Des Pensées de Pascal considérées comme apologie du christianisme et des conditions actuelles de l’apologétique/Seconde partie

SECONDE PARTIE
DES CONDITIONS ACTUELLES DE L’APOLOGIE

CHAPITRE PREMIER
le christianisme indépendant ou agressif. — La doctrine du péché originel doit déterminer la méthode apologétique et l’attitude du christianisme vis-à-vis des puissances règnantes ; Le scepticisme et le pessimisme moyens d’apologie.

Nous devons maintenant aborder la question essentielle de notre travail, question que nous avons posée dans notre introduction : Quelle est la valeur de la méthode apologétique des Pensées ? L’apologie doit-elle s’en emparer et s’en inspirer, ou la laisser tomber à jamais dans l’oubli, comme vieillie, forme et fond ? Nous en avons la conviction : cette question de méthode en recouvre une autre bien plus grave, c’est la question de la valeur même et de l’avenir du christianisme dans notre société moderne. En parlant des Pensées, un critique des plus sagaces, et, disons-le, des plus justes, le seul critique négatif et hostile au christianisme, qui les ait bien comprises et jugées du dehors, sans entrer dans leur esprit, nous avons nommé Sainte-Beuve, a dit ceci : « Comme œuvre apologétique, on peut dire que le livre de Pascal a fait son temps ; il n’est plus qu’une preuve extraordinaire de l’âme et du génie de l’homme, un témoignage individuel de sa foi. Pascal y gagne ; mais son but y perd. Est-ce comme cela qu’il l’aurait entendu ? »[1]. Et, cependant, ailleurs il dit : « Mme de La Fayette disait (sans doute en souriant) que c’était un méchant signe pour ceux qui ne goûteraient pas ce livre. Et moi je dirai très sérieusement : si le mode d’argumentation de Pascal n’a pas été plus intelligemment repris et poussé par les apologistes du xviiie siècle, ça été un méchant signe poux eux. Il faut une église qui soit bien en esprit selon saint Paul pour apprécier Pascal comme défenseur »[2]. — Que signifie cette contradiction apparente ? Simplement ceci : Au xviiie siècle, selon Sainte-Beuve, on pouvait encore défendre le christianisme ; aujourd’hui, essayer une apologie, c’est faire une œuvre vaine ; le temps du christianisme est passé. Mais si on pouvait encore le défendre, la meilleure méthode apologétique serait celle des Pensées, parce qu’elle est le plus selon saint Paul.

Eh ! bien, nous qui estimons que la première appréciation du savant critique est fausse au premier chef, nous prenons bonne note de la seconde : le christianisme peut encore se défendre dans ce siècle positiviste ; sa cause même nous parait gagner du terrain ; et on ne saurait mieux le défendre qu’en usant de la méthode de Pascal.

Cette méthode, croyons-nous, peut s’approprier et répondre très efficacement aux conditions et aux nécessités de nos luttes actuelles, et devenir l’inspiratrice d’une forte apologie.

Bien évidemment, nous n’entendons pas réclamer une imitation servile, ni une reproduction littérale. Quiconque part en guerre sans tenir compte des changements que le temps apporte nécessairement s’expose à de terribles défaites. La tactique de l’attaque change ; celle de la défense aussi doit changer. Les sciences critiques ont fait de grands progrès et, disons-le aussi, de grandes ruines ; nous le constatons sans surprise ni tristesse ; car nous estimons que la vraie critique sert plus la vérité qu’elle ne lui nuit, et plus qu’elle ne sert l’erreur. Nous ne voulons employer à la défense du christianisme que des armes éprouvées ; la critique les éprouve et nous n’avons pas besoin qu’elle nous force à rejeter celles qu’elle nous a fait reconnaître mauvaises. Sûrement, Pascal lui-même, s’il vivait de nos jours, s’empresserait de mettre de côté, non pas tous ses arguments, mais quelques-uns de ceux qu’il estimait les plus forts, sur les figures et les prophéties, et loin d’affaiblir son système, il estimerait et nous estimons qu’il ne ferait que le fortifier.

Mais ces réserves faites touchant des détails et des arguments secondaires, nous insistons avec plus de fermeté sur la valeur de l’ensemble, de l’idée centrale, du principe foncier et distinctif des Pensées.

Quelle est l’idée centrale des Pensées ? Nous croyons l’avoir assez nettement dégagée ; tout au moins pouvons-nous dire que nous nous y sommes sincèrement et courageusement appliqué. C’est une conception particulière de la nature humaine. On l’a appelée du nom de scepticisme, parce qu’on s’est généralement placé au point de vue purement intellectuel, au point de vue de la connaissance ; c’est plutôt du nom de pessimisme qu’il faut la qualifier, en se plaçant à un point de vue tout à fait général qui embrasse tous les attributs de l’homme. Pascal prend l’homme, avons-nous dit, dans son état naturel, en dehors de l’action du christianisme, et il estime et déclare que cet état est un état d’ignorance et de misère, que l’homme est « incapable de vrai et de bien. » C’est là le principe dominateur de son apologie.

Ce pessimisme a été vivement attaqué, et par tous les partis à la fois. On a reproché à Pascal de n’avoir pas flatté la nature humaine ; il ne s’en défend pas, vu qu’il n’avait pas à la flatter, mais à la peindre. Il eût fallu montrer que sa peinture n’était pas fidèle. Ce n’était pas chose facile. Qu’on suive en effet l’homme dans toutes les sphères qu’il lui a fait parcourir ; qu’on l’étudie à fond dans tous ses attributs et toutes ses capacités, et l’on sera forcé de reconnaître que le tableau de Pascal est bien ressemblant. L’homme croit au progrès, à la vérité, à la justice, au bonheur et au bien ; il y croit et ne cesse de les poursuivre. En ce sens, il est optimiste, et Pascal, qui n’a pas négligé ce trait de sa mobile et changeante figure, l’est aussi bien que lui ; mais au fond, tout au fond de son âme, le pessimisme persiste et l’emporte. L’homme de Pascal nous parait bien plus vivant et bien plus vrai que celui de Voltaire. Nous allons plus loin : Nous disons que l’Évangile est plus pessimiste encore que Pascal. Cela nous paraît incontestable : un système religieux qui a à sa base une doctrine comme celle du péché originel, ne peut être que pessimiste. Il ne devient optimiste que quand il propose les conditions et les perspectives du relèvement et de la vie éternelle.

Ainsi l’idée que Pascal a mise à la base de son apologie a reçu comme une double consécration : elle est aussi bien fondée en fait dans la nature vraie, actuelle de l’homme, que consacrée théoriquement par l’enseignement évangélique. Or, c’est là, si on veut bien y réfléchir, une présomption favorable de premier ordre. A priori, on peut bien affirmer qu’un système apologétique dont l’idée centrale plonge ses racines, d’une part dans les profondeurs de la nature humaine, d’autre part dans les profondeurs du dogme chrétien, sera d’une très grande valeur et d’une très grande force.

