Des Opinions de quelques Publicistes modernes sur l’Angleterre

DES OPINIONS
DE QUELQUES PUBLICISTES
SUR L’ANGLETERRE

I. L’Angleterre au dix-huitième siècle, études et portraits pour servir à l’histoire du gouvernement anglais depuis la fin du règne de Guillaume III, par M. Ch. de Rémusat. — II. Contributions to the Edinburgh Review. — Polilical Characters, etc., by Henry lord Brougham.


Nous réunissons ici, sous un titre unique, deux productions fort différentes, deux noms partis d’origines bien diverses, séparés de date, de nature et de vocation, mais ayant cela de commun, outre la supériorité d’esprit, d’avoir par leurs écrits éclairé beaucoup de points importans de l’Angleterre au xviiie siècle et jeté çà et là de vives lumières sur le travail intérieur de ses institutions, les crises et le progrès de sa puissance, ses hommes d’état, sa littérature, ses réformes accomplies, ses réformes possibles, et avant tout le principe vital de sa force et de sa durée.

Sur tout cela, on le conçoit bien, nous ne comparons pas ici en eux-mêmes le grand jurisconsulte anglais et le brillant philosophe français ; mais nous les consultons ensemble, d’autant plus volontiers qu’il est plus instructif et plus piquant de voir si bien d’accord deux témoins qui se ressemblent si peu. L’un est un vétéran parlementaire qui a parcouru, non sans quelque satiété philosophique, j’aime à le croire, mais sans lassitude apparente tous les degrés de la vie publique dans un état libre, s’appliquant d’abord aux plaidoiries du banc du roi ou des circuits avec une infatigable ardeur, porté bientôt à la chambre des communes, sans cesser d’être laborieux avocat, et en ajoutant seulement à sa clientèle les plus grandes causes politiques, les questions d’état des épouses royales éliminées, en instance pour obtenir leur part de couronnement.

À travers de pareils incidens d’une carrière oratoire, il a, durant longues années, servi dans l’opposition, fait la guerre de jour et de nuit, travaillé au triomphe des whigs, enfin il est entré avec eux au pouvoir, et il est devenu grand chancelier d’Angleterre et le plus actif des chanceliers, celui qui a terminé le plus de procès arriérés et mis presque à jour la vieille juridiction qu’il présidait : resté de là permanent et habile orateur de la chambre des pairs qu’il haranguait avec tant de science et de verve, il y a vingt ans, pour lui faire adopter le bill de la réforme électorale, il l’exhorte maintenant presque avec la même vigueur de raisonnement et de voix, la même chaleur de conviction civique à défendre ses privilèges héréditaires et son aristocratique indépendance.

Disons de plus, pour dernier trait, qu’à cette vie publique, si pleine et si affairée, lord Brougham n’a pas cessé de joindre les deux choses les plus préoccupantes et les plus opposées, la culture opiniâtre, la passion des mathématiques et l’activité courante de la polémique sous toutes les formes, politique, littéraire, érudite ; ce sera même de ses travaux rapides dans cet ordre de faits et d’idées, de ses nombreux essais de critique et de biographie, que se composent à nos yeux les notions et les jugemens qu’on peut lui emprunter avec le plus d’à-propos sur l’Angleterre contemporaine, celle d’avant la réforme et celle de la réforme, celle de la grande guerre et celle de la paix prolongée, de l’alliance active, deux situations si différentes où se retrouve cependant quelque chose d’identique.

