successivement toutes les questions débattues entre économistes, et l’on se convaincra que toutes impliquent l’action de l’état. Il me paraît donc démontré que l’objet de l’économie politique est bien, comme je l’ai dit, de rechercher quelles sont les lois et les institutions qui sont le plus favorables à la productivité du travail, et par conséquent à l’accroissement de la richesse et à sa juste répartition[3]. Rousseau, au début du Contrat social, l’a presque défini quand il dit : « Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre en prenant les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles doivent être. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées. » Alliance du droit et de l’intérêt, de la justice et de l’utilité, voilà le point capital.

On l’oublie trop, c’est bien ainsi que les créateurs de l’économie politique, les physiocrates en France et Adam Smith en Angleterre, ont compris la science qu’ils fondaient. « L’économie politique, dit Smith, regardée comme une branche de la science de l’homme d’état et du législateur, a deux objets propres : rendre les citoyens habiles à se procurer des moyens abondans de subsistance et fournir au gouvernement un revenu proportionné au service public, en somme enrichir le peuple et le souverain. » Il s’agit donc des lois de l’état, non des lois naturelles. Mais, a-t-on dit, ce n’est pas là de la science, c’est de l’art, et on a proposé de constituer d’un côté une science qui s’occupe des lois générales et nécessaires, et de l’autre un art qui recherche les moyens d’application. On n’a pas compris que, si on appelle art tout ordre de connaissances qui poursuit un but, les sciences morales méritent toutes ce nom. En effet, la morale ne se contente pas de décrire les passions humaines, elle dit ce que les hommes doivent faire, quels sont les devoirs qu’ils ont à remplir, les vertus qu’ils doivent pratiquer. Le droit détermine les lois qu’il faut adopter pour que la justice règne. La politique cherche quelles sont les formes de gouvernement et les institutions qu’un peuple doit mettre en vigueur pour atteindre au degré de civilisation et de prospérité dont il est susceptible. Les sciences morales ont toutes un même but, qui est d’amener les hommes au bien, au bonheur, à la perfection. Faut-il pour cela les appeler des arts ? Je ne le pense pas. L’art ne commence que quand on étudie les moyens de faire accepter les règles d’action que ces sciences ont découvertes.

On discute encore beaucoup au sujet de la méthode propre à l’économie politique. Les uns prétendent que c’est une science « déductive, » c’est-à-dire qui se déduit a priori de quelques principes évidens par eux-mêmes. Les autres disent que c’est une science « inductive, » c’est-à-dire qui repose sur des inductions tirées de l’observation des faits. « L’économie politique, envisagée dans ce qu’elle a de général, dit Rossi, est plutôt une science de raison qu’une science d’observation. » Mill, Senior, Cairns, ont exprimé une opinion semblable. « L’économie politique, dit Senior, repose sur un petit nombre de propositions générales, dont le fondement est cet axiome, que tout homme désire augmenter sa richesse (wealth) avec le moins de sacrifices possibles. » Ce désir, là où il y a liberté et sécurité, conduit au travail, à la création et à l’accumulation du capital, à la division du travail, à l’usage de la monnaie, à l’appropriation du sol ; d’où résulte un accroissement constant de produits qui se partagent en salaires, profits, intérêts et rente en proportion du travail, du capital et de la terre fournis par chacun à l’œuvre de la production, le tout réglé par la loi suprême de l’offre et de la demande. Voilà le résumé de toute l’économie politique « déductive. »

M. Cliffe Leslie a montré récemment, avec la finesse d’analyse et la clarté qui distinguent tous ses écrits, qu’il était impossible de construire une science exacte sur cette base du désir universel de richesse, alors que ce désir prenait les formes les plus diverses chez chaque peuple et même chez chaque individu, l’Oriental mettant une fortune dans les pierreries d’un turban, le paysan français n’estimant que la terre, l’un sacrifiant tout à la possession de tableaux ou de livres, l’autre se ruinant pour des chevaux, pour des jardins ou simplement pour la table. Ce qui fait qu’un objet est une richesse, c’est qu’il répond à un besoin. Or le besoin varie suivant le climat, suivant l’opinion, suivant la mode, suivant les goûts individuels. Des fourrures ou des patins transportés sous l’équateur perdent toute valeur. La qualité de richesse est donc relative et sans cesse variable. Elle gît dans un rapport entre les besoins humains qui changent à chaque instant et les propriétés d’objets qui eux-mêmes se modifient constamment. C’est une tentative vaine que celle de Cournot et de M. Walras, qui s’efforcent de mettre en formules algébriques les problèmes économiques, tout comme celle de Rossi et de Senior, de « déduire » les principes de la science des richesses de quelques axiomes conçus a priori.

Faut-il adopter telle ou telle loi comme favorable à l’accroissement de la richesse ? Sans doute la connaissance des besoins et des instincts généraux de l’homme peut jeter quelque jour sur la question, mais, ces besoins et ces instincts variant suivant le climat, la race, la religion, le gouvernement, les traditions, il faudra tenir compte de toutes ces influences et par conséquent consulter l’expérience des différentes époques et des différens pays. Ainsi l’économiste doit avoir en vue un idéal qui est le bien-être de tous conformément aux prescriptions du juste ; mais il recherchera quelles sont les lois et les institutions qui y mènent, en tenant compte de la nature de l’homme en général et du tempérament de chaque peuple en particulier et en s’appuyant sur les faits constatés par l’histoire, la statistique, la description des différens pays. Il rattachera les effets aux causes, et en déduira des règles pratiques.

Un horizon immense s’ouvre ainsi. Il ne s’agit plus de constater ces prétendues lois naturelles dont on parle tant et qui ne sont que de simples truisms, c’est-à-dire l’analyse des effets de la loi de l’offre et de la demande faite avec plus ou moins de détails. Toute cette partie de la science, où on voulait la renfermer tout entière, a été exposée dans certains manuels, dans celui de M. Joseph Garnier par exemple, avec tant de clarté et de méthode, qu’il n’y a rien à y reprendre, et qu’ainsi on pourrait considérer l’économie politique comme arrivée à son plein achèvement, tandis qu’au contraire ce n’en est que le commencement. Mais c’est en se servant de ces élémens que l’on peut aborder l’étude du vrai problème économique, c’est-à-dire chercher quelles sont les lois et les institutions que les sociétés doivent adopter pour arriver au bien-être.

Dans cet ordre se présente une première question où l’on voit apparaître le rapport entre l’économie politique et la politique. Quelle est la forme de gouvernement le plus favorable à l’accroissement de la richesse ? Ce point n’est pas traité dans les manuels, mais certains auteurs, comme Montesquieu et Tocqueville, y ont jeté de vives clartés Je citerai par exemple, dans l’Esprit des lois, des mots comme ceux-ci : « Les pays ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté. » — « Le despotisme est semblable au sauvage qui coupe l’arbre pour en cueillir le fruit. » Citons encore les admirables chapitres : Comment les lois établissent l’égalité dans la démocratie (V. 6), et celui intitulé du Luxe à la Chine, satire sanglante des abus de l’ancien régime[4] ; puis le livre treizième : des Rapports que la levée des tributs et la grandeur des revenus publics ont avec la liberté ; le dix-huitième : des Lois dans les rapports qu’elles ont avec la nature du terrain ; le vingtième : des Lois dans les rapports qu’elles ont avec le commerce, et tout le livre qui traite de la population.

Rousseau a parfois aussi à ce sujet des vues très profondes, comme lorsqu’il montre par l’exemple de la Grèce, de Rome et des républiques italiennes que les agitations de la liberté sont moins funestes que le repos du despotisme : « Les émeutes, les guerres civiles, effarouchent beaucoup les chefs ; mais elles ne font pas le vrai malheur des peuples… C’est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles. Quand tout reste écrasé sous le joug, c’est alors que tout dépérit et que les chefs les détruisent à leur aise, ubi soliludinem faciunt, pacem appellant. Autrefois la Grèce florissait au sein des plus cruelles guerres ; le sang y coulait à flots, et tout le pays était couvert d’hommes. « Il semblait, dit Machiavel, qu’au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre république en devînt plus puissante ; la vertu de ses citoyens, leurs mœurs, leur indépendance, avaient plus d’effet pour les renforcer que toutes ses dissensions n’en avaient pour l’affaiblir. » Un peu d’agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l’espèce est moins la paix que la liberté. » On voit ici comment l’histoire éclaire les problèmes économiques. Autre mot de Rousseau d’une justesse frappante : « Les lois doivent être telles que, pour acquérir l’abondance, le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile. » Et encore cette phrase, qui me revenait sans cesse à l’esprit tandis que je traversais récemment la Russie : « A chaque palais que je vois s’élever dans la capitale, je crois voir mettre en masures tout un pays. » Veut-on se rendre compte de l’effet d’un mauvais gouvernement, qu’on lise l’histoire de la décadence de l’Espagne à partir de Philippe II ou qu’on parcoure les plaines désertes, les monts dénudés, les vallées désolées par la fièvre de l’Asie-Mineure, et qu’on songe aux cités opulentes, aux nombreuses populations, que ce beau pays renfermait dans l’antiquité.

