III. — Du Système politique de la Monarchie de 1830, par rapport aux relations extérieures de la France
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III. — Du Système politique de la Monarchie de 1830, par rapport aux relations extérieures de la France


DES PARTIS
ET DES ÉCOLES
DEPUIS 1830.[1]

iii.
Du Système politique de la Monarchie de 1830, par rapport aux relations extérieures de la France.

Nous avons recherché de quels élémens disposait la puissance gouvernementale au sein d’un pays incroyant au pouvoir et pourtant docile à son joug, préoccupé du soin d’en changer les instrumens bien plus que du désir d’en restreindre les limites. Cette étude devait conduire à constater un fait national et bientôt européen, la prépondérance de ces classes moyennes, qui, vaincues en 92 par l’anarchie, en 1804 par le despotisme militaire, en 1822 par la réaction aristocratique, ont, pour la première fois, pris pied dans les affaires après 1830, fixant à leur profit le sens de cette révolution qui, par l’incohérence des vues de ses auteurs, justifiait les commentaires les plus opposés comme les espérances les plus contraires.

La garde nationale de Paris, cette représentation permanente et armée de la bourgeoisie, a tranché par le sabre le nœud gordien des barricades ; les interprétations se sont brisées contre un fait, et l’école républicaine, réduite à merci, change aujourd’hui son front de bataille, comprenant trop tard qu’elle s’est séparée des forces vives de la France, en faisant scission avec les intérêts pacifiques du travail et de l’industrie, et du principe unique de progrès et de sociabilité, en se posant comme anti-chrétienne.

Il reste à montrer comment l’établissement du 9 août peut légitimement se dire l’expression même des classes qui l’ont institué et défendu ; puis l’on recherchera en quoi sa pensée politique pourrait, par ses applications ultérieures, s’éloigner des intérêts dont le faisceau le protège, et mettre, par ses propres fautes, le parti républicain en mesure de réparer les siennes.

Si l’on ne peut ramener à un seul fait tout le système de la monarchie actuelle, du moins en est-il un qui, dès l’abord, le domina tout entier. Quand les préoccupations publiques se portaient tour à tour vers les accidens si divers de ces terribles momens, il y avait au fond de toutes les pensées un mot qui dominait les autres, alors même qu’il n’était pas prononcé ; mot redoutable, vague et sombre comme l’horizon de ce temps, et qui devait fixer à la fois le sort de la monarchie nouvelle et celui des vieilles monarchies de l’Europe : c’était le glaive suspendu que, durant deux années, chaque secousse fit osciller sur le monde.

Ce qui saisit le plus vivement dans la révolution de 1830, c’est l’évidente incompatibilité des idées et des hommes groupés autour d’un pouvoir naissant, et n’attendant, pour commencer une implacable guerre, que l’instant où ce pouvoir, en faisant un choix, résoudrait l’énigme de sa propre existence.

Parcourez le Paris de juillet ; ses rues sont dépavées, le tocsin et la mitraille les ébranlent encore ; on y respire comme une tiède atmosphère de sang et de destruction. Suivez cependant le flot de ce peuple pavoisé des couleurs qu’il s’est conquises ; ce flot vous pousse vers un palais. Là siège une famille où resplendit le plus vieux sang du monde. À travers des antichambres gardées par des ouvriers en carmagnole, vous pénétrez dans des salles royales ; sous un dais de pourpre et des crépines d’or, brille une couronne autour de laquelle se presse une foule aux décorations étincelantes ; mais, dans cette foule et au-dessus d’elle, Lafayette, à la poitrine nue, protège de sa parole républicaine et de son geste populaire la royauté qui s’appuie sur son bras. De respectueuses harangues se mêlent au son des hymnes sanglantes, et dans le cabinet du prince on voit entrer tour à tour et les ambassadeurs des rois, et les hommes voués par serment au renversement de tous les trônes. Ces mille lumières du palais éclairent deux mondes étonnés et confus de se rencontrer face à face. On devine qu’il y a là quelque profonde incompatibilité, et qu’il faudra bientôt que la fortune prononce.

L’imbroglio de ce grand carnaval ne pouvait durer ; chacun devait reprendre vite ses allures et son costume. Mais, ainsi qu’il arrive d’ordinaire quand on est encore plus séparé par ses instincts que par ses idées, beaucoup ignorèrent alors, plusieurs ignorent encore les motifs de cette scission si soudaine et si profonde.

Les hommes qui concoururent à l’établissement du 9 août, gens de la restauration et du gouvernement à l’anglaise, constitutionnels de 91 et patriotes de 92, se trouvèrent réunis à la chambre et représentés dans ce premier ministère, anonyme encore comme la révolution qu’il avait pour mission de conduire et de caractériser[2]. Mais on se tromperait étrangement si l’on croyait qu’il n’existait alors au fond des ames que les dissidences formulées dans ces débats préliminaires, et même durant tout le cours de cette première session. La charte amendée de M. Bérard ne rencontra dans aucun parti de résistance vive et systématique, parce que l’on sentait vaguement que les évènemens broderaient bientôt sur ce flexible canevas un commentaire plus important que lui-même. L’on pouvait différer sur l’application plus ou moins large du principe électif au régime municipal, sur le cens de l’électorat et celui de l’éligibilité, sur la quotité de la liste civile, sur la nécessité financière de maintenir ou la convenance d’abaisser la taxe des journaux, selon la proposition Bavoux, sans que ces dissidences qui, dans les premiers momens d’entraînement, ne se manifestèrent pas, d’ailleurs, d’une manière vive et tranchée, expliquassent les repoussemens chaque jour plus énergiques qui séparèrent bientôt les fondateurs du nouvel établissement. C’est dans une opposition latente, mais intime, entre les personnes, bien plus que dans un désaccord systématique sur des questions formulées, qu’il faut chercher l’origine des premières modifications ministérielles, et, sous ce rapport, on peut dire que la monarchie de juillet se trouva plus compromise par les antipathies des hommes que par la force même des évènemens.

Aucun parti dans la chambre (on n’a pas à parler du parti vaincu) n’hésitait à saluer du nom de glorieuse la révolution consommée ; l’on prodiguait à l’envi à ses auteurs les récompenses nationales, relevant même de l’oubli les vainqueurs de la Bastille pour les associer à ceux du Louvre. Toutes les mesures réclamées par le pouvoir, à raison des circonstances, furent votées avec unanimité, depuis les secours au commerce jusqu’aux levées d’argent et d’hommes ; le grand procès de décembre ne troubla pas cet accord, et l’on reconnut la nécessité de donner satisfaction au sentiment du pays, en même temps que de la restreindre dans les bornes de la modération et de l’équité, et les vœux de mort se cachèrent au moins comme de mauvaises et honteuses pensées. L’hérédité de la pairie eût seule présenté ce champ de bataille constitutionnel, qui manqua véritablement aux débats de la session de 1830 ; mais cette question avait été ajournée, avec l’assentiment de tous, par cet esprit de conciliation qui retarde les difficultés sans les résoudre. Restait donc, comme thèse principale, on peut dire unique, des débats parlementaires, la dissolution de la chambre des 221 et la nécessité d’en appeler à la France.

Mais pourquoi l’instinct des partis, ce guide toujours infaillible, faisait-il de cette dissolution immédiate une question fondamentale ? pourquoi concentrait-il ainsi sur elle tout ce qui restait encore de l’effervescence des trois journées ? Cette chambre ne s’était-elle pas inclinée devant la victoire, et l’ancienne monarchie n’aurait-elle pas pu lui adresser des reproches plus fondés que la monarchie nouvelle ? N’était-ce pas qu’en se développant chaque jour au dehors, les évènemens faisaient prévoir une autre question, où cette assemblée débonnaire essaierait une résistance opiniâtre ; question de vie ou de mort pour les intérêts du sein desquels elle tirait sa force, alternative plus grave encore que celle du 25 juillet et du 9 août ?

Le drapeau tricolore flottait à peine aux tours de Notre-Dame, que du nord au midi de l’Europe l’horizon se chargea de vapeurs. Les émeutes éclataient comme des coups de tonnerre : Bruxelles avait répondu par son cri de septembre au cri de juillet ; Varsovie méditait ses vêpres polonaises ; l’Allemagne entière, impatiente de secouer sa vie contemplative et pacifique, appelait les hasards des révolutions, comme une jeunesse échappée du collége invoque avec amour les premiers dangers des combats.