À la carrière de lord Brougham, acteur et spectateur si intelligent dans les transformations de son pays, nous ne pouvons certainement comparer une carrière d’homme politique et d’écrivain français ; nous ne le pourrions ni pour Benjamin Constant, ni pour M. de Serre, ni pour M. Dupin, pour les hommes que certaines circonstances d’étude ou de profession sembleraient rapprocher de l’illustre Anglais. Nous le pouvons encore moins pour le parlementaire plus spéculatif peut-être que pratique, pour le penseur exercé, mais non absorbé par les affaires, pour l’écrivain dans la force de l’âge et du talent, et déjà, depuis plusieurs années, éloigné de cette politique contentieuse que lord Brougham ne quitta jamais. Notre mobile pays ne comporte pas ces longévités actives ; mais il n’en laisse pas moins de force à cette vie intellectuelle qui, sous le coup des événemens et du silence public, se replie sur elle-même et se rend compte des faits et des idées, au lieu de prendre part à l’action sur les choses. Sans doute un homme public dans un pays de publicité, un orateur, un polémiste comme lord Brougham, mêlé depuis cinquante ans aux affaires de sa patrie, à toutes ses réformes petites ou grandes, rapproché des divers partis par les reviremens d’une lutte si longue, est un précieux témoin, un excellent peintre de l’Angleterre. Fût-il quelquefois partial et incomplet, il a et il nous donne l’intelligence de cette vie active et légale où il est né, qu’il n’a cessé de respirer, et sans laquelle il ne concevrait pas la durée de son pays. Et toutefois, il faut l’avouer, ce narrateur indigène, cet historien qui est lui-même une image de ce qu’il décrit et comme un échantillon vivant de son pays, ne doit pas nous rendre moins précieux le témoin étranger, mais parfaitement éclairé, qu’une affinité de sentimens et d’idées, qu’une analogie d’épreuves a familiarisé avec les institutions de l’Angleterre sans l’y assujettir, sans le soumettre au même courant électrique, sans le plonger dans la même atmosphère.

Lisons volontiers jusqu’aux plaidoyers, aux anciens articles de journaux, aux fragmens biographiques du docte lord, pour nous faire une idée juste de la vie politique anglaise. Croyons-le sur Fox, sur Pitt, sur Erskine, sur ces orateurs qu’il entendit dans sa jeunesse, sur ceux qu’il harcelait plus tard de sa vive parole; sachons-lui gré même d’avoir recueilli et commenté la correspondance ministérielle de George III, qui jette tant de jour sur la part d’un roi d’Angleterre dans son gouvernement; consultons-le sur l’histoire secrète de la polémique dans son libre pays, et recherchons avec lui le véritable auteur des Lettres de Junius, ces Provinciales du débat politique. J’admets, je reconnais toute cette variété d’enseignemens utiles et de piquans souvenirs à tirer des écrits de lord Brougham. Je l’honore surtout pour la persistance et les résultats effectifs de son activité polémique. C’est ainsi que, sur tant de questions de pénalité, de législation commune et de garanties libérales, il a bien mérité de son pays et introduit ou provoqué des réformes utiles. Cependant rechercher dans les écrits et les discours de lord Brougham la trace de ce noble emploi de sa vie serait un travail, une longue étude. Je la conçois pour bien des lecteurs anglais et même pour quelques Français méditatifs qui tiennent innocemment à la tradition au moins historique du régime parlementaire; mais pour la curiosité du plus grand nombre, même des plus éclairés, pour tant de Français hommes d’esprit, qui, sans imiter l’Angleterre, veulent intellectuellement la connaître, il faut leur offrir avant tout les Études de M. de Rémusat sur ce pays, études si sensées et si piquantes, dégagées de la controverse sans avoir moins de vivacité, impartiales et spéculatives sans être moins animées, ayant moins de rude franchise et de hardiesse, sans moins de pénétration. Ce livre mérite d’être aujourd’hui, pour l’ordre administratif et social de l’Angleterre, ce que, dans la première moitié du XVIIIe siècle, furent les lettres de Voltaire sur les Anglais dans l’ordre philosophique et religieux. C’est dire assez qu’avec plus d’une ressemblance dans la forme, dans l’exposition nette et rapide, dans le tour agile de l’esprit, le nouvel ouvrage est cependant plus sérieux, plus impartial, plus réellement instructif. La différence des temps et des sujets le veut ainsi, et la manière dont M. de Rémusat a été conduit d’un sujet à l’autre donne à l’ensemble un caractère particulier de naturel et de sincérité.

Ce livre est une formation accidentelle et successive, comme on dit en parlant de certains ouvrages de la nature. L’auteur ne l’avait pas originairement prémédité : il n’en avait pas conçu, distribué, subordonné les parties. Il ne l’avait pas fait d’un seul jet, ni même sous l’influence d’une seule époque. Et cependant ce livre est plus instructif que s’il était méthodique : dans la libre variété de la forme, il est complet, attachant, plein de verve et d’unité. Plusieurs causes ont aidé à ce mérite si rare dans les ouvrages même composés avec le plus d’ardeur et de suite : d’abord la connaissance intime du sujet étudié sous des aspects et dans des temps divers, dans les livres et dans les hommes, en esprit curieux et lettré, en publiciste indépendant et philosophe; puis à cette connaissance usuelle et approfondie ajoutons ce qu’il y a de plus noble à nos yeux, le goût sincère et grave de la liberté dans la science, dans les lois, dans le gouvernement, et l’empressement d’un esprit généreux à chercher ce qu’il aime dans l’histoire, la littérature, les mœurs et les débats publics d’un peuple affranchi depuis un siècle.