Tocqueville a montré en traits qui ne s’oublient pas l’influence de la démocratie sur la poursuite de la richesse. « Toutes les causes qui font prédominer dans le cœur humain l’amour des biens de ce monde développent le commerce et l’industrie. L’égalité est une de ces causes. Elle favorise le commerce, non point directement en donnant aux hommes le goût du négoce, mais indirectement en fortifiant et généralisant dans les âmes l’amour du bien-être. » — « Je ne sais, dit-il encore, si l’on peut citer un seul peuple commerçant et manufacturier, depuis les Tyriens jusqu’aux Florentins et aux Anglais, qui n’ait été un peuple libre. Il y a donc un lien étroit et un rapport nécessaire entre ces deux choses : liberté et industrie. » Comme il indique bien le danger, même au point de vue purement économique, de demander le salut au pouvoir absolu ! « Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer, et au moindre bruit des passions publiques qui pénètre au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps, la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. » Voilà 1852 prédit longtemps d’avance. Quelle profondeur aussi dans les chapitres où il décrit les caractères de l’industrie moderne et les relations qui en résultent entre les maîtres et les ouvriers ! Les livres si brillans et si profonds de M. Dupont-White montrent à toutes leurs pages les rapports de la politique et de l’économique, et ici même M. Baudrillart vient de publier une étude faite dans le même esprit : Le luxe et les formes de gouvernement.

Un autre chapitre à écrire et qui contiendrait plus d’un paragraphe piquant et instructif, c’est celui où l’on examinerait l’influence des diverses formes de culte sur la productivité du travail et la prospérité des peuples. Ce qui rend le travail productif, avons-nous dit, c’est l’application de la science dans l’industrie et de la justice dans les lois. Tout culte qui condamnerait l’étude de la nature ou qui consacrerait de profondes iniquités ou de grandes absurdités mettrait obstacle au progrès économique. L’ancienne religion de la Chine et celle de Zoroastre mettaient la bonne culture et les plantations d’arbres au rang des œuvres pies. Aussi la Chine et la Perse étaient-elles très prospères, et aujourd’hui encore les Parsis aux Indes sont presque tous très riches, et les Chinois font partout fortune. Le mosaïsme s’est montré très favorable au développement du bien-être. Il avait transformé les rochers arides de la Palestine en un pays extrêmement florissant, abondant en denrées, dix fois plus riche et plus peuplé qu’il ne l’est aujourd’hui. Sous nos yeux, les sectateurs de Moïse deviennent partout les rois du commerce et de la finance, et dans certains pays où la population est encore mal guérie des effets de l’oppression, comme dans l’Europe orientale, dès que s’établit la libre concurrence, ils l’emportent si complètement qu’on les frappe de mesures d’exception et que parfois on les massacre. Le mahométisme a ruiné tous les pays où il a régné seul, sauf l’Égypte, qui, grâce aux bienfaits du Nil, ne peut l’être. Ses dogmes diffèrent peu de ceux du judaïsme ; mais il a établi le despotisme, enseigné l’indifférence fataliste et dédaigné la science : cela a suffi pour tout stériliser. Le culte qui a débuté par brûler la bibliothèque d’Alexandrie ne pouvait être favorable à la diffusion des lumières ni par conséquent à l’accroissement de la richesse.

Le christianisme, en préparant peu à peu l’affranchissement de tous, et en répandant des idées d’égalité et de justice, a produit le magnifique épanouissement de la civilisation moderne. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la puissance des états chrétiens avec celle des autres pays, et de remarquer que les peuples les plus libres et les plus prospères sont précisément ceux qui, par la réforme, se sont le plus rapprochés des principes de l’Évangile. Il y a plus, les sectes qui ont appliqué ces principes presque dans toute leur rigueur, les quakers en Angleterre et en Amérique, les mennonites en Hollande et en Allemagne, n’ont point de pauvres, et presque tous leurs membres sont dans l’aisance ou dans l’opulence. Un quaker vit exactement comme l’a voulu Jésus et comme le conseille l’économie politique. Il travaille avec ardeur et constance ; il est sobre, il fuit le luxe dans ses vêtemens et dans sa maison ; il secourt ses semblables et en même temps il épargne ; il féconde ainsi l’industrie, crée du capital et fonde la liberté. C’est l’esprit des Pilgrim-Fathers qui a suscité l’étonnant développement des États-Unis. Je ne puis qu’indiquer rapidement quelques faits. Le sujet demande de longues recherches : elles aboutiront toujours à cette consolante conclusion, que ce qui conduit les peuples au bien-être, c’est le culte de la vérité et l’amour de la science.


II

La morale touche aux racines mêmes de l’économie politique. De quoi s’occupe celle-ci ? De l’accroissement de la richesse. Qu’est-ce qui est richesse ? C’est, comme l’a très bien dit Roscher, tout ce qui satisfait un besoin vraiment humain, c’est-à-dire digne de la nature humaine et avoué par la raison, un besoin rationnel en un mot. Or qui dira quels sont les besoins rationnels ? L’hygiène déterminera quels sont les besoins réels du corps, et la morale dans quelle limite il convient d’y donner satisfaction : elle condamne d’un côté l’ascétisme qui béatifie Simon le Stylite parce qu’il se perche au haut de sa colonne ou saint Labre parce qu’il vit dans la malpropreté et l’oisiveté, et d’un autre côté, le Sybarite à qui la feuille de rose enlève le sommeil et que les soins de mille serviteurs ne peuvent satisfaire. Il ne faut pas tant ravaler et mortifier le corps qu’il ne puisse plus être l’instrument de l’esprit, mais il ne faut pas non plus l’amollir au point qu’il faille sans cesse s’occuper de ses fantaisies. Les Grecs en ce point doivent être nos modèles. Ils s’occupaient beaucoup du corps, mais pour le fortifier et l’endurcir de façon qu’il fût insensible aux intempéries, à la fatigue et presque à l’abri des maladies. En même temps, ils s’appliquaient à la culture de l’esprit par les discussions philosophiques et politiques et par le culte de l’art conçu comme moyen d’éducation.

La morale de tous les temps prêche la modération des désirs. La plupart des économistes se félicitent au contraire de ce que les désirs de l’homme sont illimités, parce qu’ainsi, quel que soit le progrès des machines, il restera toujours autant de besogne à faire. Dans ce conflit de doctrines, qui a raison ? Évidemment la morale. Si la machine abrège le temps nécessaire pour donner satisfaction aux besoins rationnels, faudra-t-ii employer ce loisir conquis par la science à fabriquer des inutilités, uniquement pour faire travailler ? C’est bien là ce que Bastiat appelait du sisyphisme, c’est-à-dire rechercher l’effort pour l’effort, creuser des trous pour les combler, verser de l’eau dans le tonneau des Danaïdes, et ce sisyphisme il le déclarait nécessaire pour résoudre la question des machines. Faudra-t-il inventer des fantaisies puériles, rien que pour employer les ouvriers ? Un homme sensé qui, en perfectionnant les procédés du travail, se procure ce qu’il lui faut en huit heures ne consacrera pas le reste de sa journée à se broder des manchettes ou à se ciseler des breloques. Comme le citoyen d’Athènes, il portera un vêtement de laine et ira écouter Socrate, applaudir Sophocle ou discuter avec Démosthène. Ainsi doit faire l’humanité. Jetez les yeux sur les boutiques de nos grandes villes : que de travail perdu représente cette innombrable variété d’objets inutiles, et comme il eût mieux valu le réserver pour fabriquer l’indispensable ! L’utilité suprême des machines est non pas de permettre le développement indéfini du luxe, mais d’assurer à tous le nécessaire et de procurer aux hommes des loisirs pour cultiver leur esprit, jouir de la nature et du commerce de leurs semblables. Les besoins matériels sont des liens qui nous font esclaves ; pour les satisfaire, il faut sacrifier son temps, étoffe précieuse et courte de la vie, et qui s’y est asservi renoncera à la liberté pour se livrer en paix aux jouissances que leur satisfaction procure. Les économistes ont eu tort de ne pas écouter en ce point les moralistes païens et chrétiens. La vraie économie est d’accord avec la vraie morale.