À cet égard, il nous paraît que l’apologie moderne, en France du moins, s’est beaucoup éloignée, et de la nature, et du christianisme, qu’elle prétend cependant défendre, en méconnaissant ce principe foncier des Pensées, et qu’elle s’est affaiblie dans la mesure où elle l’a méconnu. Sa préoccupation dominante, nous devrions peut-être dire exclusive, est de chercher les harmonies profondes qu’il peut y avoir entre la révélation chrétienne, préalablement à son intervention dans l’histoire ou à son action dans l’àme humaine, et les diverses manifestations, individuelles ou sociales de la nature humaine, et de fonder sa démonstration sur la constatation de ces harmonies préexistantes. Sans doute, il y a au fond de l’àme humaine des vestiges d’une nature originelle, excellente, lesquels sont en même temps des témoins d’un immense désastre. L’idée donc de chercher, entre la nature actuelle de l’homme et une révélation dont l’objet et la prétention sont de restaurer cette nature, des harmonies et des affinités, est juste et vraie ; une apologie qui la méconnaîtrait, se condamnerait à l’impuissance par un scepticisme absolu et contradictoire. Mais nous estimons que placer cette idée à la base de l’apologie, c’est établir un pohit de départ des plus faux et des plus malheureux. Une apologie qui ne veut pas aller à l’encontre de son objet, qui veut aboutir, qui veut être dans le vrai, dans le vrai selon la nature et selon l’Evangile, doit partir, non point de ces harmonies préexistantes, quelque réelles et visibles qu’elles soient, mais du fait bien plus réel, bien plus visible, partout éclatant, dans la nature humaine, dans l’Evangile, delà déchéance générale de l’homme, de son éloignement de Dieu, du péché originel en un mot. Nos apologistes modernes, que préoccupe avant tout l’idée des harmonies nécessaires, croient bien au péché originel, comme théologiens, mais ils ne savent quelle place lui donner dans leur système apologétique ; ils rencontrent partout sur leur chemin, à tout instant dans leur œuvre, de ces grandes ruines qui attestent une catastrophe originelle, mais ils en sont embarrassés et ne savent qu’en faire, faute de les avoir mises dans les fondements mêmes de leur édifice.

Et ce point de départ de l’apologie déterminera nécessairement son attitude, dans les grandes luttes du temps présent. En présence d’une nature déchue, qu’il a pour mission de relever de sa déchéance, l’attitude du christianisme sera selon le cas, soit absolument indépendante, soit résolument agressive. Le christianisme doit dominer toutes les puissances régnantes, même celles qui s’approchent le plus du grand idéal qu’il leur propose, de toute la hauteur de sa mission divine, et de l’ordre divin qu’il est venu établir. S’il est appelé à agir sur elles, c’est du dehors et de haut, comme puissante influence, en gardant vis-à-vis d’elles une absolue indépendance, en ne craignant même pas d’entrer en lutte avec elles. Il ne doit jamais se compromettre dans leur alliance, et moins encore se mettre à leur usage et à leur service, comme un docile instrument, se recommandant des offices qu’il peut rendre pour quémander une humble place au soleil du droit commun et une petite part d’influence sur l’opinion des masses. Une telle attitude serait peu digne d’une puissance morale qui, pour être méconnue momentanément, n’en reste pas moins perpétuellement ce qu’elle est, la grande puissance de Dieu pour le salut du monde. Nous le répétons donc, la seule attitude digne du christianisme vis-à-vis des puissances du jour, est ou bien une indépendance et un isolement superbes, ou bien une hostilité nettement accusée : pour lui toute alliance est un alliage, et un alliage qui, loin de le fortifier, l’affaiblit et l’énervé. Nous disons avec M. Godet, sur le jugement duquel il nous est précieux de pouvoir nous appuyer : « A cette heure où l’Eglise Réformée de France nous paraît dévier avec une aussi étonnante rapidité de la voie où ses pères ont déployé les vertus les plus héroïques, il nous semble que c’est le moment de lui rappeler que le moyen de gagner le siècle, n’est pas de s’incliner devant lui et de lui céder pas à pas le terrain, mais de lui tenir tète hardiment et de se redresser en face de lui de toute la hauteur du fait divin que l’Eglise a pour mission de proclamer[3] ».

C’est cette attitude qui a fait la force des Pensées. C’est cette attitude que nous voudrions voir le christianisme prendre de nos jours vis-à-vis de toutes les forces devant lesquelles l’opinion s’incline trop complaisamment, vis-à-vis de la politique courante, vis-à-vis de la philosophie, vis-à-vis de la science, une attitude soit indépendante, soit agressive, inspirée par un scepticisme accusé, fondée sur le fait de la déchéance de la nature humaine. Et, hâtons-nous de le dire, par cette attitude, la seule vraiment digne de lui, le christianisme, ne servira que mieux, pour les servir indirectement, les grandes causes qui tiennent tant au cœur de notre génération, savoir le progrès véritable, la liberté sincère, la science pure et désintéressée, la véritable philosophie, celle dont on ne saurait se moquer sans cesser d’être homme.


CHAPITRE II
Les puissances régnantes. — La politique. — La philosophie. — La science.

Quand nous disons que par son attitude indépendante ou agressive, le christianisme servira la cause de la liberté, nous n’entendons pas le faire descendre sur le terrain de la politique. Ce serait contradictoire, puisque nous disons qu’il doit pour le moins rester indépendant de toutes les puissances. S’il est un domaine interdit à l’apologie, c’est le domaine de la politique militante.

Il ne nous semble pas que dans les temps modernes il puisse jamais y avoir ni lutte sérieuse, ni même malentendu entre la politique et le christianisme évangélique. La politique peut bien, à certains moments, détourner les esprits des préoccupations religieuses, donner le change à bien des âmes altérées de justice et de vérité, accélérer ainsi peut-être l’œuvre de dissolution morale et religieuse entreprise et énergiquement menée par d’autres agents ; elle peut bien en un mot être pour le christianisme un compétiteur redoutable ; si cela crée pour l’apologiste clairvoyant et avisé des devoirs spéciaux, très délicats, cela ne constitue pas à proprement parler un casus bellî.

Loin d’entrer en lutte avec la politique, le christianisme évangélique, autrement dit le protestantisme, nous semblerait bien plutôt tenté de contracter alliance avec elle. Nous le disons nettement : s’il succombait jamais à cette tentation, il courrait les plus graves périls : toute puissance morale se diminue, risque même de se ruiner entièrement, quand, faisant prévaloir le point de vue utilitaire sur celui des principes, elle cherche sa force dans une alliance avec une puissance matérielle quelconque.

L’action du christianisme sur la vie des peuples et sur la marche de la civilisation, à tous les points de vue, mais surtout au point de vue moral, social et politique, est un des faits historiques les mieux établis. Ce fait, d’ailleurs si facile à expliquer, ne devait pas échapper aux hommes politiques dévoués aux idées de progrès et de liberté, et pourvu qu’ils ne fussent pas aveuglés par des préjugés anti-religieux, devait les amener nécessairement à cette pensée qu’ils pourraient bien faire servir au triomphe des idées qui leur étaient chères un instrument qui semblait y être si merveilleusement approprié, d’autant plus qu’ils pouvaient du même coup susciter une redoutable concurrence à une puissance politico-religieuse dont l’opposition tenace mettait en péril l’ordre politique à l’établissement et à la défense duquel ils s’étaient dévoués.

Cette idée de faire du christianisme évangélique un instrument politique et une arme de combat, se fit jour, il y a quelques années, et fit très rapidement son chemin dans une société religieuse où l’on s’engoue beaucoup trop facilement de toute idée prétendue nouvelle. Elle trouva son expression la plus complète dans une brochure très remarquable intitulée : « La question religieuse et la solution protestante[4]. » La solution était que tous les politiques libéraux, libres-penseurs, cela va sans dire, devaient donner au protestantisme évangélique, l’appui de leur adhésion extérieure, et se servir ensuite de lui, dans un dessein éminemment patriotique. L’auteur, qui était un politique et non encore un croyant, avait raison à son point de vue : l’homme politique peut très légitimement, à la condition de ne violer aucun principe supérieur, tenter de faire servir aux desseins qu’il poursuit telle puissance morale dont l’action lui paraît devoir être favorable ; et nul doute que le christianisme ne soit très favorable au développement d’un régime de liberté. Mais le christianisme se refuse absolument, ou doit se refuser, à être pris comme instrument pour une telle fin. Un instrument, le christianisme ? Oui, il est un instrument ; mais sa fin est la restauration de la nature déchue, le salut éternel des âmes. Pour atteindre une telle fin, et subsidiairement mille fin plus prochaines, il est d’une puissance à laquelle nulle autre n’est comparable. Mais si vous voulez l’employer directement et immédiatement à d’autres objets, quelque légitimes et nobles soient-ils, vous le dénaturez et vous le ruinez.

