Des Principes et des Origines (Bacon)/Explication

Des Principes et des Origines (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres15 (p. 211-378).

DES PRINCIPES
ET DES ORIGINES,


Ou explication des fables de Cupidon et du Ciel, servant de voiles aux systèmes de Parménide, de Télèse et de Démocrite.


Ce que les différens poëtes de l’antiquité ont dit de Cupidon ou de l’Amour, ne peut être appliqué à une seule et même divinité. Je dirai plus : ils supposent deux Cupidons, et donnent le même nom à deux divinités très distinctes, entre lesquelles cependant ils mettent une telle différence, qu’ils regardent l’un comme le plus ancien des dieux et l’autre comme le plus jeune. Quoi qu’il en soit, c’est de la plus ancienne de ces deux divinités qu’il s’agit principalement ici. Cela posé, les poëtes prétendent que cet Amour dont nous parlons, est le plus ancien de tous les dieux, et par conséquent de tous les êtres, à l’exception du chaos, qui, selon eux, n’est pas moins ancien que lui. Les poëtes, en parlant de ce même Amour, supposent toujours qu’il n’eut point de père. Ce fut lui qui, par son union avec le ciel, engendra les dieux et tous les autres êtres. Quelques-uns cependant prétendent qu’il provint d’un œuf couvé par la nuit[1]. Quant à ses attributs, ils se réduisent à quatre principaux. Ils le supposent, 1o. éternellement enfant, 2o. aveugle, 3o. nu, 4o. armé d’un arc et de flèches. La force, qui lui est propre, et qui le caractérise est la principale cause de l’union et de la combinaison des corps. On lui met en main les clefs de la terre, de la mer et des cieux. L’autre Cupidon, suivant les poëtes, est le plus jeune des dieux. On lui donne tous les attributs du plus ancien, auxquels on en ajoute d’autres, qui lui sont propres, et qui le caractérisent.

Cette fable paroît indiquer, sous le voile d’une courte allégorie, un systême sur les principes des choses et sur les origines du monde, systême qui diffère peu de celui que Démocrite a publié, et qui toutefois nous paroît moins hazardé, mieux purifié de suppositions gratuites, et plus conséquent ; car quoiqu’à parler en général, ce philosophe ne manque ni d’exactitude, ni de pénétration, cependant, outre qu’il se livroit trop à ses premières idées, et ne savoit point s’arrêter, il ne se soutenoit pas assez, et son systême est quelquefois incohérent ; mais quoique ces assertions mêmes qu’on découvre sous le voile de la fable que nous allons expliquer, soient un peu moins vagues et moins hazardées, elles ne laissent pas d’avoir le défaut commun à toutes celles que produit l’entendement humain, lorsqu’il s’abandonne à son mouvement naturel, et prend un essor téméraire, au lieu de marcher pas à pas à la lumière de l’expérience ; car les philosophes des premiers siècles étoient aussi sujets à de tels écarts. Nous devons observer, en premier lieu, que toutes ces assertions et ces opinions avancées par les anciens philosophes, et rapportées dans cet exposé, ne sont appuyées que sur la seule autorité de la raison humaine, et sur le témoignage des sens dont les oracles ont été, avec raison, rejetés depuis l’époque, désormais assez ancienne, où la lumière du Verbe divin a révélé aux mortels des vérités plus utiles et plus certaines.

Cela posé, ce chaos, qui étoit aussi ancien que Cupidon, représente la masse et la totalité de la matière confuse, et Cupidon représente cette matière même, ainsi que sa nature et sa force primordiale[2] ; en un mot, les principes des choses, on le suppose absolument sans père, c’est-à-dire sans cause ; car la cause d’un effet en est, pour ainsi dire, le père (la mère), et rien n’est plus commun que cette métaphore. Or, la matière première, ou la force et l’action qui lui est propre, ne peut avoir une cause dans la nature (excepté Dieu ; exception qu’il faut toujours faire en pareil cas), rien n’ayant existé avant elle, elle ne peut être regardée comme un effet : et, comme elle est ce qu’il y a de plus universel dans la nature, elle n’a point non plus de genre ni de forme (de différence spécifique). En conséquence, quelle que puisse être cette matière avec sa force, ou son action, c’est une chose positive et absolument sourde (unique en son espèce et en son genre, sans relation, et

incomparable). Il faut la prendre telle qu’on la trouve, et l’on n’en peut juger à l’aide de quelque prénotion fondée sur l’analogie. S’il étoit possible de connoître sa nature et son mode d’action, on ne pourroit parvenir à cette connoissance par celle de sa cause ; étant, après Dieu, la cause de toutes les causes, elle est elle-même sans cause, et par conséquent inexplicable. Car, dans cette recherche des causes naturelles, il est un terme où il faut savoir s’arrêter ; et demander, ou chercher soi-même quelle est la cause d’une force primordiale, ou d’une loi positive de la nature ; ce n’est pas moins manquer de philosophie, que de ne point demander ou chercher celles des choses qui, étant subordonnées à d’autres, sont susceptibles d’explication. Ainsi c’est avec fondement que les sages de l’antiquité supposent que Cupidon est sans père, c’est-à-dire sans cause. Or, cette observation sur laquelle nous insistons ici, n’est rien moins qu’indifférente, j’oserai même dire qu’il en est peu d’aussi importante car rien n’a plus contribué à dénaturer la philosophie, que cette recherche, qui a pour objet les père et mère de Cupidon ; je veux dire que la plupart des philosophes, au lieu d’admettre purement et simplement les résultats de l’observation, relativement aux principes des choses, de les prendre, pour ainsi dire, tels que la nature même les présente, de les adopter comme une sorte de doctrine positive (qu’on n’est pas obligé de prouver, et dont on ne doit pas demander la preuve) et comme des espèces d’articles de foi, fondés sur l’expérience même, ont voulu les déduire de certaines observations purement grammaticales, des règles de la dialectique, de petits corollaires mathématiques, des notions communes,=, et d’autres sources semblables, qui ne sont, à proprement parler, que des produits diversifiés des écarts de l’esprit humain ; petites ressources auxquelles il s’accroche, lorsqu’il se jette hors de la nature.

Ainsi tout homme qui étudie la nature, doit avoir constamment présente à l’esprit cette vérité que Cupidon n’a ni père ni mère ; vérité qui l’empêchera de se perdre dans des conjectures aussi vagues qu’inutiles, et de prendre les mots pour les choses. Lorsque l’esprit humain veut généraliser, il va toujours trop loin ; il abuse de ses propres forces, et, après avoir passé le terme que la nature lui a marqué, il retombe dans ses idées les plus familières, et revient ainsi au point d’où il est parti. Car, vu la foiblesse et les limites naturelles de l’entendement, les idées qui lui sont les plus familières, celles, dis-je, qu’il peut se représenter aisément, concevoir toutes ensemble, et lier par des rapports, étant ordinairement celles qui le frappent et l’affectent le plus, il arrive de-là que, lorsqu’il est parvenu à ces propositions universelles auxquelles l’expérience même l’a conduit, il ne veut pas s’en contenter et s’y arrêter, mais alors cherchant quelques vérités plus connues que celles qu’il veut absolument expliquer, il se prend à ces propositions qui l’ont le plus affecté ou séduit, et s’imagine y trouver des explications plus satisfaisantes et des démonstrations plus rigoureuses que dans ces propositions universelles qu’il auroit dû admettre purement et simplement.

Ainsi, nous avons désormais prouvé que l’essence primitive et la force primordiale de la matière n’a aucune cause, et qu’elle est, par cela même, inexplicable. Actuellement quel est le mode de cette chose dont il ne faut pas chercher la cause, et qui en effet n’en a point ? C’est ce qu’il nous reste à chercher : or, ce mode est lui-même fort difficile à découvrir, et c’est un avertissement que l’auteur même de cette allégorie nous donne assez ingénieusement, en supposant que Cupidon provint d’un œuf couvé par la nuit ; et tel est aussi le sentiment du poëte sublime, dont les écrits font partie des livres saints ; il s’exprime ainsi à ce sujet : Dieu a fait chaque chose pour être belle en son temps, et il a livré le monde à leurs disputes, de manière toutefois que l’homme ne peut découvrir l’œuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu’à la fin. Car, tandis que toutes les parties de l’univers sont dans un flux et reflux perpétuel, l’essence primitive de la matière et la loi sommaire de la nature subsistent éternellement, loi qui paroît désignée par cette phrase : L’œuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu’à la fin. Cependant la notion de cette force que Dieu lui-même a imprimée aux particules primitives et les plus déliées de la matière, et dont l’action multipliée ou réitérée opère toutes les variétés et les variations des composés, cette notion, dis-je, peut frapper légèrement et effleurer la pensée humaine ; mais elle n’y pénètre que très difficilement[3]. Si l’on applique ce que la fable dit de l’œuf couvé par la nuit aux démonstrations par le moyen desquelles on peut mettre au jour Cupidon (faire éclorre l’œuf de la nuit), ou la force primordiale de la matière, cette application aura beaucoup de justesse ; car les conclusions qu’on tire par le moyen des propositions affirmatives, peuvent être regardées comme les enfans de la lumière ; au lieu que celles qu’on déduit par le moyen des négatives[4], semblent

n’être que les en/àns des ténèbres et de la nuit. C’est avec raison que ce Cupidon est représenté par l’œuf que la nuit fait éclorre en le couvant. Car, s’il est possible d’acquérir quelques connoissances sur cette force qu’il représente, ce ne peut être que par le moyen des exclusions et des négatives. Or, toute preuve qui procède par la voie des exclusions, est une sorte d’ignorance ou de nuit, du moins par rapport à ce qu’elle renferme, qu’on ne voit pas encore, et qu’on ne découvrira qu’à la fin. Démocrite avoit donc raison de dire que les atomes, ou les semences de toutes choses, et les forces qui leur sont propres, ne ressemblent à rien de ce qui peut tomber sous les sens ; mais qu’ils sont tout-à-fait invisibles, impalpables, etc. C’est ainsi que Lucrèce, qui n’a fait que revêtir du langage poétique le systême de ce philosophe, les caractérise.

Ils ne ressemblent ni au feu, ni à l’air, ni à l’eau ni à la terre, ni à rien da ce qui peut tomber sous les sens.

Et en parlant de la force inhérente à ces atomes, il dit :

La nature des élémens d’où résultent toutes les générations, doit aussi être cachée, et échapper aux sens, afin qu’aucune force ne puisse prévaloir contre la leur, ni faire obstacle à leur action.

Ainsi les atomes ne sont semblables, ni à des étincelles de feu, ni à des gouttes d’eau, ni à des bulles d’air, ni à des grains de poussière, ni aux particules déliées de l’esprit (des substances pneumatiques ou aériformes), ni à celles de l’éther ; et leur force ou leur forme (leur essence, leur mode essentiel, ce qui les constitue) n’est ni la pesanteur, ni la légèreté, ni le chaud où le froid, ni la densité ou la rarité, ni la dureté ou la mollesse, ni aucune autre de ces qualités, ou de ces forces qu’on observe dans les composés, et dans les corps d’un plus grand volume ; ces qualités dont nous venons de parler, et toutes celles du tnême genre, étant elles-mêmes composées. De même, le mouvement naturel de l’atome n’est ni ce mouvement de descension (chûte), qualifié par le vulgaire de mouvement naturel, ni le mouvement en sens contraire, que Déraocrite appelle mouvement de plaie, et occasionné par une moindre pesanteur spécifique, ni le mouvement d’expansion ou de contraction, ni le mouvement d’impulsion et de liaison, ni le mouvement circulaire des corps célestes, ni aucun autre de ces mouvemens qu’on observe dans les corps. Cependant, non-seulement c’est dans la substance même des atomes que se trouvent les élémens de tous les corps ; mais leur mouvement et leur force est aussi le principe de toutes les forces et de tous les mouvemens[5]. Néanmoins le système de Démocrite paroît différer sur ce point (je veux dire par rapport au mouvement des atomes, comparé à celui des corps d’un plus

grand volume), et s’éloigner un peu de celui qui se trouve renfermé dans cette fable ; et non-seulement le sentiment de Démocrite diffère de celui qui est allégoriquement figuré par cette fiction, mais ce philosophe diffère aussi de lui-même, et ses autres suppositions sont presque en contradiction avec les premières. En effet, il auroit dû attribuer aux atomes un mouvement différent de ceux des


corps composés, comme il leur avoit attribué une substance et des qualités ou forces différentes. Mais le mouvement de descension (de chûte) des corps graves (pesans) et celui d’ascension des corps légers (qu’il explique en supposant que les corps les plus pesans frappant les corps plus légers, et les forçant de leur céder la place, les forcent ainsi à se mouvoir de bas en haut)[6] ; ces


deux mouvemens, dis-je, sont ceux qu’il regarde comme les seuls mouvemens primitifs et naturels, et que, d’après cette supposition, il attribue aux atomes. Mais le systême renfermé dans la parabole est plus cohérent et plus conséquent ; il suppose que les atomes et les composés diffèrent, à tous ces égards ; savoir, par rapport à leurs substances, leurs forces et leurs mouvemens respectifs. De plus, cette allégorie nous fait entendre que ces exclusions dont nous avons parlé, ont une fin, un terme et une mesure, car la nuit ne couve pas éternellement. Si les recherches que l’homme peut faire sur la nature de la divinité ont cela de propre, qu’elles ne se terminent jamais par des propositions affirmatives, il n’en est

pas de même de celles dont il est question ici. Car, dans celle-ci, après les exclusions et les négations convenables, on peut affirmer et établir quelque chose. Cet œuf, dis-je, après l’avoir couvé à propos et pendant un temps suffisant, on parvient à le faire éclorre ; et non-seulement on le fait éclorre, mais on en fait sortir le vrai Cupidon ; c’est-à-dire, qu’on peut extraire de l’ignorance[7], non-seulement quelque notion du sujet de la recherche, mais même une notion claire et distincte. Telle est l’idée qu’on peut se faire d’une recherche sur cette matière première, et qui paroît être la plus conforme au sens de la fable que nous expliquons. Il nous reste à parler de Cupidon lui-même, c’est-à-dire, de cette matière première ; et nous tâcherons, à l’aide des indications que nous donne cette fable, de répandre quelque lumière sur ce sujet. Nous n’ignorons pas toutefois que les opinions de ce genre paroissent étrangères et presqu’incroyables, qu’elles ne pénètrent que très difficilement dans les esprits ; et c’est ce dont nous voyons un exemple frappant dans cette hypothèse de Démocrite sur les atomes. Comme elle étoit assez élevée au-dessus des notions vulgaires, il falloit un peu de pénétration et des méditations profondes sur la nature, pour l’entendre parfaitement : aussi le vulgaire, en l’interprétant à sa manière, la rendit-il ridicule ; puis elle fut, en quelque manière, agitée et presque éteinte par le vent des opinions et des disputes que firent naître les autres philosophies. Cependant ce grand homme ne laissa pas d’exciter l’admiration de ses contemporains mêmes, qui le qualifièrent de penthatlus[8]. Il fut, d’un consentement unanime, regardé comme le plus grand physicien de son temps, et passa même pour une espèce de mage (de sorcier). Ce systême de Démocrite ne put être entièrement enseveli dans l’oubli, ou effacé, ni par les continuels assauts que lui livra la philosophie contentieuse d’Aristote, qui vouloit s’établir sur les débris de toutes les autres, et qui, à l’exemple des princes ottomans, croyoit ne pouvoir régner en sûreté qu’après avoir égorgé tous ses frères ; enfin, qui se flattoit et se vantoit même de pouvoir délivrer la postérité de toute espèce de doute ; ni par ce respect que s’attiroit la philosophie imposante et majestueuse de Platon. Mais, tandis que le fracas d’Aristote et l’étalage de Platon[9] faisoient valoir et mettoient en

vogue dans les écoles, les systêmes de ces deux philosophes, celui de Démocrite étoit en honneur parmi ces sages qui airnoient à méditer dans le silence de la retraite. Il est également certain que, dans les siècles où la philosophie fut cultivée par les Romains, celle de Démocrite ne laissa pas de subsister et de plaire ; car, Cicéron, par exemple, ne parle jamais de ce philosophe sans en donner la plus haute idée ; et quelque temps après, un poëte dont les écrits sont parvenus jusqu’à nous, et qui, selon toute apparence, en parlant de Démocrite, se conforma à l’opinion reçue dans son siècle, en a fait le plus pompeux éloge.

Personnage, dit-il, dont la profonde sagesse montre assez que les plus grands

génies et les hommes dignes de servir de modèles aux autres, peuvent naître dans une contrée habitée par des hommes stupides, et où règne un air épais.

Ainsi ce ne furent ni Aristote ni Platon, qui firent disparoître la philosophie de Démocrite, mais Genseric, Attila, et les autres barbares ; car, la science humaine ayant, pour ainsi dire, fait naufrage, la philosophie d’Aristote et celle de Platon, semblables à des planches d’un bois léger et gonflé, surnagèrent et parvinrent jusqu’à nous, tandis que des productions plus solides couloient à fond, et étoient ensevelies dans un oubli presque total. La philosophie de Démocrite paroît mériter que nous la vengions de cet oubli ; ce que nous ferons d’autant plus volontiers, qu’elle est appuyée sur l’autorité des siècles les plus reculés[10]. Ainsi, en premier lieu, la fable que nous expliquons personifie Cupidon, et lui attribue une enfance éternelle, des ailes, un arc et des '

flèches, etc. tous attributs que nous allons expliquer en détail. Mais nous devons commencer par observer que cette


matière première dont parlent les anciens, et qu’ils regardent comme le principe commun de tous les corps, est une matière revêtue d’une forme douée de plusieurs qualités déterminées ; car cette autre matière, abstraite, dépouillée de toute qualité déterminée, et purement passive, que d’autres philosophes ont supposée, n’est qu’un produit fantastique de l’esprit humain, les choses qu’il saisit le plus aisément, et qui l’affectent le plus vivement, étant ordinairement celles qui lui paroissent avoir le plus de réalité. Voilà pourquoi ces êtres, ou ces modes chimériques que les scholastiques qualifient de formes, semblent exister plus réellement que la matière et l’action même. Outre que cette matière (première) est cachée, son action est passagère, et s’écoule, pour ainsi dire, sans cesse. L’esprit saisit moins fortement l’idée de l’une, et la notion de l’autre a plus de peine à y prendre pied. Au lieu que ces images dont nous parlons paroissent sensibles et constantes : en sorte que cette matière première et commune semble n’être qu’une sorte d’accessoire et d’étai (de supposition imaginée pour étayer un systême). On regarde l’action comme une simple émanation de la forme ; et dans les explications, ces formes jouent le principal rôle. De-là, selon toute apparence, le règne de ces formes et des idées dans les essences[11] ; à quoi ils ont ajouté je ne sais quelle matière idéale et fantastique. Ces illusions et ces préjugés se sont accrus par une teinte de superstition qui s’y est jointe, et qui est ordinairement l’effet de ces écarts et de ces excès où donnent tôt ou tard les esprits qui ne savent pas s’arrêter. De-là aussi le règne des idées abstraites auxquelles on a attaché tant d’importance, qui se sont introduites dans la philosophie avec une sorte de majestueuse assurance, et qui en ont tellement imposé au vulgaire, que la multitude immense des rêveurs a presque étouffé la société peu nombreuse des philosophes mieux éveillés. Mais heureusement la plupart de ces préjugés se sont dissipés, quoique tel savant de nos jours ait pris peine à relever et à étayer toutes ces opinions qui tomboient d’elles-mêmes ; entreprise qui nous paroît plus hardie qu’utile[12]. Mais il est aisé de sentir combien le systême des philosophes qui regardent cette matière abstraite comme le principe de toutes choses, est absurde, et il n’y a que des préjugés invétérés qui puissent empêcher de sentir cette absurdité. Car, à la vérité, quelques philosophes ont prétendu qu’il existoit réellement des formes séparées de la matière ; mais aucun d’eux n’a avancé qu’il existoit réellement une matière indépendamment de ces formes ; pas même ceux qui la regardoient comme un premier principe. D’ailleurs, n’est-il pas absurde de prétendre que des êtres fantastiques constituent les êtres réels ? Car il ne s’agit point d’imaginer une méthode commode pour concevoir la nature des êtres, et pour établir entre eux des distinctions commodes, mais de savoir ce que sont