C’est la morale encore qui tranchera cette question fondamentale : tout ce qui a une valeur échangeable est-il richesse ? Dupont de Nemours, le dernier survivant des physiocrates, proscrit de France par la restauration, écrit le 22 avril 1815, à J.-B. Say, du navire qui l’emporte vers l’Amérique, pour lui reprocher d’avoir trop rétréci le domaine de l’économie politique, qui est, prétend-il, « la science de la justice appliquée à toutes les relations sociales. » Vous soutenez, dit-il, que tout ce qui s’échange est richesse. Les Phryné et les Laïs échangent leurs faveurs contre beaucoup d’argent ; faut-il en conclure qu’elles produisent de la richesse, et qu’un pays est d’autant plus prospère qu’il compte plus de filles faisant commerce de leurs charmes ? Non, répondit-il spirituellement, « les femmes honnêtes sont les vrais trésors dont le prix est en raison inverse de la circulation. » — Un auteur écrit un livre immoral qui se vend à trente éditions et qui lui rapporte 50,000 francs. Ceux qui l’achètent valent moins après qu’ils l’ont lu ; ils remplissent moins bien leurs devoirs. Ce livre, dont la vente a rapporté de si gros bénéfices à l’éditeur et à l’auteur, est-il une richesse ? Les Anglais vendent aux Chinois pour 300 millions d’opium : est-ce là une vraie richesse ? Évidemment non. En effet, que l’empereur fasse jeter dans la mer tout cet opium, et loin que la Chine y perde, elle y gagnera d’avoir moins de gens abrutis et incapables de travailler. Peut-on appeler richesse un objet dont la perte vous enrichit ? L’opium est une valeur pour le marchand qui trouve des gens assez insensés pour lui donner en échange de l’or avec lequel il se procurera des choses utiles ; mais pour la nation, pour l’humanité, c’est une non-valeur, puisqu’il ne sert qu’à produire l’hébétement et l’idiotisme. Il en est de même, à un moindre degré, du tabac et des liqueurs fortes : ce sont des poisons qui coûtent du travail, qui s’échangent, qui par conséquent aux yeux des économistes sont des richesses, et cependant leur anéantissement serait un bienfait. Il faut donc distinguer les vraies et les fausses richesses, et c’est grâce aux indications de l’hygiène et de la morale qu’on fera cette distinction capitale.

L’influence de la morale se fait sentir à chaque pas dans les questions économiques. La base du crédit est la confiance, et la confiance est en raison de la probité confirmée par de bonnes lois. Là où manque la bonne foi commerciale, le crédit n’existe pas ou le taux de l’intérêt est exorbitant. Dès qu’il n’y aura plus de caissier qui ne mette à sec le coffre-fort, d’encaisseur qui n’emporte le produit des bordereaux, d’administrateur qui ne fasse de faux bilans pour écouler ses titres et de lanceur d’affaires qui ne demande des concessions que pour voler le public, c’en sera fait de l’industrie. Ce n’est pas dans une forêt de Bondy qu’on verra se multiplier les usines et fleurir le commerce : et l’on comprend bien pourquoi l’Orient ne ressemble pas à l’Angleterre. Les pays où la probité manque parmi les fonctionnaires sont exposés à en pâtir cruellement. La Russie et la Turquie viennent d’en faire tour à tour la triste expérience. La force morale agit puissamment sur la productivité du travail. L’ouvrier qui, comme on dit, a le cœur à l’ouvrage et qui accomplit sa tâche par sentiment du devoir ou même par amour-propre, fera de bien meilleure besogné. S’il ne songeait qu’à appliquer la fameuse règle de l’intérêt bien entendu qui consiste à livrer le moins de sa denrée au plus haut prix possible, il ne ferait pas la moitié autant. De quelle importance n’est pas la probité commerciale dans la livraison des marchandises ! Le vendeur qui trompe ses cliens, surtout à l’étranger, se ferme ce débouché non-seulement pour lui-même, mais aussi pour le pays auquel il appartient. Le propriétaire qui ne pressure pas ses tenanciers, qui vient à leur aide dans l’adversité et qui ainsi établit entre eux et lui un lien moral, prévient cette hostilité des classes qui est le péril de l’avenir.

La fameuse question de la population qui, en économie politique, domine toutes les autres, se résout principalement par des considérations de l’ordre moral. Que faut-il pour que le nombre des habitans ne dépasse pas la production des denrées alimentaires ? Il faut de la prévoyance, de la prudence, de la continence, toutes vertus qui supposent de la force morale. La création du capital est souvent un acte de vertu, surtout de la part des petites gens. Il faut renoncer à une jouissance immédiate en vue d’un bien à venir : c’est encore de la force morale. Quant à la consommation, qui, comme nous l’avons dit, commande à la production, elle est déterminée tout entière par la direction plus ou moins morale donnée à la vie. C’est le relâchement des mœurs qui conduit le peuple à dépenser en boissons fortes ce qui suffirait pour l’affranchir de la misère, et les riches à donner l’exemple de la prodigalité et du désordre.

Les anciens et même Montesquieu ont cru que l’accroissement de la richesse mène les nations à l’amollissement et à la décadence. C’est ainsi qu’ils expliquent la chute des empires. Si en effet un peuple sort de la simplicité primitive et s’enrichit rapidement sans qu’en même temps il acquière la force morale nécessaire pour en faire un bon usage, son opulence deviendra une source d’immoralité et la cause de sa perte. C’est le spectacle que nous offrent en ce moment les États-Unis. Ce qui a toujours perdu les démocraties, c’est l’excès de l’inégalité plus encore que celui des richesses. Pour développer ces considérations, il faudrait un livre. Heureusement on peut renvoyer le lecteur à quelques ouvrages excellens de MM. Baudrillart, Dameth et Minghetti[5]. Les juristes ne veulent pas qu’on leur enseigne l’économie politique, et cependant sans l’économie politique on ne pénètre pas au fond du droit, pas plus que sans le droit on ne pénètre au fond de l’économie politique. Les meilleurs juristes seront ceux qui seront en même temps économistes, et les meilleurs économistes ceux qui seront aussi juristes. De part et d’autre, on l’a méconnu, et voilà pourquoi d’un côté comme de l’autre on est souvent superficiel. L’ancienne école économique n’a guère porté son attention sur les questions de droit. Elle se figurait l’homme agissant dans sa pleine liberté, suivant des lois économiques nécessaires et partout les mêmes. Dans ce domaine abstrait, on n’avait pas à s’occuper des institutions civiles et des lois établies. Tout ce que l’on réclamait, c’était la suppression complète de l’intervention de l’état, et par là on entendait seulement l’abolition de certaines entraves mises à la liberté individuelle, comme les douanes, les jurandes, les lois contre l’usure. On oubliait complètement que l’état intervient aussi en imposant certaines formes de propriété et d’héritage, en un mot tout un code civil, et que par conséquent réclamer la non-intervention absolue de l’état, c’était demander le retour à la sauvagerie. On se figurait que les prétendues lois naturelles de l’économie politique se retrouvaient les mêmes chez toutes les nations et dans tous les pays. « L’économie politique, disait récemment l’ancien chancelier de l’échiquier, M. Lowe, n’appartient en particulier à aucun peuple. Elle est fondée sur les attributs de la nature humaine, et aucun pouvoir ne peut la changer. » Ce sont là de pures abstractions. Sans doute le législateur ne peut changer ni le corps ni les facultés de l’homme ; il ne parviendra ni à lui donner quatre bras ni à lui enlever l’amour de soi. Mais il peut lui apprendre à régler son égoïsme en lui inspirant des sentimens de justice, de charité et d’obéissance. En outre si, comme à Athènes ou à Rome, il tient en esclavage les trois quarts de la population, les lois économiques auront un tout autre effet que là où règne la liberté, et la répartition des biens dans un pays à majorât sera très différente de celle qui se fera sous le régime du partage égal.