Vis-à-vis donc de cette grande puissance du jour, qui s’appelle la politique, le christianisme doit être absolument indépendant et libre. Qu’il la laisse poursuivre son évolution au sein de notre société et qu’il poursuive lui-même son œuvre au fond des âmes ; et s’il trouve en elle un compétiteur redoutable, il ne doit pas oublier que sa concurrence n’a jamais eu qu’un temps. Les âmes ne vivent pas de politique et, quand la mesure de leurs désenchantements est comble, elles se tournent vers lui pour lui demander les satisfactions profondes que la politique leur avait promises ou fait espérer, mais qu’elle est impuissante à leur donner.

De nos jours le christianisme rencontre sur son chemin, non pas la concurrence, mais l’hostilité décidée de deux puissances bien autrement redoutables que la politique : nous voulons parler de la philosophie et de la science. Il doit répondre à l’attaque par l’attaque ; son attitude à l’égard de ces deux puissances doit être sceptique et agressive. Nous demandons crédit pour cette assertion jusqu’à ce que nous ayons pu l’expliquer et la limiter.

Voyons d’abord la philosophie.

Quand nous disons que la philosophie doit être combattue, nous entendons non la philosophie en elle-même, non la spéculation philosophique, dont nous usons nous-même pour faire notre démonstration, mais tout système philosophique quel qu’il soit qui n’admet pas et ne met pas à sa base, d’abord l’idée d’un Dieu personnel et vivant, ensuite la possibilité d’une intervention de ce Dieu dans l’ordre des causes secondes et d’une révélation. C’est-à-dire que, au nom du christianisme, qui est pour nous une philosophie, et comme condition première d’une bonne apologie du christianisme, nous condamnons et combattons les deux systèmes de philosophie autour desquels se sont toujours rangés, comme autour de deux chefs principaux, tous les systèmes philosophiques possibles, savoir le matérialisme et le déisme. Et si on nous demande ce que nous laissons subsister de la philosophie après avoir il détruit ces deux chefs philosophiques principaux, nous répondons avec Pascal : « ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’évangile. »

Le déisme nous semble expier durement aujourd’hui sa vaine présomption d’avoir voulu soutenir seul, par ses seules forces et avec ses seules armes, sans le secours du christianisme, le grand combat de l’esprit contre la matière. Il a perdu beaucoup de terrain et son redoutable adversaire, qui a gagné tout ce qu’il a perdu, occupe aujourd’hui les situations les plus fortes. Le matérialisme, sous le nom nouveau et très présomptueux, très arrogant, dit Guizot, de positivisme, parle aujourd’hui et commande en maître. Auguste Comte est Dieu et Littré est son prophète. Nous nous demandons sérieusement s’il ne convient pas, suivant l’exemple de Pascal, de brûler quelques grains d’encens devant l’autel de ce Dieu nouveau, et si nous ne devons pas convenir que rationnellement son point de vue est soutenable et sa situation très forte. — M. Renan a dit quelque part : « Si l’homme n’avait que l’intelligence, il serait athée. » Pascal a dit à peu près la même chose « Le pyrrhonisme est le vrai. » — Nous n’oserions pas exposer notre apologie à ce jeu dangereux ; il faut être très fort joueur pour le jouer, et tout autre que Pascal pourrait bien y perdre la partie. Que notre apologie ne fasse donc aucune concession de ce genre au positivisme ; qu’elle lui dispute pied à pied le terrain du monde moral et intellectuel ; qu’elle défende contre ce vigoureux champion de la matière les droits sacrés de l’esprit et de la conscience… Mais c’est un peu par acquit de conscience, nous supposons que nous serons battus ; sur le terrain de la philosophie, le positivisme est le vrai, car il est le fort. Nous voilà donc convaincus, rationnellement. Au-dessus, au-delà du monde sensible, il n’y a rien, rien du moins qu’on puisse saisir et par conséquent affirmer ; les notions de causalité, de moralité, de justice, de vérité, lesquelles nous portons gravées profondément en nous, sont un produit de nos sensations ; notre intelligence elle-même n’est autre chose que le résultat du fonctionnement de nos organes cérébraux. Ainsi prononce la raison spéculative et son arrêt est sans appel : hors de là on ne plus philosopher.

Eh bien ! nous demandons ce que prouve cette prétendue victoire du positivisme sur le terrain métaphysique ? Quand il nous aura bien démontré et même convaincu que nous ne sommes rien qu’un atome de poussière destiné à retourner dans le vaste mouvement circulaire qui entraîne tous les atomes de la matière, et qui constitue la vie, la vie organique, morale, intellectuelle, toute la vie ; quand il nous aura enlevé toutes nos chères chimères de vie et d’immortalité, qu’aura-t-il fait ? il aura simplement fait la moitié, les neuf dixièmes de notre preuve ; il aura prouvé, dans la mesure où une preuve négative est probante, que le christianisme a raison quand il affirme que la nature humaine est déchue et la raison humaine infirme : il faut qu’elles le soient en effet à un degré inouï pour tomber dans de telles aberrations. Les preuves rationnelles ne peuvent absolument rien contre les témoignages de la conscience et contre les mille protestations de la nature ; et c’est ici le lieu de rappeler cette parole de Pascal déjà citée : « La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point. »

On ne saurait être trop hardiment sceptique et agressif vis-à-vis d’une telle aberration de l’esprit humain ; il faut présenter le positivisme comme une maladie morale, qui peut aller avec une puissante intelligence, et le christianisme comme son unique remède.

L’autre forme philosophique avec laquelle nous avons dit que le christianisme devait nécessairement entrer en lutte est le déisme. Pascal qui, sur toutes les questions, professait des idées très hardies et très avancées, le traite avec une grande sévérité. « Le déisme, dit-il, est presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme qui y est tout à fait opposé. » (XI, 10 bis. — XXII, 6).

Il nous paraît que là encore il a vu juste. Sans doute, le christianisme et le déisme ont de nombreux points de contact et de nombreuses solutions communes. Mais leur opposition nous frappe plus encore que leurs ressemblances ; elle porte sur des points si essentiels qu’il est impossible qu’elle ne détermine pas le caractère de leurs relations. Le déisme, en effet, avec sa religion naturelle et sa morale indépendante, avec son arrogante prétention d’emprisonner éternellement le Tout-Puissant dans les lois de sa création, ne peut pas faire alliance avec le christianisme, et celui-ci, à moins d’entrer dans une voie de perpétuels accommodements dont le terme fatal serait une entière abdication, peut bien moins encore rechercher ou accepter une telle alliance.

La lutte est donc engagée dès longtemps ; et suivant la méthode de Pascal, qui est celle que suggère le plus simple bon sens, le christianisme ne doit pas se contenter de se défendre, il doit aussi attaquer ; il doit chercher le défaut de la cuirasse de son adversaire et y enfoncer sa lance.