réellement ces êtres primitifs (ou primaires), et les plus simples, d’où dérivent tous les autres. Or, l’être principe de tous les autres doit avoir une existence toute aussi réelle que ceux qui en dérivent, et même, en quelque manière, plus réelle ; car il doit exister par lui-même, et c’est par lui que tous les autres doivent exister. Mais ce que les philosophes dont nous parlons disent de cette matière abstraite, ne vaut guère mieux que le systême de ceux qui prétendent que l’univers, et tout ce qu’il contient, est composé de cathégories, ou d’autres notions semblables et purement logiques (dialectiques). Car, soit qu’on dise que le monde tire son origine et est composé de la matière, de la forme et de la privation, soit qu’on prétende qu’il l’est de choses (de substances et de qualités) contraires, peu importe, et je ne vois pas une grande différence entre ces deux suppositions. Mais presque tous les philosophes de l’antiquité, tels qu’Empédocle, Anaxagore et ' Anaximènes, qui, à tout autre égard, avoient des idées très différentes de cette matière première, s’accordoient du moins en ce qu’ils prétendoient que cette matière étoit active et revêtue de quelque forme, qu’elle étoit le véhicule de cette forme dans les composés où elle entroit ; enfin, qu’elle avoit en elle-même le principe de son mouvement ; et l’on est forcé de s’en faire cette idée, si l’on ne veut abandonner tout-à-fait l’expérience. Aussi tous ces philosophes ont-ils soumis leur esprit aux choses, et conformé leurs opinions à l’état réel de l’univers. Au contraire, Platon a voulu assujétir la nature aux pensées humaines ; et Aristote, les pensées, aux mots. Les philosophes de ce temps-là ayant déja du goût pour la dispute et le bavardage, commençoient à négliger toute recherche sérieuse de la vérité. Ainsi, nous devons plutôt rejeter ces opinions toutes à la fois, que nous amuser à les réfuter en détail. Car elles ne doivent être attribuées et elles ne conviennent qu’à des philosophes plus jaloux de discourir beaucoup, que d’étendre leurs connaissances. En un mot, cette matière abstraite est la matière des disputes et non celle de l’univers. Mais tout homme qui veut faire des progrès réels dans la philosophie, doit analyser et, pour ainsi dire, disséquer la nature, au lieu de l’abstraire. Quand on dédaigne cette analyse, on est forcé de recourir à des abstractions, et l’on doit se bien persuader que la matière première, la forme première, et même le premier principe du mouvement (supposé tel qu’on le trouve et qu’il est donné par l’observation), sont inséparablement unis ; car les abstractions relatives au mouvement ont aussi enfanté une infinité d’opinions sur les ames, les vies ; comme si, ne pouvant expliquer toutes ces choses par la matière et sa forme, on étoit obligé, pour en rendre raison, de supposer qu’elles dépendent de principes qui leur sont propres et particuliers[13]. Ces trois choses ne doivent nullement être séparées, mais seulement distinguées : et quelle que puisse être la matière première, on ne doit reconnoître pour telle qu’une matière revêtue d’une forme, douée de certaines qualités déterminées, et constituée de manière que toute espèce de force ; de qualité, d’essence, d’action et de mouvement naturel, puisse n’en être qu’une conséquence et une émanation. Mais on ne doit pas craindre pour cela que les corps ne puissent plus se mouvoir, que l’univers ne tombe dans une sorte d’engourdissement, et qu’on ne puisse expliquer cette variété qu’on observe dans la nature ; nous ferons voir le contraire ci-après. Que la matière première soit revêtue de quelque forme, c’est ce que fait entendre cette fiction même que nous expliquons ; car Cupidon y est personifié et caractérisé : de manière cependant qu’il a été un temps où la matière, prise en totalité, étoit encore informe et confuse, le chaos étant destitué de toute forme ; au lieu que Cupidon en a une : toutes assertions conformes au texte des saintes Écritures ; car il n’y est pas dit qu’au commencement Dieu créa l’hymen (le principe d’union, ou la force attractive), mais le ciel et la terre.

On trouve même, dans les livres saints, quelque description de l’état où étoit l’univers avant les ouvrages des six jours ; on y voit une mention formelle et distincte de la terre et de l’eau, qui sont des noms de formes ; mais il y est dit que la terre étoit encore dans un état de confusion. Cependant, si cette fable que nous expliquons, personifie Cupidon, d’un autre côté elle le représente comme nu. Ainsi, immédiatement après l’erreur de ceux qui supposent qu’une matière abstraite est le vrai principe de toutes choses, on doit placer celle des philosophes qui prétendent qu’elle n’est pas dépouillée (de toute qualité semblable à celles des corps composés[14]) ; en observant toutefois que l’erreur des derniers est diamétralement opposée à celle des premiers. Mais ces considérations appartiennent proprement au sujet que nous commençons à traiter. Nous avons déja fait quelques observations de ce genre en parlant de la méthode qu’on doit suivre dans une recherche sur la matière première : il reste à voir, parmi les philosophes qui prétendent que cette matière première est revêtue d’une forme quelconque, quels sont ceux qui lui ont attribué une forme native et nue, et ceux qui ont supposé que cette forme lui venoit d’ailleurs, et lui avoit été donnée. Nous connoissons quatre opinions différentes sur ce point ; opinions avancées et soutenues par quatre sectes de philosophes.

Ceux de la première classe prétendent qu’il n’existe qu’un seul principe de toutes choses, et que la diversité des êtres dépend de la nature variable de ce principe. Ceux de la seconde classe, qui attribuent aussi l’origine de toutes choses à un seul principe, supposent que la diversité des êtres dépend des différentes dimensions, figures et situations de ce principe matériel et unique ( des différentes proportions, combinaisons et situations respectives de ces élémens d’une seule espèce ). Ceux de la troisième classe, qui supposent plusieurs principes, pensent que la diversité des êtres dépend de la proportion, de la combinaison et de l’action réciproque de ces principes de différentes espèces. Enfin ceux de la quatrième classe supposent une infinité, ou du moins un grand nombre de principes, mais doués de qualités spécifiquement (et originellement) différentes. Ces derniers n’ont pas besoin de nouvelles suppositions pour expliquer la diversité des êtres, attendu qu’ils supposent cette diversité dans les principes mêmes, et rompent l’unité de la nature, dès le commencement. La seconde classe est la seule qui nous paroisse représenter Cupidon tel qu’il est, je veux dire nu, et, pour ainsi dire, dans sa nudité native. La première le représente comme couvert d’un voile ; là troisième, comme vêtu d’une tunique de plusieurs couleurs ; et la quatrième, comme enveloppé dans un manteau, et, en quelque manière, comme masqué. Nous allons faire quelques observations sur chacun de ces systêmes, afin d’indiquer, avec plus de précision, le vrai sens de cette fable. On doit observer, en premier lieu, que, parmi les philosophes qui n’ont admis qu’un seul principe de toutes choses, on n’en trouve aucun qui ait attribué cette fonction à la terre : la considération de sa tendance au repos, de son peu d’activité, de son inertie naturelle, de sa nature passive, qui la rend susceptible de l’action des corps célestes, du feu, etc. empêchoit qu’ils n’en eussent cette idée. Cependant les sages des premiers siècles plaçoient la terre immédiatement après le chaos, supposant qu’elle fut d’abord la mère, puis l’épouse du ciel ; mariage d’où provinrent tous les êtres. Mais on ne doit pas croire pour cela qu’ils regardassent la terre comme le principe de l’essence (de l’existence), mais seulement comme le principe et l’origine de la ' structure de l’ordre et du systême de l’univers. Ainsi nous renverrons l’explication de ce point au lieu où nous expliquerons la fable du ciel, et où nous traiterons des origines ; recherche qui doit succéder à celle des principes.

Mais Thalès regardoit l’eau comme le principe de toutes choses ; car il voyoit que la plus grand partie de la matière étoit dans l’état d’humor, sur-tout dans celui d’humor aqueux ; que, pour être conséquent, on devoit regarder comme le vrai principe de toutes choses, ce dans quoi (l’espèce de matière où) résident le plus souvent les forces ou les énergies de tous les êtres, mais sur-tout les élémens des générations et des restaurations (des recompositions). Il considéroit de plus que la semence des animaux est humide ; que les graines, les semences, les amandes, etc. des végétaux, sont tendres et molles, tant qu’elles ont la faculté de végéter, et conservent leur fécondité ; que les métaux peuvent aussi devenir fluides et coulans ; qu’on peut les regarder comme des sucs concrets de la terre, ou plutôt comme des espèces d’eaux minérales ; que la terre elle-même n’est féconde et ne recouvre sa fécondité, qu’autant qu’elle est arrosée par les pluies, les fleuves, etc. que la terre et le limon semblent n’être autre chose que des sédimens de l’eau ; que l’air est le produit de l’expiration (de l’évaporation) de l’eau, et semble n’être qu’une eau dilatée ; que le feu lui-même ne peut être excité, se nourrir et subsister que par le moyen d’un humor ; que cet humor, gras et onctueux dont se nourrissent et vivent, en quelque manière, la flamme et le feu, n’est qu’une espèce d’eau mûrie, et qui a subi une concoction suffisante[15]. Il considéroit encore que la substance de l’eau est répandue dans l’univers entier, comme un aliment commun ; que la terre est environnée de l’océan ; qu’une quantité immense d’eaux douces, d’où dérivent les fontaines et les fleuves (semblable au sang qui coule dans les veines et les artères d’un animal), arrose la surface et l’intérieur de la terre ; que, dans la région supérieure, se trouvent d’immenses amas d’eaux, qu’on peut regarder comme autant de réservoirs, qui fournissent aux eaux inférieures et à l’océan de quoi réparer leurs pertes. Il pensoit même que les feux célestes pompant ces eaux et ces vapeurs, s’en nourrissoient ; attendu qu’ils ne pouvoient subsister sans aliment, ni le tirer d’ailleurs ; que la figure naturelle de l’eau, je veux dire celle des gouttes de ce

liquide, qui est ronde et sphérique, est semblable à celle de l’univers. Il considéroit enfin qu’on observe dans l’air et dans la flamme des ondulations semblables à celles de l’eau ; que ce dernier fluide est très mobile, son mouvement toutefois n’étant ni trop lent, ni trop rapide ; et que dans cet élément s’engendre une infinité de poissons ou d’autres animaux analogues.

Mais Anaximène regardoit l’air comme le principe unique de toutes choses ; sentiment qui paroît très fondé, si, dans la détermination du principe de toutes choses, on doit avoir égard à la masse et au volume ; car c’est l’air qui occupe les plus grands espaces dans l’univers : en effet, à moins qu’on ne suppose le vuide séparé et occupant de grands espaces, ou qu’on n’adopte ce préjugé, en quelque manière superstitieux, qui porte à croire que les corps et les espaces célestes différent spécifiquement et essentiellement des corps et des espaces terrestres ; toute cette partie de l’espace compris entre le globe terrestre et les limites les plus reculées du ciel, dans laquelle on ne voit ni astres, ni météores, paroît être remplie d’une substance aérienne[16]. Or, le globe terrestre n’est qu’un point en comparaison de cet espace immense ; et cette partie même des espaces célestes qui est occupée par les étoiles, est extrêmernement petite, par rapport au tout : car, dans la partie de cet espace qui est la plus voisine de nous, les étoiles paroissent fort écartées les unes des autres, et comme dispersées ; et quoique dans la région la plus éloignée elles soient innombrables, cependant si l’on considère l’immensité des espaces que ces étoiles laissent entre elles, elles paroîtront elles-mêmes n’y être que des points presque imperceptibles ; en sorte que tous ces corps semblent nager et se perdre dans cet air, comme dans un vaste océan. Il y a aussi une grande quantité d’air et & d’esprit (de substance aériforme et pneumatique) renfermée dans les eaux et dans les cavités du globe terrestre ; substances auxquelles ces eaux doivent leur fluidité et leur écoulement : quelquefois même elles dilatent, gonflent et soulèvent la terre et les eaux. Or, non-seulement la terre est poreuse, mais elle est sujette à des tremblemens et à des secousses qui sont des indices manifestes de cet air qui s’y trouve renfermé. S’il est vrai que les principes doivent être d’une nature qui tienne le milieu entre les extrêmes (condition sans laquelle ils ne pourroient produire une si grande diversité dans les êtres dont ils sont les élémens), l’air, qui est le seul fluide où, se trouve cette condition, doit donc être regardé comme le vrai principe de toutes choses. En effet, l’air est, en quelque manière, le lien commun de tous corps ; non-seulement parce qu’il se trouve en tous lieux, et remplit sur-le-champ tout espace laissé vuide, mais sur-tout par cette raison même qu’il est d’une nature moyenne et comme indifférente. Car c’est ce fluide qui transmet le plus aisément la lumière et les ombres, ainsi que les différentes espèces ou nuances de couleurs ; toutes choses dont il est comme le véhicule, transmettant également les sons harmoniques, et, ce qui est encore plus étonnant, les plus légères impressions et les différences les plus délicates des sons articulés, ainsi que celles des odeurs ; et non-seulement, les différences qui distinguent et caractérisent les odeurs suaves ou fétides, fortes ou foibles, pénétrantes ou non pénétrantes, mais même les différences propres et spécifiques de la rose, de la violette, etc. ; les transmet, dis-je, sans les confondre. De plus, l’air se prête, en quelque manière, indistinctement et avec une sorte d’indifférence, à la transmission de ces qualités si puissantes et si connues sous les noms de chaud et de froid, d’humidité et de sécheresse. C’est aussi dans ce fluide que les vapeurs aqueuses, les exhalaisons onctueuses, les esprits salins, et les fumées des métaux, demeurent suspendus et se meuvent suivant une infinité de directions différentes. C’est encore par l’intermède de l’air que les émanations de la région céleste, les corrélations harmoniques et les oppositions (les forces attractives et répulsives) agissent secrètement et sans y trouver d’obstacle. En sorte que l’air est comme un second chaos, où les semences (les principes) de toutes choses se portent en tous sens, et agissent ou font effort pour agir. Enfin si l’on doit qualifier de principes les subtances où réside une force générale et vivifiante, comme c’est principalement dans l’air qu’on observe une telle force, c’est à ce fluide, plus qu’à tout autre, qu’on doit attribuer la fonction de principe ; conséquence qui paroît d’autant plus conforme à l’opinion commune, que, dans l’usage on emploie indistinctement, et l’on prend souvent l’un pour l’autre, ces trois mots : air, esprit et ame. Et ce n’est pas tout-à-fait sans fondement qu’on les confond ainsi ; car, si la respiration n’a pas lieu dans les rudimens (ou ébauches) de vivification, tels que les embryons et les œufs, du moins elle est inséparablement unie à toute vivification un peu avancée ; les poissons mêmes, lorsque la surface de l’eau vient à se glacer, sont bientôt suffoqués. Le feu s’éteint promptement, lorsqu’il n’est pas environné d’un air qui puisse l’animer ; il semble n’être qu’une sorte d’air frotté et embrasé par une violente irritation : au contraire, l’eau semble n’être qu’un air coagulé. L’air transpire et s’exhale continuellement du sein de la terre, et il paroît que la substance terrestre, pour prendre la forme de ce fluide, n’a pas besoin de passer par l’état aqueux.

Héraclite, philosophe plus pénétrant et plus profond que ceux dont nous venons de parler, mais dont l’hypothèse paroît moins vraisemblable, regardoit le feu comme le principe de toutes choses ; car, selon lui, pour découvrir et déterminer les vrais principes des choses, il falloit chercher, non une nature moyenne qui, par cela même est ordinairement variable et corruptible, mais une nature parfaite et supérieure à toutes les autres, qui fût le terme de la corruption et de l’altération. Or, il voyoit que c’étoit dans les corps solides et d’une certaine consistance, qu’on observoit le plus de variétés et de variations, car les corps de cette espèce peuvent s’organiser et devenir des espèces de machines ; où la seule différence, par rapport à la configuration, peut produire les plus grandes variations, à tout autre égard, comme on le voit dans les animaux et dans les plantes ; et même si l’on observe avec un peu d’attention les corps solides et non organiques on y apperçoit aussi de très grandes différences. En effet, quelle diversité ne règne-t-il pas entre ces parties mêmes des animaux, qualifiées ordinairement de similaires ; telles que le cerveau, les trois humeurs et le blanc de l’œil, les os, les membranes, les cartilages, les nerfs, les veines, la chair, la graisse, la moële, le sang, le sperme, les esprits animaux, le chyle, etc. ainsi qu’entre les parties des végétaux ; telles que la racine, l’écorce, la tige, la feuille, la fleur, la semence. Les fossiles ne sont certainement pas organiques[17] ; cependant on ne laisse pas d’y observer de très grandes différences d’espèce à espèce, dans un même genre, et d’individu à individu, dans une même espèce. Ainsi la consistance et la solidité paroissent être la base la plus ample et la plus large de cette inépuisable variété que nous admirons dans la nature : au lieu que les liquides ne sont pas susceptibles d’organisation ; car on ne trouve, dans la nature entière, aucun animal, ni aucune plante, dont la substance soit entièrement fluide. La nature de la liquidité ou de la fluidité est donc incompatible avec cette diversité dont nous parlons, et l’exclut absolument. Cependant ces mêmes liquides peuvent encore différer les uns des autres, jusqu’à un certain point, comme le prouvent ces caractères propres et particuliers qui servent à distinguer les différentes espèces de corps fusibles, de sucs naturels, et de liqueurs provenues des distillations. Mais, dans l’air, et les substances aériformes, les limites de cette variété sont plus resserrées, et il y règne une sorte d’uniformité générale ; car on n’y trouve ni ces couleurs, ni ces saveurs qui servent à distinguer les unes des autres certaines liqueurs ; mais on y trouve celles des odeurs ; différences toutefois qui s’évanouissent aisément, et qui ne sont pas inhérentes à ce fluide : en sorte que, plus les corps approchent de la nature ignée, plus on y voit décroître la diversité ; et lorsqu’enfin on est parvenu à la nature du feu, du feu, dis-je, rectifié et très pur, toute organisation et toute propriété spécifique disparoissent ; et alors la nature semble se réunir en un seul point, comme au sommet d’une pyramide, et être parvenue au terme de l’action qui lui est propre. Aussi voit-on qu’Héraclite designe par le nom de paix, l’inflammation ou l’ignition, parce qu’elle ramène la nature à l’unité ou à l’uniformité ; et par celui de guerre, la génération, parce qu’elle produit la diversité : et pour expliquer, jusqu’à un certain point, cette loi en vertu de laquelle la nature va et revient sans cesse de la variété à l’unité, et de l’unité à la variété, par une sorte de flux et reflux perpétuel, il prétend que le feu se condense et se raréfie alternativement, de manière toutefois que cette raréfaction, tendant à l’état d’ignition, est la marche directe et progressive de la nature ; au lieu que la condensation est sa marche rétrograde et une sorte de privation graduelle. Il pensoit que ce double effet s’opéroit, dans la totalité de la matière, en vertu d’une sorte de nécessité (d’une loi nécessaire) et dans des périodes ou espaces de temps déterminés : en sorte que ce grand tout, qui se développe à nos yeux, sera un jour enfflammé dans sa totalité ; et, dans un autre temps, retournera à son premier état : en un mot, qu’il est sujet à une succession alternative d’inflammations et de générations ( a ). Si nous pouvons nous en rapporter à ce peu que l’histoire nous apprend touchant ce philosophe et ses opinions, il paroît qu’il pensoit que la nature ne suit pas la même marche, lorsqu’elle tend à l’inflammation, que lorsqu’elle tend à l’extinction ; car son sentiment, par rapport à l’échelle (ou à la gradation) de l’inflammation, ne diffère pas de l’opinion commune sur ce point ; il pensoit, dis-je, que la matière passe par degrés de l’état terrestre à l’état aqueux, de celui-ci à l’état aérien, et de l’état aérien à l’état ignée ; mais il renversoit cet ordre, par rapport à l’extinction. Le feu, disoit-il, en s’éteignant, devient d’abord terre, et cette terre semble n’être qu’une sorte de fuliginosité ou de sédiment du feu ; puis cette terre contracte de l’humidité (devient humide) ; d’où résulte la production et la fluidité de l’eau qui, par son expiration (évaporation) et sa dilatation, devient air ; en sorte que le passage de l’état ignée à l’état terrestre est subit et non graduel.