Dans toutes les sociétés, sauf peut-être au temps de la barbarie primitive, la liberté de l’homme se déploie dans le cadre imposé des institutions juridiques et des règlemens de l’état. Quand on ne veut pas se contenter de théories abstraites et vagues, c’est l’influence de ces lois et de ces institutions qu’il faut examiner d’abord. Elles ne sont pas les mêmes dans les différens pays et aux différentes époques, et elles modifient profondément le système de production et surtout de répartition de la richesse. Ainsi sir Henry Maine nous fait connaître que dans l’intérieur de l’Inde la fameuse loi de l’offre et de la demande ne trouve presque pas d’application, parce que tout est réglé par la coutume. Le partage des produits du sol se fait d’une façon très différente, suivant que sont en vigueur dans un pays le métayage, le bail à ferme, le bail héréditaire, la petite ou la grande propriété, la propriété communale ou la propriété privée. Les diverses formes de l’hérédité impriment à l’ordre économique des modifications essentielles et correspondantes, par exemple, démocratisant la possession de la terre en France ; en Angleterre, au contraire, la concentrant aux mains de quelques grandes familles. Le salaire sera bien plus instable dans un pays où les ouvriers accumulés dans certains centres industriels doivent à tout prix louer leurs bras, que dans un pays où les artisans répandus dans les campagnes, comme en Suisse, trouvent dans la culture de leur petit champ un supplément de ressources. Peut-on parler de la monnaie sans se demander à quelles pièces d’argent ou d’or la loi attribue le privilège d’être reçues en tout paiement et d’éteindre toute dette ? S’occupe-t-on du crédit, on ne peut pas ne pas tenir compte des lois qui concernent les banques, le prêt à intérêt, les faillites ou les sociétés commerciales. Les relations des hommes avec les choses et des hommes entre eux sont évidemment déterminées par le droit. L’économie politique doit donc nécessairement s’appuyer sur la philosophie et sur l’histoire du droit. Sans doute ces sciences ne doivent pas être confondues, mais on ne peut les étudier les unes sans les autres. La nécessité de réfuter les doctrines communistes rend cette union indispensable. Les socialistes en effet ont prétendu que la condition économique des salariés est la conséquence des institutions en vigueur, et ils réclament la réforme de celles-ci parce qu’elles sont, disent-ils, la vraie cause de la misère. Si l’on veut leur répondre autrement que par des généralités, il faut remonter jusqu’aux lois civiles et examiner ce qu’elles ont de nécessaire, d’utile ou de nuisible à la prospérité nationale et au bien-être de chacun.

Le rapport des questions économiques avec le droit n’a été exposé d’une façon systématique que tout récemment. Stuart Mill a quelques vues très justes à ce sujet. M. Schmoller, professeur à l’université de Strasbourg, et Hermann Rössler, professeur à celle de Rostock, ont parfaitement montré toute l’importance du problème[6]. Mais je ne connais que MM. Adolph Held, de Bonn, et Adolph Wagner, de Berlin, qui aient tenté de donner à cette matière la place qui lui revient dans l’enseignement de la science. Comme il s’agit de renouveler les bases mêmes de l’économie politique, on nous permettra quelques détails sur les deux écrits de ces économistes qui ont paru l’an passé. Le premier est une esquisse du cours que M. A. Held fait à l’université de Bonn (Grundriss für Vorlesungen über Nationalökonomie) ; il a été publié comme manuscrit pour l’usage de ses élèves. Après avoir défini, suivant l’habitude, le besoin, les biens, l’économie politique et sa méthode, il consacre un chapitre spécial au droit dans ses rapports avec les biens (Vermögensrechte). L’homme, dit-il, existe et travaille au sein de la société. Toute société a besoin d’un pouvoir pour y maintenir l’ordre. L’état et le droit sont aussi anciens que l’humanité elle-même. Il s’ensuit que la faculté qu’a l’individu d’employer et de consommer des biens ne dépend pas uniquement de sa puissance à lui ; elle est réglée par le droit que l’état lui confère sur les choses. La part qu’obtient une personne dans la masse générale des biens, c’est-à-dire sa fortune privée et sa condition économique, est en rapport avec les droits réels qui lui sont reconnus. C’est le droit civil qui, en fait, détermine ce dont un citoyen peut disposer à l’exclusion de tout autre. L’influence du droit civil sur la nature des relations économiques est considérable. Celles-ci varient d’après la façon dont il règle le mode d’acquisition et le transfert des biens. L’influence du droit politique sur les conditions économiques est grande, mais celle du droit civil l’est bien plus encore. La première est indirecte, la seconde directe et plus constante, parce que les lois civiles changent beaucoup moins que les institutions politiques.

Le système de droits réels peut reposer ou sur le principe que les individus n’ont sur les choses qu’un droit d’usage, le domaine éminent étant réservé à des personnes juridiques d’un caractère public, l’état, la commune, les corporations, — système de la propriété commune, — ou sur le principe qu’il faut conférer aux individus sur les choses le droit le plus exclusif et le plus permanent, — système de la propriété privée. Le droit civil des états civilisés repose aujourd’hui sur le système de la propriété privée ; cependant celui de la propriété commune reparaît dans beaucoup de lois récentes : expropriation, instruction gratuite, routes publiques sans péage, chemins de fer construits et exploités par l’état. Après avoir discuté les définitions et fait l’histoire de la propriété, M. Held prouve que l’institution de la propriété privée, même appliquée au sol, répond à la nature de l’homme, assure le maximum de production et paraît par conséquent indispensable pour tout l’avenir que l’on peut prévoir. Mais la propriété qui implique le droit d’user exclut celui d’abuser. Il appartient donc aux lois de déterminer les limites et les devoirs de la propriété. Le mariage monogamique repose sur la propriété privée, et l’hérédité en dérive directement. Il faut ensuite examiner le rapport qu’ont avec la production et la répartition de la richesse les modes d’acquisition ; occupation, prescription, spécification, vente ; les servitudes, les droits de gage, les droits d’auteur, de patente, de firme, les différentes formes de société. La liberté des contrats opère le transfert des biens et établit les relations personnelles, le louage des services détermine les prix. Mais cette liberté ne peut être absolue ; elle est limitée par la morale et la justice, et c’est aux lois à poser ces limites, nécessairement variables d’après les différens degrés de civilisation.

M. Adolphe Wagner ne s’est pas contenté de tracer un sommaire ; il a essayé de remplir le cadre. Avec son éminent collègue, M. Nasse, il a entrepris de publier une révision du traité classique du patriarche des économistes allemands, Karl Rau ; seulement il s’est trouvé, comme il fallait s’y attendre, que ce qui ne devait être qu’une édition révisée est devenu un travail complètement différent. Le premier volume, — immense in-octavo de 757 pages, — est consacré à l’exposition des principes (Grundlegung), et il n’en renferme qu’une partie. Les trois derniers chapitres traitent du côté juridique des problèmes économiques. Le titre qu’ils portent en indique bien l’importance : de l’Organisation économique, — de l’État et de son influence économique, — le Droit considéré en tant qu’il règle les rapports économiques. M. Wagner considère d’abord l’homme cherchant dans le travail la satisfaction de ses besoins. Mais l’homme vit en société, et la société ne peut subsister que quand l’état y fait régner l’ordre et établit la base juridique des relations des hommes entre eux. Cette base juridique, c’est le droit civil, d’où résulte l’organisation économique de la société. Les anciens économistes se sont vivement élevés contre toute organisation artificielle. Ils semblent oublier que le droit qui nous régit est le résultat d’une élaboration rationnelle du droit romain primitif, poursuivi pendant mille ans, par des générations successives de juristes. C’est bien là un ordre artificiel, c’est-à-dire résultant de l’art du législateur et du jurisconsulte. L’ordre naturel qu’on invoque ne règne que dans les bois.

D’après M. Wagner, le développement économique d’un peuple dépend d’abord du progrès des procédés techniques des différentes industries, ensuite de l’état de la législation (Verkehrsrecht) qui sert de base et de règle aux activités économiques des individus. Les grandes institutions juridiques dont il faut rechercher l’influence en économie politique sont, dit le savant professeur de Berlin, la liberté individuelle, la propriété avec le droit contractuel, l’hérédité et l’autorité des droits acquis. Les principes d’après lesquels se règlent ces institutions ne sont pas immuables ; ils sont soumis à des transformations et à un développement historiques. Les changemens dans les procédés techniques amènent presque toujours un changement dans les institutions juridiques ; ainsi le développement de l’industrie a fait naître tout un nouveau droit industriel. De même les modifications du droit conduisent à des modifications dans les procédés. M. Minghetti a donc pu dire avec, raison que toute grande période du progrès économique s’appuie sur un système juridique correspondant. Dans une étude approfondie de la liberté et de la propriété, M. Wagner montre l’influence décisive exercée sur la production, et plus encore sur la répartition de la richesse, par les formes différentes que l’histoire a successivement données à ces deux droits. On voit apparaître ici, principalement dans les détails des organisations agraires des différentes époques et des différens pays, les rapports intimes qui relient l’économie politique au droit. M. Wagner fait ressortir une vérité essentielle, mais généralement méconnue, c’est que la propriété n’est pas un droit présentant toujours des caractères identiques et pour ainsi dire nécessaires. Elle a varié en tout temps d’après le milieu social où elle était reconnue, d’après les procédés du travail et même d’après les objets auxquels elle s’applique[7]. Tant que les hommes vivent du produit de la chasse ou de leurs troupeaux et même tant que l’agriculture est essentiellement « extensive, » le sol appartient en commun à la tribu entière. A mesure que le mode d’exploitation se perfectionne, devient plus « intensif » et par suite exige l’emploi d’un plus grand capital, et qu’en même temps le bétail occupe moins de place dans l’économie rurale et la viande dans l’alimentation, la propriété privée s’étend successivement jusqu’à faire disparaître entièrement même les communaux, les communs des villages, et ainsi à ne rien laisser pour l’usagé collectif. Le bénéfice, le fief, la mense épiscopale, le domaine des Couvens, le colonat, la possession des mainmortables, la propriété, sous toutes ses formes, dans le régime féodal, a un caractère précaire, viager, ou tout au moins limité, qui la distingue radicalement de la propriété absolue, exclusive du droit quiritaire, adoptée par les législations modernes.