Le pouvoir, par cet instinct de conservation qu’il possède aussi comme les partis, comprit d’une manière lumineuse et rapide que, dans l’orageuse carrière où il allait entrer, les dangers souffleraient beaucoup plus du dehors que du dedans, et que, si l’on pouvait, à toute rigueur, organiser une monarchie bourgeoise par la paix, il y avait impossibilité à le tenter par la guerre. Il assit dès-lors sur cette question tout l’édifice de ses destinées.

Éviter une collision avec l’étranger, préserver ainsi la révolution des chances incertaines, et mériter la reconnaissance de l’Europe en lui épargnant des chances plus incertaines encore, telle fut son idée fixe, la préoccupation incessante de ses jours et de ses nuits. Le prince, dont une disposition tout au moins étrange interdit d’apprécier l’influence personnelle sur le gouvernement qu’il a fondé, vécut l’œil attaché sur l’Europe, plus soucieux des dépêches de ses ambassadeurs que de la correspondance de ses préfets, assuré d’avoir bon marché de l’émeute, si sa diplomatie parvenait à conjurer la guerre. Ce fut ainsi que l’action politique s’exerça surtout du dehors au dedans, et que les questions intérieures se trouvèrent complètement subordonnées à celles de nos relations étrangères.

Pour suivre l’ordre logique des idées plutôt que celui des faits, il semble donc à propos de faire précéder l’appréciation des actes politiques et administratifs de la monarchie de 1830 de l’étude de son système européen. L’incertitude sur nos rapports avec les puissances étrangères fut, en effet, la cause principale des péripéties qu’on peut signaler dans la situation de la France ; incertitude qui se maintint jusqu’à la conclusion du traité du 15 novembre 1831 sur les conditions de séparation de la Belgique, acte par lequel l’Europe, en autorisant implicitement l’emploi des mesures coercitives contre la Hollande, donna un gage décisif au système élaboré pendant dix-huit mois.

Que si l’on apprécie sous l’influence de cette pensée les évènemens accumulés dans cette période : espérances ardentes suivies d’amères déceptions, soudaines révélations de haines implacables, inquiétudes universelles, et tentatives avortant faute de concours, peut-être toute cette sombre époque s’éclairera-t-elle davantage.

Pourquoi les soldats ambitieux de l’empire dont le bâton de maréchal s’était brisé à Waterloo, les membres des sociétés démagogiques, les puritains de 91, pourquoi tant d’hommes réunis dans leur opposition, sans l’être par leurs principes, se sont-ils tout à coup trouvés rejetés en dehors du gouvernement, sans qu’il soit possible d’assigner les termes précis de cette scission éclatante ? Ne serait-ce pas que les allures diplomatiques et réservées de ce pouvoir sorti d’une révolution, choquaient ou leur tempérament ou leurs idées, qu’ils devinèrent sa tendance à imprimer à cette révolution le caractère froid et positif d’un fait, non le caractère vague et envahisseur d’un principe ?

Lorsque, deux mois à peine après les événemens de juillet, un député s’efforçait de rallier l’opposition naissante à un formulaire nouveau, et qu’en réclamant une enquête sur l’état du pays, il proposait un vote de blâme contre le ministère[3], au milieu des reproches qu’il empruntait à la polémique des partis désabusés, le premier et le plus grave à ses yeux, n’était-ce pas d’avoir appelé à une haute participation à nos affaires étrangères celui que M. Mauguin qualifiait du titre de patriarche du droit divin ? Le choix de M. de Talleyrand était, en effet, plus significatif pour les esprits éclairés, et d’une plus grande portée, même pour l’opinion populaire, que toutes les banalités d’opposition accumulées dans une spirituelle harangue. La lutte entre le droit divin et la souveraineté du peuple était, au fait, le thème le plus fécond que l’opposition pût développer ; par lui, ses rangs se grossirent de tous ceux pour lesquels la révolution était une doctrine, au lieu de n’être qu’un fait puissant et social. Tel homme croit s’être séparé du ministère Périer à l’occasion du vote d’une mesure parlementaire, qui a cédé à sa répugnance contre un système pacifique et conciliant. L’homme de parti, qui s’abuse souvent sur les motifs, ne se trompe jamais sur le but ; or, le but véritable d’une opinion était la guerre, et le but de l’autre était la paix : ces deux idées furent après 1830 comme les deux pôles du monde politique.

Une foule de considérations étaient chaque matin habilement développées pour appuyer ces dispositions guerrières. L’un voulait en finir avec la halte dans la boue, un autre insistait pour que la France renforçât son système fédératif et reprît ses frontières ; ici l’on invoquait l’intérêt national, là l’obligation de tenir envers tous les peuples l’engagement que le triomphe du principe de juillet nous avait fait contracter. Tel orateur faisait de la haute politique la mappemonde sous les yeux, tel autre faisait manœuvrer les armées de l’univers, depuis celles du schah de Perse jusqu’à la garde nationale mobilisée ; mais ces harangues, sentant la lampe, se résumaient dans ces paroles imperturbables par lesquelles Lafayette dosait à peu près toutes les discussions diplomatiques ; « Il faut nécessairement que le droit divin disparaisse devant la souveraineté des peuples, ou que cette souveraineté recule devant lui. » Argument qui rappelle le fameux manifeste turc avant les conférences d’Akermann et la guerre de 1828 : Toutes les puissances chrétiennes sont naturellement ennemies de la Porte ottomane, et malgré leurs protestations, elles s’entendent toutes pour la détruire ; il faut donc sortir de cet état le plus vite possible.

Il est vrai qu’un petit bout de ruban pendu à nos clochers de village donnait une tournure belliqueuse à toutes les pensées, et que les imaginations s’enflammaient aux grands souvenirs et aux grandes espérances. Depuis quelques mois les mères tressaillaient au bruit du tambour ; elles regardaient avec anxiété leurs fils dont les yeux cherchaient le sabre paternel, déposé depuis le licenciement de la Loire au foyer de la chaumière. Mais si la France eût alors noblement accepté la guerre, elle était bien loin de l’appeler par une ardeur impatiente. Des intérêts nouveaux de propriété et d’industrie avaient, pendant quinze ans, lesté pour la paix cette génération arrachée par les évènemens de juillet à ses chances d’honorable et légitime fortune. Le temps et le travail avaient fécondé la lave refroidie du cratère de 92, et ce qui avait été une ardente foi n’était plus qu’un intérêt prudemment égoïste.

Si le pouvoir a obtenu depuis quatre années de miraculeux succès, succès qu’on attribue à la fortune, quoiqu’ils ne tiennent qu’à la logique, il les doit sans doute à ce qu’au milieu d’un confus tourbillon, il a conservé la perception claire et lucide de cette vérité : si l’opposition est tombée de chute en chute au terme où nous la voyons, c’est qu’elle s’est fait illusion complète sur la portée d’une effervescence passagère.

Quarante ans plus tôt, la proposition de M. de Lafayette était incontestable, car alors la révolution avait en elle-même cette aveugle foi qui renverse les montagnes, parce qu’elle s’y heurte sans les voir ; dix ans avant juillet, lors des négociations de Laybach et de Vérone, le principe monarchique éprouvait également le besoin de s’étendre et de se dilater ; mais l’influence des idées du siècle qui rendaient impossible le concours de l’Angleterre, et douteuse la fidélité des peuples, ne laissait plus à ce principe l’espoir d’étouffer le principe contraire. Dès-lors surgit l’espérance d’une transaction qui, dans les questions morales, s’établit moins solidement sur la tolérance du fort à l’égard du faible, que sur l’impuissance de tous les deux.

Les erreurs des partis sont presque toujours des anachronismes, et le bonheur d’un homme d’état consiste moins à posséder une idée féconde qu’à ne venir ni trop tôt ni trop tard pour l’appliquer. Michel de l’Hôpital rêva sous Charles ix une tolérance religieuse que Henri iv devait établir ; il fit rendre le célèbre édit de janvier pour mourir de douleur à la Saint-Barthélemy. Si l’illustre chancelier naquit trop tôt, le frère d’armes de Washington mourut trop tard, car il survécut à la puissance de ses idées, c’est-à-dire à lui-même. Ceci s’applique aux choses aussi bien qu’aux personnes : après la ligue de Smalcalde, l’Allemagne signa la paix de Passau, qui ne prévint pas la guerre de trente ans, le massacre d’un million d’hommes, la dévastation de ses provinces, et le triomphe de la barbarie au sein de la civilisation. Mais ce que n’avaient pu Charles-Quint ni Maurice, la lassitude et le temps l’accomplirent. Après avoir combattu pour l’empire, l’on ne combattit plus que pour la liberté ; et les deux principes ennemis, impuissans à se vaincre, conduits à se tolérer, conclurent à Munster une paix durable, et le traité de Westphalie fonda l’avenir de l’Allemagne et du monde.