Le sentiment de ceux qui n’admettoient qu’un seul principe, et qui étoient moins jaloux de l’emporter dans la dispute, que d’observer la nature telle qu’elle étoit, nous paroît autant ou plus fondé que les précédens (b) ; ils méritent surtout des éloges pour n’avoir attribué à Cupidon qu’une seule espèce de vêtement qui comme nous l’avons dit, est plutôt une sorte de voile léger, qu’une toile forte et épaisse. Nous appellons vêtement de Cupidon, une forme quelconque attribuée à la matière première, en supposant de plus qu’elle a quelque analogie de substance avec la forme de tel être du second ordre. Les hypothèses de ceux qui regardent l’air, l’eau ou le feu, comme le premier principe de toutes choses, sont appuyées sur des fondemens si foibles, qu’elles ne seroient pas difficiles à réfuter ; mais au lieu de les discuter une à une, nous nous contenterons de les réfuter en masse.

Ainsi, en premier lieu nous observerons que ces anciens philosophes paroissent avoir suivi, dans la recherche des premiers principes, une méthode peu judicieuse, se contentant de chercher, parmi les corps apparens et sensibles, celui qui leur paroissoit l’emporter sur tous les autres par ses qualités, et l’avoir regardé comme principe de tout, mais seulement d’après les idées de perfection qu’ils s’étoient faites à cet égard, et non d’après l’observation et la mûre considération de la réalité des choses supposant très gratuitement que cette nature, qu’ils croyoient si parfaite, étoit la seule dont on pût dire avec fondement qu’elle étoit réellement ce qu’elle paroissoit être ; que toutes les autres n’étoient au fond que cette même nature, quoiqu’elles parussent en différer ; en sorte qu’ils semblent n’avoir voulu parler qu’au figuré, ou s’être laissé séduire par ces idées de perfection qu’ils attachoient à certains corps ; l’impression la plus forte ayant donné sa teinte à tout le reste. Cependant tout philosophe qui veut connoître la nature telle qu’elle est, ne doit point avoir de telles prédilections, et ne doit regarder comme vrai principe de toutes choses, que ce qui convient, non-seulement aux corps les plus volumineux les plus nombreux et les plus actifs, mais aussi aux plus petits, aux plus rares et aux plus inertes. Ce que les hommes admirent le plus, c’est ce qu’ils rencontrent le plus souvent (c’est ce qui les frappe le plus) ; mais la nature qui n’est point sujette à de telles préventions, ouvre son vaste sein à tous les êtres également : que si ces philosophes dont nous parlons, au lieu d’adopter ce principe unique, d’après les idées de perfection qu’ils attachent à certains corps, le font purement et simplement (indépendamment d’un tel motif), alors leur métaphore devient encore plus choquante ; ils tombent dans une équivoque manifeste ; et ce n’est plus ni au feu ni à l’eau, ni à l’air réels (de la nature), mais à je ne sais quelle substance fantastique et purement idéale, qu’ils laissent ce nom de feu, d’air, etc. et en y attachant des idées très différentes des idées communes. De plus, ils paroissent tomber dans le même inconvénient que ceux qui regardent une matière abstraite comme premier principe. Car, de même que ceux-ci supposent une matière potentielle, dans son tout, ceux-là en supposent une qui l’est, du moins en partie. Ils admettent aussi une matière revêtue d’une forme (actuellement existante et douée de telles qualités) du moins à certains égards ; savoir, par rapport à leur principe même, mais purement potentielle[18] à tout autre égard ; et ils ne gagnent pas plus, en supposant l’existence d’un principe de cette nature, que les autres, en regardant comme telle une matière abstraite. Cependant ils présentent à l’entendement humain un objet qui lui donne un peu plus de prise, qui fixe davantage ses idées, sur lequel il croit pouvoir se reposer, et à l’aide duquel il croit avoir une notion un peu plus étendue et plus complète de ce principe ; mais, dans le siècle où ils vivoient, les prédicamens[19] n’étoient pas encore assez en vogue pour que ce principe d’une matière abstraite pût se cacher sous la foi et la tutele de quelque prédicament de la substance. Aussi aucun d’entre eux n’a-t-il osé imaginer une matière purement fantastique ; mais ils ont regardé comme principe une des substances qui tombent sous les sens, en un mot, un être réel. Quant à la manière dont il varie, se modifie et se distribue, ils ont pris plus de liberté à cet égard, et celle qu’ils ont supposée est tout-à-fait chimérique ; car ils n’ont pas su découvrir par quel appétit ou stimulus (force, tendance ou effort) par quel moyen, quelle voie, quelle marche et quelle gradation un premier principe dégénère et revient ensuite à son premier état. De plus, on observe dans l’univers une infinité de choses contraires et d’oppositions ; par exemple, les corps sont denses ou rares, chauds ou froids, lumineux ou opaques, animés ou inanimés, toutes choses qui, luttant les unes contre les autres, s’affoiblissent ou se détruisent réciproquement. Vouloir faire dériver tous ces contraires d’un seul principe matériel, comme d’une seule source, sans donner la plus légère idée de la manière dont cette cause unique peut produire tous ces effets opposés est une marche propre à des philosophes qui, effrayés de la difficulté de cette recherche, prennent le parti de l’abandonner. Car, à la vérité, si le fait même étoit suffisamment constaté par le témoignage des sens, il faudroit bien l’admettre tel qu’il seroit, quoique son mode et ses causes demeurassent inconnues ; et même si l’on pouvoit, par la seule force du raisonnement, découvrir quelque mode vraisemblable et capable de produire tous ces effets, il faudroit peut-être alors s’élever au-dessus des apparences : mais il seroit injuste d’exiger que nous accordassions notre suffrage à des philosophes qui supposent des êtres dont l’existence n’est pas constatée par le témoignage des sens, et qui ne prennent pas même la peine de nous montrer, par des raisons satistaisantes, la possibilité de leur existence. De plus, s’il n’y avoit qu’un seul principe de toutes choses, on devroit en trouver des traces et des indices dans tous les corps ; il devroit y jouer le principal rôle et y prédominer plus ou moins ; enfin, rien de contraire à ce principe n’y devroit jamais prédominer[20]. De plus, il faudroit qu’il fût placé au milieu (au centre), afin que tout le reste pût l’approcher, et qu’il pût se répandre aisément dans tous les points de sa sphère d’activité. Or, dans le systême dont nous parlons, il n’est point question de tout cela ; car la terre, à laquelle on refuse les honneurs et la fonction de principe, contracte et conserve des qualités diamétralement opposées à celles de ces trois substances, dont telle ou telle autre est regardée comme principe ; par exemple, elle oppose son inertie et son opacité à la mobilité et à la nature lucide (à la lucidité) du feu ; sa densité et sa solidité, à la ténuité et à la mollesse (fluidité) de l’air ; sa sécheresse et sa roideur, à l’humidité et à la souplesse de l’eau ; sans compter que la terre elle-même occupant le milieu (le centre), en exclut toutes les autres substances. De plus, s’il n’existoit qu’un seul principe, il devroit être de nature à se prêter également et indifféremment à la génération et à la dissolution ; car c’est aussi le propre d’un principe, que toutes choses s’y résolvent, comme elles en dérivent : or, c’est ce qu’on ne peut dire d’aucun des principes supposés ; l’air et le feu n’étant nullement propres pour fournir une matière à la génération ; au lieu que les autres corps peuvent se résoudre en ces deux substances ; au contraire, l’eau dont l’action est douée, est, par cela même, propre pour la génération, et les autres substances ne s’y résolvent que difficilement : c’est ce qu’on verroit aisément si les pluies venoient à cesser pendant quelque temps. De plus, la putréfaction même ne ramène nullement les substances à l’état aqueux ; je veux dire, qu’elle ne les réduit point en une eau pure et crue. Mais l’erreur de ces philosophes consiste principalement en ce qu’ils ont qualifié de principe une substance corruptible et mortelle ; car c’est ce qu’ils font, lorsqu’ils admettent un principe qui peut dégénérer dans les composés, et y perdre sa nature propre et spécifique, comme le dit certain poëte : La transformation de tout corps qui sort de ses limites, est la mort de ce qui existoit auparavant[21] ; observation d’autant plus nécessaire ici, que, suivant l’ordre naturel de notre exposé, nous devons parler actuelment de cette troisième secte de philosophes qui soutenoient l’hypothèse de la pluralité de principes ; secte qui, à la première vue, paroît appuyer ses assertions sur de plus solides fondemens que toutes les autres, mais qui ne laisse pas d’avoir plus de préjugés, et de hazarder un plus grand nombre de suppositions. Ainsi, après avoir examiné ces hypothèses prises en général, nous allons les discuter une à une.

Nous avons dit qu’une partie de ces systématiques, qui admettoient plusieurs principes, prétendoit que leur nombre étoit infini. Cependant, nous n’examinerons point ici ce sentiment ; les considérations sur l’infini se rapportant à la fable du ciel. Mais quelques-uns des anciens philosophes, entre autres

Parménide, supposent l’existence de deux principes seulement ; savoir, le feu et la terre, ou le ciel et la terre. Car, selon lui, le soleil et les autres astres sont de véritables feux, des feux, dis-je, purs et limpides (clairs, transparens) et très différens du nôtre, qui ayant été par hazard précipité sur la terre (comme Vulcain), est demeuré foible et boiteux : systême renouvellé, dans ces derniers temps, par Télèse, savant distingué, qui s’étoit instruit à fond de la doctrine des Péripatéticiens (si toutefois celle qu’ils enseignoient méritoit ce nom), et qui a su tourner contre eux leurs propres argumens, mais qui n’avoit pas le même talent pour établir des opinions positives, et savoit mieux détruire que construire (démolir que rebâtir). Quant au systême proprement dit de Parménide, il nous reste très peu de chose sur ce sujet. Cependant les fondemens d’une hypothèse fort semblable ont été jetés dans ce traité succinct, que Plutarque a composé sur le premier froid ; opuscule dont le fond paroît avoir été tiré de quelqu’autre traité plus ancien qui existoit encore de son temps, mais qui n’est point parvenu jusqu’à nous ; car on y trouve plus de profondeur et de force de raisonnement, qu’on n’en voit ordinairement dans les écrits de l’auteur qui a publié ce système. Il paroît que Télèse a profité des vues qu’il y a trouvées, et qu’elles l’ont excité à défendre avec beaucoup de chaleur, dans ses traités de physique, l’hypothèse de Parménide. Les opinions de cette secte se réduisent à ce qui suit. Les formes, les êtres actifs, et par conséquent les substances primaires (du premier ordre) sont le chaud et le froid. Cependant ces deux substances sont incorporelles (c). Mais il existe une matière passive et potentielle, qui leur fournit une masse corporelle sur laquelle l’une et l’autre peuvent exercer leur action ; matière qui est susceptible de ces deux natures ( de ces deux genres d’impressions opposées), mais qui par elle-même est inerte et destituée de toute activité. La lumière n’est qu’une dérivation de la chaleur, mais d’une chaleur raréfiée et atténuée, qui, en se concentrant, devient plus forte et plus sensible. Par la raison des contraires, l’opacité est l’effet de la privation ou de l’affoiblissement de la nature lumineuse ; deux effets produits par le froid. La rarité[22] et la densité sont deux espèces de textures, ou de toiles ourdies (de constitutions des corps produites ) par le chaud et le froid, qui sont alors, à leur égard, comme les agens et les ouvriers. L’effet du froid est de contracter et de condenser les corps, au lieu que celui de la chaleur est de les étendre et de les dilater. L’effet de la dernière de ces deux textures est aussi de rendre les corps plus mobiles et plus actifs celui de la première est de diminuer leur aptitude au mouvement et d’augmenter leur inertie. Ainsi c’est par le moyen de la rarité et de la ténuité que la chaleur excite, ou entretient le mouvement, et c’est par le moyen de la densité que le froid le ralentit, ou le détruit[23]. D’où il suit qu’il y a, et qu’on peut supposer quatre natures (qualités) ' corrélatives et co-essentielles, qui répondent (deux à deux) au chaud et au froid, dont elles ne sont que des dérivations ou des émanations, mais qui en sont inséparables. Ces quatre qualités sont, d’une part, la chaleur, la lumière (la lucidité), la rarité et la mobilité. À ces quatre qualités répondent, de l’autre part, ces quatre autres qui leur sont diamétralement opposées, le froid, l’opacité, la densité et l’immobilité. Le siège des quatre qualités de la première conjugaison (combinaison) et des textures qui en sont les effets, est le ciel (et les astres), principalement le soleil : celui de la combinaison des quatre qualités opposées est la terre : car le ciel, en vertu d’une chaleur[24] complète (portée au plus hant degré) et d’une matière extrêmement dilatée, est très chaud, très lumineux, très ténu et très mobile. La terre, au contraire, en vertu d’un froid[25] extrême que rien n’affoiblit, et d’une matière extrêmement contractée, est très froide, très opaque, très dense et tout-à-fait immobile ; ayant même une sorte d’aversion et d’horreur pour le mouvement. La partie la plus élevée des cieux conserve entièrement sa nature, et sans aucune diminution, n’étant susceptible que de quelques différences, par rapport au degré, ou du plus au moins, et étant trop éloignée pour être exposée aux assauts et à l’action violente de son contraire. Il en est de même de l’intérieur


de la terre, par rapport à sa nature respective qui s’y trouve également permanente. Dans les extrémités (dans les limites des deux régions) où les deux contraires sont plus voisins et plus en prise l’un à l’autre, ils agissent réciproquement l’un sur l’autre et se livrent un éternel combat. En conséquence, le ciel, dans la totalité de sa masse et de sa substance, est chaud, et destitué de toute nature ou action contraire ; chaleur toutefois qui n’y est pas distribuée uniformément, certaines parties étant plus chaudes que les autres ; car la chaleur du corps, de la substance même de chaque étoile a beaucoup d’intensité, et celle qui règne dans les espaces que les étoiles laissent entre elles, en a beaucoup moins. Cette chaleur n’est pas non plus la même dans toutes les étoiles ; quelques-unes paroissent être plus ardentes que les autres, leur lumière étant plus vive et plus scintillante ; de manière toutefois que la nature contraire, supposée même au plus foible degré, ne peut pénétrer jusqu’à cette région ; qui, à la vérité, est susceptible de plus et de moins, par rapport à sa nature propre et spécifique, sans l’être d’aucun degré de la nature contraire. Mais on ne doit pas juger du feu céleste, ni de sa chaleur, par le feu commun (ou terrestre), le premier ayant toute sa pureté et toute sa force originelle ; ce qu’on ne peut dire du dernier. Car notre feu se trouvant hors du lieu qui lui est propre, et tout environné de contraires, est comme tremblottant ; il est dans une sorte d’indigence, ayant besoin d’un aliment pour se nourrir et se conserver ; enfin, il est perpétuellement disposé à fuir cette région étrangère, et à s’élever vers la région céleste. Au lieu que, dans les cieux, il est dans sa véritable place ; il n’y est exposé à l’action violente, et aux assauts d’aucune substance contraire : il y est dans un état permanent, il y subsiste et s’y conserve par lui-même, ou tout au plus par le moyen de ses analogues : il y exerce librement et sans obstacle toutes les espèces d’actions qui lui sont propres. De même le ciel est lumineux dans toutes ses parties ; mais il ne l’est pas dans toutes également. En effet parmi les étoiles observées et nombrées, il en est qui ne sont visibles que par un temps très serein : et la voie lactée n’est qu’un assemblage de très petites étoiles qui ne produisent qu’une blancheur, et non une lumière proprement dite, et suffisante pour les laisser voir toutes distinctement. Il n’est pas douteux qu’il n’y ait une infinité d’étoiles invisibles pour nous ; et en conséquence que le corps même du ciel ne soit lumineux dans toute son étendue ; mais cette lumière n’est ni assez vive, ni assez forte, ni assez concentrée, pour pouvoir franchir ces espaces immenses et parvenir jusqu’à nos yeux. On conçoit aussi que le ciel, pris en totalité, est composé d’une substance rare et ténue, qu’aucune condensation ou contraction violente n’a rendu telle de ses parties plus dense et plus compacte que les autres ; quoique sa matière soit plus rare et plus ténue dans certaines parties que dans d’autres. Enfin, le mouvement du ciel est tel que doit être celui d’un corps très mobile : je veux dire que c’est un mouvement circulaire ; c’est-à-dire, un mouvement sans terme, et tel que le corps circulant n’a, en quelque manière, d’autre terme que lui-même : au lieu que tout corps qui, dans son mouvement, suit une ligne droite, se porte vers un terme comme pour s’y reposer. Ainsi, le ciel, pris en totalité se meut circulairement, et il n’est aucune de ses parties qui n’ait un tel mouvement. Cependant le ciel est susceptible de quelques inégalités, relativement à sa chaleur, à sa lumière et à sa ténuité ; il l’est également de quelques différences par rapport à son mouvement ; différences d’autant plus sensibles et d’autant plus faciles à déterminer, à constater, qu’un tel mode (le mouvement circulaire) excite davantage l’attention de l’observateur, donne plus de prise à l’observation et peut plus aisément être soumis au calcul. Ce mouvement circulaire peut, en différentes parties du ciel, différer quant à sa vîtesse, ou à la courbe décrite. En effet, il peut être ou plus rapide, ou plus lent ; 2o. le corps circulant peut décrire ou un cercle parfait, ou une courbe qui tienne de la spirale, dont les spires soient plus ou moins écartées les unes des autres ; et, en conséquence, après avoir fait sa révolution entière, ne pas revenir précisément au point d’où il est parti ; car la ligne spirale tient tout à la fois du cercle et de la ligne droite[26]. Or, c’est ce qu’on observe dans le ciel même : je veux dire que ses différentes parties (d) ne se meuvent point avec des vîtesses égales et ne reviennent pas chaque jour exactement aux points où elles étoient la veille (dans les instans correspondans) ; en un mot, elles décrivent des spirales : par exemple, les étoiles errantes et (où) les planètes (et les comètes) ont des vîtesses inégales ; et ces planètes s’éloignent visiblement de l’équateur, en allant et revenant d’un tropique à l’autre. Plus les astres sont élevés et éloignés de nous, plus leur mouvement circulaire est rapide, et plus aussi les spires de la courbe qu’ils décrivent sont rapprochées les unes des autres ; car, pour peu qu’envisageant sans prévention tous ces phénomènes, et en les prenant tels que les donne l’observation, on suppose un seul mouvement diurne, naturel et simple dans les corps célestes, en rejetant cette hypothèse spécieuse, mais purement mathématique, dont le but est de ramener tous les mouvemens célestes à des cercles parfaits[27] pour peu encore qu’on regarde comme réelles les lignes spirales que les planètes paroissent décrire ; et qu’au lieu de s’en laisser imposer par l’apparence de ces deux mouvemens en sens contraires ; savoir, celui d’orient en occident (attribué au premier mobile), et celui d’occident en orient (qualifié de mouvement propre des planètes ) ; pour peu, dis-je, qu’on les réduise à un seul, et qu’on explique les différences observées (par rapport au temps) dans le retour des planètes aux mêmes points, en supposant qu’elles devancent le premier mobile, ou le laissent en arrière, et en employant la supposition même des lignes spirales pour rendre raison de la différence observée entre les pôles de la sphère et ceux du zodiaque ; pour peu,


en un mot, qu’on se permette ces suppositions si simples et si naturelles, on sera bientôt convaincu de ce que j’ai avancé : par exemple, on voit que la lune, qui, de toutes les planètes est la plus basse et la plus voisine de nous, a un mouvement plus lent et décrit une courbe dont les spires sont plus écartées les unes des autres ; et qu’elle a, par sa nature, quelqu’affinité ou analogie avec cette portion de la région céleste, qui, à cause du grand éloignement où elle est de la nature contraire est dans un état permanent. Mais Télèse a-t-il laissé subsister, ou changé les anciennes limites des deux natures ? Pensoit-il, dis-je, que la nature de la lune étoit toute semblable à celle de la région plus élevée ; ou croyoit-il que l’action de la nature contraire (à la nature céleste) s’étendoit au dessus ( se portoit même au delà) de cette planète ? C’est un point sur lequel ce philosophe ne s’est pas assez nettement expliqué. Or, la plus grande portion de la terre, qui est l’assemblage, la masse, et comme le siège des substances de nature opposée, est aussi dans un état permanent ; et l’influence des corps célestes ne peut pénétrer jusques-là. Mais quelle est l’étendue de cette portion ? C’est une question dont la solution seroit assez inutile ; il suffit de savoir qu’elle est douée de ces quatre qualités, le froid, l’opacité, la densité et le repos ou l’immobilité ; qu’elle les possède au degré le plus éminent, sans qu’aucune cause puisse les diminuer.