Un intérêt de plus attaché à cette étude, un charme particulier pour les lecteurs de M. de Rémusat naîtra du contraste même de cette intelligence si délicate et si fine avec le tour d’esprit du peuple qu’elle se plaît à nous décrire et à nous expliquer. Rien de la société anglaise dans ses traditions, ses usages, sa vie morale, son instinct politique, n’échappe à M. de Rémusat; mais lui-même n’est pas un Anglais, et ce peuple qu’il a vu de si près sur son propre sol, dont il comprend si bien l’histoire et les lois, qu’il décrit même avec des couleurs si locales et si vives, il le juge et le fait comprendre en même temps par une analyse d’un ordre différent, empruntée avec autant de vérité que d’agrément aux procédés d’une autre intelligence. Bien des passages de l’ouvrage reportent notre souvenir à ces deux admirables chapitres où Montesquieu donne aux Anglais un compte rendu de leur propre constitution si judicieux et si piquant, si vrai et si nouveau pour eux-mêmes. Lisez en effet le savant Blackstone, tout homme de goût qu’il était et faisant même des vers; puis passez au livre onzième de l’Esprit des Lois : vous croirez être sorti d’un traité de procédure pour écouter, non pas les utopies d’un Platon, mais des réalités non moins belles, que vous reconnaissez, grâce à l’homme de génie qui les démontre en les découvrant.

Lord Chesterfield presque seul avait senti d’abord ce prodigieux mérite de notre Montesquieu. «. Vous avez fait notre portrait, disait-il à son ami, comme jamais un peuple n’en a peint un autre; vous nous avez appris nos institutions à nous-mêmes. Saurez-vous ensuite les imiter? Cela est différent. Vous et vos parlemens, vous pourrez bien faire encore des barricades ; mais saurez-vous élever des barrières? » Et là revenait une discussion, assez fréquente entre les deux amis, sur le plus de bon sens ou le plus d’esprit de leurs deux nations respectives, discussion qu’on put croire tranchée à Venise par l’imprudente vivacité de Montesquieu jetant au feu ses notes de voyage, sur l’inquisition des dix, au premier avis que vint lui donner un inconnu malignement aposté par lord Chesterfield.

Sans tirer cependant pour l’avenir aucune induction de ces anecdotes, ni prendre le moins du monde Chesterfield au pied de la lettre, il nous suffira d’avoir noté ce que fait si bien sentir le livre de M. de Rémusat, le mérite de l’esprit français traduisant la vie anglaise, cette netteté, cet agrément, cette vive allure d’un récit naturel et rapide, nous expliquant les choses même le plus étrangères pour nous. C’est à quelques égards, nous l’avons dit, le même attrait spirituel, mais non la même séduction, attendu la différence de temps, qu’avaient eu en 1734 les Lettres sur les Anglais de Voltaire, autrement dites Lettres philosophiques, et d’abord séquestrées sous l’un et l’autre titre par arrêt du conseil d’en haut, puis condamnées au feu par arrêt du parlement de Paris. C’est l’art plus sérieux, plus travaillé, que le même ordre d’idées inspirait à l’auteur de l’Esprit des Lois, et dont il reste des traces bien piquantes dans quelques notes de voyage qu’il n’a pas brûlées cette fois.

Nous n’hésitons pas à le dire : après ces coups d’œil de génie jetés sur l’Angleterre au XVIIIe siècle, le sujet demeurait encore bien neuf pour nous. On y avait pénétré par quelques côtés littéraires ; mais avec quelle science et quel succès? En vérité, j’aurais peine à le dire; divers travaux accueillis et célèbres sur l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle ne donnaient, d’une partie de sa littérature, que la plus fausse idée. En quoi, par exemple, les lourdes traductions de Letourneur et sa monotone euphonie pouvaient-elles aider à comprendre l’admirable et multiple génie de Shakspeare, le puissant naturel de Richardson, et même la force poétique mêlée aux déclamations de l’auteur des Nuits? Et nous ne parlons ici que des efforts essayés pour naturaliser le goût anglais parmi nous. Quant aux critiques dont la sévérité repoussait ce goût et cette littérature, ils avaient soin de n’en connaître pas même la langue.