La connaissance de cette situation réciproque des peuples et des cabinets, l’intention d’en profiter pour traiter au lieu de combattre, présidèrent tellement à l’ensemble de la politique du nouveau gouvernement, que cette pensée fondamentale fut adoptée par tous les ministères appelés par la royauté à seconder son action. MM. Molé, Laffitte, Périer et de Broglie ont eu sur la direction à imprimer aux affaires étrangères des vues si concordantes, qu’il semble impossible de reconnaître entre elles la moindre dissidence. Aussi ne saurait-on admettre ni avec l’opposition actuelle, ni avec M. Laffitte lui-même, que ce ministre voulût autre chose que ce qui fut si heureusement réalisé par son successeur à la présidence du conseil ; car, à cette époque décisive, l’accord sur les questions extérieures devait entraîner un accord forcé sur les questions administratives et politiques qui leur étaient subordonnées.

La véritable différence entre le ministère du 13 mars et celui du 2 novembre, c’est que le premier eut toujours le sentiment de sa position, tandis qu’il manqua presque constamment à l’autre. Chez Casimir Périer, le bras ne faillit point au cœur ; avant lui, le bras faisait défaut. Il comprit que la première condition pour traiter avec l’Europe, c’était d’être assez fort pour ne pas traiter avec l’émeute. En repoussant la solidarité des hontes du 13 février, il accepta tout l’héritage d’un système qui existait avant lui, comme il préexistait à M. Laffitte ; et peut-être la principale modification apportée par suite de ce changement fut-elle d’abaisser de six millions le chiffre proposé de la liste civile. Tel fut l’un des plus notables résultats pour la France de cette modification dans les personnes, transformée par le compte rendu en changement dans les doctrines.

Quand un parti moins oublieux qu’hypocrite presse les mains de M. Laffitte, il sait très bien que ce ministre provoqua les premières conférences de Londres, qu’il fit négocier en Belgique pour le prince d’Orange, qu’il repoussa les offres de réunion comme un attentat contre l’Europe. Où donc est le système politique, s’il n’est là ?

Il est d’une véritable importance d’être bien fixé sur ce point ; il n’y a pas eu depuis 1830 deux systèmes en présence, celui du 2 novembre et celui du 13 mars ; il n’y en a eu qu’un seul, servi par des agens inégaux, non en intelligence, mais en volonté, non en dévouement, mais en courage. De ce qu’un homme a réussi, de ce qu’un autre a échoué, s’ensuit-il qu’ils ne poursuivissent pas le même but ? et n’en conclura-t-on pas seulement que la valeur personnelle reste chose immense même en face d’évènemens immenses aussi ? Ce qui vient d’être dit relativement aux trois premiers cabinets, cesserait d’être vrai si on l’étendait à l’administration actuelle. Le ministère dont M. le duc de Broglie est le chef va, comment en disconvenir ? fort au-delà de la pensée d’ordre matériel poursuivie par Périer. Réintégrer la France dans la communauté européenne, amener le désarmement de l’étranger par celui des factions, ne jamais sortir d’une légalité rigoureuse, et laisser toutes les questions de principe et d’avenir à l’expérience du pays ; telle fut la pensée simple, mais féconde, de l’homme qui prit pour devise : La Charte et la paix. Aujourd’hui des questions nouvelles ont surgi, questions dogmatiques qui touchent à l’ordre moral beaucoup plus qu’aux intérêts matériels, et sur lesquelles Périer eût cru peut-être dangereux, et tout au moins inutile de s’engager.

Était-ce souci du plus pressé, ignorance des besoins intellectuels des peuples, de ce qu’il plaît d’appeler les hautes maximes gouvernementales ? Ne serait-ce pas plutôt instinct admirable de la situation et des limites obligées du pouvoir au sein d’une société telle que la nôtre ? Nous le croyons, pour notre compte, et nous aurons plus tard occasion de défendre une mémoire chère à la France, et des attaques passionnées d’un parti et de la protection tant soit peu dédaigneuse de certains organes de la presse.

Quoi qu’il en soit, que les hommes du 2 novembre ne se séparent pas de ceux du 13 mars, plus heureux continuateurs d’une œuvre commune ; que M. Laffitte ne répudie pas les éloges de l’histoire pour pouvoir signer le compte rendu ; qu’il accepte avec toutes ses conséquences la solidarité de la pensée qui a sauvé la civilisation de la France et celle du monde.

S’il est une mission nationale en même temps qu’européenne, et que des hommes puissent être fiers d’avouer, c’est sans aucun doute cette mission-là. L’on se plaira un jour à rechercher ce que fût devenue l’Europe, la guerre éclatant après juillet, de même qu’on disserte dans les écoles sur l’avenir que préparait au monde l’invasion des barbares, si le christianisme n’avait vaincu les vainqueurs même.

La guerre était évidemment pour la France la confusion de tous les élémens, le chaos intellectuel et social. Elle brisait l’unité nationale par les résistances qui auraient surgi dans l’ouest et dans quelques parties du midi, sous le drapeau blanc, ailleurs sous le drapeau rouge, à la première hésitation du pouvoir, à la première défaite de ses généraux. Un foyer révolutionnaire s’établissait au centre ; les fédérations bourgeoises s’organisaient derrière les remparts des villes en même temps que la chute des croix faisait dans nos campagnes ce que n’avait pu la chute d’un trône.

Un gouvernement constitutionnel régulier eût trouvé dans l’audace des partis, dans l’action de la presse et dans la misère publique, des résistances chaque jour croissantes à la levée des subsides comme à celle des hommes. Une dictature révolutionnaire eût rencontré d’insurmontables résistances dans les appréhensions et les vivans souvenirs de la France. On était en garde contre la terreur, et dès-lors elle était impossible ; car la terreur, ce cauchemar des nations, ne les envahit pas quand elles veillent. La guerre amenait 93 sans sa force, ses crimes sans la sombre gloire qui les couvre ; c’était l’anarchie incapable d’enfanter le despotisme et se dévorant elle-même sans avenir et sans issue. La guerre était l’interruption subite de cet ordre providentiel qui, depuis cinq siècles, prépare en Europe l’avènement au pouvoir du travail et de l’industrie, au profit de ces classes moyennes dont la suprématie n’échappera pas toujours aux vicissitudes du sort, mais qui dominent en ce moment, comme la féodalité elle-même, par le droit de la force, de la richesse et de l’intelligence.

Si nous considérons la question dans ses rapports avec l’Europe, que voyons-nous ? Une guerre purement révolutionnaire, entreprise sans alliance, sans argent, sans organisation, comme une croisade de Pierre l’Hermite, une guerre éternelle, puisqu’elle ne devait pas se terminer par la solution d’une difficulté politique, mais par la domination d’un principe intellectuel que chacun interprétait à sa guise, depuis les affiliés des Droits de l’Homme jusqu’aux prêtres saint-simoniens. C’était une conception plus gigantesque que celle de Napoléon, transportée dans l’ordre moral.

Ceux qui parlaient de rompre les honteux traités de 1815 pour reprendre nos frontières et rectifier l’équilibre de l’Europe étaient des charlatans ou des dupes : il ne s’agissait point du tout d’équilibre dans un plan qui n’admettait d’alliance qu’avec les peuples et non avec les gouvernemens ; il ne s’agissait pas de frontières, alors que derrière la question nationale se dessinaient la question polonaise, l’unité de l’Allemagne et de l’Italie, le bouleversement radical des deux péninsules. Encore moins s’agissait-il d’alliance, car quel état eût accepté la nôtre ? L’Angleterre, qui ne sanctionna pas sans répugnance le morcellement du royaume des Pays-Bas élevé par elle contre la France, eût-elle donné la main à un plan d’émancipation universelle, dont le premier et le plus inévitable résultat entraînerait son abaissement au rang de puissance du troisième ordre ? Est-il un cabinet, est-il même un parti constitué sur une base nationale gouvernementale quelconque, qui pût accepter la solidarité de ce tamerlanisme révolutionnaire ? Et devant cette propagande européenne, devenue l’arme fatale, mais obligée de la France, de quel poids auraient pesé la savante stratégie du général Lamarque, les plans de M. Mauguin sur l’alliance constitutionnelle du Midi, ceux de M. de Richemond recommandant l’alliance du Nord ?