Ce même philosophe pense que la région où s’opèrent toutes les générations, est cette partie de la terre qui se trouve vers la surface du globe, et qu’il regarde comme une espèce d’écorce ou de croûte ; que tous les êtres, et en général tous les composés que nous pouvons observer, et sur lesquels nous avons des connoissances plus ou moins exactes, même les plus pesans, les plus durs, et ceux qui se trouvent à une grande profondeur (telles que les métaux, les pierres) ; enfin, la mer même, sont composés d’une terre travaillée et en partie transformée par la chaleur des corps célestes ; terre qui a contracté, par ce moyen, un certain degré de chaleur, de radiation (de lucidité), de ténuité et de mobilité, et qui est d’une nature moyenne entre celle du soleil et celle de la terre (proprement dite) : d’où il suit évidemment que cette terre pure dont nous parlions plus haut, se trouve fort au-dessous de la mer, des minéraux et de toute espèce de composé qui peut être le produit d’une génération ; enfin, que tout l’espace compris entre cette terre pure et la lune, ou une région plus élevée, est occupé par une sorte de nature moyenne[28], qui est le produit des actions et réactions du ciel et de la terre, tempérées les unes par les autres. Car c’est dans cet espace compris entre les parties les plus élevées des cieux, et les parties les plus intérieures de la terre, que se trouvent les plus violentes agitations, les combats et les luttes de toute espèce : à peu près comme, dans les empires, les frontières sont les plus exposées aux incursions et aux invasions, tandis que les provinces du centre jouissent d’une paix profonde : en sorte que chacune de ces deux natures contraires a perpétuellement la faculté, ainsi que le desir (la tendance à) de se multiplier continuellement elle-même,

et d’engendrer quelque chose de semblable à soi, de se répandre en tous sens, d’occuper la masse entière et immense de la matière, de combattre et de surmonter son opposée, de la débusquer et de se mettre en sa place : qu’elle a de plus la faculté de percevoir les forces et les actions de sa contraire en percevant aussi ses propres forces et ses propres actions ; perceptions qui la mettent en état de se mouvoir et d’occuper la place qui lui convient relativement à l’autre ; enfin, que de ce perpétuel combat résultent toutes les différentes espèces d’êtres, d’actions, de forces, de qualités, etc. Cependant ce philosophe, dont nous exposons le systême, paroît attribuer, dans quelques endroits de ses écrits, certaines qualités ou conditions à la matière (passive), ce qu’il ne fait toutefois qu’en hésitant et en très peu de mots. 1o. Il dit que la quantité de cette matière n’est jamais augmentée ni diminuée par les formes et les êtres actifs, mais que la somme des particules matérielles est toujours la même dans l’univers : 2o. il lui attribue le mouvement de pesanteur et de chûte[29]. Enfin, il hazarde même quelques conjectures sur les élémens et la composition de cette matière : mais il s’explique avec plus de clarté, lorsqu’il dit que le chaud et le froid ( leurs forces et leurs quantités étant supposées égales ), agissent avec moins de force dans une matière rare et développée, que dans une matière très dense et très compacte ; cette action dépendant moins de leur propre mesure que de celle de cette matière. Il a aussi tenté d’expliquer comment de cette lutte et de ce combat des deux contraires, peuvent résulter tant de générations et cette admirable fécondité de la nature ; explication qu’il applique d’abord à la terre, qui est le principe de nature inférieure, et il fait voir pourquoi la terre n’a pas été depuis longtemps, et ne sera même jamais absorbée par le soleil[30]. C’est, 1o. dit-il, parce qu’elle est à une distance immense des étoiles fixes, et même à une distance assez grande du soleil. La seconde cause qu’il assigne dans cette explication, c’est l’obliquité des rayons solaires, par rapport aux différentes parties de la terre ; car, dans la plupart des régions du globe terrestre, le soleil n’est jamais au zénith, et ses rayons ne frappent jamais perpendiculairement la surface du sol ; en sorte que sa chaleur n’agit jamais sur la totalité du globe avec une très grande force. La troisième cause est l’obliquité du mouvement du soleil dans sa révolution annuelle suivant le zodiaque (l’écliptique), eu égard aussi aux mêmes parties de la terre ; d’où il arrive que la chaleur du soleil, quelle que soit son intensité absolue, ne croît pas perpétuellement, mais seulement par intervalles (dans certains temps). La quatrième cause est la vîtesse du mouvement diurne du soleil[31], qui fait une si grande révolution en si peu de temps : en sorte que la chaleur de cet astre n’agit pas longtemps sur les mêmes points, et n’y est pas deux instans de suite au même degré. La cinquième est cette matière qui se trouve sans interruption entre le soleil et la terre. Car l’espace que traversent les rayons solaires, n’est rien moins que vuide, mais rempli d’une infinité de corps qui résistent à leur action ; comme ils sont obligés de lutter contre ces corps, et de vaincre leur résistance, ils s’affoiblissent prodigieusement ; affoiblissement d’autant plus grand, que, plus ils se portent en avant et s’affoiblissent d’autant, plus aussi les corps qui se trouvent à leur rencontre leur opposent de résistance, sur-tout lorsqu’ils sont arrivés à la surface de la terre, où ils éprouvent non-seulement de la résistance, mais même une sorte de répulsion[32]. Quant à la manière dont se fait cette transformation, voici à peu près quelle idée l’on peut s’en faire. Il règne entre ces deux natures une guerre éternelle, et, pour ainsi dire, sanglante : elles n’ont entre elles aucune analogie qui puisse leur servir de lien commun, et à l’exception du mouvement d’Hylès[33], il n’est point non plus de tierce nature (de nature intermédiaire), par le moyen de laquelle elles puissent s’unir : en conséquence, chacune de ces deux

natures tend, par un effort perpétuel, à détruire l’autre, à s’introduire dans toute la masse de la matière, et à y régner seule. Le soleil, par exemple (comme l’auteur dont nous parlons le dit souvent en propres termes), tend à convertir la terre en soleil, et réciproquement la terre tend à convertir le soleil en terre[34] ; ce qui n’empêche pas que tout ne marche suivant un ordre constant, dans des temps déterminés, avec des mesures précises et convenables ; en sorte que chaque action est préparée, commence, continue, croît, décroît et cesse, conformément aux loix auxquelles tous les êtres sont soumis[35] ; tous effets qui ne sont pas produits par les loix résultantes de l’analogie ou de l’accord de ces deux natures (substances), mais par une sorte d’impuissance (par l’impuissance actuelle de l’une des deux) ; car l’augmentation ou la diminution de toute force ou action de ce genre, ne vient pas simplement d’une cause capable d’en augmenter ou d’en diminuer l’intensité, mais du choc (de l’action) de la nature (force) opposée, qui lui fait obstacle, et qui lui sert comme de frein. La diversité, la multiplicité, et même la complication de toute opération de ce genre, a nécessairement

pour cause une de ces trois choses, la force de la chaleur, la disposition de la matière, et la manière dont cette chaleur a agi précédemment ou agit actuellement sur cette matière. Cependant ces trois choses sont unies par des relations très étroites, et sont réciproquement causes et effets l’une de l’autre. La chaleur, envisagée seule, peut différer d’elle-même par sa force (spécifique), par sa quantité (son intensité, et la quantité de matière, essentiellement ou accidentellement chaude ), par sa durée, par le milieu à travers lequel elle agit ; enfin par le mode de sa succession : elle est susceptible de plusieurs genres de variations, par rapport à sa succession même ; telles que le rapprochement ou l’éloignement du corps chaud, l’augmentation ou la diminution, soit graduelles, soit soudaines, de cette chaleur, ses retours ou ses réitérations, par intervalles de temps, plus ou moins grands ; et beaucoup d’autres semblables : on peut distinguer des chaleurs d’une infinité d’espèces qui différent les unes des autres par leur force et leur nature, selon que leur degré de pureté est plus ou moins inférieur à celui de la chaleur du soleil, qui est la première source de toutes. Il ne faut pas croire non plus que toutes les chaleurs, sans distinction, puissent se fomenter mutuellement ; mais, lorsque leurs degrés diffèrent notablement, elles peuvent s’affoiblir ou se détruire réciproquement, comme le font des degrés de froid très différens : en sorte que, suivant l’expression de Télèse, les chaleurs très foibles sont, par rapport aux chaleurs très fortes, des espèces de traîtres et de transfuges qui conspirent avec le froid[36].

Aussi voit-on que cette chaleur vive qui réside dans le feu, et qui semble darder son action, étouffe et tue, en quelque manière, cette chaleur plus foible qui serpente, pour ainsi dire, dans l’eau : et de même on sait qu’une chaleur non naturelle, excitée dans le corps humain par des humeurs putrides, éteint et suffoque la chaleur naturelle. Que la chaleur soit susceptible de très grandes différences, par rapport à sa quantité, c’est une vérité trop connue et trop évidente, pour avoir besoin de preuves ; on sait assez qu’un ou deux charbons

n’échauffent pas autant qu’un plus grand nombre. On peut juger des effets de l’augmentation de la quantité de chaleur, par ceux de la multiplication et de la concentration des rayons solaires, par voie de réflexion ; car une seule réflexion double le nombre de ces rayons (qui agissent), et plusieurs réflexions réunies en augmentent le nombre, dans une plus grande proportion (c’est-à-dire en proportion que ces réflexions se multiplient). On doit rapporter aussi et joindre aux effets de la quantité primitive et originelle de la chaleur, ceux de sa réunion (de la réunion ou du rapprochement des corps chauds). C’est ce dont on peut juger également (et par la même raison), en comparant les effets de l’obliquité des rayons solaires, avec ceux de leur perpendicularité. Car, plus l’angle que le rayon réfléchi fait avec le rayon direct (incident) est aigu, et en conséquence, plus ces deux rayons se rapprochent l’un de l’autre, plus la chaleur qu’ils produisent est forte et sensible. Le soleil même, lorsqu’il répond à certaines étoiles de la première ou de la seconde grandeur, et à celles qui jettent le plus d’éclat, telles que Sirius, Regulus ou l’Épi (de la Vierge) excite de très grandes chaleurs. Il est également certain que les effets de la chaleur dépendent beaucoup de sa durée ; les effets de toute espèce de force ou d’agent naturel étant, comme l’on sait, proportionnels à la durée de son action ; car d’abord cette action a besoin d’un certain temps, pour produire son effet, et il en faut beaucoup pour augmenter sensiblement cet effet. En conséquence, l’effet de la durée de la chaleur est de convertir une chaleur égale et uniforme, en une chaleur progressive et par conséquent inégale ; comme on en voit des exemples et des preuves dans ces chaleurs si fortes qui se font sentir quelques temps après le solstice d’été, et quelques heures après midi. Car, quoique, dans ces deux temps, la chaleur produite par l’action actuelle du soleil, qui est alors moins élevé sur l’horizon, soit moins grande ; cependant, comme les degrés de chaleur qu’il produit actuellement, se joignent à ceux qu’il a produits antérieurement, l’effet total, qui est proportionnel à la somme de ces degrés, est alors plus grand, à cause de leur accumulation ; et même dans les régions les plus septentrionales et les plus froides, où les rayons solaires, qui sont très obliques, même durant l’été, agissent avec peu de force ; l’effet de cette obliquité est quelquefois (durant cette saison) compensé par la longue durée des jours et de l’action de cet astre. Le milieu qui transmet la chaleur, et qui en est comme le véhicule, est aussi une cause qui peut augmenter ses effets ; c’est ce que prouvent assez ces variations dans la température, et ces changemens de temps qu’on observe dans une même saison ; par exemple, il règne quelquefois un froid assez sensible durant l’été, et une température assez douce durant l’hiver. De même un vent de midi et un temps pluvieux ou nébuleux ont une influence très sensible sur les vignes, les blés et les autres productions de la terre, quoique le soleil décrive son orbite comme à l’ordinaire, et qu’on n’y observe aucun changement à cet égard (e). Les différentes dispositions et constitutions de la température répondant aux différentes révolutions des saisons et des années, constitutions qui sont tantôt pestilentielles et morbifiques, tantôt salutaires et bienfaisantes, dérivent de cette source même que je viens d’indiquer, je veux dire des différentes constitutions de l’air, qui est le milieu commun ; ces dispositions dépendent elles-mêmes des vicissitudes et des altérations de la température, dans les temps précédens, la température de chaque année et de chaque saison influant de proche en proche sur celles des saisons ou des années suivantes, et beaucoup plus long-temps peut-être qu’on ne le pense. Or, comme la succession, ou, si l’on veut, l’ordre dans lequel se succèdent les différens degrés de chaleur, influe sur cette chaleur même de plusieurs manières, cette influence en est d’autant plus grande ; et le soleil ne pourroit être une cause si puissante et une source si féconde de générations de toute espèce, si la situation même de cet astre, qui est le grand mobile (moteur) du tout, ne varioit d’une infinité de manières, par rapport à la terre et à ses différentes parties ; car le soleil décrit une orbite circulaire ; son mouvement est rapide, son cours est oblique (il décrit l’écliptique qui est oblique par rapport à l’équateur), et il revient sur ses pas (il va et revient sans cesse d’un tropique à l’autre) ; mouvement d’où résulte nécessairement la succession alternative de sa présence et de son absence, de son éloignement et de son rapprochement, de l’obliquité et de la perpendicularité de ses rayons, de ses retours plus prompts ou plus tardifs : en sorte que, dans aucun temps, ni dans aucun lieu, la chaleur émanée du soleil n’est uniforme, ou ne revient aussi-tôt au même degré, si ce n’est peut-être sous les tropiques[37] ; et que ces grandes variations, dans le corps (l’astre), engendrant, correspondent parfaitement à des variations non moins grandes dans les corps engendrés. À quoi l’on peut ajouter les variétés et les variations innombrables dans la nature et la constitution du milieu, ou du véhicule. Or, tout ce que nous venons de dire sur les effets des différens degrés d’une chaleur d’une seule et même espèce, peut être appliqué aux effets des vicissitudes et des différens modes de succession des chaleurs de différente espèce. Ainsi, c’est avec fondement qu’Aristote a prétendu qu’on devoit attribuer les génerations et les corruptions des composés à cette route oblique que le soleil suit en décrivant le zodiaque (l’écliptique). On doit observer toutefois que sa manie de prononcer magistralement sur tout, de se porter, en quelque manière, pour arbitre de la nature, de faire à son gré des distinctions et des combinaisons, a dénaturé cette grande idée, et lui en a ôté presque tout le mérite. Son erreur consiste en ce qu’au lieu d’attribuer la génération et la corruption (qui, pour le dire en passant, n’est jamais purement privative (destructive), mais grosse d’une autre génération (mais suivie de la génération d’un autre composé), à l’inégalité de la chaleur du soleil, prise en totalité ; je veux dire à l’éloignement et au rapprochement de cet astre, pris ensemble, il a attribué spécialement et distinctement la génération au rapprochement du soleil, et la corruption à son éloignement ; explication peu judicieuse et trop semblable à celles du vulgaire. Que si quelqu’un, voyant attribuer au soleil toutes les générations, étonné d’une telle explication, nous objectoit que le soleil est, avec raison, regardé comme un feu, et que l’effet propre du feu est plutôt de détruire que d’engendrer, nous lui répondrons que cette objection est frivole, et n’a d’autre fondement que cette opinion fantastique qui suppose que les effets du soleil et ceux du feu artificiel sont essentiellement différens ; l’expérience et l’observation prouvent qu’ils ont une infinité d’effets communs ; par exemple, ils ont l’un et l’autre la propriété de mûrir les fruits, de conserver, dans les pays froids, les plantes délicates des pays chauds ; de faire éclorre les œufs, de clarifier les urines troubles (car nous rapportons à la même classe la chaleur des rayons solaires et celle des animaux) ; de ranimer et de ressusciter, en quelque manière, ces animaux engourdis par le froid, d’exciter des vapeurs et des exhalaisons, etc. Cependant il faut convenir que l’action de notre feu n’imite que très imparfaitement celle du soleil, et que ses effets n’en approchent pas ; car la chaleur du soleil a trois caractères distinctifs qu’il seroit difficile de donner tous au feu artificiel. 1o. Cette chaleur est plus douce et plus salubre que celle du feu commun, par cela même qu’elle est plus foible, à cause de la grande distance de cet astre ; avantage toutefois qu’il ne seroit pas impossible de se procurer, par le moyen de l’art, les moyens d’exciter et d’entretenir une telle chaleur étant plutôt inconnus que difficiles à imaginer. 2o. La chaleur de cet astre est transmise par une infinité de milieux qui sont de nature à lui donner des propriétés particulières, entre autres cette force générative et prolifique dont nous parlions. 3o. (Et cette dernière différence est la principale), elle est très variable et d’une inégalité, en quelque sorte, régulière ; car elle croît, décroît, commence, cesse toujours graduellement ; ses différens degrés ne se succédant jamais les uns aux autres précipitamment et comme par sauts. Il seroit difficile de graduer ainsi la chaleur du feu artificiel, et de la faire passer par des milieux de cette espèce : cependant nous présumons qu’à force d’industrie, d’attention et d’adresse, on pourroit parvenir à ce double but. Telles sont, en substance, les observations que Télèse a faites sur les différentes espèces et les différens degrés de chaleur.

Quant au froid, qui est le principe contraire, à peine daigne-t-il faire mention de la manière dont il se gradue et se distribue, à moins qu’il n’ait pensé que les observations qu’il a faites sur la disposition de la matière (sujet que nous allons traiter en second lieu), étoient suffisantes pour remplir cet objet ; ce qu’il devoit d’autant moins penser, que lui-même prétendoit que le froid n’étoit rien moins qu’une simple privation de chaleur, mais un vrai principe actif, rival de la chaleur, et, en quelque manière, son compétiteur. Or, tout ce qu’il dit touchant la disposition de la matière, n’a d’autre but que celui de faire voir comment la chaleur agit sur cette matière, la travaille, la modifie, la transforme, etc. sans faire aucune mention du froid auquel il semble même ne pas penser ; nous y penserons pour lui, et nous dirons ce qu’il auroit pu dire sur ce sujet, nous qui examinons tout avec toute la bonne foi dont nous sommes capables, et avec une sorte de prévention favorable pour les inventions d’autrui. L’immobilité et la situation fixe de la masse, qui est le siège principal du froid, répond parfaitement à la mobilité et à la versatilité de la substance, qui est le siège et le sujet de la chaleur ; c’est, en quelque manière, l’enclume immobile sous le marteau ; car, si les deux principes (contraires) eussent été également variables et faciles à altérer, ils n’auroient produit et engendré que des êtres passagers et éphémères. De plus, la densité et la solidité de la matière du globe terrestre et des corps adjacens, compense, jusqu’à un certain point, l’étendue immense de la région du feu (c’est-à-dire de la région céleste). En effet, ce qu’il faut envisager ici c’est beaucoup moins la grandeur des espaces que la quantité de matière qu’ils contiennent ; c’est avec raison qu’on ne fait point ou presque point mention de la nature du froid, de sa force, et de la manière dont il agit, attendu que nous n’avons sur ce sujet aucune observation ou expérience qui puisse nous diriger avec sûreté. Car, si, d’un côté, le feu artificiel, qui est comme le lieutenant du soleil, et qui manifeste la nature de la chaleur, est en notre disposition ; de l’autre, nous n’avons rien que nous puissions substituer de la même manière au froid de la terre, et trouver toujours sous notre main, pour faire des observations ou des expériences de ce genre. Ce froid rigoureux qui transpire du globe terrestre et de la région circonvoisine, durant l’hiver, ou dans les pays froids, presque en tout temps, n’est qu’une sorte de tiédeur, et même de bain chaud, en comparaison de celui qui est renfermé dans le sein de la terre ; en sorte que ce froid dont l’homme a la sensation et la possession, le met, à cet égard, dans une situation semblable à celle où il seroit, s’il n’avoit en sa disposition d’autre chaleur que celle qu’excite le soleil, durant les étés les plus chauds, ou dans la zone torride (en tout temps) ; chaleur qui, comparée à celle d’une fournaise ardente, peut être regardée comme une sorte de fraîcheur ; mais ce froid que l’homme substitue, par le moyen de l’art, au froid naturel, ne mérite pas de fixer notre attention. Ainsi, il nous reste à examiner les assertions de Télèse, touchant la disposition de la matière sur laquelle la chaleur agit, et dont l’effet est de provoquer, de renforcer, d’empêcher, ou de changer l’action qui lui est propre ; elle peut influer de quatre manières différentes sur cette action, et avoir quatre espèces d’effet. La première différence se tire de la chaleur préexistante, ou non, dans le corps en question ; la seconde, de la quantité plus ou moins grande de la matière de ce corps ; la troisième, du degré de souplesse de cette matière[38] ; la quatrième, de la dilatation ou de la contraction du corps sur lequel elle agit. Quant à la première différence, Télèse prétend que, dans tous les corps connus, réside une certaine chaleur occulte[39], et qui, pour n’être pas sensible au tact, n’en est pas moins réelle ; que cette chaleur originelle se joint à celle qui survient dans ce corps ; enfin, qu’elle est provoquée et excitée par cette dernière à exercer l’action qui lui est propre, et à agir par elle-même. Ce qui prouve cette assertion, ajoute-t-il, c’est qu’il n’existe aucun corps, soit métal, soit pierre, eau ou air, que le contact ou l’approche du feu, ou d’un corps chaud, ne puisse échauffer lui-même ; effet qui, selon toute apparence, n’auroit pas lieu, si une chaleur préexistante et cachée dans ce corps, ne le préparoit à recevoir et à contracter cette chaleur nouvelle et sensible ; il prétend même que le plus et le moins, à cet égard, je veux dire, la facilité, plus ou moins grande des différens corps à