La propriété des objets de consommation est bien plus complète que celle des instrumens de production. A ceux-ci s’applique dans toute sa force la réserve imposée, même par le droit romain, au droit d’user et d’abuser (jus utendi et abutendi re suâ quatenus juris ratio patitur), autant que le permet la raison même qui a donné naissance au droit, c’est-à-dire l’utilité générale. Tandis que pour les objets de consommation les anciens règlemens, par exemple les lois somptuaires, les vêtemens imposés, les prix de vente fixés par l’autorité, disparaissent, les restrictions mises au libre emploi des choses immobilières tendent à se multiplier et deviennent plus sévères. Ainsi on fait partout des lois de plus en plus strictes concernant les déboisemens, l’emploi des machines, l’usage des eaux courantes, l’organisation du travail dans les fabriques. Dans les villes, le propriétaire ne peut bâtir qu’après que son plan a été approuvé par l’autorité ; il peut être forcé à démolir des bâtimens déclarés dangereux ou insalubres ; il ne peut y établir une industrie de nature à incommoder ses voisins. La propriété des mines est soumise à des restrictions encore plus nombreuses. Enfin on vous exproprie malgré vous, non-seulement pour un travail d’utilité publique, mais même, dans l’expropriation par zones, pour permettre à la commune ou à l’état de couvrir les frais d’une amélioration. Voilà quelques applications de la formule romaine : quatenus ratio juris patitur.


III

Nous avons vu que l’organisation juridique de la société détermine, en grande partie, les modes de production et de répartition de la richesse, que, par conséquent, la connaissance du droit est indispensable à l’économiste. La connaissance de l’économie politique n’est pas moins nécessaire au législateur qui vote les lois, aux juges qui les appliquent, et aux juristes qui les interprètent. Sans doute, quand on se contente de disserter sur le sens des textes, on peut s’en tenir aux commentaires spéciaux ; mais, dès qu’on veut remonter aux sources des dispositions juridiques, on trouve des raisons économiques qui même, dans bien des cas, donnent la vraie solution pour des difficultés d’interprétation. Je le prouverai en passant rapidement en revue les principales matières du code. Commençons par la propriété, la base de tout ordre social.

Pourquoi accorde-t-on, sous le nom de propriété, à certaines personnes le droit exclusif de disposer de certaines choses ? C’est, disent les théoriciens du droit naturel, parce que ce droit est la condition du développement de la personnalité et de la liberté de l’homme. Il lui faut un domaine où il puisse agir en maître, sinon il est esclave. La propriété est la sphère extérieure de la liberté ; elle est donc de droit naturel. Cette théorie est incomplète si elle ne s’appuie pas sur l’économie politique, et, en tout cas, elle paraît trop absolue. C’est seulement parce que l’homme a des besoins à satisfaire qu’il lui faut la disposition exclusive de certaines choses. Pour des anges, à quoi bon la distinction du tien et du mien ? Les hommes qu’un profond sentiment religieux anime, comme les premiers chrétiens, cessent-ils d’être libres parce qu’ils mettent tout en commun, et n’est-ce pas au contraire dans le détachement absolu des intérêts terrestres que se trouve la plus parfaite liberté ? D’ailleurs, ce droit exclusif, ne suffit-il pas de l’accorder sur les objets de consommation, produit de l’activité personnelle ? Faut-il l’étendre au sol, au capital, aux instrumens mêmes de la production ? Évidemment on ne peut le décider a priori. Pour trancher la question, il faut invoquer des raisons économiques. Les ouvriers, les fermiers, les entrepreneurs mêmes travaillent au moyen de capitaux et sur une terre qui ne leur appartiennent pas ; sont-ils pour cela privés de la « sphère extérieure de leur personnalité ? » Si la propriété est la condition nécessaire de la liberté, comment se fait-il que tant de millions d’hommes n’en aient point ? On voit que le droit naturel sans l’économie politique ne suffit pas pour donner une base solide à la propriété.

D’après la théorie du droit romain, reprise par beaucoup de juristes modernes, elle dérive de l’occupation. Celui qui a mis en sa puissance un objet qui n’appartenait à personne, res nullius, acquiert la faculté d’en disposer à l’exclusion de tout autre. Cette explication est encore plus insuffisante que la précédente. Pour que d’un fait sorte un droit, il faut que le fait soit légitime en lui-même, et qu’il soit en même temps juste et utile que ce fait donne naissance au droit. Loin donc que l’occupation puisse fonder la légitimité de la propriété, c’est la légitimité même de l’occupation qu’il faudrait démontrer. Or celle-ci s’appuie sur une hypothèse erronée : il n’y a pas en réalité de res nullius. Tout territoire, avec ce qu’il renferme, avant que la propriété privée soit établie, appartient à la tribu ou à la nation ; celle-ci peut bien décider que le premier qui enclora un terrain ou abattra une pièce de gibier en deviendra propriétaire ; mais, dans ce cas, c’est la loi qui crée la propriété, et, si elle le fait, c’est par des motifs d’utilité générale de l’ordre économique. Suffit-il que j’enfonce ma lance dans un champ ou que je plante mon drapeau sur un continent pour que j’en devienne propriétaire, et sera-ce ma volonté qui seule tracera la limite de mon droit ? Évidemment non. C’est au nom de la justice et non d’un acte qu’on peut revendiquer la faculté de disposer d’un objet. Ainsi l’occupation peut être un mode d’acquérir la propriété sanctionnée par la loi ; elle ne peut en être la source juridique.

Non, diront les économistes, sa vraie base, c’est le travail. N’est-il pas juste que celui qui a créé la valeur d’un objet ou qui a fécondé le sol en devienne propriétaire ? Ici le fondement que l’on invoque est purement économique. On peut considérer, en effet, comme un idéal à atteindre des institutions civiles telles que chacun obtienne dans l’ensemble du produit national une part proportionnée à la tâche qu’il a remplie dans l’œuvre de la production ; mais les économistes n’ont pas vu où conduisait leur théorie. C’est elle qui a fourni aux socialistes leurs armes les plus dangereuses. Si c’est le travail qui crée la valeur, ont-ils dit, le produit tout entier du travail doit être attribué au travailleur. Le travail est, d’après vous, la base de la propriété. Dans ce cas, expliquez-nous, s’il vous plaît, comment il se fait qu’en tout temps et en tout pays ceux qui travaillent ne possèdent point, et ceux qui possèdent ne travaillent point. On le voit, si la théorie des économistes peut devenir le fondement de l’ordre juridique futur, elle ne l’est pas de l’ordre actuel.

Il y a encore la théorie du contrat et celle de la loi. Les hommes à l’origine auraient fait un contrat pour substituer la propriété privée à la propriété commune. C’est là évidemment un fait imaginaire, qui, fût-il réel, ne pourrait servir de base à une institution actuelle. Comment les sociétés civilisées seraient-elles liées par un contrat qu’auraient conclu nos ancêtres encore à l’état sauvage ? La seule chose importante, c’est le motif qui les aurait conduits à sortir de la communauté. Ce motif, c’est qu’ainsi les individus étaient plus libres, plus portés au travail, et par conséquent la terre mieux cultivée. C’est là en effet la raison qui, dans le cours de l’histoire et par des progrès successifs, a substitué peu à peu la propriété privée du sol à la propriété collective. Or cette raison est évidemment de l’ordre économique.