Ce ne sont pas là des faits grossis à la loupe pour se ménager le plaisir d’une réfutation facile ; ce ne sont pas de vagues hypothèses, mais de trop manifestes réalités. Il est certain, d’un côté, que la conférence de Londres dissoute, la guerre se développait dans le cadre de cet immense horizon ; il est certain, de l’autre, pour tous les esprits prévoyans, que la chute de M. Périer, devant ses adversaires politiques, eût été comme une déclaration de guerre à l’Europe.

L’opposition des rues en avait bien la conscience, et l’émeute pour elle signifia toujours la guerre. L’opposition parlementaire, étourdie par le bruit de ses paroles et l’aveuglement de ses haines, voyait moins distinctement la portée des choses. Appelée au pouvoir, elle eût tenté de reculer devant le crime de lèse-civilisation dont elle faillit se faire complice. Elle eût été inconséquente pour n’être pas coupable.

Mais aurions-nous donc trouvé au dehors ces sympathies ardentes qu’on escomptait avec assurance comme un gage de nos victoires ?

L’Europe sans doute s’était ébranlée au bruit des trois journées ; tout ce qu’il y avait de passions désordonnées en même temps que de griefs légitimes s’était produit au grand jour sous le coup de cet éclatant triomphe contre un pouvoir en démence ; mais bientôt cette bourgeoisie morale et pacifique de la Belgique et de l’Allemagne, débordée par le flot populaire, l’œil fixé sur les scènes de vandales de Saint-Germain et de l’Archevêché, s’était placée en face de la France, dans l’attitude d’une observation inquiète. Ce sentiment, entretenu dans les provinces belges par le clergé et par la noblesse, qui avaient si puissamment concouru à l’expulsion des Nassau, donna chaque jour plus de consistance au parti de l’indépendance nationale. Ce parti naquit et se fortifia sous la crainte suggérée par la tendance du mouvement français ; et, comme le dit l’un des esprits les plus judicieux de sa patrie, l’indépendance belge fut une idée de juste-milieu, une inspiration transitoire, et peut-être factice, de modération et de prudence[4]. En Allemagne, les convulsions d’Aix-la-Chapelle et des deux Hesses produisirent une impression analogue à celle qui frappa la Belgique aux scènes dévastatrices du Hainaut et des Flandres. D’ailleurs, c’était se faire une double illusion que de compter, comme point d’appui contre les gouvernemens de l’Europe, sur ce qu’on nommait alors en Allemagne l’opposition constitutionnelle. Outre que cette opposition, spécialement formée des classes jeunes et lettrées, n’avait pas déposé contre la nation et les couleurs du grand empire les antipathies entretenues par ce qui survivait encore du vieil esprit de Jahn et des chefs de la sainte croisade, comment méconnaître ce qu’une telle opinion a de précaire au-delà du Rhin ? En ce pays, les mœurs attachent au pouvoir autant que les intérêts, et les familles souveraines n’ont pas été trente ans, comme la maison de Bourbon, séparées par les orages d’un sol où tout s’est renouvelé sans elles et contre elles. Les princes ont soutenu avec leurs peuples le poids des mauvais jours et de l’oppression étrangère, et l’auguste sang des empereurs, le vieux sang des Zolern ou des princes de la maison de Wittelsbach sera long-temps encore cher et sacré à la Germanie.

La France, placée vis-à-vis de la royauté dans des conditions différentes, se trompa sur la portée du bruyant mouvement dont sa révolution fut le signal en même temps que l’égide. Des institutions furent imposées, des tribunes s’élevèrent, des voix éloquentes et des journaux aussi hardis que les nôtres secouaient chaque matin cette apathie allemande, faisant apparaître aux yeux des princes le fantôme de l’unité germanique, dont les couleurs reparaissaient plus éclatantes, sorties de la poussière des siècles. M. de Rotteck, à Carlsruhe, M. Jordan, à Cassel, semblaient les organes d’intérêts imposans et d’énergiques volontés. En lisant l’Allemagne constitutionnelle, la Gazette universelle de Stuttgard, on respirait l’atmosphère parlementaire des idées françaises. Et pourtant ce mouvement, qui paraissait avoir de profondes racines dans les intelligences et dans les masses, s’arrêta court et succomba, à bien dire sans résistance, devant les résolutions de Francfort, ces ordonnances de juillet de l’Allemagne !

Pour trouver un concours efficace contre la coalition des puissances du nord et de l’est, il eût donc fallu se porter de prime-abord fort au-delà de cette opinion éclairée, mais trop facilement réduite au silence. Nos armées eussent dû demander aide et secours à ces ouvriers qui, en Saxe comme en Angleterre[5], se ruaient sur les machines, qui, à Hambourg comme à Gand, menaçaient la propriété du marteau dévastateur ; à ces troupes de paysans fuyant, la torche à la main, devant les troupes hessoises. Ces malheureuses populations rurales que les déserts du Nouveau-Monde déciment chaque année, ces populations urbaines unissant aux vices de la civilisation l’ignorance de la barbarie, offraient les plus terribles élémens qui aient été réunis dans nos temps modernes pour une immense jacquerie agricole et industrielle. C’est à ce dernier degré de désolation et de honte que l’Europe fût descendue, si la Providence ne l’avait visiblement protégée à cette heure décisive pour ses destinées.

Dira-t-on que la France eût trouvé autre part une alliance moins dangereuse ? Oui, sans doute, noble Pologne, tu fusses morte avec elle, dévorant les masses que trois puissances auraient jetées sur toi ; mais, dans cette affreuse tempête, l’étendard qui flotta sur tes bataillons, et qui consacre, pour le ciel comme pour la terre, la sainteté de ton patriotique martyre, eût été vite abaissé par les hommes qui ont enfermé la plus glorieuse page de ton histoire entre deux autres tachées de sang.

L’Italie, conspiratrice silencieuse, opprimée par l’étranger, eût-elle moins résisté que la Pologne à cet entraînement de la vengeance et du fanatisme ? Voyez plutôt ces cités espagnoles où triompha ce qu’on ose appeler l’esprit du siècle ; villes de mœurs élégantes et de lumières, où des hommes ont été vus, en plein jour et sous le soleil, traquant des vieillards, élevant autour d’eux des remparts de feu, versant leur sang comme de l’eau, parce qu’une couronne sacerdotale était dessinée sur leurs cheveux blancs !

La guerre, c’était donc la décomposition universelle, l’abîme de toute civilisation et de toute liberté.

La première préoccupation du gouvernement français, plus immédiatement menacé qu’aucun autre, devait donc être de nouer des rapports étroits avec l’Angleterre ; car cette alliance seule le rendait assez fort pour qu’on ne cédât pas à la tentation de l’attaquer, ou à la velléité plus probable de l’humilier en lui faisant payer la convenance de la paix. D’ailleurs, tant que se maintiendra l’organisation actuelle de l’Europe, tout gouvernement qui aura intérêt majeur au statu quo devra rechercher et obtiendra toujours cette alliance. L’état politique du monde a été réglé dans le plus grand intérêt de la Grande-Bretagne, et toute modification à l’ordre existant compromet sa suprématie si habilement assise, domination qui enveloppe l’univers par un immense réseau dont la première maille s’attache au rocher d’Héligoland, et la dernière au pied de la grande muraille.

L’Angleterre n’a désormais rien à gagner et ne pourrait que perdre à toute altération apportée au système territorial consacré par les traités. Elle fera peut-être la guerre pour le maintenir, elle ne la fera jamais pour le changer. Son alliance appartenait donc à la France du moment où des nécessités, heureusement temporaires, nous imposaient l’obligation de ne provoquer aucun redressement à des stipulations dont nous avons tant à nous plaindre.

La Russie est placée dans une situation diamétralement opposée. Cette puissance n’est point encore arrivée à son complet développement ; son mouvement interne, sa végétation naturelle, la portent vers une partie de l’Europe, où elle ne peut s’étendre sans briser l’équilibre. Elle est donc l’alliée naturelle de toutes les nations auxquelles le statu quo donne une situation fausse et contrainte, comme la Grande-Bretagne est l’alliée de toutes celles qui ne songent qu’à conserver. La Russie s’alliera un jour à la France ; ce ne pouvait être en 1830, car la France veillait alors à un intérêt plus social que la rectification de ses frontières.