L’anglomanie pouvait donc être parfois un ridicule de cour et de salon ; mais tout le côté sérieux, profond, politique, éloquent, du caractère et du génie anglais était fort peu connu de nos pères. 1789 et l’esprit de cette époque nous portaient, dans ce premier moment de fièvre et d’espérance, bien plus à dépasser l’Angleterre qu’à imiter ses lois ; je ne crois pas qu’il y eût dans l’assemblée constituante, hormis deux hommes d’ailleurs peu d’accord dès l’origine, Mirabeau et Mounier, aucun appréciateur vraiment équitable de cette belle constitution qui, du haut de sa forteresse insulaire, voyait s’amonceler nos tempêtes.

Les épreuves qui se succédèrent, la haine déclamatoire qui séparait les deux peuples, n’étaient pas faites pour diminuer de part et d’autre la prévention ou l’ignorance respective. Ce n’est guère qu’à partir des écrits de Mme de Staël, de quelques pages de sa main sur les poètes et les orateurs anglais, de quelques ingénieuses peintures de la vie domestique anglaise, que des idées plus justes nous arrivèrent sur un sujet exploité plus tard avec talent, à partir de la seconde restauration et du réveil brillant des lettres, à travers les nouvelles écoles historique et romantique ; mais beaucoup de préjugés restaient à détruire, et les ouvrages du général Sarasin ou de M. Rubichon faisaient bien peu connaître l’Angleterre. Dans le temps qui suivit, et à part les beaux travaux d’histoire dont l’Angleterre allait devenir l’objet, le peintre le plus instructif qu’elle ait eu dans notre langue nous paraît un modeste étranger, un voyageur suisse, M. Simon, décrivant les mœurs, les lois, l’industrie, le génie de cette terre qu’il avait si longtemps habitée.

Puis, après ce travail de M. Simon, oublié maintenant, vinrent en foule, pendant quinze ans, les voyages littéraires et pittoresques à Londres et autour des lacs d’Ecosse, les tableaux de mœurs, les résumés de la constitution anglaise, les traductions de poètes et d’orateurs, une collection du théâtre et du parlement anglais. Et de ce milieu d’études britanniques sortirent et dominèrent quelques beaux travaux, comme l’Histoire de la Révolution anglaise de M. Guizot et d’autres essais de narration ou de critique. Mais que de choses de la société et de la littérature anglaises dans le dernier siècle étaient encore ignorées pour nous ! Combien l’histoire même d’où était sorti le temps présent nous était peu connue ! Combien la législation de ce libre pays, que nous voulions égaler en garanties et en progrès sociaux, nous était imparfaitement expliquée ! Combien les noms de ses hommes célèbres dans le dernier siècle nous étaient plus familiers que leurs principes et leurs actes ! Lorsque M. de Rémusat, fort jeune encore, ayant été associé à une commission que M. de Serre, garde des sceaux, chargeait d’un travail sur la liberté de la presse, fit paraître un écrit solide et ingénieux où il décrivait le rôle et les attributions du jury anglais dans cette matière, ce fut comme une lumière nouvelle pour les magistrats et le public. Même surprise était réservée sur bien d’autres problèmes et bien d’autres incidens de la vie publique, et les réalités violentes, les catastrophes, les révolutions qui se mêlèrent à cette étude, ne la rendirent pas moins difficile en la montrant pleine de mécomptes.

Ce fut parfois un service pour l’esprit public, toujours un honneur pour les lettres, que le talent facile et supérieur de M. de Rémusat ait pris goût à cette recherche, y soit souvent revenu en y consacrant non pas seulement de courtes et ingénieuses polémiques, mais des récits étudiés et complets. Si je voulais, par exemple, citer un travail vraiment caractéristique du XVIIIe siècle, commun pour ainsi dire à l’Angleterre et à la France, montrant ce que la même époque eut de frivole et de corrupteur dans les deux pays, et comment dans l’un d’eux la force de l’institution politique prévint ou répara le vice des mœurs et le mal du scepticisme, je ne choisirais pas un autre exemple que le livre intitulé Bolingbroke, sa Vie et son Temps, livre sérieux et amusant, profond et frivole, comme le fut le héros même. Comment ce Bolingbroke, dont la conversation française étonnait Voltaire, et dont l’éloquence perdue était dans le passé l’objet du regret et de l’envie de M. Pitt, comment celui qui donna la paix à l’Europe et voulut rendre à l’Angleterre son ancienne dynastie a-t-il mêlé en lui tant de supériorités brillantes et de petitesses, tant de contradictions, de fautes et de malheurs? C’est ce que nul extrait ne saurait expliquer. Il faut lire cette vie dans M. de Rémusat[1] ; il faut voir le talent souple, spirituel, énergique du peintre de saint Anselme se pliant à retracer les actions et le caractère d’un tory sans mœurs et sans foi, d’un Rochester orateur, diplomate, érudit, d’un politique auquel il n’a manqué que d’être un honnête homme pour devenir un grand ministre, et d’avoir une meilleure philosophie pour être un bon citoyen.