La théorie du contrat a perdu son crédit, mais celle qui fait dériver la propriété de la loi positive a conservé beaucoup de partisans. Il est évident en effet que c’est la loi qui définit la propriété et qui en détermine les privilèges, les obligations, les limites et les modes d’acquisition ; mais le législateur ne crée pas le droit. Il peut même décréter des règles contraires à l’équité, comme quand il sanctionnait l’esclavage. Ces décisions ne sont légitimes qu’à la condition qu’elles soient conformes à la justice, à l’ordre général. A tout moment, il est pour un peuple un ordre, un ensemble d’institutions, qui est le plus favorable au bien et au progrès des individus et de la société. Les lois conformes à cet ordre sont de bonnes lois, et celles qui y sont contraires sont de mauvaises lois. C’est là le droit, c’est-à-dire le droit chemin, la voie la plus courte et la meilleure vers la perfection. Cet ordre n’est évidemment pas le même pour tous les temps et pour tous les peuples. Un régime excellent pour des hommes civilisés conduirait des sauvages à leur perte. C’est au savant à découvrir le droit et au législateur à le proclamer. Prétendre que le législateur crée le droit, c’est dire que l’homme crée la vérité. Si la propriété privée est la forme la plus favorable à la liberté et au bien-être de l’homme, il faut que la loi l’établisse. Si un autre mode de possession était plus avantageux, c’est celui-là qu’il faudrait adopter. Quand on cherche la vraie base des institutions, il ne suffit donc pas d’invoquer les lois qui les créent, il faut remonter aux raisons qui font que ces lois sont justes et bonnes.

Nous venons de passer rapidement en revue les cinq principales théories concernant l’origine de la propriété. Toutes, dans ce qu’elles ont de fondé, reposent en définitive sur des considérations de l’ordre économique. Au fond, les motifs qui légitiment la propriété privée sont bien simples. En premier lieu, il est juste de récompenser la peine et les sacrifices de l’individu en lui attribuant les fruits de son travail ; en second lieu, accorder à une personne la disposition exclusive des objets produits par elle, et même d’une partie du sol, est le meilleur moyen de la porter à produire le plus possible et par conséquent d’améliorer sa condition et de contribuer, pour sa part, à l’accroissement de la richesse nationale. C’est donc l’utilité économique qui est la vraie base de la propriété ; c’est elle qui détermine quels doivent en être les privilèges, les obligations et les limites. Comme l’a très bien montré M. A. Wagner, ce sont des raisons économiques qui font que les droits que confère la propriété sont plus ou moins étendus suivant qu’elle s’applique à différens objets : presque absolus quand il s’agit d’objets mobiliers, déjà limités pour la terre arable, moins complets encore pour les maisons et pour les forêts, enfin pour les mines et pour les chemins de fer très restreints par l’intervention de l’autorité publique. Où l’on voit bien apparaître le vrai fondement de la propriété, c’est dans les raisons invoquées pour établir ce droit nouveau que l’on a appelé propriété intellectuelle, droits d’auteur, d’inventeur, patentes, marques de fabrique, firmes. Deux motifs ont conduit à cette nouveauté : un motif de justice et un motif d’utilité ; Il est juste que celui qui compose un livre ou une œuvre d’art, qui invente un procédé industriel, qui fonde une maison commerciale, soit récompensé de son mérite et de ses efforts. C’est aussi le meilleur moyen de multiplier les bons livres, les bons tableaux, les inventions utiles dont profitera la société tout entière, On a limité la durée du droit parce qu’on a cru qu’un certain nombre d’années de monopole suffisait pour stimuler le génie, et qu’après il valait mieux que tous pussent profiter de l’idée, sans payer tribut aux héritiers de celui qui l’avait conçue. On a tâché ainsi de mettre d’accord l’intérêt particulier et l’intérêt général. C’est l’expérience seule, c’est-à-dire l’examen des résultats obtenus, qui permet de décider si l’on a réussi. Il en est de même pour toute autre espèce de propriété. Ce n’est point par des déductions philosophiques, mais par l’étude des faits, l’histoire et la statistique à la main, qu’on peut déterminer quelles restrictions on doit imposer à la propriété privée, eu égard aux objets auxquels elle s’applique.

Entrons plus avant dans les détails : pourquoi a-t-on établi les servitudes ? C’est pour des raisons économiques. Il est utile que je puisse écouler mes eaux, ou me servir du mur mitoyen pour y appuyer mes poutres. Cela ne vous convient pas ; mais c’est d’intérêt général ; la loi m’y autorise. Mon terrain est enclavé dans le vôtre ; il est utile que je puisse le cultiver, vous serez contraint de me livrer passage. Dans la prescription, on voit clairement le droit céder devant l’intérêt économique. De sa nature, un droit est perpétuel ; il ne devrait donc point s’éteindre par un laps de temps. Cependant le droit romain et à sa suite le droit moderne établissent que celui qui occupe un bien pendant dix ou vingt ans avec bonne foi et juste titre en acquiert la propriété, malgré la volonté et peut-être sans la faute du véritable propriétaire. Pourquoi cette dérogation à la rigueur des principes juridiques ? Écoutez les juristes : ils invoquent des raisons de l’ordre économique. Celui qui fait valoir un bien, qui le conserve, qui l’améliore, y incorpore pour ainsi dire une partie de lui-même ; c’est comme une dépendance et une extension de sa personne. Cet argument renferme toute la théorie des économistes. Ensuite la propriété ne peut rester trop longtemps en suspens sans que l’intérêt général en souffre. Troplong, dans son traité si connu sur la prescription, développe ces considérations comme aurait pu le faire Smith ou J.-B. Say. C’est l’économie politique qui prononce en dernier ressort.

Après la propriété, c’est le système d’hérédité qui détermine la répartition des biens. Le libre contrat, dont les économistes font tout dépendre, n’entre en jeu que quand les lois de succession ont fait la part de chacun. Quelle est la base de ces lois ? Ce n’est pas le droit naturel, disent les juristes. Les héritiers, même les enfans, n’ont aucun droit absolu sur l’héritage, puisqu’ils peuvent en être exclus. D’autre part, la volonté présumée ou même exprimée du défunt ne fait pas loi, puisque beaucoup de codes lui imposent des restrictions. C’est l’intérêt économique qui a servi de base aux divers systèmes d’hérédité. A Rome, c’est la volonté de l’homme qui décide à qui iront ses biens ; le testament est souverain : uti legasset ita jus esto. Chez les Germains, comme chez les Slaves et à toutes les époques primitives, point de testament. Les enfans étaient, pour ainsi dire, copropriétaires, ou plutôt les biens étaient possédés par la famille, considérée comme une personne juridique perpétuelle ; les générations successives n’en avaient que la jouissance. Chez les Germains autrefois, comme dans la Grande-Russie aujourd’hui, l’hérédité ne s’appliquait qu’aux meubles et à la maison avec l’enclos y attenant. La possession de la terre était temporaire ou viagère. Pourquoi l’hérédité est-elle établie ? Ce n’est point pour un motif de justice. Dans les idées modernes, le mérite ou le démérite ne passe pas aux héritiers. On n’admet plus que « la malédiction de l’Eternel passe de génération en génération. » Mon père occupait une haute fonction parce qu’il en était digne ; ce n’est pas une raison pour qu’elle me revienne après lui. De même, s’il avait commis un crime, il ne serait pas équitable de m’en faire porter la peine. La responsabilité est personnelle ; chacun doit être traité en raison de son mérite ou de son démérite individuel. Le fainéant devrait toujours subir les conséquences immédiates de son oisiveté, et l’homme laborieux jouir des fruits de son travail. Les considérations qui ont fait établir l’hérédité et les causes qui historiquement en ont amené le développement sont exclusivement économiques. Si le père n’est pas certain que les fruits de son travail et surtout ceux de son épargne passeront à ses enfans, il déploiera moins d’activité et il consommera immédiatement tout ce qu’il produit. La production sera donc moindre, et la formation du capital nulle. L’hérédité est utile comme un stimulant à l’accroissement de la richesse. Jusqu’à quel degré devront s’étendre les successions collatérales ? Évidemment pas au-delà du degré où elles peuvent agir comme encouragement au travail et à l’épargne ; plus loin, elles ne sont plus qu’une source de procès. C’est pour ce motif que beaucoup de légistes proposent de les limiter au cinquième ou au sixième degré.