L’Autriche aussi ne peut que perdre à tout remaniement du système européen, car elle est arrivée à l’apogée de sa grandeur et de son influence ; elle appartient donc à l’alliance anglaise, avec la Porte ottomane, plus compromise encore. La Prusse, mal à l’aise dans ses frontières, aspirant à rendre sa puissance plus compacte et moins précaire, adhère à la Russie, moins, comme on le voit, par intimité de famille, que par instinct et gravitation naturelle. Dans la confédération germanique, des états du second ordre, la Bavière, par exemple, inclinent vers ce système, parce que lui seul ouvre des chances aux cabinets ambitieux, laisse de l’espoir aux peuples qui souffrent.

D’un côté l’Angleterre et l’Autriche, de l’autre la Russie et la Prusse ; ceux qui ne songent qu’à conserver et ceux qui aspirent à acquérir, les états qui grandissent et ceux qui tombent, le présent en face de l’avenir, les étoiles nouvelles devant les astres qui pâlissent : si cette division de l’Europe n’est pas écrite dans des traités, on peut affirmer qu’elle gît au fond des choses, comme une force occulte, mais vivante : quand l’heure aura sonné, la France, en intervenant, fera pencher la balance et fixera le sort du monde.

Mais le gouvernement de 1830 devait laisser dormir cette pensée. Il eût été coupable de l’éveiller il y a quatre ans ; il serait plus coupable encore de ne pas lui donner à l’instant favorable satisfaction large et complète.

Ce sera donc en raisonnant d’après la nécessité démontrée de maintenir les traités, en tant que leur maintien était compatible avec l’honneur, le premier des intérêts pour un peuple comme pour un homme, que nous jetterons un coup-d’œil sur les principales transactions diplomatiques intervenues depuis la révolution de 1830.

Il y avait tout un système dans le choix de M. le prince de Talleyrand et dans son prompt départ pour Londres. Un esprit aussi éclairé ne pouvait manquer d’envisager l’alliance anglaise sous deux faces : d’abord comme garantie de paix générale qu’on pouvait consolider encore par l’accession de l’Autriche, en combinant les données sur lesquelles avaient négocié l’abbé Dubois en 1718, et l’abbé de Bernis en 1756, puis comme garantie pour le maintien de la dynastie nouvelle. N’était-ce pas par l’alliance britannique qu’un autre duc d’Orléans avait assis son pouvoir, menacé par les trames d’Alberoni et les résistances d’une grande partie de la noblesse ? N’était-ce pas par le concours de l’Angleterre qu’une lutte pouvait devenir redoutable dans les provinces de l’ouest ? Comme l’Écosse jacobite attendait, pour aiguiser sa claymore, que des voiles françaises parussent à l’horizon, la Vendée et la Bretagne ne s’ébranlèrent jamais sans que le pavillon britannique ne fût en vue de leurs côtes. S’assurer la coopération de l’Angleterre, c’était donc rendre impuissante l’opposition des partis et celle de l’Europe.

Cet intérêt était si grave, qu’on y eût fait sans doute les plus grands sacrifices, mais la fortune de la France ne les a pas rendus nécessaires. Si le parti tory, moins sympathique à la révolution de juillet, s’était maintenu aux affaires et avait fait de l’abandon d’Alger la condition de son alliance et l’appoint de son marché, on peut dire, sans calomnier personne, que la résistance n’eût pas été invincible, et que cette chance avait été pesée. L’ambassadeur partait pour Londres, bien moins avec l’espoir de renverser les tories, que dans l’intention de s’arranger avec eux ; peut-être, dans sa pensée, le duc de Wellington devait-il servir à notre révolution d’appui contre l’Europe, en même temps que de résistance contre elle-même. Un mouvement auquel les sympathies de M. de Talleyrand durent le laisser étranger, porta lord Grey et lord Palmerston à la tête des affaires, et dès-lors l’alliance, sans abandonner le champ pacifique de cet ordre européen que M. de Talleyrand avait contribué à fonder, prit une couleur plus chaude et devint plus étroite. Ce fut alors que les évènemens, en se développant, firent concevoir un beau matin la quadruple alliance, idée qu’on était loin d’entretenir en se rendant à Londres. L’avènement des whigs, peu prévu, peu désiré peut-être, ne fut pas moins un bonheur immense pour la France. Il est hors de doute, en effet, que l’administration précédente, qui n’avait consacré qu’avec hésitation et réserve le principe de la séparation de la Hollande et de la Belgique[6], n’aurait sanctionné ni notre intervention armée en août 1831, ni le siége d’Anvers en 1832 ; et sans ces deux coups de main les affaires belges devenaient inextricables, la France n’en sortait que par la porte de la guerre ou par celle du déshonneur.

Or, il est un principe qui domine les conventions entre états aussi bien qu’entre particuliers, et qui forme à lui seul comme la morale de la politique : c’est qu’un peuple ne peut transiger sur l’honneur, même en face d’un danger imminent, pas plus qu’un individu ne peut s’assurer un avantage en manquant aux lois de la conscience, à celles plus étroites encore de la délicatesse. La monarchie de 1830 peut-elle défier sur ce point les investigations de ses ennemis ? Nous le croyons, et nous hésitons d’autant moins à le proclamer, que, séparés sur plusieurs points du système de politique intérieure qui tend à prévaloir, et que placés, d’ailleurs, en dehors du pouvoir et des partis, nous essayons de juger les faits comme s’ils nous arrivaient éteints et amortis à travers les mers ou à travers les siècles.

Quatre groupes distincts de négociations ont occupé l’Europe depuis 1830 : la question belge, les affaires des deux péninsules méridionales, la Pologne et l’Orient.

L’importance de conserver la paix étant admise comme base, l’influence française s’y est-elle exercée dans un sens conforme aux véritables intérêts nationaux ? En agissant selon des circonstances transitoires, mais impérieuses, la France s’est-elle liée les mains pour des circonstances différentes, et le présent compromet-il l’avenir ? Quel sera cet avenir ? comment doit se ménager la transition d’un état de choses accidentel à une situation normale déterminée par la nature des choses ? questions que d’autres résoudront, et qu’on doit se borner à établir ici en les éclairant par quelques aperçus.

De toutes les éventualités que la révolution de juillet avait provoquées, l’insurrection belge était la plus probable et la plus délicate. Dans les derniers jours d’août, un mouvement s’opère à Bruxelles ; mais les vœux populaires consignés à l’hôtel-de-ville ne vont pas alors au-delà de la séparation avec la souveraineté de la maison d’Orange. Cette combinaison servait merveilleusement les vues et les intérêts de la France : elle faisait tomber, sans coup férir, le royaume des Pays-Bas, et la paix générale n’en était pas compromise. On s’explique donc que le cabinet auquel présidait alors M. Laffitte n’ait abandonné cet arrangement qu’après que l’irritation causée par les mesures du roi Guillaume l’eût rendu tout-à-fait impraticable.

C’est en révolution surtout qu’il faut saisir l’instant propice, car alors les jours accumulent les évènemens comme des siècles. Bruxelles attaqué, Anvers mitraillé, le sang avait pour jamais scellé la déchéance des Nassau. L’Angleterre et la France durent le comprendre, l’Europe entière le comprit un peu plus tard, mais enfin elle le comprit.

Que devait dès-lors vouloir le gouvernement français ? Constituer en Belgique un établissement respectable, y fonder un pouvoir qui, par ses relations, pût s’harmonier avec l’Europe ; garantir son existence politique par la reconnaissance des cabinets, son existence territoriale par des frontières, sinon inexpugnables, du moins bien délimitées, son existence commerciale en stipulant le transit par les eaux et les routes aboutissant à l’Allemagne et à la mer. Les premiers protocoles de Londres prouvent que les cabinets, dominés par des nécessités aussi pressantes que celles auxquelles cédait la France, se résignaient à faire de cette constitution une œuvre sérieuse, ce que le roi de Hollande parut se refuser à comprendre dans les premiers temps.

Mais, à cette époque, le Luxembourg lui était formellement réservé, toutes les questions en litige étaient résolues contre les Belges ; il y avait malveillance évidente pour les uns, préférence visible pour les autres.

Cependant les évènemens allaient se développant en Europe ; il devenait chaque jour plus nécessaire de ménager la France et de prévenir des dangers qu’elle n’était pas seule à redouter. Son influence grandit à l’ombre de circonstances habilement exploitées ; elle grandit tout au profit de la Belgique. Il y a loin des protocoles de novembre 1830, qui tranchaient négativement la question du Luxembourg, aux dix-huit articles proposés à l’avènement de Léopold, qui, laissant cette question indécise, la réservaient pour une négociation ultérieure, et donnaient en définitive à la Belgique plus qu’elle ne posséda du temps de Marie-Thérèse et de Joseph ii.