Nous ne dirons pas que l’antidote à l’admiration pour un tel homme, la contre-partie d’un tel modèle et d’un tel portrait se trouve, sous la plume et au gré de M. de Rémusat, dans la biographie de Burke. Nous sommes tenté de le croire, M. de Rémusat n’admettrait pas même de parallèle par contraste entre ces deux hommes. Les grands talens, la facilité, la supériorité, même insouciante et négligente, de Bolingbroke lui plaisent et l’intéressent. Le formalisme et l’exagération de Burke le choquent par un double caractère de déclamation antipathique à son esprit délicat et fier. Constitutionnel de notre pays et de notre temps, invariable ami des principes les plus purs de 1789, M. de Rémusat ne saurait pardonner à l’ancien chef du whiggism anglais la volte-face si fougueuse qu’il fit contre le principe même de notre révolution, en haine des violences dont elle fut entachée si vite. Fidèle au but et aux espérances premières de cette révolution, mais ne sachant pas nier ce que, dans ses déviations d’un tel but et de telles espérances, la révolution eut encore de grandeur patriotique et parfois d’influence utile au monde, M. de Rémusat ne peut excuser dans l’orateur anglais les implacables pronostics de guerre perpétuelle dont il s’était fait contre nous le missionnaire politique. Enfin le critique français, homme de goût autant que philosophe, alliant la précision des idées à la simplicité des formes, doit reprocher un peu de vide et d’emphase à l’éloquence écrite ou parlée d’un homme d’état plus contemplatif que pratique, et dans la contemplation même plus jaloux de passionner des lieux-communs que de trouver la vérité grande et durable.

C’est à ce point de vue fort indépendant des admirations indigènes de parti et d’école que M. de Rémusat nous donne une instructive et très piquante biographie de M. Burke, de l’homme de lettres irlandais devenu, sous le patronage aristocratique, membre de la chambre des communes, y dirigeant durant de longues années une très vive opposition contre les fautes des ministres, les dépenses de la couronne, et même contre la guerre d’Amérique, mais avec tout cela partisan de l’ancien ordre européen, et le plus anti-révolutionnaire des Anglais, quand il s’agit de la France et de sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

M. de Rémusat a parfaitement saisi, analysé, jugé cette transformation violente de l’ancien whig. Il en relève parfois les inconséquences avec des expressions sévères, et nous ne pouvons que louer son âme toute française des impatiences qu’elle éprouve devant certaines fougues haineuses de ce parlementaire anglais qui a la colère d’un émigré; mais n’eût-il pas été juste de rappeler en même temps à quel point Burke restait fidèle aux principes de liberté dans son propre pays, et comment il serait mort pour cette constitution qu’il nous accusait d’avoir si peu comprise et dépassée du premier coup en croyant l’imiter? Ce qu’il faut blâmer dans ce monde, et ce dont il faudrait dégoûter les hommes, si la chose était possible, ce sont les apostasies complètes, ces désaveux de soi-même par lesquels on passe de la déclamation bruyante au mutisme calculé, et des doctrines démocratiques à l’obéissance passive; mais Burke ne renia jamais aucune des institutions qu’il avait célébrées, aucune des garanties ou des armes constitutionnelles dont il avait usé. Il fut jusqu’à sa dernière heure le défenseur de la libre discussion dans le parlement, de la presse libre et du jugement par jury dans la nation. Il avait le droit de prétendre que l’amour de la liberté et de la loi entrait jusque dans sa haine contre les procédés arbitraires dont un autre pays se servait pour inaugurer faussement ces deux noms sacrés, quand ils sont pris au sérieux.