Le père de famille doit-il pouvoir librement disposer, même après sa mort, de toute sa fortune ou faut-il établir une réserve en faveur des enfans ? La plupart des économistes réclament la liberté testamentaire absolue. M. Leplay, avec une abondance de faits et d’argumens qui a entraîné beaucoup d’adhésions, montre dans la réserve obligatoire une des causes principales de la désorganisation sociale. Cette clause funeste, prétend-il, ruine l’autorité paternelle, enlève l’esprit de suite aux entreprises industrielles, provoque le morcellement des terres et cause une foule d’autres maux. Les auteurs du code civil visaient à favoriser les progrès de l’égalité et à répartir la propriété entre le plus de mains possible. C’est pourquoi ils ont proscrit les majorats, les substitutions et la liberté absolue du testament. Qui a raison, le code civil ou M. Leplay ? La question est difficile à résoudre et présente un grand nombre d’aspects divers. Je ne songe pas même à l’effleurer ici. Tout ce que je veux prouver, c’est que, pour savoir lequel des deux systèmes est le meilleur, il faut interroger les faits économiques et examiner quel est celui qui s’est montré le plus favorable à la prospérité publique[8].

Qu’on considère maintenant les autres titres du code civil, la tutelle, le contrat de mariage et ses divers régimes, communauté légale, communauté conventionnelle, régime dotal, le contrat de vente et de louage, les privilèges et les hypothèques, et l’on verra que ce qu’a voulu partout le législateur, c’est sanctionner tout ce qui assure la conservation, la bonne administration, la facile transmission des biens. C’est également ce que poursuit l’économie politique. Le but des diverses sciences sociales est le même : c’est de porter l’homme au plus haut point de perfection qu’il puisse atteindre. Seulement chacune d’elles s’occupe des moyens qui sont de son domaine. Le droit détermine les relations des hommes entre eux et avec les choses, l’économie politique, étudiant les effets des lois, dicte au droit positif les règles qu’il doit sanctionner.

Le commerce et l’industrie, à mesure qu’ils se développent, prennent une place de plus en plus grande dans le droit moderne. Le droit commercial et le droit industriel acquièrent chaque jour plus d’importance. Les principales affaires qui occupent le barreau se rapportent aux mines, aux chemins de fer, aux fabriques, aux grandes entreprises de toute nature qui mettent en valeur le fonds national. Les sociétés anonymes, les faillites, les règlemens de comptes, les responsabilités en matière de transport, donnent lieu chaque jour à des contestations de la plus grande importance. La fortune représentée par des titres de toute espèce dépasse déjà la fortune immobilière, et ainsi dans les procès qui ont pour objet des valeurs de la première catégorie sont engagés des intérêts plus considérables que dans ceux qui se rapportent aux biens-fonds. N’est-il pas indispensable au jeune avocat de connaître l’économie politique pour traiter toutes ces questions si essentiellement économiques ? J’ajouterai une dernière remarque. Le juriste ne peut pas ignorer les traits principaux de l’histoire, car le droit, on le reconnaît de plus en plus, est de formation historique. Or, quand on remonte aux causes qui ont produit la grandeur et la décadence des peuples, on trouve toujours des causes économiques. La raison en est simple : ce qui fait la puissance des empires, n’est-ce pas la population et la richesse, et, quand celles-ci diminuent, comment le déclin n’en résulterait-il pas ?

La civilisation occidentale a commencé en Égypte parce que le Nil lui apportait une richesse, pour ainsi dire, toute formée, et ce pays favorisé du ciel a vu sa prospérité résister à toutes les vicissitudes parce qu’elle était l’œuvre de la nature, non de l’homme. Les républiques grecques ont toutes succombé par suite de la difficulté sociale qui trouble et menace aujourd’hui les sociétés modernes. A l’origine, dans la médiocrité générale, tous les citoyens avaient quelque bien, et les législateurs se sont efforcés, par une grande variété de moyens qu’Aristote esquisse, de maintenir l’égalité des conditions. En présence de l’esclavage, l’homme libre ne pouvait pas ou ne voulait pas vivre de son travail, et ainsi, quand il ne lui restait plus que ses bras, il devenait un danger pour l’ordre établi. A mesure que les puissans accaparaient une plus large part de la fortune nationale, le nombre des prolétaires augmentait. De là la lutte des pauvres et des riches, qui a éclaté, non en même temps, mais successivement partout. Après une série de révolutions et de contre-révolutions, de périodes d’anarchie et de despotisme, l’une enfantant l’autre, cette lutte a causé la perte de la liberté, de la prospérité, et a abouti à la ruine de l’état. L’histoire de l’empire romain nous présente un enseignement semblable. Au début, nous voyons l’Italie couverte de petites républiques de paysans libres, laborieux, égaux, tous portant la lance, cultivant leur petit domaine et entretenant de nombreux troupeaux sur le pâturage communal. Ces républiques étaient en tout semblables aux cantons primitifs de la Suisse, Telle était Rome elle-même à l’origine. Elle était déjà puissante que ses grands hommes conduisaient encore la charrue de leurs propres mains. Mais les guerres perpétuelles ruinent les plébéiens. Les patriciens envahissent les terres communes, l’ager publicus sans cesse agrandi par la confiscation des terres des vaincus. La guerre leur fournit des esclaves pour les mettre en valeur. Ainsi se forment les latifundia. Tiberius Gracchus, revenant d’Espagne, traverse l’Italie et n’aperçoit que des campagnes désertes. L’homme libre a disparu, la culture a cessé ; il ne reste que d’immenses pâturages que parcourent des troupeaux de bœufs et des esclaves. Gracchus voit la cause du mal ; il veut faire ce qu’a fait la révolution française : multiplier les petits propriétaires en répartissant équitablement l’ager publicus ; mais ni ses lois agraires ni celles de Licinius et de vingt autres tribuns du peuple, pas plus que les distributions de terres faites par les généraux victorieux, n’arrêtent la marche envahissante de la grande propriété et la destruction des hommes libres. L’inégalité augmente sans relâche. Les grands s’enrichissent des dépouilles des provinces, le procès de Verrès nous apprend par quels procédés. Le nombre des pauvres va croissant. Quand la république est devenue la proie de quelques oligarques qui se la disputent, elle est mûre pour le despotisme. Quoique le pouvoir tombe parfois aux mains d’hommes de bien, l’empire ne fait que donner plus de force aux causes de désorganisation sociale. La dépopulation s’étend de l’Italie aux provinces. Quand les barbares arrivent, ils occupent peu à peu la place vide. Les latifundia et l’esclavage avaient tout perdu.

Dans l’histoire moderne, nul fait n’est plus frappant que la chute si rapide de l’Espagne à partir du XVIe siècle. Jusqu’à Charles-Quint, elle est peuplée, riche, très bien cultivée, jouissant de libertés locales plus grandes qu’aucun autre peuple, remplie d’industries prospères de toute espèce : cuirs de Cordoue, armes de Tolède, draps de Ségovie, soieries de Séville, feutres de Valence. Par une série de crimes politiques et de fautes économiques, les juifs, — la banque et le commerce, — et les Maures, — l’agriculture, — sont exterminés, le travail est mis à l’amende, l’industrie frappée de taxes stupides, l’activité et l’initiative tuées par le despotisme et la théocratie, tout le monde ruiné par l’impôt. La richesse tarit, la population disparaît, les fermes sont abandonnées, les despoblados, le désert, s’étendent ; comme l’Italie, après les Gracques, la Castille devient un pâturage que parcourent les moutons de la mestra. La cour même est dans la misère. Les couvens seuls sont riches et peuplés. En moins d’un siècle, l’Espagne, qui faisait trembler toute l’Europe, est réduite à n’être plus qu’un état de troisième ordre. Pendant ce temps, la liberté et le commerce font la grandeur de la Hollande et ensuite de l’Angleterre, qui tour à tour règnent sur l’Océan. Toujours l’effet de causes économiques. Il faut lire dans le beau livre de M. Taine : les Origines de la France contemporaine, le chapitre où il peint l’effroyable misère du peuple sous l’ancien régime. C’est le pendant de l’Espagne sous les descendans de Philippe II. Ici aussi la terre reste en friche, les citoyens les plus industrieux sont proscrits par l’intolérance, les mariages sont stériles, la population diminue, la misère devient générale. Le despotisme accomplit, comme partout, son œuvre maudite de ruine et de désolation. Comment se fait-il que l’empire germanique ait passé des mains de l’Autriche en celles de la Prusse ? Un Hohenzollern, petit margrave de Nuremberg, mais très économe, prête de l’argent au magnifique empereur Sigismond, qui était très prodigue. Celui-ci, ne pouvant rendre à son créancier ni intérêt ni capital, lui donne en paiement la Marche de Brandebourg. Ainsi naît la Prusse, qui dans ses sables arides a grandi par l’économie. Frédéric II, le type de la race, forme la nation sur son modèle ; sans besoins personnels, il consacre tout au bien de l’état. Il fonde des haras, crée des fermes modèles, bâtit des écoles, construit des routes, des digues, et ainsi, malgré les désastres de la guerre, enrichit son pays, tandis que Louis XIV et Louis XV avaient ruiné le leur. Au jour décisif de Sadowa, la Prusse pauvre s’est trouvée munie des moyens de guerre les plus perfectionnés, parce qu’elle avait su gérer avec la plus stricte économie ses ressources restreintes, et ainsi elle a vaincu l’Autriche, bien plus riche, bien plus puissante, mais toujours mal administrée. Voyez ce qui se passe en Orient. Malgré la bravoure de ses soldats, la Turquie a été terrassée moins par les victoires de ses ennemis que par son incapacité économique. Les Turcs ont stérilisé tous les pays qu’ils ont possédés ; ils n’ont jamais rien fait pour favoriser le travail. Ils ont même laissé tomber en ruines les routes et les ponts faits avant eux. Ils n’ont pas su se créer de capital, et par leur détestable système d’impôts ils ont empêché les autres d’en accumuler. Ainsi l’empire ottoman, atteint d’une maladie économique incurable, a sans cesse décliné. Il a perdu successivement ses provinces ; ses frontières se sont resserrées, la population a diminué. Les revenus gaspillés, le trésor s’est trouvé vide, et la banqueroute a tué le crédit. Les chemins de fer, l’exploitation des mines et la grande industrie ne feraient peut-être qu’empirer la situation des Turcs, parce que ces travaux profiteraient principalement aux chrétiens qui ainsi deviendraient les maîtres. On le voit, c’est par des causes économiques que s’expliquent la grandeur et la décadence des empires.