Ce défaut est assez apparent : un premier coup d’œil le fait découvrir. Ce n’est pas en vérité d’une telle conception philosophique qu’on peut dire qu’elle est rationnellement forte ; elle nous paraît, au contraire, très faible. — Le déisme, en effet, porte dans ses flancs deux principes contradictoires, toujours fatalement en guerre l’un avec l’autre : une affirmation et une négation. Il affirme l’existence de Dieu et nie la possibilité d’une intervention surnaturelle de Dieu dans le monde, c’est-à-dire la possibilité de la révélation et du miracle. Or, nous prétendons que c’est là une contradiction flagrante, et que cette contradiction frappe le système d’une incurable faiblesse. Vous dites, en effet, que Dieu est, et qu’il est la cause première, la cause des causes ; mais vous ajoutez que cette cause première est immense, éternelle, qu’elle est hors du temps et de l’espace, et qu’elle ne peut agir que selon qu’elle est et que là où elle est, c’est-à-dire qu’elle ne peut agir ni dans le temps, ni dans l’espace, où seules les causes secondes agissent. Mais tout ce que vous affirmez ainsi, et sur l’existence même de cette cause première, éternelle et infinie, et sur sa nature, et sur le mode, la portée et la limite de son action (puisque vous limitez son action), tout cela le savez-vous bien, et comment le savez-vous ? Vous le savez parce que cette cause première et éternelle, que vous reléguez hors de l’espace et du temps, est effectivement intervenue dans le temps et dans l’espace, en marquant au fond de votre âme, en traits que rien n’a pu effacer complètement, sa propre image, en déposant en vous ces notions premières, base et condition de toutes vos connaissances, et particulièrement de la connaissance que vous avez d’elle. La notion de Dieu dans l’âme humaine implique nécessairement une révélation originelle, naturelle de Dieu à l’homme, en même temps que la possibilité d’une révélation subséquente et surnaturelle. Nous dirons qu’entre l’ordre infini où se meut et agit la cause première et la sphère des causes secondes, entre le ciel et la terre, entre Dieu et l’homme, en un mot, les voies sont ouvertes et frayées. Qu’on le reconnaisse donc : si Dieu, cause première, ne peut pas descendre la chaîne des causes secondes pour se révéler à l’homme, l’homme pourra bien moins encore remonter cette chaîne pour s’élever à Dieu. Et alors, voici quelle est la conséquence logique de cette impossibilité : les notions de l’infini et de la divinité, que nous portons en nous, ne peuvent nous venir que du monde sensible dans la sphère duquel nous sommes fatalement enfermés, et nous retombons en plein dans le panthéisme ou dans l’athéisme.

Nous enfermons ainsi le déisme dans un dilemme d’où les subtilités de ses adeptes ne réussiront jamais à le dégager : ou bien qu’il convienne que l’esprit humain ne peut pas s’élever jusqu’à la notion d’une cause première, éternelle, jusqu’à la notion de Dieu, et qu’il tombe ainsi dans le positivisme ; ou bien qu’il reconnaisse comme conséquence nécessaire de sa conception de Dieu, non pas peut-être la réalité historique, mais du moins la possibilité philosophique de la révélation et du surnaturel, et qu’au lieu de repousser, par une dédaigneuse fin de non-recevoir, les prétentions du christianisme, il consente à peser les titres que le christianisme lui propose. C’est là que nous l’attendons.

L’histoire des évolutions de la pensée philosophique montre combien la position du déisme est peu sûre et peu stable. C’est bien de lui en vérité que Pascal eût pu dire qu’il est une pointe subtile sur laquelle l’esprit de l’homme a beaucoup de peine à se maintenir. Il a toujours versé sur l’une ou l’autre pente, le plus souvent du côté du positivisme, ou plutôt du panthéisme, irrésistiblement entraîné par une logique inflexible. L’histoire de l’école cartésienne nous en offre un exemple : elle commence avec Descartes, le philosophe spiritualiste par excellence, à qui cependant Pascal a pu reprocher d’avoir éliminé Dieu de son système, elle finit par Hegel, en passant par Spinoza[5].

Et si c’est là la fin fatale de l’évolution du déisme, c’est parce qu’il a à son origine ce vice rédhibitoire que nous venons de signaler. Et toutes ses faiblesses ont pour cause première cette première faiblesse. Sa religion naturelle se perd dans un nuageux intellectualisme et aboutit à la destruction de l’idée religieuse elle-même. On se demande comment Dieu peut exercer dans le monde sa souveraine Providence, s’il est si absolument enfermé dans ses lois immuables. — Sa morale indépendante s’est rendue tellement indépendante en effet de tout principe supérieur, et tellement dépendante des conditions de l’ordre contingent, qu’elle a dégénéré en un grossier utilitarisme. Elle cherche vainement sa sanction. L’idée de justice distributive finale y manque absolument : car si Dieu est tellement au-dessus de l’espace et du temps, qu’il ne puisse pas s’occuper des actions des hommes, bonnes ou mauvaises, comment s’exercera sa justice éternelle ? Et s’il n’y a pas de justice réparatrice des injustices présentes, si les arrêts rendus ici-bas sont sans appel, que devient la morale ? Ne poussons pas plus loin nos critiques. Deux mots résument et dépeignent le déisme : inconséquence, impuissance.

De la philosophie nous passons à la science. Il est impossible que les grands progrès réalisés dans le domaine des sciences exactes n’exercent pas une influence considérable sur l’apologie, et même ne modifient pas quelques-uns de ses procédés.

En présence de la science, l’attitude de l’apologie ne sera ni la même que vis-à-vis de la philosophie, ni invariablement la même toujours ; car, d’une part, la science n’est pas la philosophie, et, d’autre part, comme il y a plusieurs philosophies, il y a aussi plusieurs sciences, ou pour parler plus exactement, plusieurs procédés scientifiques. — Notre époque est une époque de confusion : les domaines respectifs sont bien peu respectés ; nous avons vu la philosophie entrer en plein dans le champ de la science avec le positivisme contemporain qui est tout autant une méthode d’investigation scientifique qu’une philosophie pure ; nous pouvons voir en revanche la science passer ses frontières, envahir le domaine de la philosophie, perdre par cette invasion son caractère de science pure, pour devenir une spéculation philosophique.

De là deux sciences distinctes : la science pure, positive, désintéressée, et partant incorruptible, qui n’abandonne jamais son domaine des faits sensibles, ni ses méthodes expérimentales, qui observe, note et conclut ; et une autre science qu’aucun adjectif ne peut qualifier, mais que son objet et son dessein caractérisent assez, qui se préoccupe moins des faits que des doctrines, ou plutôt qui se sert des faits constatés ou supposés pour établir ses propres doctrines et pour combattre celles qui ne sont pas de son goût. — De là aussi et conséquemment, pour l’apologie, deux attitudes différentes, nous dirions presque deux attitudes opposés.

La science positive est respectable, comme tout ce qui est positif, et doit être respectée. Nous sommes là sur le terrain le plus solide qu’on puisse imaginer, sur le terrain de la certitude sensible et visible. Les faits découverts ou démontrés démontrent l’excellence des principes et des méthodes et inspirent pour la science le respect le plus complet. Quand, par exemple, nous, profanes, nous voyons une éclipse ou la conjonction de deux astres se produire à la minute, à la seconde, indiquée plusieurs mois à l’avance, nous sommes bien obligés de croire que les calculs des astronomes sont absolument exacts, quoique nous ne soyons pas capables de les vérifier. Et en vérité, c’est une obligation qui nous pèse bien peu, que celle de donner notre assentiment à toutes les conquêtes de la science. Nous admirons l’intelligence humaine qui a pu découvrir et saisir les lois des êtres et des choses ; nous adorons l’intelligence divine qui les a établies et ordonnées. Le scepticisme en de telles matières serait du dernier ridicule et l’hostilité une folie. Nous nous souvenons d’avoir lu dans le temps une brochure d’un soi-disant apologiste anglais, vivant au siècle présent, qui s’efforçait de combattre le système de Copernic sous prétexte qu’il était contradictoire avec certaines de ses vues apocalyptiques ! Pascal se contentait de trouver bon qu’on ne l’approfondît pas.

L’apologie donc ne peut rien et ne doit rien tenter contre la science positive. Mais aussi celle-ci de son côté ne peut rien et ne doit rien tenter contre le christianisme. Ces deux puissances sont obligées à un respect mutuel absolu, parce que leurs domaines respectifs sont absolument distincts et impénétrables l’un à l’autre.

Et pourquoi ne se respecteraient-elles pas ? pourquoi en particulier le christianisme entrerait-il en lutte avec la vraie science positive, suivrait-il d’un œil inquiet son magnifique essor, suspecterait-il ses tendances, redouterait-il ses découvertes ? Certes, depuis que des philosophes de génie ont doté la science de nouvelles et plus sûres méthodes, elle a fait des découvertes qui tiennent presque du prodige ; et, si nous en croyons de sûrs pronostics, la fin de notre siècle nous réserve encore bien des surprises. Nous ne voyons là rien qui soit de nature à nous inquiéter : les découvertes de la science ne supprimeront jamais, ni ne satisferont jamais, les grands besoins et les grandes misères de l’âme humaine. La souffrance et la soif de bonheur, la mort et le rêve d’immortalité, l’angoissante recherche de Dieu et l’impossibilité de trouver Dieu, sont des choses qui se passent en dehors et au dessus de l’action de la science : elle n’a aucun rôle à jouer dans les grands drames de la vie morale.