Ce dernier fait, M. de Rémusat en indique lui-même la portée par un seul mot : « La France était destinée à réaliser trop souvent l’état révolutionnaire pur, ou peu s’en faut. » Et par cet état révolutionnaire pur, dit-il encore, il entend celui où les abstractions règnent seules avec les passions. L’homme d’état d’une terre vraiment libre, où la loi, n’étant pas faite en vue seule des abstractions, est d’autant plus forte pour résister aux passions, ce publiciste, ami des anciennes libertés comme des sauvegardes mêmes de son pays, avait bien le droit de considérer ailleurs avec défiance et bientôt avec terreur un procédé de législation tout contraire, un brusque déploiement d’innovations abstraites et despotiques, c’est-à-dire imposées au nom de la raison par la main violente du peuple.

En blâmant même, avec M. de Rémusat, quelques-uns des pronostics haineux que ce spectacle inspirait à Burke, nous dirons que l’erreur générale de ce grand esprit n’est pas encore démontrée, qu’elle est liée, pour ainsi dire, aux divers changemens qu’a subis et que peut éprouver le système intérieur de la France. Nul doute que le jugement sévère du publiciste anglais sur l’inconvénient de trop rompre avec le passé, d’abattre d’un seul coup tous les vieux appuis, de tout confondre, et puis de constituer un ordre nouveau, nul doute que ce blâme raisonné de notre révolution n’ait dû beaucoup perdre de sa force par l’expérience heureuse et la durée persistante d’un régime constitutionnel succédant à de longs excès d’anarchie ou de dictature, et devenant l’état fixe du grand pays dont il aurait été l’espérance longtemps théorique.

Mais personne ne donnerait plus raison à Burke que ceux qui supposeraient la France incapable, pour son bien, de retrouver ou de garder jamais ce que l’Angleterre possède aujourd’hui de libertés civiles. S’il en est ainsi, Burke a bien jugé : la France avait trop détruit pour rien fonder. La réputation de ce prophète politique, comme l’appelait Fox lui-même, nous paraît donc encore subordonnée au cours des choses et à l’action du temps. Soixante-six ans accomplis depuis les premières protestations du chef dissident de l’armée des whigs ont sans doute amené bien des chances et des catastrophes diverses, mais n’ont pas encore épuisé le problème, qui pouvait se poser ainsi : « Que bâtira cette révolution française qui commence par tant de ruines? A quel degré de liberté permanente ce peuple sera-t-il conduit par tant d’innovations? » Cette forme d’enquête peut d’autant mieux être proposée à M. de Rémusat, que lui-même la conçoit d’une manière générale. Évidemment ce doute l’occupe dans la préface et dans la belle introduction qui donnent un nouveau prix à la réimpression de ses brillans essais sur l’Angleterre au dix-huitième siècle, et en font ressortir, en étendent la portée.

Publiciste vraiment philosophe, libre penseur dans les limites bien comprises du juste et du vrai, n’ayant pas peur de la théorie, qui ne doit être au fond que la raison du droit, il ne méconnaît pas cependant quels changemens les faits ont parfois amenés dans les idées, mais il n’en croit pas moins à la puissance de ces idées, à leur croissance invincible, et, lors même qu’elles semblent un moment, ou compromises par des excès qu’elles réprouvent, ou à demi désavouées par ceux qui les défendaient, il ne doute pas de leur retour et de leur triomphe. Naturellement cela, dans sa pensée, doit s’appliquer aujourd’hui même à l’Angleterre, dont une épreuve récente a mis au jour le côté faible et franchement accusé les insuffisances avec cette vivacité qui, dans les pays libres, naît de la liberté même, et qui par conséquent n’est pas un argument contre elle. Quoi qu’il en soit, publiciste et moraliste aussi généreux que spirituel et sagace, M. de Rémusat devait suivre attentivement un tel fait en soi-même et dans ses contre-coups. Partisan zélé de l’alliance et des institutions anglaises, comme il le dit et le prouve à chaque page, il résume les impressions récentes de bien des gens sur la constitution britannique et aussi sur l’avenir politique du continent avec une netteté de langage et une fermeté de conviction doublement instructives.