s’échauffer, est proportionnelle à la mesure de cette chaleur préexistante ; l’air, par exemple, ajoute-t-il, est très susceptible à cet égard ; le plus foible degré de chaleur se communiquant aisément à ce fluide, même celui que recèle la substance de l’eau, et qui n’est pas sensible au tact ; l’eau elle-même s’échauffe plus promptement que la pierre, le métal ou le verre. Si tel corps d’une de ces trois dernières espèces paroît s’échauffer plus vîte que l’eau, c’est tout au plus à sa surface, et non dans son intérieur, attendu que la communication de partie à partie est moins facile dans les solides que dans les fluides ; c’est par cette raison que la surface des métaux s’échauffe plus promptement que celle de l’eau, au lieu que leur intérieur et leur masse totale s’échauffent plus lentement. La seconde différence se tire de la quantité de matière comprise sous un volume déterminé. Si le corps en question est fort dense, les forces partielles de la chaleur y étant plus réunies et plus concentrées, leur effet doit être augmenté d’autant ; au lieu que, dans un corps rare, ces forces étant plus dispersées, leur effet doit être moindre (f). C’est ainsi, par exemple, que la chaleur des métaux en incandescence, est plus forte que celle de l’eau bouillante, et même que celle d’une flamme, en observant toutefois que cette flamme, à cause de sa ténuité, est plus pénétrante ; car la flamme des charbons ardens ou du bois n’a pas une très grande activité, à moins qu’elle ne soit animée par le souffle ou le vent, qui, en la mettant en mouvement, la pousse vers le corps sur lequel elle doit agir, et la met ainsi plus en état d’y pénétrer. De plus, la chaleur de certaines flammes, comme celle de l’esprit de vin ( sur-tout lorsqu’elle a peu de volume et est peu concentrée), est si foible, que la main pourroit presque l’endurer. La troisième différence, qui est la souplesse de la matière, se subdivise en plusieurs autres plus petites ; et, selon lui elle est susceptible de sept degrés différens. Le premier de ces degrés est la ductilité ou la flexibilité (et la malléabilité), qui est l’état ou le mode d’une matière disposée à céder un peu à une action très violente ; savoir, à celle qui tend à la comprimer ou à l’étendre, mais sur-tout à celle de la dernière espèce ; 2o, la mollesse, c’est-à-dire la disposition ou l’état d’un corps qui obéit à une action beaucoup moins forte, ou même qui cède à la plus légère impulsion et au simple tact de la main, sans opposer une résistance sensible ; 3o. la viscosité ou la ténacité, qui est, en quelque manière, un commencement de fluidité ; car un corps visqueux, au plus léger contact d’un autre corps, commence à couler, ou plutôt à filer, sans solution de continuité : il perd aisément ses dimensions et sa figure, quoiqu’il n’ait pas d’écoulement spontanée ; les parties d’un fluide adhérant, avec plus de force, les unes aux autres (qu’elles n’adhèrent à tout autre corps), au lieu que celles d’un corps visqueux adhèrent plus fortement à un corps extérieur que les unes aux autres.

4o. La fluidité même, ou la disposition d’un corps qui renferme une certaine quantité d’esprit, dont les parties sont très mobiles, et n’adhérent que les unes aux autres ; qui a peu de consistance, n’a point de dimensions fixes, et perd aisément sa figure.

5o. L’état de vapeur, ou celui d’une matière atténuée au point d’être intangible, et qui est encore plus fluide, plus mobile et plus disposée à céder à la moindre impression, que celles de la classe précédente ; enfin, à qui la plus légère pression, ou impulsion, donne des mouvemens d’ondulation et de trépidation. Le sixième est l’état d’exhalaison grasse (onctueuse), qu’on peut regarder comme une sorte de vapeur, qui, après avoir subi une concoction plus parfaite, est parvenue à une plus grande maturité, et qui, ayant ainsi plus d’analogie, d’affinité avec la nature ignée, est plus disposée à s’enflammer. Le septième est celui de l’air même, qui, suivant Télèse, est réellement doué d’une chaleur native, assez grande et assez active, comme on n’en pourra douter, si l’on considère que, dans les régions même les plus froides, il ne se gèle, ni ne se coagule jamais. En second lieu, ajoute-t-il, ce qui prouve évidemment que l’air est naturellement chaud, c’est que tout air renfermé, séparé de la masse de l’air atmosphérique, et abandonné à lui-même, contracte aisément une certaine tiédeur (un foible degré de chaleur), comme on l’observe journellement dans la laine et les autres matières filamenteuses. De plus, dans les lieux clos et peu spacieux, l’air qu’on respire est comme suffocant[40] ; ce qui vient de ce que l’air, lorsqu’il est ainsi renfermé, commence à recouvrer la nature qui lui est propre (les qualités qui lui sont propres) ; au lieu que l’air extérieur et atmosphérique est continuellement rafraîchi par ce froid qui transpire et s’exhale du globe terrestre. Ajoutez à cela que l’air commun, celui, dis-je, que nous respirons ordinairement, étant modifié par les corps célestes, participe quelque peu de leurs qualités ; car, en premier lieu, il recèle un foible degré de lumière, comme on en voit des exemples dans ces animaux qui peuvent voir durant la nuit et dans les lieux obscurs. Tels sont, suivant Télèse, les différens degrés dont la disposition de la matière est susceptible mais il ne s’agit ici que de ses états moyens ; car, dans cette énumération, il n’a pas compris les deux extrêmes ou limites ; savoir, d’un côté les corps durs et roides et de l’autre le feu lui-même[41]. Mais, outre ces différences, par rapport au degré, il dit que cette disposition peut aussi varier prodigieusement, à raison de la diversité des parties constitutives d’un composé ; les différentes portions (espèces) de matière qui se trouvent réunies et combinées dans un même corps, pouvant être rapportées à un seul de ces degrés dont il a fait l’énumération ou à plusieurs degrés différens ; c’est-à-dire, les unes à tels degrés, et les autres à d’autres ; ce qui peut varier à l’infini l’action et les effets de la chaleur. Ainsi, cette quatrième différence dépend aussi nécessairement de la texture et de la situation du corps sur lequel la chaleur agit ; ce corps pouvant être ou clos et compact, ou d’un tissu plus lâche et exposé à l’air libre. Car, dans le dernier cas, la chaleur n’agit que par degrés, en prenant, pour ainsi dire, les parties une à une, en les séparant peu à peu les unes des autres, et en en détachant quelques-unes de la masse au lieu que, dans le premier cas, elle pénètre toute cette masse, elle agit sur le tout ; car alors elle n’éprouve aucun déchet ; mais la chaleur préexistante et la nouvelle se réunissant, elles concourent à la production de l’effet : d’où résultent des altérations plus grandes, plus intimes, plus profondes et plus complètes, quelquefois même des transformations proprement dites. Mais nous entrerons dans de plus grands détails sur ce sujet, lorsque nous traiterons du mode de l’action, d’où résultent ces dispositions de la matière. Cependant, Tèlèse fait de vains efforts pour marquer les vraies différences et faire des distinctions bien précises entre ces cinq qualités primaires ; la chaleur, la lumière (la lucidité), la ténuité, la mobilité) ; et les quatre opposées ; savoir, le froid, l’opacité, la densité et l’immobilité ; enfin, pour expliquer comment celles de la première classe peuvent se trouver combinées (1 à 1, 2 à 2, 3 à 3, etc.) avec celles de la classe opposée, dans les mêmes corps : en effet on voit, à chaque instant, des corps actuellement chauds, ou très disposés à le devenir, qui ne laissent pas d’être denses, immobiles et noirs. On en voit aussi d’autres qui, étant ténus, mobiles et lumineux, ou blancs, ne laissent pas d’être froids ; et il en est de même des autres : car quelques-uns de ces corps ont telle des qualités de l’une de ces deux classes, sans avoir les trois autres ; ou deux seulement, sans avoir les deux autres ; toutes ces qualités de l’une et de l’autre classe se réunissant et se combinant d’une infinité de manières qui ne s’accordent point du tout avec son système et ses suppositions. Télèse se tire assez mal de toutes ces difficultés et n’imite que trop la conduite de ses adversaires, qui commencent toujours par hazarder des décisions magistrales, avant de faire des observations ou des expériences ; et qui, dans l’explication des faits particuliers, après avoir abusé soit de leurs facultés intellectuelles, soit des choses mêmes, et tourmenté à pure perte les unes et les autres, se flattant d’avoir surmonté toutes les difficultés, triomphent orgueilleusement et abondent dans leur propre sens : à ce triomphe toutefois succèdent le découragement et de simples vœux : car, dans sa conclusion, il prétend qu’à la vérité on peut distinguer et déterminer en gros, et, pour ainsi dire, en masse, soit les différentes forces et mesures de la chaleur, soit les différens modes ou degrés de disposition de la matière, mais qu’il est impossible à l’esprit humain d’assigner, de distinguer et de déterminer avec exactitude et précision ces modes et ces degrés ; qu’il y a toutefois du plus et du moins dans cette impossibilité même ; les différens modes et degrés de disposition dont la matière est susceptible, étant plus faciles à distinguer, que les différens degrés de force et les différentes mesures de la chaleur (g) ; malheur d’autant plus grand, ajoute-t-il, que ces connoissances (si elles pouvoient être acquises) seroient l’unique moyen d’étendre, autant qu’il seroit possible, et de porter au plus haut point d’élévation la science et la puissance humaine : voici comment il s’exprime à ce sujet et quels sont ses propres termes : Il seroit inutile de chercher et de vouloir déterminer l’espèce, la quantité et la mesure de chaleur nécessaires pour opérer des transformations ; l’espèce de matière, le mode et le degré de disposition (dans la matière à transformer) nécessaires pour exécuter ces transformations ; enfin, les espèces d’êtres qui peuvent être transformés, par ces moyens en telles ou telles autres espèces ; des recherches de cette nature excédant les limites de l’intelligence humaine. En effet, quel est le mortel qui puisse déterminer les forces respectives des différentes espèces de chaleurs, diviser, en quelque manière, la chaleur même en ses degrés ; enfin, déterminer la quantité de matière où cette chaleur réside, ou est introduite : puis, après s’être assuré de ces déterminations, approprier avec justesse et précision telle quantité, telle disposition et telle action de la matière, à telle force et à telle quantité déterminée de chaleur : ou réciproquement approprier telle force et telle quantité déterminée de chaleur, etc.[42]. Plût à Dieu que les hommes doués d’un génie pénétrant, qui ne manquent pas de loisir, et qui peuvent contempler la nature dans une parfaite tranquillité, pussent atteindre un jour à ce grand but ! S’ils nous procuroient de telles connoissances, non-seulement nous saurions tout, mais même nous pourrions tout. Du moins Télèse, en avouant ingénument son impuissance, à cet égard, et en exhortant les autres à entreprendre ce qu’il croit au dessus de ses forces, est-il en cela de meilleure foi que ses adversaires qui, dans tous les cas où l’art qu’ils ont eux-mêmes enfanté, est insuffisant pour les mener à un but, ne manquent pas de déclarer, d’après les principes mêmes de cet art prétendu, que la chose est tout-à-fait impossible : en sorte que l’art ne court jamais risque de perdre son procès, attendu qu’il est lui-même juge et partie.

Il nous reste à parler du troisième point de considération ; je veux dire du mode de l’action[43]. Le sentiment de Télèse sur ce point se réduit à trois assertions. 1o. (Et cette première observation, nous l’avons déjà faite nous-mêmes), il n’admet dans la nature aucune espèce de symbolisations ( de correspondances, d’harmonies, ou de corrélations harmoniques), semblables à celles que supposent les Péripatéticiens, et en vertu desquelles certains corps agissant, pour ainsi dire, de concert, s’aident réciproquement et concourent aux mêmes effets. En conséquence, toute génération, et par conséquent tout effet, dans les corps, a pour cause non une alliance ou un accord de cette espèce mais une victoire, une prédominance (de l’un des deux principes ou agens contraires sur l’autre) : cette assertion n’est rien moins que nouvelle ; car Aristote lui-même, dans son examen du systême d’Empédocle, y relève cette même supposition. Empédocle, dit-il, après avoir avancé que la discorde (la guerre ou l’inimitié) et la concorde (l’amitié ou la paix), sont les deux principes et les deux causes efficientes de toutes choses, venant ensuite à expliquer la manière dont ces deux causes agissent, ne parle que de la discorde, et semble avoir entièrement oublié sa contraire[44]. La seconde assertion est que la chaleur, en vertu de son action propre directe, prochaine et immédiate, tend à convertir en humor toute espèce de matière ; en sorte qu’il ne faut rapporter ni la sécheresse à la chaleur, ni l’humidité au froid. Atténuer et humecter ne sont, au fond, qu’une seule et même chose ; et ce qu’il y a de plus ténu, est aussi ce qu’il y a de plus humide, car on entend ici par substance, ou matière humide (humor) toute matière qui cède à la plus foible impression, qui se divise aisément, et se rétablit avec la même facilité ; enfin, qui n’a point de dimensions ni de figures fixes et constantes ; toutes conditions qui se trouvent plutôt réunies dans la flamme que dans l’air que les

Péripatéticiens toutefois regardent comme la substance la plus humide : qu’en conséquence, l’action propre de la chaleur est d’attirer l’humidité (l’humor), de s’en nourrir, de le dilater, de le répandre, de l’introduire dans les corps, de l’engendrer : au lieu que celle du froid tend toujours à la sécheresse, à la concrétion, au durcissement et à la consolidation. Dans cette partie de son exposé, Télèse prétend qu’Aristote en rapportant la sécheresse à la chaleur, a été un observateur peu exact, et un systématique incohérent, qu’il a voulu commander à l’expérience même et l’assujettir à ses opinions fantastiques. Si la chaleur, dit-il, dessèche quelquefois les corps, ce n’est qu’accidentellement (médiatement), c’est parce que, dans un corps hétérogène, et composé de parties dont les unes sont très grossières, et les autres très ténues, la chaleur, en attirant ces dernières à la surface, en les atténuant encore davantage, et rendant, par ce moyen, leur émission plus facile, provoque ainsi cette émission[45]. Les parties grossières se rapprochant et se serrant ensuite, le tout devient ainsi plus sec, plus dense et plus compact. Cependant, lorsque cette chaleur est un peu forte, les parties grossières s’atténuent aussi et deviennent fluides, comme on en voit un exemple dans les briques ; car d’abord une chaleur d’une force médiocre suffit pour convertir en briques la terre grasse ; mais une chaleur plus forte vitrifie cette matière même de la brique. Ces deux premiers dogmes peuvent être qualifiés de négatifs, et ne sont, à proprement parler, que la réfutation de deux erreurs ; mais le troisième est affirmatif et positif : or, non-seulement il est positif, mais de plus il établit une distinction fort juste, par rapport au mode d’action ; ce mode, dit-il, se subdivise en deux autres ; ce peut être, ou une réjection (répulsion ou expulsion), ou une conversion (une transformation). L’un ou l’autre de ces deux modes est réduit en acte (a lieu, se réalise), selon que la chaleur a plus ou moins de force et que la matière a telle ou telle disposition. Or, l’on peut établir sur ce point deux règles ou principes ; lorsque le chaud et le froid sont en grande masse, et formant pour ainsi dira deux armées complètes, se livrent un combat ; l’un des deux, savoir, le plus fort chasse l’autre de son poste ; car tous les corps, semblables à des armées, se poussent et se délogent réciproquement : mais lorsque ces deux contraires sont en petite quantité, le résultat de cette lutte est une conversion, ou transformation ; et alors les corps sont plus disposés à périr ou à changer de nature, qu’à changer de lieu : c’est ce dont on voit un exemple frappant dans la région la plus élevée de l’atmosphère : quoiqu’elle soit plus voisine de la région céleste, qui est le siège propre et naturel de la chaleur, cependant elle est plus froide que celle qui est voisine de la surface de la terre. Car, dans cette partie de l’atmosphère, la moins éloignée de la région qui est le siège propre et naturel du chaud (du calorique), celui-ci se repliant, pour ainsi dire, sur lui-même, et se concentrant, repousse toute la masse (ou la totalité) du froid qui a pu s’élever jusques-là et le chasse tout à la fois&thinsp ;[46]. De plus, il se pourroit qu’il régnât dans l’intérieur de la terre, et à une grande profondeur, une chaleur plus forte qu’à sa surface ; car on peut présumer que, dans la région voisine de celle du premier froid, celui-ci, excité et animé par l’action[47] de son contraire, le chasse, le repousse avec beaucoup de force, le fuit, se replie sur lui-même, se concentre et acquiert ainsi plus d’intensité. L’autre cause est que, dans un lieu découvert, la chaleur occasionne une expulsion ; au lieu que, dans un lieu clos, elle produit une conversion (transformation). C’est ce dont on peut juger par ce qui se passe dans les opérations qu’on peut faire à l’aide des vaisseaux clos ; ou la matière atténuée (et vulgairement qualifiée d’esprit), ne pouvant s’exhaler et étant comme emprisonnée, occasionne des fermentations et des altérations intimes et profondes : le même effet a lieu dans un corps très compact ; parce que ses parties étant fort serrées, il se sert, en quelque manière, à lui-même de vaisseau.

Tel est le systême de Télèse, et peut-être aussi celui de Parménide ; systême toutefois où le philosophe moderne, dont l’esprit étoit dépravé par les préjugés des Péripatéticiens, a un peu mis du sien, en y ajoutant la supposition du mouvement d’Hylès (d’expansion et de contraction). Cette hypothèse ne seroit pas tout-à-fait dénuée de vraisemblance, si, ôtant de l’univers l’homme et les arts méchaniques, qui tourmentent, pour ainsi dire, la matière, on envisageoit ensuite le systême du monde, tel qu’il pourroit être après cette soustraction ; la théorie de Télèse est une sorte de philosophie pastorale qui semble contempler l’univers à son aise et par manière de passe-temps ; car il fait des observations assez judicieuses sur l’ensemble et l’ordre de l’univers ; mais il n’en est pas de même de ce qu’il dit sur les principes (h), il tombe même dans une erreur grossière, par rapport à cet ensemble. Dans son hypothèse, le systême du monde semble être éternel, et il ne parle point du chaos, ni des variations sans nombre qui ont pu et dû même avoir lieu dans le grand tout. Toute philosophie, soit celle de Télèse, soit celle des Péripatéticiens, ou toute autre qui, en imaginant un systême du monde, le bâtit, le balance et l’étaie, de manière qu’il ne paroisse point dériver du chaos, n’est qu’une philosophie superficielle, et qui se sent trop de la foiblesse naturelle de l’esprit humain (i) ; car tout homme qui ne raisonne que d’après le témoignage des sens, doit naturellement penser que la matière est éternelle ; mais que cet ordre que nous voyons dans l’univers, ne l’est pas.