Nous ouvrons ici une parenthèse, sans pour cela faire une digression, car nous restons en plein dans notre sujet. Quand nous dépeignons les misères profondes de la condition humaine ici-bas, en vue de pousser les âmes à chercher dans le christianisme un remède et une consolation, nous savons ce qu’on nous répond. On nous répond que par suite de l’adoucissement des mœurs et des progrès réalisés dans tous les domaines, dans le domaine scientifique en particulier, l’état actuel de l’homme sur la terre ne comporte pas d’aussi lugubres tableaux que ceux que traçait Pascal ; que l’homme n’a pas lieu d’être si malheureux de savoir qu’il doit mourir, car « en attendant son tour, il sait qu’il peut attendre dix, vingt, trente ans et davantage, et que sa faculté de prévoir et de craindre, qui est courte comme son être même, ne va pas jusques-là[6] ; » qu’un jour môme pourrait venir où « soit naturellement, soit à la réflexion, l’aspect du monde n’offrirait plus tant de mystère, n’inspirerait plus surtout aucun effroi, où ce que Pascal appelle la perversité humaine ne semblerait plus que l’état naturel et nécessaire d’un fond mobile et sensible, où, par un renouvellement graduel et par un élargissement de l’idée de moralité, l’activité des passions et leur satisfaction dans certaines limites sembleraient assez légitimes, un jour où le cœur humain se flatterait d’avoir comblé l’abîme, où cette terre d’exil déjà riante et commode, le serait devenue au point de laisser oublier toute patrie d’au-delà et de paraître la demeure définitive etc… » [7].

C’est de la haute fantaisie comme on peut le voir, et de la triste fantaisie. Mais c’est affaire de goût et d’appréciation. Libre à quelques dilettanti qui ont pu se faire une existence facile de trouver qu’en somme, dans ce l)as monde les choses ne vont pas si mal qu’on le dit ; la question pour ce qui les concerne est de savoir ce qu’il peut y avoir d’égoïsme et de légèreté dans leur facile satisfaction ; et la question pour ce qui concerne l’humanité en général, est de savoir si la grande masse des hommes qui peinent, travaillent, se privent, souffrent et meurent, sans adoucissement aucun, sans aucune compensation, ont les mêmes raisons de trouver que tout ici-bas est pour le mieux. On a beau dire : la comédie qui s’appelle la vie peut bien être longue et divertissante, « le dernier acte est sanglant ;.. on jette, enfin, un peu de terre sur la tête, et en voilà pour jamais (XXIV. 58.) » Et quand nous voyons s’approcher pour nous ou pour ceux que nous aimons, ce sanglant dénouement, combien peu nous nous soucions des grandes conquêtes de la science et des progrès qu’elle a pu réaliser ! La force du christianisme est d’avoir tenu grand compte de ce caractère et de cette fin de la vie humaine et d’avoir cherché à tirer la suprême joie d’une suprême douleur, comme il a fait jaillir la plus lumineuse certitude des profondes ténèbres de la nature humaine[8].

Nous refusons donc d’admettre que la véritable science positive puisse jamais entrer en lutte ni môme en compétition avec le vrai et pur christianisme. Nous allons plus loin ; nous disons que des grandes découvertes que la science a réalisées, du merveilleux essor qu’elle a donné à l’esprit humain, il est possible de faire un des plus puissants moyens d’apologie. Ce triomphe de la dialectique qui consiste à tourner les objections en preuves, ce triomphe de la diplomatie qui consiste à tourner les obstacles en moyens, l’apologie qui est à la fois une haute dialectique et une haute diplomatie, peut très légitimement le rêver et le goûter pour son propre compte ; elle peut, s’emparant de la science, la tourner en moyen et en preuve.

La science, en effet, répond à deux besoins de l’esprit et de l’âme : un besoin de certitude positive, et un besoin de progrès infini. Mais elle les éveille et les stimule plutôt qu’elle ne les satisfait : elle ne prétend même pas les satisfaire entièrement. Elle ne se paie pas de vaines espérances ; le certain seul peut la satisfaire ; et, quand elle l’a atteint et saisi dans un domaine et à un degré quelconques, elle ne s’arrête pas, assouvie ou lassée ; elle repart avec une ardeur nouvelle et animée de nouveaux besoins, et ainsi, toujours, d’une course sans fin. Mais c’est là aussi le propre de la religion, du christianisme en particulier : ces profonds et impérissables besoins de certitude et d’infini relèvent bien plus de l’ordre moral et religieux que de l’ordre intellectuel, et sont bien plus le fait du christianisme que de la science. Il y a cette différence en faveur du christianisme, qu’il professe de pouvoir satisfaire entièrement ces besoins que la science ne peut que stimuler.

Or, il est aisé de voir quel parti l’apologie peut tirer de ce fait trop peu remarqué. En vérité, la science, aussi bien par les énergies qu’elle met en jeu au fond de l’âme, que par les besoins qu’elle aiguillonne, que par les merveilles qu’elle accomplit, est une des choses les plus propres à disposer les âmes aux impressions religieuses, et à préparer par conséquent la voie au christianisme. Car plus elle élève l’esprit dans l’immense sphère du monde fini, où elle se trouve invinciblement enfermée, vers cette circonférence toujours fuyante qui forme les frontières du monde infini, plus aussi elle allume dans l’âme le besoin et le désir de s’élancer, d’un puissant coup d’aile, au-delà de ces frontières, dans les espaces éternelles ; et le christianisme survient, qui prête à l’âme ses ailes immenses et infiniment puissantes.

La science ne devient un adversaire pour le christianisme que lorsqu’elle tente de sortir de ses domaines ; et, d’autre part, celui-ci perd tous les avantages qu’il peut avoir sur elle et remporter par elle, lorsqu’il abandonne le sien propre. C’est donc un des objets capitaux de l’apologie de recommander et de maintenir ces conditions d’indépendance, de séparation absolues et de mutuel respect.

Il est vrai qu’en fait, ces conditions ont toujours été méconnues et le sont plus encore aujourd’hui que jamais. Ce n’est pas le fait du christianisme. Le christianisme est rentré prudemment dans son terrain ; et s’il conserve encore quelques velléités de trancher des questions scientifiques, sous prétexte qu’elles confinent au dogme, elle les abandonne prudemment à chaque nouveau démenti que lui inllige la science.

Mais, par contre, celle-ci prend sa revanche et veut faire expier au christianisme ses anciens empiétements : il n’est pas rare de voir la science quitter le terrain solide des recherches expérimentales, pour se lancer en pleine spéculation philosophique, et cela dans des desseins de polémique. Qui dira tous les pauvres chiens qu’on a disséqués vivants en vue de découvrir le nœud subtil qui lie la vie intellectuelle à la vie physique, ou plutôt pour démontrer que la vie intellectuelle et morale n’est qu’une fonction physiologique et un mode de la vie physique ? Qui racontera les expériences qu’on a faites dans des tubes vides, pour démontrer que la vie peut naître du néant et pour éliminer ainsi, de l’origine des choses et des êtres, l’acte créateur ? Dès lors, la science, quand elle obéit à des préoccupations de cet ordre, perd toutes ses immunités ; et l’apologie ne lui doit plus le même respect ni ne doit plus attendre d’elle les même offices ; bien au contraire, l’apologie se trouve en présence, non plus de cette chose auguste entre toutes qui a nom science, mais d’un système philosophique proprement dit, qui n’a rien d’auguste et qui s’appelle matérialisme ; et nous l’avons vu, c’est en ennemie qu’elle doit traiter cette avilissante philosophie.