On se plaignit des deux côtés, et cela devait être. Mais ce qui était moins naturel, ce fut que les Belges continuassent à se plaindre après leur désastre d’août. Le roi Guillaume, concevant enfin que, malgré la profonde douleur qu’en éprouvaient personnellement les princes ses parens, leurs ambassadeurs à Londres ne jouaient point aux protocoles, et n’allaient à rien moins qu’à sanctionner la déchéance du roi des Pays-Bas et à faire tout de bon un roi des Belges, entreprit de détruire à lui tout seul cette révolution qui leur faisait si grand’peur et en face de laquelle ils se montraient si faibles. Pendant qu’on verbalisait à Londres, l’armée hollandaise arrivait sans résistance presque aux portes de Bruxelles. Une résolution admirable de hardiesse et de promptitude sauva seule l’Europe d’une guerre imminente et désastreuse ; car une restauration orangiste à Bruxelles, c’était la guerre, et la guerre commençant sous les auspices de la honte. Il est, en effet, des choses dont un gouvernement sage accepte le maintien, mais dont il ne peut permettre le rétablissement, parce qu’alors il en deviendrait complice.

L’intervention de 1831 prépara la paix du monde, le siége d’Anvers la consolida, en montrant que le système était fort, qu’il pouvait se heurter aux murailles sans s’y briser.

La France ne dut évidemment ce succès qu’au concours sympathique du parti whig, qui offrit de seconder l’intervention de son armée par celle d’une flotte anglaise. Jamais, on le répète, ministère tory ne fût sorti à ce point des vieilles traditions nationales de la Grande-Bretagne ; et en voyant lord Grey entreprendre une telle chose sans être renversé, l’on dut se dire qu’en Angleterre tout était changé dans les idées et changerait bientôt dans les choses.

Quoique ce malheur accusât plus les circonstances que son courage, la Belgique, après un tel désastre, n’obtint sans doute qu’à raison des exigences de sa tutrice, ce traité du 15 novembre, qui, s’il trompa chez elle des espérances exagérées, blessa des droits acquis en Hollande. Malgré les supplications et les intrigues de famille, les cabinets ratifièrent tous cet instrument, et peu de mois après, l’armée française descendit le pavillon orange de la citadelle d’Anvers, devant l’armée prussienne au port d’armes. Intervint ensuite la convention du 21 mai 1833, qui donne aux Belges un provisoire plus favorable que l’état définitif. Ce fut ainsi qu’à la vue des conséquences de l’opiniâtreté hollandaise, l’Europe ne sut plus si on devait la qualifier d’entêtement ou de courage.

Dira-t-on que ces résultats sont atténués par la présence à Bruxelles d’un prince pensionnaire du gouvernement britannique ? Argument de gazette dont la réfutation sort du fond même des choses. Qui ne sait que le souverain de la Belgique subira constamment l’influence française, qu’il sera notre allié nécessaire, de fait, sinon de droit, parce que, pressé et menacé par la Hollande, il ne peut vivre que par la France ? Le cabinet de Saint-James a le bon esprit de ne se préoccuper guère des sympathies personnelles du prince qui règne ou pouvait régner à Lisbonne : il sait très bien que le prince du sang de Beauharnais, de Saxe ou de Bragance appartiendra toujours à l’Angleterre, parce qu’il lui faudra vendre ses vins de Porto et se défendre contre l’Espagne.

La France domine en Belgique au même titre que la Grande-Bretagne en Portugal, et il entra autant de vanité que de politique dans le refus de la conférence de ratifier l’élection de M. le duc de Nemours. C’était ôter une couronne à un prince français sans ôter une annexe à la France.

Cette résistance pourtant se conçoit mieux que la neutralité perpétuelle, l’une des niaiseries diplomatiques les mieux étoffées de ce siècle. Prétendre appliquer l’état exceptionnel de la Suisse, contrée agricole et pastorale, ceinte d’inaccessibles remparts, sans communications obligées avec ses voisins, état, d’ailleurs, si peu respecté dans les derniers temps, à la Belgique, pays ouvert et hérissé de places fortes, qui, au premier coup de canon, seront occupées par la France, pour qu’elles ne le soient pas par la Prusse ; à la Belgique, puissance commerciale et maritime, qui ne peut vivre que par des traités : c’est là ce que le gros bon sens d’un bourgeois appellerait une extravagance, et ce que n’a pas craint de décréter la plus haute autorité politique de l’Europe.

Mais rendons justice à la conférence : elle était fixée sur la valeur de son œuvre. Elle savait si bien que la neutralité de la Belgique était une pure illusion, et que le nouvel état recevrait, la guerre advenant, garnison française dans toutes ses forteresses, sans plus de résistance que Lille ou Valenciennes, qu’elle stipula la démolition de ces places fortes. Ceci, au moins, a un sens : l’Europe veut se défendre, et en cela elle joue son rôle. Mais comment s’expliquer qu’en 1832 l’opposition fît un crime au pouvoir de ce qu’il n’avait pas encore été donné suite à cette clause, au lieu de lui reprocher avec beaucoup plus de fondement de l’avoir consentie ?

De toutes les concessions faites par la France à la paix du monde, cette démolition de forteresses érigées avec l’or de notre rançon, est peut-être l’une de celles sur lesquelles le patriotisme et l’honneur pourraient hésiter davantage ; et cependant un discours de la couronne et des harangues ministérielles l’ont présentée comme une victoire[7].

La neutralité belge, conception sans base, qui ne se peut justifier que par son inanité même, eut pour pendant, du côté de la France, le fameux principe de non-intervention, improvisé pour les difficultés du premier moment, et qui faillit en créer de plus sérieuses, quand se développèrent les affaires d’Italie.

Il faut le dire, à moins de se déclarer prêt à soutenir de l’or et du sang de la France toutes les révolutions qui éclateraient des bords du Tage à ceux de la Neva, il était difficile de trouver une doctrine plus large et plus commode pour les fauteurs de ces révolutions prochaines. La non-intervention eût, en effet, obligé l’Europe à assister, l’arme au bras, à tous les soulèvemens qui se fussent tramés contre elle ; c’est ainsi que, pour compenser une absurdité par une autre, la France ne pouvait prévenir une restauration à Bruxelles, ni l’Autriche réprimer une insurrection à Modène, qui, dans moins d’un mois, amenait infailliblement une révolution à Milan. Un parti donna sans doute à ce principe une extension qu’on n’avait pas entendu lui imprimer en le proclamant ; mais le gouvernement français n’en fut pas moins accusé, avec quelque fondement, d’avoir entretenu des espérances, que les partis sont toujours disposés à prendre pour des encouragemens[8].

Aussi fallut-il bientôt revenir sur la doctrine qu’on avait développée avec fierté ; elle expira sous les commentaires et les interprétations restrictives. Tout novice qu’on était encore en diplomatie, on en vint vite à comprendre que l’intérêt de la sécurité et l’intérêt d’honneur, qui en est inséparable, sont, après tout, la seule règle permanente du droit international, et qu’en cette matière les axiomes finissent d’ordinaire par devenir des embarras, parce que, formulés pour la circonstance, ils restent sans application dans des éventualités différentes.

Ce fut sous l’influence de cette pensée que M. Laffitte déclara, au milieu des complications croissantes de l’Italie, que la guerre était possible, probable ou certaine, selon les limites où s’arrêterait l’intervention étrangère. Il comprit l’absurdité de placer Parme ou Bologne sur la même ligne que Nice ou Chambéry, ainsi que le réclamait l’opinion cosmopolite ; il sentit qu’un gouvernement national devait faire des intérêts de la France la mesure de ses devoirs et de ses sacrifices, et qu’un pouvoir, qui n’avait pas déclaré la guerre à l’univers en foulant aux pieds les conventions qui le régissent, ne pouvait méconnaître les droits spéciaux que donnaient à l’Autriche, ici la proximité de ses possessions, ailleurs la réversibilité stipulée par les traités qui fixent l’état territorial de l’Italie.

La France n’était intéressée dans les affaires de ce pays que par l’obligation de maintenir cet état de choses. Elle ne devait pas plus interdire à l’Autriche d’intervenir à Modène, qu’elle ne devait s’interdire à elle-même d’intervenir à Bruxelles. Elle négocia deux fois avec le cabinet autrichien l’évacuation des légations ; on négocia deux fois avec elle l’évacuation des provinces belges ; l’on resta donc, de part et d’autre, dans les termes des traités, et la parité fut complète.