Tel étoit aussi le sentiment des sages de l’antiquité la plus reculée, y compris Démocrite, celui d’entre les philosophes grecs, dont la sagesse a le plus approché de celle des premiers temps. Nous trouvons ce même sentiment consigné dans les saintes écritures, avec cette différence toutefois que le texte sacré dit que la matière tient son existence de l’Être suprême ; au lieu que ces philosophes prétendent qu’elle existe par elle-même ; car il est, sur ce point, trois vérités essentielles que ce texte nous apprend : 1o. la matière a été créée et tirée du néant ; 2o. le systême ou l’ordre de l’univers est émané du Verbe divin (de la parole du Tout-puissant), et par conséquent il est faux que la matière se soit d’elle-même tirée du chaos, et arrangée dans cet ordre que nous admirons ; 3o. cet ordre (du moins avant la prévarication du premier homme) étoit le meilleur possible, je veux dire le meilleur de ceux dont la matière (supposée telle qu’elle avoit été créée) étoit susceptible par elle-même : mais ces philosophes dont nous parlons, n’ont pu s’élever à aucune de ces vérités ;  car, ne pouvant soutenir l’idée d’une création, ni croire que le monde ait pu être tiré du néant, ils prétendent qu’après une infinité de combinaisons irrégulières, qui étoient comme autant d’essais, la matière s’est enfin arrangée dans ce bel ordre. Ils s’embarrassent fort peu de l’optimisme, eux qui pensent que le monde même (ou la matière envisagée par rapport à son ensemble, et à la disposition de ses parties) naît, meurt et renaît, par une succession alternative, sans fin et sans terme ; en un mot, qu’aucune de ses formes n’est constante. Ainsi, c’est la foi qui doit être notre seul guide dans cette question, et c’est dans les livres destinés à l’affermir, que nous devons chercher la vérité ; mais la matière, une fois créée, auroit-elle pu, dans l’espace d’un nombre infini de siècles, se distribuer ainsi d’elle-même, et, en vertu de la seule force que le souverain auteur de toutes choses lui avoit imprimée, en la créant, s’arranger dans le meilleur ordre possible, comme elle l’a fait en un instant, par l’action puissante du Verbe divin ? C’est une question que nous ne devrions peut-être pas entreprendre de résoudre ; l’acte qui opère en un instant ce qui, suivant le cours ordinaire de la nature, exigeroit un grand nombre de siècles, n’étant pas moins propre à la toute-puissance que celui de la création des êtres, et l’un n’étant pas moins miraculeux que l’autre. Or, il paroît que la nature divine a voulu se manifester et briller par cette double émanation de sa toute-puissance ; 1o. en opérant, avec une puissance infinie sur l’être et le néant, je veux dire en tirant l’être du néant ; 2o. en agissant sur le mouvement et le temps, c’est-à-dire en accélérant le progrès de l’être, et hâtant la marche de la nature qui est ordinairement si lente dans ses opérations. Mais nous devons renvoyer ces observations à la fable du ciel, où nous traiterons plus amplement ce sujet, que nous nous contentons ici de toucher en passant. Ainsi, nous allons continuer d’examiner le systême de Télèse. Plût à Dieu que tous les philosophes convinssent une fois, d’un consentement unanime, de ne plus soutenir que les êtres réels sont composés d’êtres chimériques, et que les principes réels le sont d’êtres fantastiques ; enfin, de ne plus vouloir nier des choses visiblement contradictoires. Or, un principe abstrait n’est point un être réel, et de plus un être mortel ne peut être un principe ; en sorte que l’esprit humain, pour peu qu’il veuille être d’accord avec lui-même, est forcé, par une invincible nécessité, de recourir à l’hypothèse des atomes, qui sont de véritables êtres matériels, ayant une forme, des dimensions, un lieu, etc. et ayant de plus l’antitypie (l’impénétrabilité) des forces, des tendances, des mouvemens ; tandis que les corps naturels périssent, l’atome est immuable et éternel[48]. En effet les corps d’un grand volume (composés) étant sujets à une infinité de dissolutions, qui varient elles-mêmes à l’infini, il est de toute nécessité que ce qui reste immuabie, et est comme une espèce de centre fixe, soit quelque chose de potentiel et d’infiniment petit[49]. Or, cette chose dont

nous parlons, n’est pas simplement potentielle[50], car le premier potentiel (le potentiel primaire, ou par excellence) ne peut être semblable aux autres potentiels (aux potentiels du second, du troisième ou de tous les autres ordres), qui sont telle chose actuellement et telle autre chose en puissance, ou potentiellement (c’est-à-dire qui, étant changeans, peuvent devenir tout différens de ce qu’ils sont actuellement, et qui d’ailleurs sont composés) ; mais il doit être


tout-à-fait abstrait, attendu qu’il exclut toute espèce d’acte (d’actualité), et renferme en lui-même toute espèce de puissance (k) : reste donc à supposer que cette chose en question est infiniment petite, à moins qu’on ne prétende qu’il n’existe point réellement de principes ; que les différens corps sont réciproquement principes les uns des autres ; que la loi et l’ordre de leurs transformations et de leurs variations sont constans, immuables et éternels ; que l’essence même est variable et passagère : ce qu’il vaudroit mieux déclarer formellement et affirmativement, que de s’exposer, à force de vouloir établir quelque principe éternel, à tomber dans une erreur cent fois pire, je veux dire dans celle de prendre pour tel un principe purement fantastique ; car du moins le premier de ces deux sentimens peut conduire à quelque résultat fixe ; savoir, à celui-ci, que, dans cette supposition, les corps de différente espèce, se changeant les uns les autres de proche en proche, ces changemens font, pour ainsi dire, le cercle ; au lieu que la première hypothèse, en conséquence de laquelle on regarde comme des êtres réels de pures notions et de simples conceptions (qui, à proprement parler, ne sont, pour l’esprit humain, que des adminicules et des espèces d’étais), est sans issue, et ne mène absolument à rien. Cependant nous ferons voir ci-après que cette supposition même que nous faisons ici, ne peut se soutenir, et que les choses ne peuvent être ainsi ; mais, lorsque Télèse met aux prises l’un avec l’autre, ses deux principes ou agens contraires, le combat qu’il suppose alors entre eux, est étrange et tout-à-fait inégal, soit par rapport au nombre des troupes, soit relativement à la manière de combattre ; quant au premier de ces deux points, il prétend qu’il n’y a qu’une seule terre, et que notre globe est unique en son espèce, au lieu que l’armée céleste est innombrable. La terre n’est même qu’un point dans l’univers, au lieu que les espaces et les régions célestes sont immenses. Or, pour lever cette difficulté, il ne suffit pas d’observer que la terre et les corps congénères (analogues, de même nature) sont composés d’une matière très dense et très compacte ; qu’au contraire le ciel et les corps célestes le sont d’une substance extrêmement rare et ténue ; car, quoiqu’il y ait, sans contredit, une très grande différence, à cet égard, entre les corps de la première espèce et ceux de la dernière, cependant elle ne seroit pas encore assez grande pour rendre ces deux armées égales, ni même pour mettre entre elles une sorte de proportion. L’hypothèse de ce philosophe ne peut se soutenir qu’autant qu’il attribue à ses deux principes ou agens du premier ordre, sinon des volumes égaux, du moins des quantités égales de matières : autrement l’ordre de l’univers ne pourroit être durable, ni le système général, avoir quelque consistance. Car tout philosophe qui, étant déja d’accord avec Télèse sur tous les autres points, attribuera comme lui une quantité de matière infiniment plus grande à l’un de ses deux principes qu’à son opposé, sera embarrassé par des difficultés sans cesse renaissantes, et ne pourra jamais s’en tirer.

Aussi Plutarque, dans ce petit dialogue qu’il a composé sur cette espèce de visage qu’on croit voir dans la lune (l) a-t-il observé très judicieusement, à ce sujet, qu’il n’est nullement vraisemblable que la nature, dans la distribution de la matière, ait assigné au globe terrestre seul, toute la substance compacte ; sur-tout si l’on considère cette multitude immense d’astres qui roulent dans les cieux. Gilbert, séduit par cette idée, s’y est tellement abandonné, qu’il n’a pas craint d’avancer qu’il existe une infinité de globes, solides et opaques, comme la terre et la lune ; globes qui sont semés dans les espaces célestes entre les globes lumineux ( m). De plus, les Péripatéticiens, après avoir affirmé que les corps célestes sont éternels par eux-mêmes et que les corps sublunaires ne le sont que par succession et par ' rénovation ont cru ne pouvoir soutenir cette assertion qu’en assignant aux élémens (à tous les élémens) des quantités de matière, et pour ainsi dire, des parts à peu près égales : et c’étoit ce qu’ils vouloient dire, lorsqu’ils prétendoient que chaque élément a, en même temps dix fois plus de volume et dix fois moins de densité que l’élément intérieur qu’il enveloppe[51] ; supposition fantastique, et qui peut être regardée comme un rêve physique. Cependant le but de ces observations n’est rien moins que de faire entendre que nous rejetons la totalité de ce systême, mais seulement de faire voir que telles de ses parties ne peuvent subsister ensemble ; qu’à certains égards il est incohérent, et que supposer gratuitement, comme le fait Télèse, que la terre est l’unique principe (agent) contraire au ciel, c’est tomber dans une inconséquence et une absurdité. Or, cette hypothèse paroîtra encore plus insoutenable, si, après avoir envisagé les objections auxquelles il s’expose, en supposant une si énorme différence entre le ciel et la terre, relativement à la quantité de matière, on considère aussi la différence prodigieuse que la nature a mise entre l’un et l’autre, par rapport à l’intensité des forces et à la sphère d’activité ; car le combat entre ces deux principes opposés seroit bientôt terminé, si, tandis que les traits de l’une


des deux armées porteroient assez loin pour frapper l’ennemi, ceux de l’autre tomboient entre deux : or, personne ne doute que l’action du soleil ne parvienne jusqu’à la terre ; et personne, au contraire, n’oseroit assurer que celle de la terre s’étend jusqu’à cet astre. En effet, de toutes les vertus (forces, qualités ou modes) qu’enfante la nature, la lumière et l’ombre sont celles qui se portent aux plus grandes distances, et dont la sphère d’activité a le plus d’étendue ; car l’extrémité de l’ombre de notre globe tombe en deçà du soleil[52], au lieu que la lumière du soleil passeroit à travers le globe terrestre, s’il étoit transparent. Or, ce chaud et ce froid dont nous parlons, ne se portent jamais à d’aussi grandes distances que la lumière et l’ombre : d’où il suit que si l’ombre même de la terre ne s’étend pas jusqu’au soleil (ne se porte pas à une distance égale à celle où le soleil est de cette planète), beaucoup moins encore le froid qui transpire de notre globe, parviendra-t-il jusqu’à cet astre. En conséquence, si cette supposition est fondée, s’il est vrai dis-je, que le soleil et le chaud agissant sur certains corps intermédiaire, l’action du principe contraire ne puisse se porter aussi loin, leur faire obstacle, et affoiblir la leur, il est de toute nécessité que le soleil et le chaud gagnant de proche en proche, et s’étendant par degrés jusqu’à la terre et à la région adjacente, envahissent d’abord l’espace qui les avoisine, puis les régions plus éloignées, enfin le tout ; d’où résulteroit ce vaste incendie, ou cette conflagration de l’univers, qui, selon Héraclite, doit avoir lieu un jour[53]. De plus, si l’on suppose, à l’exemple de Télèse, que ces deux principes du chaud et du froid ont la faculté de communiquer leur propre nature, de se multiplier, et de convertir tout le reste en leur propre substance, on est forcé, pour ne pas être en contradiction avec soi-même, de supposer aussi que chacun de ces deux principes agit ainsi sur ses analogues, autant et plus que sur ses opposés ; en sorte que dès long-temps le ciel devroit s’être enflammé, et toutes les étoiles réunies, s’être confondues les unes avec les autres ; mais, pour serrer de plus près ce systême de Télèse, nous allons indiquer quatre objections ou argumens qui pourroient le ruiner sans ressource ; car, une seule de ces objections suffisant pour le renverser que seroit-ce donc, si elles étoient réunies ? 1o. Il est dans la nature beaucoup d’actions ou d’effets, même très puissans et très généraux, qu’on ne


peut en aucune manière rapporter au chaud et au froid[54]. Il est aussi des natures, qualités ou modes dont le chaud et le froid ne sont que les conséquences et les effets. Or, si ces natures peuvent produire l’un ou l’autre de ces deux effets, ce n’est pas simplement en excitant la chaleur préexistante dans les corps en question, ou par l’approche d’un corps déja chaud ; mais en produisant immédiatement une chaleur proprement dite et originelle. Ainsi, la supposition de Télèse est doublement défectueuse, et les deux principes qu’il suppose, manquent tout à la fois des deux conditions requises, puisqu’il y a des choses qu’ils ne produisent point, et qu’il en est d’autres qui les produisent eux-mêmes (n). 3o. On doit observer, par rapport à ces effets que produisent le chaud et le froid (effets qui, à la vérité, sont en très grand nombre et très multipliés), qu’ils ne les produisent qu’à titre de causes efficientes et d’organes (d’instrumens ou de causes instrumentales), et non comme causes intimes et proprement dites (o). 4o. Cette combinaison et cette corrélation des quatre qualités primaires (et des quatre opposés) est démentie par l’observation et l’expérience.

Ainsi, nous allons traiter en détail ces différens points. Tel de nos lecteurs peut-être pensera qu’en réfutant ce systême de Télèse, nous prenons une peine d’autant plus inutile qu’il n’est pas fort accrédité ; mais un motif de cette nature ne sauroit nous refroidir, et l’indifférence publique pour une opinion ne sera jamais pour nous une raison assez forte pour nous empêcher de la soumettre à l’examen, quand elle méritera de l’être ; nous avons une très haute idée de ce philosophe ; nous sommes persuadés qu’il aimoit sincèrement la vérité, et qu’il a rendu de vrais services à la philosophie, en rectifiant certaines opinions ; nous le regardons même comme le premier d’entre les modernes qui ait mérité le titre de philosophe[55]. D’ailleurs, en l’attaquant, ce n’est pas à Télèse lui-même que nous en voulons, mais seulement au restaurateur de la philosophie de Parménide, qui mérite nos hommages. Mais le principal motif qui nous a déterminés à entrer dans de si grands détails sur ce systême, c’est qu’en le réfutant, nous employons plusieurs argumens qui pourront servir également à réfuter d’autres hypothèses que nous examinerons dans la suite, ce qui nous épargnera beaucoup de répétitions inutiles ; car il est beaucoup d’erreurs qui, bien que différentes en elles-mêmes, tiennent tellement les unes aux autres et sont tellement entrelacées les unes avec les autres, qu’on peut, à l’aide d’une seule réfutation, les ruiner toutes à la fois, et, pour ainsi dire, les faucher toutes d’un seul coup[56]. Voyons actuellement quelles sont, dans la nature, les vertus (les forces, les qualités actives) et les actions qu’on ne peut ramener au chaud ni au froid par aucune analogie réelle, ou corrélation véritable, même en abusant de ses facultés intellectuelles. Posons d’abord pour principe cette donnée même de Télèse : que la quantité totale de la matière de l’univers est éternellement la même, et n’est susceptible ni d’augmentation ni de diminution[57]. Or, cette condition (cet attribut) par lequel la matière se conserve et se soutient elle-même, il daigne à peine en parler, la regardant comme purement passive, et supposant qu’elle se rapporte plutôt à la quantité qu’à la forme ( à la cause formelle) et à l’action ; comme s’il étoit inutile de l’attribuer au chaud ou au froid, qui, selon lui, ne sont les sources (principes) que des seules formes actives et des forces. La matière, selon ce même philosophe, n’est pas destituée de toute qualité sans exception, mais seulement de toute qualité active, de toute force proprement dite. Cette assertion est un des plus grands écarts de l’esprit humain, et elle paroîtroit même tout-à-fait étrange, si ce consentement unanime, et ce préjugé commun, sur lequel elle s’appuie, ne détruisoit tout étonnement sur ce point. En effet,

quelle plus grande erreur que celle de qualifier de passive cette force imprimée à la matière, et en vertu de laquelle elle se préserve tellement elle-même de toute destruction, que le choc simultanée de toute la matière de l’univers (moins une seule molécule) réunie en une seule masse et de tous les agens les plus puissans, également réunis, seroit insuffisant pour anéantir cette particule, quelque petite qu’on puisse l’imaginer, et pour empêcher qu’elle n’occupe un certain espace, qu’elle n’ait certaines dimensions, qu’elle ne résiste invinciblement à toute pénétration et ne demeure éternellement impénétrable ; et que réciproquement elle n’exerce elle-même quelque action, et ne produise quelque effet. Comment, dis-je, peut on refuser la qualification d’active à une telle force, la plus irrésistible que nous connoissions, et tellement insurmontable, qu’on est tenté de la regarder comme une sorte de destin, de fatalité et de nécessité[58] ? Or, cette condition (cet attribut) de la matière, Télèse n’a pas même tenté de la rapporter au chaud et au froid ; tentative qui auroit été d’autant plus inutile, qu’il n’est point d’incendie, ni d’engourdissement ou de congélation, qui puisse ajouter à la totalité de la matière, ou en retrancher une seule particule : or, c’est ce qu’on peut dire également de la matière dont le soleil est composé, et de celle qui se trouve au centre de la terre ; mais l’erreur de Télèse consiste principalement en ce qu’après avoir très bien senti que la masse de la matière (que la quantité totale de la matière de l’univers) est toujours la même, il ferme les yeux, comme à dessein, sur cet attribut, en vertu duquel elle se conserve ainsi ; et plongé dans les plus profondes ténèbres du péripatétisme, il ne regarde cet attribut que comme un accessoire : c’est néanmoins ce qu’il y a de plus essentiel et de plus digne de la qualification de principe ; c’est cette vertu (cet attribut), qui fait que chaque particule de la matière occupe nécessairement une place quelconque dans l’univers, et empêche que tout autre ne l’occupe en même temps ; qu’elle est par elle-même d’une solidité infinie, et, pour ainsi dire, de diamant. En un mot, c’est de cette source qu’émane tout décret, toute décision irrévocable, et émanée d’une autorité inviolable sur le possible et l’impossible (p). Les scholastiques ordinaires, en traitant ce sujet, se tirent d’affaire à l’aide de quelques mots ; et, après avoir posé pour principe, que deux corps ne peuvent être en même temps dans un même lieu, ils croient avoir tout dit. Quant à cette vertu dont nous parlions (et à son mode), ils ne peuvent se résoudre à l’envisager, les yeux ouverts et à la disséquer pour ainsi dire, jusqu’au vif, faute de sentir que ce point, une fois bien éclairci, serviroit ensuite à en éclaircir une infinité d’autres, et répandroit la plus vive lumière sur toutes les sciences[59]. Quoi qu’il en soit, cette vertu (et c’est ce dont il est question ici) ne peut être expliquée par les deux principes de Télèse, et par conséquent ne peut y être rapportée. Passons actuellement à cet autre attribut, qui est symmétriquement opposé au précédent et qui en est, pour ainsi dire le pendant ; je veux dire, à celui en vertu duquel toutes les parties de la matière tendent à rester unies (à conserver leur contiguïté) ; car, de même que toute matière se refuse à son anéantissement, elle résiste aussi à sa solution de continuité et à sa séparation absolue d’avec tous les autres corps. Mais cette loi de la nature est-elle aussi générale, aussi puissante et aussi inviolable que celle dont nous venons de parler ? C’est ce qui nous paroît fort douteux ; car Télèse, à l’exemple de Démocrite, suppose le vuide accumulé (occupant de grands espaces) et sans bornes, en sorte que selon eux, les corps pris un à un se prêtent quelquefois à leur séparation absolue d’avec toute espèce de matière ; ce qu’ils ne font toutefois qu’avec beaucoup de peine, et seulement dans les cas où ils s’y trouvent contraints par quelque action très puissante qui les maîtrise, et leur fait une sorte de violence. C’est une assertion que Télèse s’efforce d’établir sur quelques expériences ou observations, et principalement sur celles qu’on allègue ordinairement pour réfuter l’hypothèse du vuide, en les choisissant et les étendant de manière qu’il semble être en droit d’en conclure que les corps, lorsqu’une force médiocre tend à les séparer, demeurent contigus ; mais que, lorsqu’ils sont soumis à une action plus violente, et en quelque manière tourmentés, mis à la torture, ils admettent un peu de vuide ; et c’est, dit-il, ce qu’on observe dans les clepsydres, où l’on se sert d’eau au lieu de sable ; car, lorsque le trou par lequel l’eau doit s’écouler, est extrêmement petit, elle ne s’écoule pas, si l’on ne donne de l’air à la partie supérieure ; au lieu que, si ce trou est fort grand, l’eau y affluant en grande quantité, prend son écoulement, le vuide qui peut se former au-dessus, n’y faisant plus obstacle. C’est ce qu’on observe également dans les soufflets ; car, si, après avoir rapproché l’un de l’autre les deux panneaux, et bouché l’orifice du tuyau, de manière que l’air ne puisse plus s’y introduire, vous tenter ensuite d’écarter l’un de l’autre ces deux panneaux, pour peu que la peau soit mince et foible, elle se rompt ; ce qui n’arrivera pas, si cette peau est épaisse et forte : mais ces expériences n’ont pas encore été faites avec assez d’exactitude ; elles ne remplissent nullement l’objet de la recherche dont il s’agit, et ne sont rien moins que décisives. Ainsi, quoique Télèse se pique de suivre la nature d’assez près pour se mettre en état de faire de vraies découvertes, et d’observer plus distinctement ce que les autres n’ont vu que très confusément, ses résultats ne sont rien moins que satisfaisans ; il n’a pas su lever toutes les difficultés et dans cette recherche il s’arrête à moitié chemin, comme il le fait presque toujours lui-même, à l’exemple des Péripatéticiens que la lumière de l’expérience semble offusquer comme les hiboux ; non qu’ils aient la vue trop foible, mais soit à cause de cette cataracte, qui est sur leurs yeux, et qui est l’effet de leurs préventions, soit parce qu’ils n’ont pas assez de patience et de tenue, pour analyser complètement leur sujet, et n’abandonner la recherche qu’après avoir décidé tous les points douteux, et dissipé toutes les obscurités. Quoi qu’il en soit, cette question dont nous sommes actuellement occupés, je veux dire celle où il s’agit de savoir jusqu’à quel point le vuide peut avoir lieu, ou de combien les particules les plus déliées de la matière peuvent se rapprocher ou s’écarter les unes des autres, et quelle est, sur ce point, la loi fixe et invariable de la nature ? cette question, dis-je, étant une des plus importantes et des plus difficiles qu’on puisse proposer en physique, nous croyons devoir la renvoyer au livre où nous traiterons, ex professo, du vuide. Car, dans cet examen du système de Télèse, peu importe de savoir si la nature a en effet horreur de toute espèce de vuide, ou (en employant le langage même de Télèse, qui se flatte de s’exprimer sur ce sujet avec plus d’exactitude et de précision que tout autre ) si les corps tendent naturellement à conserver leur contiguïté (à rester en contact les uns avec les autres), et à prévenir une entière solution de continuité ; car nous ne craignons pas de déclarer formellement que cette horreur du vuide, ou cette tendance au contact mutuel, ne dépend nullement du chaud ni du froid ; aussi Télèse lui-même ne l’a-t-il pas attribué à ces deux causes ; et, pour peu qu’on ne s’en rapporte qu’à l’expérience et à l’observation, il est évident qu’elles n’en dépendent point ; car toute portion de matière qui se met en mouvement, attire, en quelque manière, sur ses traces, quelque autre portion de matière (qui vient remplir le vuide que l’autre a laissé derrière elle), soit que la première ou la dernière soit chaude ou froide, humide ou sèche, dure ou molle, amie ou ennemie (de nature analogue ou opposée) ; en sorte qu’un corps chaud attirera ainsi à sa suite un corps très froid, plutôt qu’il ne se prêtera à sa séparation absolue d’avec toute espèce de matière, et à son parfait isolement : cette force de cohésion, cette tendance des parties de la matière à rester liées les unes aux autres, est plus forte que l’antipathie du chaud et du froid, et tellement prédominante, que les diverses formes ou qualités spécifiques ne peuvent en empêcher l’effet. Ainsi, cette force de cohésion ne dépend nullement des principes du chaud et du froid. Viennent ensuite les deux vertus (ou forces), qui, selon toute apparence, ont porté Télèse, ainsi que Parménide, à déférer en quelque manière, le sceptre au chaud et au froid ; mais avant d’avoir suffisamment discuté et vérifié leurs droits : je veux dire cette force en vertu de laquelle les corps s’ouvrent, se raréfient, se dilatent et s’étendent, de manière à occuper un plus grand espace, et à augmenter de volumes ; ou au contraire, cette autre force, toute opposée, en vertu de laquelle ils se condensent, se contractent et se resser- rent, de manière à occuper un moindre espace, et à diminuer de volume. Cela posé, Télèse auroit dû faire voir comment, et jusqu’à quel point cette double force, et les deux mouvemens qui en sont les effets, peuvent dériver du chaud et du froid[60] ; enfin jusqu’à quel point ces deux forces peuvent agir, et ces deux mouvemens avoir lieu indépendamment de ces deux causes. Ce philosophe a eu raison d’assurer d’avance que la rarité et la densité sont les effets propres et directs du chaud et du froid, qui sont réellement les deux principales causes de la dilatation et de la contraction des corps.