En résumé, soit pour remplir un rôle utile dans la direction des affaires publiques, soit pour remonter aux principes de la politique, du droit et du progrès historique de l’humanité, la connaissance de l’économie politique est indispensable. Il faut donc rendre cette étude obligatoire pour les jeunes gens qui se destinent au barreau parce qu’ils sont appelés à exercer une grande influence sur les destinées de leur pays, et que celles-ci dépendent presque entièrement dès solutions que l’on donnera aux questions économiques et sociales.


ÉMILE DE LAVELEYE.

  1. « Personne ne m’a plus instruit que Thucydide en économie politique, dit Roscher… Tandis que maintenant on connaît mieux la production de la richesse, les anciens en avaient mieux étudié la répartition. Ils n’ont pas commis cette grande erreur d’oublier les hommes pour ne s’occuper que des richesses. » Toute richesse, dit Xénophon, n’est utile que pour celui qui sait en faire un bon usage. » Par cette seule maxime, il fait de l’économie une science sociale. » Voyez Anstchten der Volkswirthschaft, 1re étude. M. Guillaumin a publié une traduction de cet ouvrage par M. de Rivière, sous le titre de Recherches sur des sujets d’économie politique.
  2. Notons cependant que M. Cliffe Leslie a toujours insisté pour montrer l’importance, la nécessité d’une théorie de la consommation ; mais, ajoute-t-il, on ne pourra tracer l’effet de la consommation sur la nature et la production de la richesse sans étudier l’histoire et la structure de la société et les lois qu’elles rév-lent. M. W. Stanley Jevons a aussi combattu (V. the Theory of political Economy, p. 46) ce passage de Mill : « Je ne connais aucunes lois de la consommation de la richesse qui puissent être l’objet d’une science spéciale de la richesse. Ce sont tout simplement les lois des satisfactions de l’homme. » — « En effet, répond M. Jevons, l’économie politique repose sur les lois des satisfactions humaines. Nous travaillons pour produire en vue de consommer, et la nature et la masse des richesses sont déterminées par nos besoins. Tout manufacturier sait combien il lui est nécessaire de connaître et de prévoir les goûts des consommateurs ; son succès en dépend, et de même toute la théorie économique dépend d’une bonne théorie de la consommation. »
  3. Je trouve, dans l’Encyclopœdia americana, une définition de l’objet de l’économie politique qui me parait très juste, « Ce qui forme l’objet de l’économie politique, c’est la constitution du gouvernement, les lois, les institutions judiciaires, sociales et financières, les écoles, la religion, les mœurs, le sol, la position géographique, le climat, les arts, en tant que ces circonstances influent sur le caractère et la condition d’un peuple relativement à la richesse publique, c’est-à-dire à la production, à la distribution et à la consommation des choses utiles et agréables à la vie.
  4. « Nos anciens, dit un empereur de la famille des Tang, tenaient pour maxime que, s’il y avait un homme qui ne labourât point et une femme qui ne s’occupât point à filer, quelqu’un souffrait le froid ou la faim dans l’empire, et, sur ce principe, il fit détruire une infinité de monastères de bonzes. » — « Tant d’hommes étant occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’habits ? Il y a dix gens qui mangent le revenu des terres contre un laboureur, le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’alimens ? »
  5. Le Juste et futile, par M. Dameth. — Des Rapports de la morale et de l’économie politique, par M. Baudrillart. — Des Rapports de l’économie publique avec la morale et le droit, par M. Minghetti, remarquable travail malheureusement fort mal traduit. Malgré les objections et les railleries de leurs adversaires, les économistes allemands de la nouvelle école, Hermann Rössler, Nasse, Schmoller, Brentano, Adolph Held, Neumann, Schönberg, von Scheel, Dühring, Lange, Stein, Adolph Wagner, Schäffle, maintiennent que l’économie politique est essentiellement une science morale, eine ethische Wissenschaft. Ce qu’ils ont voulu surtout démontrer, c’est que l’égoïsme n’était pas, comme le soutenait l’ancienne école anglaise, le seul moteur du monde économique, que c’était l’homme avec tous ses instincts et tous ses sentimens, sentimens d’honneur, de charité, de devoir, de justice. Ils on tirent cette conclusion que le libre développement de l’intérêt individuel ne suffit pas pour conduire la société au plus haut point de prospérité ; qu’il faut considérer la nation comme un tout organique et l’état comme un élément nécessaire, et aussi tenir compte de tous les liens, liens juridiques et liens d’affection, qui relient les hommes les uns aux autres. Voyez Ueber einige nouere Versuche zur Revision der Grundbegriffe der Nationalökonomie, von Prof. A. Held, in Bonn. Les anciens économistes italiens et aujourd’hui les écrivains distingués qui ont pour organe le Giornale degli Economisti appartiennent à la même école.
  6. Voyez G. Schmoller, Offene Briefe an Treitschke (Lettre ouverte à Treitschke). Hermann Rössler, Ueber die Grundlagen des Schmithianismus, et Die alte und die neue Nationalökonomie dans l’excellent recueil de Hirth : Annalen des deutschen Reiches. Schäffle, dans son curieux livre Capitalismus und Socialismus, touche constamment au côté juridique. Son grand ouvrage, Bau und Leben des socialen Körpers (Construction et vie du corps social) traitera nécessairement ce sujet ; mais le premier volume n’est qu’une tentative, d’après moi peu réussie, de retrouver dans le développement des sociétés la même marche que dans celui des corps organiques.
  7. J’ai moi-même essayé de démontrer ce fait dans des études publiées ici même (Voyez les Formes primitives de la propriété). D’après les conseils de Stuart Mill, qui attachait une grande importance à ce point, je les ai réunies en volume en rassemblant tous les faits qui venaient à l’appui de ma thèse. Un banquier de Königsberg, qui trouve le temps d’écrire de bons livres, expose les mêmes idées dans un ouvrage récemment publié sous le titre de Privat-Eigenthum und geseltschaftliches Eigenthum (Propriété privée et propriété sociale).
  8. Les argumens que l’on fait valoir des deux côtés ont été parfaitement résumés par M. Thiry, recteur de l’université de Liège (de la Réserve et de la liberté testamentaire). M. Thiry, qui se prononce en faveur de la réserve, a bien fait ressortir le côté économique de la question. « Parmi les lois civiles relatives aux biens, dit-il, aucune n’a plus d’importance que celle qui régit le patrimoine que nous laissons après nous. De cette loi dépend non-seulement la juste distribution des richesses délaissées par le défunt, ainsi que la création plus ou moins active de richesses nouvelles à l’aide des premières ; mais en outre elle influe puissamment sur la constitution de la famille, sur les rapports de ses membres, sur le bon accord et l’affection qui doivent régner entre eux, et par conséquent sur l’ordre public. »