Peut-être est-il permis d’ajouter que l’expédition d’Anvers fut un coup de génie ; car le génie en politique n’est que l’à-propos dans l’action, tandis que l’expédition d’Ancône s’offre plutôt comme un coup de tête. Ce bris nocturne d’une porte à coups de hache fut moins provoqué par l’urgence des circonstances, que par l’un de ces ressouvenirs de l’empire, qui trop souvent arment encore contre nous les jalouses susceptibilités des peuples. Cet acte d’irritabilité, beaucoup plus que de haute prévoyance, semblait un démenti soudain au système suivi depuis deux années, et dans des circonstances moins compliquées, il eût sans doute créé plus de difficultés qu’il n’était de nature à en résoudre. Mais s’il est des temps où les pouvoirs ne peuvent rien que périr, il en est d’autres où tout les sert, même leurs fautes.

Les affaires de l’autre péninsule exigeaient de la France une attention plus soutenue ; son gouvernement devait y prendre une part plus active.

Il n’avait pas à s’enquérir du prince qui régnerait à Lisbonne, de ses penchans et de ses vues politiques ; car le Portugal dépend plus étroitement de l’Angleterre que l’Irlande, et nous n’aurons pas de long-temps intérêt majeur à ce qu’il en soit autrement. Ce pays, d’ailleurs, semblait assister avec apathie aux phases d’une longue lutte plus immorale que sanglante. Le peuple portugais, frappé d’une sorte de déchéance, comme l’Ottoman, semble aussi survivre à la gloire de son empire, et ne pas croire à la possibilité de se relever entre les nations. S’il a gardé toute la fierté du passé, il n’a pas cette foi vivante en l’avenir qui rend les révolutions fécondes.

Quant à la question de droit dynastique, fort douteuse en principe, les cabinets l’avaient tranchée à la mort de Jean vi en faveur de dona Maria. Aussi fallut-il, pour faire changer l’aspect de cette question, que ne recommandait, d’ailleurs, ni l’importance des intérêts, ni l’étendue du théâtre où elle se développait, qu’elle s’effaçât devant la lutte du principe constitutionnel contre la royauté absolue. Les secours clandestins de l’Europe alimentèrent alors une guerre qui se mourait d’impuissance réciproque. Réduits par la force des circonstances à n’oser se combattre en face, les gouvernemens, réunis en conférence pacifique, se donnaient le dédommagement d’une petite guerre à l’extrémité de l’Europe, comme pour n’en pas perdre l’habitude. Le cabinet français conçut que ce n’était pas là une de ces affaires capitales dans lesquelles on s’aventure, mais seulement une partie dont l’issue vous passionne, que l’on soutient de ses paris et de son argent, debout et sans prendre place au tapis vert.

Mais peut-être regrettera-t-il un jour amèrement de n’avoir pas tranché en temps utile la différence entre l’insignifiante question portugaise et cette question espagnole, toute palpitante pour nous d’un intérêt immédiat, et dont la conclusion définitive n’importe pas moins à notre avenir que la solution des affaires belges.

Un ministre français de quelque prévoyance ne peut dormir en paix, s’il n’est assuré de trouver concours et appui dans les conseils de l’Espagne. Paris et Madrid doivent marcher du même pied, et dans l’intérêt des deux peuples, le gouvernement doit s’y exercer selon la même influence. Dans un siècle où la toute-puissance politique se concentrait dans le prince, Louis xiv plaça l’un de ses fils à l’Escurial ; Napoléon, par une idée analogue, tenta d’y jeter l’un de ses frères. Aujourd’hui que le gouvernement n’est plus dans les personnes, mais dans les intérêts et dans l’opinion qui les domine, il importe assez peu que le sang de Bourbon cesse de régner en Espagne par l’abolition de la loi salique ; mais il importe beaucoup que le pouvoir s’exerce des deux côtés des Pyrénées selon un même esprit, si ce n’est selon des formes parfaitement identiques. Et à cet égard on peut dire que le pays où la monarchie de 1830 pouvait et devait peut-être, pour sa sûreté et le maintien de l’équilibre européen, exercer la propagande de ses principes, c’était l’Espagne ; car, en bonne politique, l’Espagne, c’est encore la France.

Mais là pas plus qu’ailleurs les circonstances ne manquèrent au gouvernement nouveau. L’avènement d’Isabelle fut celui de la propriété, du crédit et de l’aristocratie mobile aux affaires ; il porta le parti français au pouvoir. Ces intérêts y triompheront en définitive, car, quoique moins fortement organisés que parmi nous, ils sont assez vivaces pour survivre à la débâcle où ils semblent près d’être entraînés ; mais l’abîme est entr’ouvert, il a déjà dévoré trois systèmes et vingt ministres. D’un côté, don Carlos, avec un gouvernement de paysans et de moines, et dont l’entrée à Madrid séparerait de la monarchie les grandes villes commerciales et les provinces du midi, les existences les plus considérables et les capacités les plus éprouvées de la Péninsule ; de l’autre, les hommes de 1820 qui, par philosophie, ont fermé les yeux sur les massacres, qui, par patriotisme, donnent peut-être la main aux égorgeurs : tel est l’avenir que la France a laissé faire à son allié le plus nécessaire, par hésitation ou par imprévoyance.

Ce n’est pas aujourd’hui sans doute qu’un autre système est possible ; le seul devoir, désormais, c’est de ne pas créer par ses insinuations et par d’intempestives répugnances, de plus grands obstacles aux hommes qui osent, au moins, combattre des dangers dont ceux qui seuls pouvaient les prévenir n’ont pas droit de leur demander compte. Comment se sont usées à la peine tant de popularités ? quel motif a développé ce mouvement provincial insaisissable encore dans son principe et dans ses conséquences, qui ressemble de loin à l’élan de tout un peuple, et qui n’est peut-être au fond qu’une trame de sociétés secrètes favorisée par le découragement universel ? Contre quels obstacles se sont brisés les hommes auxquels on donne aujourd’hui de vains éloges après leur avoir refusé des secours efficaces ? N’est-ce pas contre cette guerre de Navarre qu’aucun parti n’a puissance de terminer, où chaque victoire des insurgés augmente les chances de l’anarchie plutôt qu’elle n’en donne au prince dont le nom est inscrit sur leurs bannières ; guerre d’armées qui fut d’abord une guerre de bandes ?

On a trop oublié qu’aucun parti n’a jamais terminé une guerre civile en Espagne : elle y renaît du sang versé, remontant sur ses montagnes blessée, mais jamais morte. Mina n’a jamais eu raison de Merino, ni Merino de Mina. Un régime exceptionnel et protecteur établi sous notre influence dans les provinces basques et dans la Navarre occupées militairement ; une flotte anglaise pour recueillir les chefs, en attendant le jour prochain d’une amnistie garantie par notre parole ; des régimens français devant lesquels un prince, alors sans espérances sérieuses, se fût retiré avec honneur, et auxquels les Navarrais auraient remis leur épée plutôt qu’à des ennemis implacables pour avoir été si souvent vaincus : telle était, il y a quelques mois, la voie la plus simple pour éviter des complications qu’il n’eût pas fallu, ce semble, une haute perspicacité pour pressentir. Ainsi l’on restait dans des conditions moins incertaines et moins alarmantes, et la France continuait ce rôle de modération énergique qui a fait sa force et son honneur.

L’intervention opérée dans des circonstances différentes eût trouvé appui moral au sein de l’opinion qui aujourd’hui la repousse ; en s’y associant par des voies patentes et honorables, le gouvernement anglais se fût élevé au-dessus du triste rôle que ses enrôlés de tavernes lui font jouer ; sous le rapport de nos finances, la dépense de l’occupation n’eût peut-être guère excédé celle qu’une observation longue et armée va rendre nécessaire ; le Nord aurait fini par subir la royauté constitutionnelle d’Isabelle, comme la France et l’Angleterre subissent l’anéantissement politique de la Pologne. Don Carlos, roi problématique et nomade, n’eût pas fait ce que n’a pu le roi Guillaume, à la tête d’une armée victorieuse.