Mais s’ils sont les deux principales causes de ces changemens de volume, ils n’en sont pas toutefois les seules causes ; et cette assertion, trop vague et trop générale, n’est vraie qu’autant qu’on y joint quelques distinctions ou restrictions : car il est une infinité de corps qui, dans certains cas, se dilatant, ou se contractant aisément et comme de bon gré, changent de forme (constitutive, de mode, essentiel et spécifique), et alors ne recouvrent plus leur volume naturel ; mais qui, dans d’autres cas, en se dilatant et se contractant, conservent leur forme primitive et le volume qui leur est propre. Or, le mouvement progressif, par lequel ces corps changent de volume, dépend presque uniquement du chaud et du froid ; mais il n’en est pas de méme de ce mouvement rétrograde par lequel ils recouvrent leur premier volume : l’eau, par exemple, soumise à l’action de la chaleur, et à sa force expansive, se dilate et se convertit en air. Il en est de même de l’huile et des autres substances grasses, que la chaleur convertit aussi en exhalaisons (en vapeurs onctueuses) et en flamme. Mais, lorsque cette transmigration (conversion, transformation) est complète, ni les substances aqueu- ses, ni les substances onctueuses, ne font effort pour revenir à leur premier état ; il en faut dire autant de l’air qui, étant soumis à l’action de la chaleur, se dilate et occupe un plus grand espace : mais si, dans ce progrès dont nous parlons, et par lequel ces substances changent de volume, elles ne font, pour ainsi dire, que la moitié du chemin, elles se rétablissent, dès que la chaleur cesse, et recouvrent le volume qui leur est propre ; de manière toutefois que le chaud et le froid influent aussi quelque peu sur ce mouvement rétrograde par lequel elles reviennent à leur état naturel, et recouvrent leur volume primitif. Au lieu que les corps distendus ou détirés, non par l’action de la chaleur, mais par celle d’une force méchanique, se rétablissent et recouvrent leur volume naturel avec une extrême promptitude, si-tôt que cette force cesse d’agir, sans que le froid ou la diminution de la chaleur ait aucune part à ce rétablissement. C’est ce qu’on observe, lorsqu’après avoir évacué, par voie de succion, une partie de l’air renfermé dans un œuf de verre, on retire sa bouche ; ou, lorsqu’après avoir levé l’un des panneaux d’un soufflet, on l’abandonne à lui-même, car, dans la première expérience, l’air rentre dans l’œuf ; et, dans la seconde, le panneau levé retombe de lui-même sur l’autre. Mais ces effets, et la propriété qu’ils démontrent, sont beaucoup plus sensibles dans les corps solides et grossiers, que dans l’air, ou tout autre fluide : par exemple, pour peu qu’on détire une pièce de drap, ou qu’on tende une corde avec force, l’une et l’autre se contractent et se rétablissent, par une espèce de ressaut, si-tôt que la force qui les a tendues ou détirées, cesse d’agir. Il en est de même de la compression ; l’air, fortement comprimé et condensé dans une cavité, s’échappant avec violence, dès qu’il trouve une issue. De même, tous les mouvemens méchaniques, vulgairement qualifiés de violens ; par exemple, celui qu’un corps dur, frappant un autre corps dur, lui imprime, et celui des corps lancés à travers l’air ou l’eau, ne doivent être attribués qu’à l’effort que le corps frappé, comprimé ou lancé, fait pour se délivrer de la compression. Cependant on ne voit, dans tous ces effets, aucunes traces, aucuns vestiges de chaud ni de froid, leur influence y étant tout-à-fait nulle. Il seroit inutile de répondre, suivant les principes du système de Télèse, que la nature a peut-être assigné et approprié telle portion (proportion ou mesure) de chaud ou de froid, à telle quantité de matière occupant tel espace, ou, ce qui est la même chose ayant telle densité ; distribution qui peut être l’effet d’une certaine analogie (entre la densité et le chaud ou le froid) ; et que, cette supposition étant une fois admise, quoique, dans la dilatation d’un corps, il n’y ait aucune addition de chaud ou de froid ; cependant, comme, dans le nouvel espace qu’occupe ce corps, il y a plus ou moins de matière qu’il ne faudroit, à raison du chaud ou du froid qui s’y trouve, l’effet est le même que si on eût ajouté ou ôté une quantité proportionnelle de l’un ou de l’antre de ces deux principes mais une telle réponse, toute ingénieuse qu’elle est, ne ressemble que trop à celles que font ordinairement les philosophes, plus jaloux de ne jamais rester court, et de soutenir leur opinion, que de connoître la nature et la réalité des choses ; car, si, après avoir comprimé ou étendu (distendu, détiré) les corps de cette espèce (élastiques) on les chauffe, on les refroidit, suivant une proportion beaucoup plus grande que celle qui leur est propre (lorsqu’ils sont dans leur état naturel) par exemple si, après avoir détiré avec force une pièce de drap, on la soumet à l’action du feu cela n’empochera point que son élasticité ne produise son effet ordinaire, et qu’elle ne se rétablisse, en recouvrant son premier volume ; d’où il suit évidemment que le chaud ni le froid ne contribuent sensiblement à cette propriété, en vertu de laquelle telle espèce de corps a telle densité ; et c’est pourtant la considération de cette propriété même qui est le principe fondement de l’hypothèse que nous examinons. Il est deux autres propriétés très générales et très connues, qu’on ne peut non plus ramener aux principes du chaud et du froid ; je veux parler de celles en vertu desquelles les corps tendent vers les plus grandes masses de leurs congénères (de leurs analogues) propriétés dont la plupart des philosophes n’ont eu qu’une idée fausse ou superficielle par exemple, les scholastiques, divisant tous les mouvemens en deux espèces savoir, en mouvemens naturels et en mouvemens violens, prétendent que les corps graves se portent naturellement de haut en bas, et les corps légers de bas en haut ; et, après cette frivole distinction, ils se flattent d’avoir tout expliqué mais, au fond, qu’est-ce que toutes ces expressions, la nature[61], l'art, la violence, etc ? Ce ne sont que des abréviations, purement verbales, nominales, et non de vraies explications. Ce n’étoit pas assez de qualifier de naturel ce mouvement dont nous parlons, il falloit de plus déterminer l’espèce d’appétit ou d’affection (de force ou de tendance) qui en est la véritable cause ; car il est une infinité d’autres mouvemens qui dépendent de forces ou de tendances très différentes, et c’étoient ces différences mômes qu’il auroit fallu saisir. De plus on pourroit observer à ce sujet que ces mouvemens, qu’ils appellent violens, devroient plutôt être qualifiés de naturels, que celui auquel ils donnent cette qualification ; en supposant toutefois qu’elle convienne mieux à celui qui, ayant le plus de force, a aussi des relations plus directes et plus étroites avec la configuration (l’ensemble, le système) de l’univers car ce mouvement d’ascension et de descension (de bas en haut, ou de haut en bas) dont il s’agit ici, n’est rien moins que prédominant et universel ; il ne se fait sentir que dans certaines régions, et cède à beaucoup d’autres mouvemens. Lorsqu’ils prétendent que les corps graves se portent de haut en bas, et les corps légers de bas en haut, c’est à peu près comme s’ils disoient que les corps pesans sont pesans, et que les corps légers sont légers ; car l’attribut de leur proposition se trouve renfermé dans son sujet, pour peu qu’on donne à ce dernier terme sa véritable signification. Cependant si, par cette dénomination de corps graves, ils désignent les corps denses ; et par celle de corps légers, les corps rares, ils font, à la vérité, quelques pas de plus vers le but ; mais alors ils s’en tiennent à un simple mode concomitant, au lieu de chercher une cause proprement dite. Quant à ceux qui, pour rendre raison du mouvement des corps pesans et de celui des corps légers, prétendent que les premiers tendent vers le centre de la terre, et les derniers vers la région céleste, ou, ce qui est la même chose vers la circonférence, ils disent quelque chose de plus positif, et ils indiquent du moins une cause quelconque mais ils ne montrent pas la véritable, et ils manquent tout-à-fait le but car un lieu n’est point un être réel, puisse avoir une force déterminée et exercer une action un corps ne peut être mis en mouvement ou modifié, d’une manière quelconque, que par un autre corps ; et tout corps, tendant à occuper la place qui lui convient, tend à se placer, non dans tel lieu absolu mais dans telle situation, relativement à tel autre corps dont l’action le met en mouvement, et avec lequel ensuite il forme une nouvelle combinaison.

    peut-on dire, les composés ne peuvent différer de leurs élémens, par leur substance ? Il n’y a entre les élémens et les composés d’autre différence que celle qui se trouve entre les parties et le tout ; et la substance, les forces et les mnuvemens des corps mixtes sont composés de la substance, des forces et des mouvemens des élémens composans. Mais la vérité est que, dans ces mixtes, se trouvent souvent combinés des forces ou des mouvemens opposés, qui se détruisent en totalité ou en partie ; d’où résultent des neutralisations. Notre auteur devoit ajouter que, dans les composés où les élémens d’une seule espèce prédominent, la force ou le mouvement du tout est semblable à celui des parties. Quoi qu’il en soit, il paroît que le chancelier Bacon n’a pas senti, comme Leihnitz, la nécessité de donner une bonne définition du mot substance ; car ce mot n’a certainement pas le même sens dans les deux phrases suivantes : Y a-t-il deux substances dans l’univers, ou n’y en a-t-il qu’une seule ? Les propriétés des différentes substances dépendent de celles des élémens dont elles sont composées, et du mode de leur combinaison. Dans la première phrase, le mot