Nous nous sommes attardé à ces questions, un peu par l’entraînement d’un très vif intérêt, beaucoup dans le sentiment que nous étions dans le vif de notre sujet. Mais nous n’avons pas prétendu les traiter à fond, ces questions capitales : notre unique dessein était de montrer par quelques exemples quelle est l’attitude que nous paraît devoir prendre le christianisme pour repousser victorieusement les assauts dirigés contre lui.

On l’a vu, nous repoussons absolument en son nom, et dans l’intérêt même de sa défense, tout accommodement et tout compromis. Nous ne pouvons, nous ne devons, à aucun degré, ni sous la moindre réserve de détail, « adopter les bases de la pensée moderne et recommander à la théologie d’en tenir compte dans l’élaboration de son système propre. »[9]. Car l’apologie n’a pas pour mission d’élaborer un système, de créer un christianisme nouveau au goût du siècle, mais bien de recommander et de faire prévaloir l’ancien, l’éternel christianisme. Ce serait une singulière manière de défendre le christianisme que de commencer par l’altérer. Ici, la question de méthode apologétique s’élève jusqu’à impliquer la question de doctrine et de fidélité à la doctrine. Les subtilités théothéologiques ne sont pas de mise et ne pourraient que nous embarrasser. En somme, on sait assez ce qu’est l’ancien et vrai christianisme : on sait sur quels faits divins il s’appuie, quelles doctrines il proclame, quelle morale il enseigne, quelles perspectives il ouvre à l’âme, et quelle profusion de bienfaits il verse sur le monde. Qu’on le propose et qu’on le proclame tel qu’il est et paraît manifestement : il n’y a pas de meilleure apologie que celle-là.

Mais adopter les bases de la pensée moderne, c’est-à-dire les méthodes du positivisme et ses tristes et désolantes doctrines, non pas comme Pascal a pu le faire très légitimement, à titre provisoire, comme une nécessité aussi douloureuse qu’impérieuse, en vue de convaincre la raison de son imbécillité, et de faire éclater aux yeux la profonde déchéance d’une nature qui peut se complaire dans de tels bourbiers, mais à titre définitif, comme le dernier mot de la sagesse, et le dernier terme des aspirations de l’âme, c’est simplement ruiner à jamais ce qu’on s’est donné la mission de défendre. Une apologie qui fait de telles concessions n’est pas une apologie ; c’est une capitulation ; c’est l’apologie de Raymond Sebonde où le traître de génie qui s’appelle Montaigne, sous prétexte de défendre la foi chrétienne, lui a porté de si rudes coups, qu’il a fallu que Dieu suscitât Pascal pour l’en relever.

Cette attitude agressive que nous recommandons, se recommande elle-même par mille excellentes raisons. D’abord comme tactique, c’est la meilleure qu’on puisse choisir. Quand la guerre est déclarée et le combat imminent, le plus sûr est de prendre dès les premiers engagements et de garder jusqu’aux derniers, une vigoureuse offensive. La victoire se prononce neuf fois sur dix pour les plus alertes. Le christianisme s’est trop longtemps tenu sur la défensive, se contentant de parer les coups qui lui étaient portés et ne les parant qu’imparfaitement. Le service que Pascal a rendu à sa cause, c’est de lui montrer qu’il pouvait changer les chances du combat en changeant les positions des combattants. Il n’est aucun des adversaires du christianisme, même parmi les mieux armés, qui, par mille côtés à la fois, ne prête le flanc aux plus vigoureuses attaques, et qui, même avec les seules armes de la raison, ne puisse être aussi vigoureusement attaqué que jamais le christianisme ne l’a été.

Cela aussi, Pascal l’a prouvé d’une façon péremptoire ; et c’est la seconde raison par laquelle son attitude se recommande. Son dessein était de montrer « que la religion chrétienne avait autant de marques de certitude et d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables » — Et il a pleinement réalisé ce dessein, non pas par une preuve directe de la vérité de la religion chrétienne, mais en abaissant les arrogantes présomptions des puissances hostiles, de la philosophie, de la science, de la politique même, de la raison surtout, leur porte-parole à toutes, et en les forçant toutes ensemble, par des coups dont la force et la justesse nous confondent encore, à élever tout au moins la religion chrétienne à leur niveau, en ce qui concerne la certitude rationnelle. N’est-ce pas là ce qu’il nous faut encore aujourd’hui ? Que reproche-t-on au christianisme ? d’être en contradiction avec les données de la raison : on lui jette constamment à la face le paradoxe : « credo quia absurdum », et la boutade ironique : « abêtissez-vous ». Nous ne rentrerons pas dans le débat ; ce serait nous renfermer de nouveau dans le cercle que Pascal a brisé : dans la mesure où la raison a dévié, comme tout l’être humain, il est naturel et rationnel de supposer que le christianisme, pour la redresser, devra la heurter parfois. C’est un cercle, avons-nous dit. Mais en fait, voici ce qui nous paraît : Quand nous, aurons prouvé et montré que la foi au christianisme peut se justifier et se soutenir par d’aussi bonnes raisons rationnelles que n’importe quelle autre croyance ; que la croyance aux faits dits surnaturels, loin d’impliquer le sacrifice de la raison naturelle, fortifie et redresse cette raison et devient ainsi plus rationnelle que la croyance aux faits naturels ; que, pour entrer dans les détails, rationnellement on peut tout aussi bien croire à un Dieu incarné qu’à un Dieu éternellement enfermé dans son éternelle majesté, ou qu’au vide du néant, à la création qu’à l’évolution, à la résurrection qu’à la mort, à la vie éternelle, qu’à l’anéantissement éternel, à Jésus-Christ qu’à Auguste Comte ; qu’on peut, en un mot, être croyant et être doué comme Pascal et tant d’autres, de puissantes facultés intellectuelles, d’une saine et droite raison, et cela sans inconséquence, tout naturellement et logiquement ; quand nous aurons procuré tout cela, notre tache d’apologiste touchera à sa fin.

Nous nous trouverons dès lors en présence de prédispositions de l’ordre moral, prédispositions favorables ou contraires, et sur ce nouveau terrain, nous pourrons espérer de remporter de très grands avantages. Que pouvons-nous demander de plus ? Nous laisserions-nous encore hanter par le vain rêve de faire du christianisme une démonstration logique ? le plus sûr est bien encore de rétablir dans l’apologie l’ordre voulu de Dieu, qui, selon que le dit Pascal, « a voulu que ces vérités entrent du cœur dans l’esprit et non de l’esprit dans le cœur[10]. »

Comme apologistes notre objet essentiel et dernier, c’est d’amener le plus grand nombre d’âmes possible à la foi que nous professons, et nous avons à nous demander quel est, pour atteindre cet objet, le moyen le plus efficace. Nul doute à cet égard : nous n’avons plus à argumenter, mais à persuader ; nous n’avons pas à prouver, mais à faire éprouver à autrui ce que nous avons nous-même éprouvé, savoir que le christianisme « est la grande puissance de Dieu pour le salut de ceux qui croient.


CONCLUSION

L’apologie est ainsi plus qu’une philosophie, elle est plus qu’un plaidoyer ; elle devient un apostolat véritable, une mission sublime dévolue à quiconque a éprouvé la force de l’Evangile ; elle est un témoignage. C’est par une telle apologie que le christianisme a triomphé des premières résistances qui s’opposaient à son établissement dans le monde, et c’est aussi par elle qu’il brise toutes les résistances du cœur humain.