Celui qui écrit ces lignes est loin du théâtre des évènemens, loin en ce moment de Paris où ils aboutissent ; il n’en sait que ce que les journaux apprennent à tous ; mais il suffit de ne pas ignorer l’influence que la situation politique de l’Espagne doit exercer sur la nôtre, et l’importance plus grande encore dont sera l’alliance espagnole, alors que la France, sortie de la réserve que les temps lui imposent, suivra au dehors l’élan de sa politique naturelle, pour comprendre qu’en abandonnant au hasard des évènemens l’issue d’une telle lutte, on a laissé à la fortune ce que la prudence commandait de lui ôter.

Dans d’aussi graves circonstances, on peut croire que Casimir Périer ne se fût pas contenté d’agir par la voie diplomatique, il eût probablement considéré une intervention décisive en Espagne comme plus importante pour le sort de la monarchie de 1830 que l’interdiction légale d’en discuter le principe. Il est visible que s’il y a lacune dans le système en général bien lié des rapports extérieurs de la France, que si ce système est menacé par quelque point, c’est par ces affaires d’Espagne, plaie profonde qui s’élargit d’heure en heure. Tout modéré que soit ce système, il n’a pu s’établir, il ne peut durer que sous la condition d’oser beaucoup, de rester maître absolu dans la sphère où l’on circonscrit sagement son action, et de dominer à sa porte en renonçant à dominer au loin.

Nous devons avoir les yeux constamment ouverts sur ce qui se passe à Madrid pour être autorisés à les fermer sur ce qui se passe à Varsovie. La France, quelles que fussent ses douleurs, devait à son avenir, à la civilisation dont elle garde le dépôt, de laisser succomber, non la Pologne immortelle, mais toute une génération de héros. Moins d’inégalité dans une lutte où son intervention aurait appelé celle de trois puissances, voilà tout ce qu’elle pouvait garantir à une nation infortunée, et le système de paix, admis comme un devoir envers le monde et envers soi-même, devait affronter cette terrible épreuve avec la conscience de bien faire. La France ne doit rien à la Pologne que des larmes, jusqu’au jour où des modifications inévitables dans l’état politique du monde, qui se disloque à l’Orient, lui permettront, dans toute la plénitude de sa volonté et de sa force, d’exercer une intervention décisive, d’où peut sortir, avec d’autres combinaisons nouvelles, un meilleur sort pour un peuple si souvent martyr, et qui recevra peut-être de l’expérience éclairée de l’Europe ce qu’il a vainement espéré de son courage.

En attendant l’instant d’entrer dans des voies où la Russie ne pourra marcher sans la France, et où notre concours devra se faire acheter par des conditions utiles à l’Europe, la question polonaise ne saurait provoquer des négociations de quelque importance. À quelques notes fondées sur des textes peu précis, il aura été répondu par des notes où ces textes auront reçu une interprétation différente. Que faire à cela ? L’honneur de la France consiste-t-il à tout empêcher, ce que la Providence elle-même ne saurait faire, ou ne tiendrait-il pas plutôt à conserver ses coudées franches à Madrid et à Bruxelles, comme la Russie les a en Pologne, l’Autriche en Italie, les deux grandes monarchies allemandes dans les affaires de la confédération ?

Cette situation provisoire durera jusqu’au moment où la grande débâcle qui s’apprête vers le Bosphore changera l’attitude réservée de la politique européenne, et lui ouvrira devant elle un champ immense et tout nouveau. Si Dieu et la prudence humaine qui entre dans ses voies, reculent de quelques années cette catastrophe imminente, la France s’avancera dans cette arène, qui ne sera peut-être qu’un congrès, avec une disposition d’esprit moins fiévreuse, des idées plus rassises, un souvenir moins vivant des violences révolutionnaires et des ambitions impériales. Les faits se seront étroitement enlacés aux idées, les doctrines seront lestées par le poids des intérêts, les questions comme les forces sociales auront mûri en Europe. L’unité de l’Italie ne sera plus un mot d’ordre reçu et passé sur la pointe d’un poignard ; l’Allemagne, sillonnée de chemins de fer, et où le bruit de l’industrie fait taire celui des armes, aura préparé par son unité commerciale des destinées qu’elle est aujourd’hui incapable de défendre comme de définir ; le vent du siècle aura fait des ruines de ce qui semble puissant encore ; le sol sera déblayé, et l’instant de la reconstruction sera proche. Alors le système auquel la France adhère en ce moment, comme à la condition même de son salut, aura accompli son œuvre ; alors des alliances nouvelles surgiront avec des besoins nouveaux.

Il y a dans la politique deux parties distinctes, mais que l’homme d’état doit combiner et maintenir dans une haute et constante harmonie ; une partie fixe, celle-là résulte des destinées d’un pays, du génie d’une race, et de la civilisation qui l’exprime ; une partie transitoire, qui régit tout ce qu’il y a d’accidentel dans le cours des choses humaines. L’homme politique pense toujours selon celle-là, alors même qu’il agit conformément à celle-ci. Il sait au besoin enrayer dans la voie du progrès, mais sans jamais aller à l’encontre ; il s’arrête devant les évènemens, mais ne garantit pas le présent en lui sacrifiant l’avenir.

C’est parce que nous croyons que le système suivi depuis cinq ans n’a blessé à mort aucune question vitale, et qu’en reculant les solutions, il les a rendues plus certaines, que nous lui donnons, en thèse générale, une adhésion dont l’opposition systématique est elle-même devenue complice. Elle aussi se défend aujourd’hui d’avoir jamais voulu la guerre européenne ; elle était animée des intentions les plus pacifiques en provoquant l’intervention en Pologne et en Italie, en prétendant obliger le ministère à garder Anvers, à prêter secours aux petits états allemands qui résisteraient aux résolutions de Francfort, souscrites par leurs gouvernemens.

La paix est maintenant si universellement appréciée comme un immense bienfait, qu’il n’y a guère plus à défendre l’homme à l’énergie duquel la France en est surtout redevable, et dont la vie s’est vite usée sous nos passions comme la barre de fer sous le marteau. Cet homme n’avait pas fait de la politique générale l’objet de ses travaux antérieurs ; la partie fixe et en quelque sorte contemplative de cette étude ne lui avait pas été révélée ; il ne songeait point à l’avenir en livrant ses luttes de chaque jour. L’instant semble arrivé de dépasser le cercle où dut nous circonscrire le délire d’un temps qui s’éloigne ; les vues d’ensemble peuvent désormais être abordées, non pour provoquer à l’abandon d’une politique conservatrice, mais pour empêcher qu’elle ne s’engage sur certaines questions fondamentales, telles par exemple que celle de l’Orient, dans un sens opposé à la mission naturelle de la France.


Louis de Carné.


  1. Voyez les numéros du 15 juillet et du 15 septembre.
  2. On sait que le cabinet formé le 11 août n’avait pas de président. La création de ce ministère qu’on a appelé de coalition, et qui n’était qu’un ministère d’attente, révèle la situation tout entière.
  3. Séance du 29 septembre 1830. — Motion de M. Mauguin.
  4. « La Convention et Bonaparte se sont successivement placés en dehors de l’ordre européen : ils ont voulu fonder un nouveau droit public et ont dit tour à tour : L’état, c’est moi. Ils attirèrent sur la France la réaction du monde. La révolution de juillet a profité des enseignemens de l’histoire ; bornant ses effets à une existence intérieure, elle a respecté le statu quo territorial. Si la révolution de juillet avait pris un autre caractère, c’en était fait de l’existence de la Belgique. La nationalité belge n’est pas une de ces idées larges qui rentrent dans ces vastes projets de commotions universelles ; c’est une idée étroite, factice peut-être qui se rattache au vieux système de l’équilibre européen ; c’est une idée de juste-milieu. Aussi, pour moi, je n’ai jamais pu comprendre ceux de mes concitoyens qui, partisans de l’indépendance belge, reprochent à la France son rôle pacifique. »

    (M. Nothomb, congrès belge, 31 octobre 1831.)

  5. On sait qu’à Leipsig (2 septembre 1830) les insurgés attaquèrent l’établissement du célèbre libraire Brockhaus, parce qu’il se servait d’une machine à vapeur pour ses presses, et qu’il ne dut le salut de son établissement qu’à la promesse de n’en plus faire usage.
  6. On se rappelle le discours de la couronne à l’ouverture du parlement (2 novembre 1830), dont le sens équivoque donna lieu à une orageuse discussion au sein de la chambre des députés.
  7. Discours du trône, ouverture de la session de 1831. Casimir Périer, séance du 8 mars 1832.
  8. Manifeste des Romagnols, avant la capitulation d’Ancône. Mars 1831.