  1. Voilà l’œuf de Milton. L’univers, comme de raison, étoit renfermé dans un œuf qui, selon toute apparence, étoit un peu gros.
  2. Notre auteur, en expliquant cette autre fable de Cupidon, qui fait partie de la collection précédente, dit que cette divinité représente la force primordiale de la matière et le principe de son mouvement ; au lieu que, dans celle-ci, il prétend que Cupidon représente et la matière et sa force primordiale.
  3. Mais on peut, si l’on veut, donner une douzaine de noms différens à cette force, les arranger de différentes manières et perdre son temps à ce jeu (comme le fait ici notre auteur), en reprochant à d’autres philosophes de faire précisément ce qu’on fait soi-même. La force, l’essence, la loi sommaire, la forme, l’énergie, l’appétit, le stimulus, la passion catholique, l’affection, etc. que nous apprennent tous ces mots ? Ils nous apprennent que nous n’avons rien appris sur ce sujet, et que nous voulons absolument parler de ce que nous ignorons ; c’est parce que nous manquons d’idées que nous ne manquons pas de mots, et que ces mots nous servent à remplir tous les vuides de notre science.
  4. En excluant successivement toutes les espèces de qualités, de tendances, de mouvemens, etc. qui paraissent être et ne sont pas capables de produire la chose à expliquer.
  5. Ce systême paroît absurde, à la première vue ; car, si les mixtes sont composés d’atomes, substance désigne l’élément ou les élémens de l’univers ; et dans la seconde, les composés ou les mixtes ; n’est-il pas clair que, pour savoir s’il y a une ou plusieurs substances dans l’univers, il faudroit d’abord savoir ce que c’est qu’une substance, et qu’il faudroit de plus connoître l’univers entier, afin d’être assuré qu’il n’y a point, dans les parties de l’univers très éloignées de nous, des substances très différentes de celles qui existent dans la partie la plus voisine ? Or nous ne sommes pas en état de donner une bonne définition du mot substance ; cette définition est même impossible, et nous connoissons infiniment peu cette partie infiniment petite de l’univers où nous bavardons : nous ne sommes donc pas en état de résoudre cette question : Combien y a-t-il de substances dans l’univers ? Mais en attendant cette solution, qui ne viendra jamais, nous avons divisé les substances en deux espèces, savoir en corps et en ames, ou esprits, c’est-à-dire en substances connues et en substances inconnues ; nous appellons corps, celles que nous connoissons, et ames ou esprits, celles que nous ne connaissons pas, division au fond très exacte, pourvu que nous nous rappellions que ce nom, par lequel nous désignons les substances tnconnues, ne suffit pas pour les bien connoître, ni pour affirmer qu’elles sont essentiellement différentes des substances connues. Ainsi cette question que se propose ici notre auteur, est insoluble et par conséquent oiseuse.
  6. Ce systême a beaucoup d’analogie avec celui des physiciens d’aujourd’hui, qui pensent, d’après Newton ou les Newtoniens, que toutes les parties de la matière s’attirent réciproquement, que toutes pèsent vers quelque centre, et que les corps les plus denses se portant avec plus de force vers ce centre, que les corps rares, obligent ainsi ces derniers à se mouvoir en sens contraires, c’est-à-dire, du centre à la circonférence,
  7. Notre auteur aime un peu trop à jouer sur le mot : ce n’est pas de l’ignorance de la chose cherchée, qu’on en extrait la connoissance, mais de la connoissance de ce qu’on ne doit pas lui atribuer ; car, lorsqu’on sait tout ce qu’elle n’est pas, il devient plus facile de savoir ce qu’elle est.
  8. Athlète capable de disputer le prix dans les cinq genres de combats de la gymnastique ; savoir, la lutte, la course, le saut, l’exercice du disque et celui de l’arc ou du javelot. Ce fut Socrate qui lui donna cette qualification.
  9. Ce jugement ne regarde que la physique de Platon, qui est en effet trop poétique pour être bonne : mais je ferai voir bientôt que la morale et la politique de Platon ( le seul d’entre les philosophes qui ait eu la sagesse de considérer dans l’homme, ce qu’il est, et ce qu’il peut devenir, en un mot, le vrai but et les moyens applicables), sont très supérieures celles du chancelier Bacon.
  10. On doit être d’autant plus étonné de voir notre auteur préférer, en physique les opinions des premiers siècles à celles des derniers, que la physique ne pouvant faire des progrès, ni prendre un accroissement réel que par la multiplication et l’accumulation méthodique des expériences et des observations en ce genre, il semble que les derniers siècles qui peuvent profiter de toute l’expérience des siècles antérieurs doivent être mieux instruits ; mais ce n’est peut-être qu’un préjugé. Car, si les premiers siècles ont moins de connoissances, ils ont plus de bon-sens, et savent mieux profiter du peu d’expérience qu’ils ont ; parce qu’ayant beaucoup de peine à se procurer les choses nécessaires à la vie, ils en sont presque uniquement occupés, et n’ont ni le desir, ni le temps de courir après des bagatelles ; au lieu que les derniers siècles, qui se procurent aisément toutes les commodités et les douceurs de la vie, ont le desir, le pouvoir et le temps de s’occuper de choses inutiles : ils sont moins occupés à se vêtirr qu’à faire leur toilette. Les premiers siècles sont, à cet égard, aux derniers, ce que les classes les plus pauvres de la société qui se trouvent dans une situation assez semblable à celle des premiers siècles, sont aux classes les plus riches, qui semblent profiter seules ou presque seules des inventions des derniers siècles. On trouve moins d’esprit parmi les cultivateurs que parmi les habitans des villes, mais plus de bon-sens, comme l’a tant répété J. J. Les gens de la campagne sont moins savans que les habitans des villes, mais ils savent mieux faire usage de leur science, parce qu’ils n’étudient pas pour briller, mais pour vivre, et n’ont d’autre livre que la nature, ni d’autre lunette que leuts yeux. De plus, s’il est possible à l’homme de découvrir les loix générales de la nature, ce ne peut être qu’en observant, analysant, comparant et combinant les phénomènes que tout homme peut observer en tous temps et en tous lieux. Or, les philosophes des premiers temps, qui vivoient presque toujours en plein air, et dont la mémoire n’étoit chargée que de faits de cette espèce, en faisoient naturellement presque l’unique sujet de leurs méditations ; et ce systême qu’ils vouloient découvrir, ils l’ont découvert, du moins en partie, parce qu’ils le cherchoient où il falloit le chercher : au lieu qu’un physicien qui dédaigne les expériences ou les observations très communes, et ne veut que briller, cherche en vain le systême du monde dans les faits rares et étonnans qui servent à sa toilette scientifique.
  11. De-là cette illusion qui a porté les scholastiques à présenter, dans leurs explications, des formes purement idéales, nominales et fantastiques, au lieu de s’attacher à ces formes plus réelles qui ne sont que le résultat et le résumé de l’observation et de l’expérience, formes qui sont extraites de ce qu’il y a de commun et de constant dans toutes les espèces et dans tous les modes du sujet à définir.
  12. Il s’agit ici de Patrice de Venise, qui avoit tâché de ressusciter la philosophie da Platon, surtout ses hypothèses sur les idées. Toute cette philosophie rouloit principalement sur une supposition semblable à ce prétendu principe de Descartes : tout ce que je conçois clairement et distinctement est vrai; mais Descartes avoit oublié, ainsi que Platon, d’énoncer la mineure de ce syllogisme ; la voici : or, tout ce que je dis souvent, je crois le concevoir clairement et distinctement ; et à force de répéter certains mots, je crois y attacher des idées claires et distinctes. Donc tout ce que je répète souvent est vrai (pour moi). Voyez le traité des systêmes, par l’abbé de Condillac.
  13. Je prie le lecteur de fixer son attention sur cette phrase soulignée et de juger par lui-même de cette dévotion que M. Deluc et quelques autres papistes attribuent au chancelier Bacon ; mais, quoique je traduise cet horrible blasphême avec la plus scrupuleuse fidélité, je suis bien éloigné de l’adopter ; et pour peu qu’on me demande si ces phénomènes dont parle l’auteur doivent être attribués à certaines loix de la matière, encore inconnues, ou à une substance d’une nature particulière ; je répondrai, avec cette circonspection et cette ingénuité qui me caractérise, que je n’en sais rien.
  14. Notre auteur, dans cet exposé, est d’une telle concision, qu’il semble craindre d’être entendu ; et l’obscurité de son style vient de ce qu’il supprime, à chaque instant, des mots absolument nécessaires ; en sorte qu’au lieu de traduire ces mots, nous sommes obligés de les inventer, en nous servant toutefois des phrases qu’il achève, pour complèter celles qu’il n’achève pas.
  15. Supposition gratuite et peu conforme à l’observation ; car la répulsion que l’huile et l’eau exercent l’une sur l’autre, et leur immiscibilité, semblent prouver que ces deux substances sont spécifiquement et originellement différentes. Comment croirai-je que l’huile qui provoque et augmente l’inflammation, et l’eau qui éteint le feu, ne sont qu’une seule et même substance dans deux états différens ? Cela peut être, à notre insu ; mais c’est du moins une opinion très douteuse, et qui auroit grand besoin de preuve.
  16. Voilà encore une supposition très gratuite. Si tout cet espace étoit rempli d’air, ce fluide opposeroit une très grande résistance au mouvement des planètes ; leur force projectile diminueroit très promptement ; les ellipses qu’elles décrivent, s’alongeroient sensiblement et en très peu de temps, etc. Or, aucun de ces changemens n’ayant eu lieu depuis un grand nombre de siècles, s’il est vrai que les espaces célestes soient remplis d’un fluide, il est donc infiniment plus rare que l’air atmosphérique comme Newton l’a avancé d’après un raisonnement semblable à celui-ci ; il l’est même beaucoup plus que ce grand homme ne le pensoit ; car s’il n’étoit que six cent mille fois ou même un million de fois plus rare que l’air atmosphérique, les étoiles ne seroient pas visibles pour nous.
  17. Ce mot organique auroit grand besoin d’être défini.
  18. N’ayant actuellement et éternellement aucune qualité déterminée, mais pouvant avoir telles ou telles qualités indistinctement et successivement.
  19. Certains attributs généraux à l’aide desquels les scholastiques se flattoient de pouvoir rendre raison de tout.
  20. Il est absurde de dire que le chaud et le froid n’ont qu’une seule cause ; ils ont nécessairement pour causes deux mouvemens opposés qui ont eux-mêmes nécessairement pour causes deux forces contraires. Telle est aussi notre principale objection contre le systême de Newton, que nous regardons, non comme faux, mais comme insuffisant.
  21. Selon toute apparence, la pensée du poëte étoit très différente de celle que notre auteur lui prête, et il vouloit dire que toute transformation ou production d’une nouvelle forme est la mort de la forme précédente : le tout périt, mais ses parties, ou ses principes constitutifs, ne périssent point.
  22. La rarité est l’état ou le mode d’un corps qui comprend peu de matière sous un volume déterminé : les physiciens ont créé ce mot parce que celui de rareté a un autre sens.
  23. Par cela seul que le froid rapproche les parties de la matière, et leur laisse ainsi moins d’espace pour se mouvoir, il ralentit ou détruit leur mouvement ; et par cela seul que la chaleur écarte les unes des autres les parties d’un composé (fluide ou solide), relâche leur assemblage, et leur laisse ainsi plus d’espace pour se mouvoir, elle excite, entretient ou accélère le mouvement. Au reste, ce n’est pas parce qu’un corps est chaud, que ses parties s’écartent les unes des autres ; mais c’est, au contraire, parce que ses parties s’écartent les unes des autres, qu’il est chaud, c’est-à-dire, qu’il excite en nous la sensation de chaleur ; et vice versâ. Car la chaleur, dans l’homme, n’est autre chose que la sensation de l’expansion ou de la dilatation des particules de son propre corps et de l’accélération de leur mouvement ; et le froid est la sensation de leur rapprochement ou de leur contraction, et du ralentissement ou de la destruction de leur mouvement.
  24. Comme ce mot chaleur ou chaud ne désigne pas ici un mode, mais une substance, le lecteur peut y substituer le mot calor employé par Crawfurd, ou le mot calorique, employé par nos chymistes ; il en est de même du froid, qu’il regarde comme une espèce particulière de corps où réside le mode que nous désignons par ce mot : on sait que Muschenbrock a supposé qu’il existoit des particules frigorifiques et essentiellement froides, qui refroidissent l’air et les autres corps avec lesquels elles se combinent.
  25. Il faudroit ici un mot tel que frigor ou frigorifique ; mais, pour avoir le droit de forger un mot nécessaire, il faut avoir eu l’impudence d’en forger douze cents inutiles.
  26. Les courbes que le soleil et les planètes paroissent décrire, ne sont pas des spirales, mais des espèces d’hélices analogues à celle d’une vis, d’une vrille ou d’un tire-bourre ; et la différence entre ces deux espèces de courbes consiste en ce que les spires de la première sont toutes dans un même plan ; au lieu que celles de la dernière sont dans des plans différens.
  27. Il s’agit ici de l’hypothèse des épicycles : quelques anciens astronomes, pour expliquer ces variations qui font paroître les planètes, tantôt directes, tantôt rétrogrades, et tantôt stationnaires, supposoient que chaque planète décrivoit un petit cercle décrivant lui-même un grand cercle, c’est-à-dire, que chaque planète décrivoit une épicycloïde : on a prouvé qu’elles décrivent des ellipses qui ont plus ou moins d’excentricités.
  28. Le lecteur doit observer que l’auteur de ce système ne parle jamais que de natures, de qualités, de forces, etc. en sorte que tout son système est, pour ainsi dire, en l’air et appuyé sur le vuide ; mais il est aisé de remédier à cet inconvénient, en substituant à ces mots le chaud et le froid, les dénominations suivantes, la substance chaude, la substance froide, le calor et le frigor (ou le calorique et le frigorique) car quelques physiciens, entre autres Musschenbroeck, prétendent que le froid n’est pas simplement une privation, ou une diminution de chaleur, ni la sensation d’un certain mode de la matière, mais une qualité propre à une espèce particulière de corps qu’ils désignent par le mot de nitre : selon eux, il existe des particules frigorifiques qui introduisent le froid dans un corps, en s’y introduisant elles-mêmes.
  29. C’est ce mouvement qui est la véritable cause du froid. Car c’est parce que les particules de la matière pèsent les unes vers les autres et s’attirent réciproquement, qu’elles se rapprochent ; et lorsque ce rapprochement a lieu dans notre propre corps (par une cause intérieure ou extérieure, physique ou morale, réelle ou idéale) nous sentons du froid : le froid, comme je l’ai dit, n’est que la sensation de ce rapprochement. Ainsi la grande loi si bien démontrée par Newton, est encore susceptible de beaucoup d’applications auxquelles il semble n’avoir pas même pensé.
  30. Nous avons fait voir, dans une des notes précédentes, que notre planète retombera nécessairement tôt ou tard dans le soleil, quelque rare que puisse être le fluide où elle nage.
  31. Mouvement réel, suivant lui, et apparent, suivant nous.
  32. On pourroit objecter que le contact ayant lieu alors, c’est une impulsion, et non une répulsion : mais si le contact avoit lieu, la surface du corps le plus poli étant toute hérissée d’aspérités qui sont comme autant de montagnes relativement aux parties infiniment déliées de la lumière, les rayons lumineux ne pourroient jamais être réfléchis assez régulièrement pour que l’angle de réflexion fût égal à l’angle d’incidence : or, l’expérience prouve que ces deux angles sont toujours égaux. Ce n’est donc pas la surface des corps qui réfléchit les rayons lumineux ; mais, ou ils sont repoussés avant d’être parvenus à cette surface, comme Newton l’a soupçonné, ou ils sont réfléchis par les parties de la lumière même, logées dans les pores de cette surface comme dans autant de chatons ; conjecture hazardée par l’abbé Nollet.
  33. Hylès, dans le Novum Organum, désigne le mouvement d’expansion ou celui de contraction ; mais ce mot désigne ici ces deux mouvemens réunis : réunion d’où résulte la mouvement de vibration, d’oscillation ou de trépidation ; genre de mouvement qui est également l’effet du chaud et du froid ; ce que nous avons aussi fait voir dans une note du vie. volume, pag. 217.
  34. Les observations réunies du diamètre apparent et de la parallaxe horizontale du soleil, prouvent que cet astre est au moins un million de fois plus gros que la terre : en conséquence, si la terre a le projet de convertir le soleil en terre, selon toute apparence, elle ne réussira jamais dans son dessein.
  35. J’ai fait voir dans un des supplémens du Novum Organum, tom. vi, pag. 356, que la tendance de chacune de ces deux forces (ou plutôt de chacune de ces deux substances où elles résident) à prédominer totalement, n’empêche pas qu’elles n’entretiennent l’équilibre et l’ordre dans l’univers ; parce que chacune, passé un certain point, ne peut plus croître sans diminuer proportionnellement les conditions nécessaires à sa propre action, et augmenter les conditions nécessaires à l’action de son opposée ; et j’ai appuyé de plusieurs exemples cette dernière proposition.
  36. La chaleur, considérée dans l’homme, n’est, comme nous l’avons dit, que la sensation de l’expansion de la matière de notre corps, et le froid est la sensation de sa contraction. Or, toutes les parties de la matière inerte, y compris celles de notre corps, tendent naturellement à se rapprocher les unes des autres, quand aucune cause n’empêche ce rapprochement. Ainsi, quand la chaleur diminue, c’est-à-dire, quand la cause qui écarte les parties de notre corps cesse d’agir, ou agit avec moins de force, elles se rapprochent naturellement, nous sentons ce rapprochement et nous avons froid : ainsi, le froid n’est pas précisément une diminution de chaleur, mais seulement l’effet médiat et nécessaire de cette diminution ; et c’est parce que cet effet est inséparablement attaché à sa cause, qu’on prend ordinairement l’un pour l’autre.
  37. Sur-tout près des tropiques, où le soleil, dans l’espace de quelques jours, se trouve deux fois au zénith, et repasse aussi-tôt par les mêmes degrés, d’où résulteut deux étés consécutifs.
  38. Souplesse n’est pas le terme propre ; mais il rend un peu mieux la pensée de l’auteur, que ne le fait celui qu’il a employé lui-même ; car il s’agit ici de désigner la disposition actuelle d’une matière qui, ayant déjà été travaillée, est par cela même plus aisée à travailler de nouveau : or l’auteur emploie ici le mot subactio, qui ne rend point du tout son idée, puisqu’il s’agit d’une disposition passive, qui doit être désignée par un mot ayant l’une ou l’autre de ces deux terminaisons, ilitas, bilitas. Nous donnons ici au mot souplesse la signification qu’il aurait dans la phrase suivante : c’est une matière souple et obéissante.
  39. Le lecteur doit toujours se rappeller que Télèse, et Bacon lui-même, désignent par ce mot de chaleur, tantôt un mode, tantôt une substance ; je n’ai pu, dans ce dernier cas, y substituer le mot calor de Crawfurd, ni le mot calorique de nos chymistes ; parce que les chymistes actuels désignent par l’un ou l’autre de ces deux mots, une substance matérielle ; au lieu que Télèse, d’après Parménide, suppose que le froid et le chaud sont incorporels.
  40. L’air qu’on respire dans un lieu clos et peu spacieux est suffocant parce qu’il a déjà été, en partie, respiré et décomposé par cette respiration. L’homme, ainsi que tous les autres animaux, empoisonne l’air qu’il respire.
  41. Il n’a pas dû l’y comprendre, puisqu’il le croit incorporel, immatériel.
  42. Le lecteur ne doit pas oublier que cette chaleur réside dans une substance incorporelle, et qu’il n’est pas facile de se faire une idée nette du plus et du moins, dans de telles substances.
  43. L’auteur emploie le mot de subactio ; notre langue ne fournit point de terme qui y réponde exactement ; il en faudroit un qui désignât le mode actuel de la matière, et l’effet de la manière dont elle a été travaillée précédemment.
  44. Bacon ne fait que jouer sur le mot ; et il veut dire qu’Empédocle ne parle que de l’opposition régnante entre l’inimitié et l’amitié. À ces deux mots figurés il faut substituer les deux dénominations suivantes, la force répulsive et expansive, et la force attractive et contractive : puis en attribuant la première de ces deux forces à la matière de notre soleil, ou même à celle de tous les soleils ; et la seconde, à tout le reste de la matière, si nous ne saisissons pas encore la vérité, du moins nous parlerons d’une manière intelligible ; et notre erreur, si notre opinion en est une, sera plus facile à réfuter.
  45. La chaleur atténue une certaine portion des parties grossières du composé, augmente la ténuité des parties déjà atténuées, dilate les unes et les autres, ouvre les pores de ce composé, en écartant les unes des autres les parties solides, attire ainsi à la surface les parties suffisamment atténuées, les détache de la masse et les répand dans l’atmosphère : or, dès que ces particules qui servoient comme de coins pour tenir écartées les parties grossières, se sont exhalées, celles-ci se rapprochent.
  46. Chacun des deux contraires concentre son opposé, en le repoussant et le refoulant ; car telle étoit leur idée, comme nous l’avons vu dans les ouvrages précédens.
  47. Par la réaction de son contraire ; car ces réactions se présentent à chaque pas, la plupart des phénomènes ayant pour causes des fluides élastiques, tels que l’air, le fluide vital des animaux et celui qu’on peut regarder comme l’agent universel : mais, quoique la chaleur réside dans une substance très réelle, qui est probablement la matière solaire, il paroît très inutile de supposer l’existence d’un froid positif, puisque l’attraction newtonienne suffit pour l’expliquer.
  48. L’univers, comme nous l’avons dit ailleurs est un livre immense, dont le suprême auteur donne, à chaque seconde, une édition nouvelle, avec des caractères indestructibles et éternellement subsistans. Platon, comme nous le disions aussi, prétend que le monde est composé du même et de l’autre, c’est-à-dire, d’un principe immuable et d’un principe variable. L’être immuable, ou le même, c’est l’atome, l’élément. L’être changeant, ou l’autre, c’est l’être composé ; voilà comment et pourquoi l’univers est toujours le même et toujours nouveau.
  49. Les élémens ou les atomes sont immuables et, par cela même, infiniment petits. Car, s’ils n’étoient point immuables, on ne verroit point dans l’univers un ordre constant, nous n’aurions point de règle fixe et notre expérience ne nous serviroit à rien. Or, l’expérience même nous apprend que l’expérience est utile ; il y a donc des règles fixes ; l’ordre de l’univers est donc constant ; il y a donc dans l’univers quelque chose d’immuable. Or, les composés, sur-tout les corps organisés, varient sans cesse. Ainsi la chose immuable est l’atome ou l’élément ; mais l’élément ne peut être immuable qu’autant qu’il est indivisible ; et il ne peut être indivisible qu’autant qu’il est infiniment petit : ainsi, etc.
  50. J’emploie ici le mot chose ; parce que, dans aucune langue, il n’existe d’autre mot, pour désigner tout à la fois la substance et le mode : or, on peut distinguer, dans chaque chose, la faculté, l’acte et l’habitude ; car on peut considérer, ou ce qu’elle peut devenir, ou ce qu’elle est actuellement, ou ce qu’elle continue d’être : tous les atomes sont potentiels par rapport aux composés dont ils peuvent faire partie.
  51. En sorte que, suivant ces Péripatéticiens, la nature, pour la commodité de l’homme, a observé, dans la distribution de la matière, les mêmes proportions que les Français, à l’exemple des Chinois, ont choisies pour leurs monnoies, leurs poids, leurs mesures, la durée de la suprême autorité : ou que l’homme, qui se croit le centre de tout, et qui, dans ses suppositions se substitue sans cesse à la nature, a souhaité qu’elle n’arrangeât les choses que pour lui, et a cru ensuite ce qu’il souhaitoit ; car cette illusion est la source la plus féconde de ses préjugés physiques comme de ses vices moraux : l’homme est ignorant, parce qu’il se croit le centre de l’univers entier, et il est vicieux, parce qu’il se croit le centre de sa société.
  52. Au-delà ; car assez communément l’ombre ne tombe pas entre le corps lumineux et celui qui fait ombre ; mais il veut dire que l’extrémité de l’ombre de la terre se porte à une distance moindre que celle où le soleil est de cette planète.
  53. Nous avons fait voir, dans le pénultième supplément du Novum Organum, que cette conflagration seroit aussi une conséquence nécessaire d’une attraction universelle sans le contre-poids d’une force répulsive.
  54. Si notre auteur raisonnoit toujours ainsi, nous le critiquerions moins fréquemment : aussi Boërrhave s’est-il appuyé d’un raisonnement tout-à-fait semblable, pour faire voir que la chaleur n’est pas la cause immédiate de la fluidité du sang dans les animaux (de viribus medicis.)
  55. Ludovico Vivès, Espagnol, avoit donné, avant lui, l’exemple d’un profond mépris pour les abstractions d’Aristote et des scholastiques.
  56. En démontrant, par exemple, que la proposition en question est appuyée sur un principe faux, on renverse, d’un seul coup, et toutes les autres conséquences qu’on voudroit tirer de ce même principe, et toutes celles qu’on voudroit déduire de cette même proposition.
  57. Cette proposition est très probable ; mais elle n’est pas prouvée, elle n’est même pas susceptible de l’être ; c’est une supposition très gratuite, et toute son évidence consiste en ce que nous ne nous sommes jamais avisés d’en douter.
  58. C’est parce que la matière est impénétrable qu’elle résiste à l’action de toute matière tendante à la pénétrer, et qu’elle réagit. Or, comme, sans cette réaction, l’action seroit mpossible, l’impénétrabilité de la matière est donc une condition nécessaire dans toute action, ou du moins dans toute pression, ou impulsion. Or, elle ne peut réagir, sans agir, et par conséquent sans être active, à moins qu’on n’attache à ce mot active, l’idée d’un mouvement actuel ou dispositif ; car ce n’est, à proprement parler, qu’une dispute de mots ; et il ne s’agit que de savoir si l’on qualifiera de force active ou de force passive l’impénétrabilité de la matière,
  59. Avant de chercher les conséquences qu’on pourroit tirer de cette proposition : la quantité totale de la matière de l’univers est toujours la même, il faudroit d’abord s’assurer qu’elle est vraie ; car ce n’est qu’une pure supposition dont on n’a ni ne peut avoir de preuve ; et si elle paroît évidente, c’est parce qu’on ne s’est jamais avisé d’en douter.
  60. Ce sont au contraire le chaud et le froid qui dérivent de ces deux mouvemens opposés, puisqu’ils ne sont que la sensation de l’un et de l’autre.
  61. On a déja observé que ce mot a quatorze acceptions dans notre langue ce seroit rendre un vrai service à la philosophie, que de le bannir de toutes les langues c’est un mot sans idée, et une espèce de monnoîe purement nominale (comme la livre ou la pistole) dont un philosophe paie ses auditeurs, lorsqu’il veut, en paraissant eacquitter avec eux) leur faire une banqueroute réelle.