Cette apologie est si simple, si naturelle, si bien dans l’esprit de l’Evangile, que les plus humbles parmi les croyants, obéissant à l’impulsion de leur cœur, en ont trouvé et donné la formule ; et elle est si forte, si profondément vraie, que les génies les plus transcendants n’ont jamais mieux servi la cause de l’Evangile que lorsqu’ils se sont appliqués à la développer. — « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » objecte Nathanaël à Philippe :

« Viens et vois », répond simplement le dernier. — « Rends gloire à Dieu, disent les ennemis du Christ au pauvre aveugle qu’il vient de guérir, nous savons que cet homme est un méchant. »

« Je ne sais s’il est un méchant, répond l’aveugle guéri, mais il est une chose que je sais bien, c’est que j’étais aveugle et que maintenant je vois. » Il y a quelque chose du scepticisme de Pascal dans ce simple et profond témoignage ; et le témoignage est et restera toujours le modèle le plus parfait d’une véritable apologie.

Pascal, dans son immortel ouvrage des Pensées, n’a pas fait ni dit autre chose que le pauvre aveugle guéri et que le disciple de Christ. « Ce que j’ai éprouvé, j’en rends témoignage ; venez et voyez. » Et c’est pour cela que cet ouvrage où l’on sent vibrer la grande âme de l’auteur, est la plus forte apologie qui ait jamais été consacrée à la défense du christianisme. En somme, l’apologie vaut toujours ce que vaut l’apologiste.

Nous terminons par ces mots d’un grand philosophe chrétien : « Je n’ignore pas, dit M. Ernest Naville, que cette foi qui n’est pas la pure évidence de l’esprit, que ce mouvement de l’âme s’emparant de la vérité sans l’intermédiaire des sens ou des démonstrations géométriques, est taxé par certains esprits de superstitieuse crédulité…… Mais, il faut oser le dire, malgré l’abus trop facile de cette pensés les sources dernières de nos croyances sont dans l’état de notre âme. L’intelligence seule ne possède pas le secret des solutions de la vie. La foi est une vertu et le doute une tentation. Chacun de nous peut l’éprouver en soi-même. Nous croyons au monde divin dans la mesure où il se réalise en nous. Et selon la mesure où nous devenons terrestres dans nos affections, nous devenons sceptiques pour les vérités spirituelles :

« Voulons-nous donc combattre le scepticisme ? Annonçons Dieu, le Dieu vivant et vrai, le Dieu de l’Evangile. Mais ne l’annonçons pas seulement en paroles dans des assemblées. Annonçons-le par notre vie. Cultivons, dans le sanctuaire intérieur, les sources de cette foi vivante, sans laquelle notre religion se résoudrait en pensées vaines et en paroles plus vaines encore. Montrons ce que peut la foi en l’invisible ; et qu’elle devienne visible à tous les regards, dans les œuvres qu’elle produit[11]. »



NOTES

note A. — Littérature du sujet.
Les préfaces des diverses éditions critiques des « Pensées ».
Villemain. — « De Pascal considéré comme écrivain et comme moraliste. » Discours et mélanges. 1823.
V. Cousin. — « Rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition de Pascal ». 1842. « Pensées de Pascal ». 2e édition. 1845.
« Le scepticisme de Pascal » Revue des Deux-Mondes. 15 décembre 1844, et 15 janvier 1845.
L’abbé Flottes. « Etudes sur Pascal » 1843.
Vinet. — « Etudes sur Biaise Pascal » 1848.
Sainte-Beuve. « Port-Royal ». 2e édition, t. III. p. 245-393 et note. t. III. p. 613.
E. Havet. — « Pensées de Pascal. » 2 vol. 1881.
Aug. Molinier. — « Les Pensées de Biaise Pascal ». 2 vol. 1877.
J. F. Astié. — « Pensées de Pascal, disposées suivant un plan nouveau. » 2e édition. 1883.
Fr. Chavannes. — « Alexandre Vinet considéré comme apologiste et moraliste chrétien. » 1883.
E. Saisset. — « Le scepticisme ». 1860.

note B. — De L’état de la question et du Pugio Fidei.

Nous croyons avoir suffisamment caractérisé, dans le cours de notre étude, à mesure que l’occasion s’en est présentée, les plus importants ouvrages consacrés à l’étude critique des « Pensées ». Cependant celui de M. Astié[12] mérite une mention spéciale, aussi bien par sa valeur propre qu’à cause du débat qu’il a soulevé. Ce débat portait surtout sur une question d’ordre et de méthode ; mais cette question, formelle en apparence, recouvrait et impliquait les questions les plus importantes et les plus essentielles de l’apologétique. Il s’agissait de savoir à laquelle des deux grandes preuves qui peuvent concourir à la démonstration de la vérité du christianisme, Pascal eût donné la préséance s’il eût achevé son œuvre.

M. Astié abordait nettement la question dans la préface de sa première édition. Sa solution était celle d’un disciple de Vinet, disciple qui outrait un peu le maître et qui comme le maître n’échappait pas entièrement au reproche que Pascal lui-même adresse à l’homme en général, de « teindre les choses de ses qualités et de les empreindre de son être ». Pour lui les preuves externes ne jouent qu’un rôle très secondaire dans la démonstration et embarrassent plutôt qu’elles ne servent. Aussi la première partie des « Pensées » où se trouvent coordonnées les preuves morales, â seule de la valeur. Les pensées sur les prophéties, sur les figuratifs, et sur les miracles sont un véritable hors-d’œuvre, « comme dans une belle disposition d’esprit, dit-il, (la disposition dans laquelle Pascal a mis son interlocuteur) une dissertation nécessairement froide et calme, sur le peuple Juif, la révélation, les prophètes et les miracles viendrait mal à propos ! Pascal abandonnerait le champ de bataille après avoir remporté la plus glorieuse victoire ; il briserait l’épée à deux tranchants qui vient de lui servira prosterner ses adversaires à ses pieds pour recourir à la pesante armure de l’apologie ordinaire ! »[13]

Avec quelques réserves en faveur de la preuve externe avec plus de mesure surtout, un grand philosophe chrétien, M. Ernest Naville, et un théologien qui s’était déjà fait un grand nom, M. E. de Pressensé, soutinrent la même thèse que M. Astié.

D’autres théologiens, se rattachant pour la plupart, à l’école dite libérale[14], défendirent le point de vue diamétralement opposé. D’après eux, Pascal entendait donner le pas aux preuves historiques sur les preuves morales. On comprend dès lors quelle devrait être leur conclusion : M. Scherer la formula avec netteté : « l’apologie de Pascal, dit-il, est aujourd’hui nulle : elle a vieilli, vieilli toute entière, méthode et arguments. Ainsi que l’a dit M. Rambert, il n’en reste que la préface, c’est-à-dire le tableau de la nature humaine. Mais ce tableau n’est pas un moyen d’apologie, c’est une étude morale. Pascal a fait son temps comme apologiste, il n’est plus qu’un des plus éloquents de nos moralistes. »

Sainte-Beuve, dans une note de son grand ouvrage sur Port- Royal, a donné le bulletin de ce grand tournoi théologique. Nous y renvoyons notre lecteur. [15]

Cette discussion semblait épuisée lorsque les récentes découvertes de M. Aug. Molinier lui ont donné un regain d’intérêt, et de nouveauté. D’après ce savant critique, toute la partie des Pensées relative à l’histoire du peuple juif, n’est autre chose que le résumé, plus ou moins développé, d’un ouvrage de polémique contre les juifs, écrit au XIIIe siècle, par un dominicain du nom de Raymond Martin, et intitulé « Pugio Fidei », le poignard de la foi.[16]

M. Astié ne pouvait pas manquer de s’emparer d’une telle découverte pour rouvrir le débat. Dans sa 2e édition[17] il outre son point de vue. Toute la seconde partie des Pensées, qui embarrassait si fort les admirateurs de Pascal et les défenseurs du christianisme, ne « relève pas, à proprement parler, de Pascal ; ces fragments sur le peuple juif, les figuratifs, les prophéties, constituent le tribut que l’immortel novateur a payé, à son insu, à la science suspecte du moyen-âge et à l’exégèse la plus fantastique, la plus risquée, qui n’est pas encore entièrement passée de mode dans toutes les chaires de facultés de théologie protestante[18]. » M. Astié n’a pas assez de dédain pour la démonstration fondée sur les miracles et la prophétie et pour ceux qui font encore fonds sur les preuves externes. Si le christianisme veut sortir victorieux des grandes luttes où il est engagé, il n’a qu’à se débarrasser au plus tôt de ce lourd et encombrant bagage.

Par une coïncidence singulière, M. Fr. Chavannes publiait, presque en même temps, un mémoire sur « Vinet considéré comme apologiste et comme moraliste chrétien[19] », et consacrait un chapitre sur ce mémoire à la critique des Pensées de Pascal ; de sorte que les deux champions qui s’étaient mesurés il y a vingt-cinq ans, se trouvent encore aujourd’hui en présence.

M. Chavannes aussi, outre son point de vue. Il ne veut voir dans les Pensées que la preuve par le miracle ; et quel miracle ? le miracle delà sainte épine ! Toute l’argumentation des Pensées roule là dessus. C’est là, comme dirait Pascal, une « pointe bien subtile. » Et l’objet que se propose l’auteur est digne de sa méthode, toujours d’après M. Chavannes. Cet objet est d’une part de faire valoir Port-Royal en alléguant un miracle fait en sa faveur, et d’autre part d’amener les athées à prendre de l’eau bénite, dans la conviction qu’une fois qu’ils seront assez abêtis pour cela, la partie sera gagnée contre eux. Quant à la magistrale étude psychologique et morale, que nous plaçons, nous, à la base du système apologétique de Pascal, M. Chavannes n’y voit que quelques fragments sentimentaux donnés en satisfaction aux besoins du cœur[20]. Et s’il se trouve cependant que ces fragments, aussi légèrements sacrifiés, ont fourni pendant plus de deux siècles les meilleures armes aux défenseurs du christianisme, il faut dire que Pascal a fait de l’apologie, comme le personnage de la comédie faisait de la prose, sans le vouloir.

Ainsi entre M. Astié qui ne veut pas connaître la seconde partie des Pensées, et M. Chavannes qui refuse toute valeur apologétique à la première, Pascal est écartelé et démembré, de sorte qu’il ne reste plus rien de lui !

Nous croyons avoir indiqué la vraie solution. Elle se trouve dans un juste milieu. D’une part, il est insoutenable que celui qui a écrit les admirables pensées que nous avons analysées sur l’incapacité dans laquelle l’homme se trouve de rien saisir hors de lui, ait pu mettre à la base de son argumentation, comme preuve de la vérité de la religion chrétienne, des faits externes ; une telle contradiction chez Pascal nous étonnerait infiniment plus que ne peuvent nous étonner les fantastiques et fantaisistes interprétations qu’on donne à sa pensée. — Mais d’autre part, il est non moins évident que Pascal, et cela avec beaucoup de raison, attachait une grande importance, comme confirmation et complément nécessaire de la preuve morale, aux faits chrétiens, aux prophéties et aux miracles. S’il eût achevé et la mesure de ses jours et son œuvre apologétique, il aurait sûrement cherché à établir, entre ces deux ordres de preuves également nécessaires à une victorieuse démonstration, une juste balance[21] ; mais bien plus sûrement, il n’en aurait supprimé aucun, et ne serait tombé ni dans le supra-naturalisme pur, ni dans les aberrations d’un mysticisme sans contre-poids. Mais quelque fragmentaires que soient les Pensées, la première partie est assez travaillée et assez développée pour qu’il nous soit possible d’en inférer que la méthode de démonstration qu’aurait suivie l’auteur, s’il les avait achevées, est bien celle que nous avons indiquée.

Un mot maintenant sur le Pugio Fidei[22]. Nous aurions beaucoup tenu à vérifier par nous-même les assertions de M. Molinier, lesquelles M. Astié ne fait que reproduire de confiance, et sur sa valeur propre et sur l’étendue des emprunts que lui a faits Pascal. Malheureusement, nous ne l’avons eu que pendant quelques heures entre les mains. Il nous a paru cependant, d’après le rapide coup-d’œil que nous avons jeté dans ce gros in folio, que M. Molinier, évidemment peu versé dans les questions de critique sacrée, rebuté peut-être par les nombreuses citations hébraïques qu’il renferme, l’avait apprécié avec une trop grande sévérité. Cet ouvrage mérite en tout cas d’être étudié soigneusement, ne serait ce que parce qu’il recèle une des principales sources des Pensées.

Mais ce que nous croyons pouvoir affirmer de la façon la plus absolue, c’est que l’importante découverte de M. Molinier qui offre un si grand intérêt à d’autres égards, n’a aucune portée dans le débat qui nous occupe, et ne peut fournir aucun argument en faveur de l’une ou de l’autre des deux thèses que nous avons examinées. Pascal a pu faire au Pugio Fidei les plus larges emprunts ; il a pu même en reproduire littéralement de nombreux fragments ; il n’y a rien là qui doive nous surprendre : il préparait ses matériaux en lisant les ouvrages spéciaux. Cela ne saurait en rien préjuger la question de savoir dans quel ordre il eût enchaîné les preuves. Nous en sommes, après comme avant, réduits à chercher la solution de cette question, dans cette partie des Pensées qu’il a presque entièrement rédigée.

Vu, le Doyen,
F. Lichtenberger.
Vu et permis d’imprimer :
Le Vice-Recteur de l’Académie de Paris,
GRÉARD.
  1. Port-Royal, t. III, p. 334.
  2. Ibid, t. III, p. 322.
  3. Revue chrétienne, 5 décembre 1882.
  4. Par M. Eug. Réveillaud.
  5. « Dieu n’intervenant plus qu’à titre d’auteur de ces lois, qu’il a statuées une fois pour toutes dès l’éternité, il se retire tellement, qu’on est tenté de l’effacer tout à fait et de ne plus voir que les lois. Et, en effet, que Dieu soit ou ne soit pas, il n’importe, pourvu que les lois de l’expérience subsistent. » Ch. Secrétan, La raison et le christianisme. »

    « Le résultat auquel est arrivé la philosophie dans ces derniers temps est qu’il n’existe pas d’autre véritable philosophie que le panthéisme idéaliste…

    Ce fut Descartes qui plaça sous la main de Spinoza tous les matériaux dont celui-ci construisit le système panthéiste le plus complet, le plus conséquent et le plus clair qui eût existé jusqu’alors. » A. Tholuck, « Guido et Julius. » — Trad. Neuchâtel, 1840, p. 182 et 198.

    « Le spinozisme, disait Leibniz, n’est qu’un cartésianisme développé, immodéré. » Nourrisson, « Tableau des progrès de la pensée humaine », p. 492, quatrième édition.

  6. Havet, I. p. 58.
  7. Sainte-Beuve, Port-Royal. III, p. 331.
  8. On peut voir l’exposition et la discussion de cette importante question : Sainte-Beuve. Port-Royal III, p. 329-339.
  9. « Le protestantisme français », par M. Maurice Vernes, Nouvelle Revue, 1er avril 1883.
  10. De l’Esprit géométrique. — Havet II, p. 297.
  11. Le scepticisme contemporain en France. — Brochure, par M. Ernest Naville.
  12. Pensées de Pascal, disposées d’après un plan nouveau. 1857.
  13. Préface de la première édition ; seconde id. p. 15, 16.
  14. MM. Eug. Rambert, Fr. Chavannes, E. Scherer, etc.
  15. Port-Royal, deuxième édition, tome III, p. 613 et suiv.
  16. Aug. Molinier. Les Pensées de Blaise Pascal, tome I. Préface xxxi à xxxv.
  17. Paris, Fischbacher, 1883.
  18. Avant-propos, 2e édition, IX.
  19. Leyde. E.-J. Brill, 1883.
  20. Note 11 à 26.
  21. XXIV, 18.
  22. Pupio Fidei, Raymundi Martini, Parisiis apud Mathurinum Henault. MCLI — à la Bibliothèque nationale. Vol. A, 2, 667.