« Les événemens, dit-il, qui depuis dix-huit années ont occupé le monde ont ramené l’incertitude sur bien des points qui semblaient décidés. Le doute a repris beaucoup de place dans les esprits. On n’est pas sûr d’avoir eu raison d’approuver des choses pour lesquelles autrefois on se croyait prêt, le dirai-je? à donner sa vie. Encore moins est-on bien persuadé que l’avenir doive respecter et confirmer longtemps l’opinion que l’on a pu jadis concevoir de l’excellence et de la durée de certaines institutions. Rien n’est plus commun aujourd’hui que de regarder l’Angleterre comme en voie de transformation profonde et funeste qui changerait jusqu’à la nature de son gouvernement. Aucuns même vous diront que cela est déjà fait. Je n’ai point écrit pour discuter ces questions, et cet ouvrage est conçu dans les idées entretenues jusqu’à présent par ceux qui regardaient la constitution anglaise comme la meilleure solution européenne du problème de la liberté politique. »

Maintenant ce scepticisme sur les forces de la constitution, ou, ce qui serait pis encore, ce dégoût d’un libre passé, ce revirement vers l’arbitraire par la démocratie, que M. de Rémusat ne redoute pas pour l’Angleterre, il ne saurait en nier l’action possible dans d’autres pays; mais là aussi il garde la conviction et l’espérance. De ce que l’Angleterre libre et discutante a ressenti l’inconvénient de ne pas avoir une administration plus active et plus concentrée, de ce qu’elle ne possède pas le puissant ressort de la conscription, il ne lui a pas paru qu’elle allait au premier jour adopter la marche intérieure de tel grand état militaire ou absolu du continent. Il n’est pas plus ébranlé dans son jugement que dans son vœu; il reste noblement convaincu que l’Angleterre doit changer et avancer comme toute chose qui ne périt pas, qu’elle doit changer pour ainsi dire dans la même voie, suivant un ordre de faits et d’idées conformes à sa nature, et qui servent sa puissance.

N’avons-nous pas vu déjà l’épreuve de cette transformation sur un point mémorable ? Montesquieu, si bon juge des Anglais, n’avait-il pas prévu pour leur constitution un écueil qu’elle a franchi sous nos yeux? « Ce beau gouvernement, avait-il dit, périra cependant; il périra, lorsque la puissance législative y sera plus corrompue que l’exécutrice. » Et en vérité, dans certaines occasions parlementaires, qu’a supérieurement retracées M. de Rémusat en parlant de Bolingbroke ou de Walpole, on aurait pu croire la prophétie près de s’accomplir. Il n’en fut rien cependant, ni alors, ni longtemps après. La force de la constitution, la vitalité de l’esprit anglais contrepesèrent les abus cachés du fonds d’amortissement et le scandale des bourgs pourris; puis, après avoir relevé et fait servir au succès national cet instrument électoral si défectueux, les mêmes causes, toujours agissantes, l’ont réformé dans un esprit hardiment national, ont grandement étendu le droit de suffrage, ont augmenté, non pas seulement le cours régulier, mais les affluens de la chambre des communes, et laissé l’Angleterre la même, en la renouvelant, selon la diversité de son œuvre actuelle et le changement du siècle.

Aussi c’est la vue fixée sur l’Angleterre, telle qu’il avait commencé de l’étudier en 1827 et telle qu’il la prend pour refuge en 1852, c’est devant cet exemple de la vie politique stable et progressive que M. de Rémusat se raffermit dans les opinions qui ont dicté l’ensemble de ses écrits. « Le temps, dit-il admirablement, doit nous corriger de nos fautes, non de nos principes, et on ne peut refaire son } esprit à chaque révolution. L’instabilité des choses ne vient que des hommes. C’est eux qui, sous prétexte de suivre la leçon des faits, cèdent à tous les entraînemens de l’exemple, à toutes les vicissitudes de l’intérêt, et règlent la vérité sur la fortune. Il faut comprendre les réactions, soit; mais il faut les dédaigner et savoir attendre malgré la brièveté de la vie. »

Cette patience, qui est une des qualités du publiciste, lui laisse sans doute, avec la liberté de la réflexion, le droit et le devoir de rechercher, de rétablir, de justifier, s’il le faut, les principes de sa première conviction et de sa première espérance. La France n’a-t-elle fait qu’une révolution sociale? Était-elle incapable ou insouciante de faire une révolution politique, c’est-à-dire une révolution qui pût se gouverner elle-même, et de laquelle dût sortir un gouvernement de tout point analogue aux principes qu’elle avait proclamés? Faut-il, avec quelques esprits généreux, mais passionnés, supposer que certaines différences de droit civil et de traditions aristocratiques qui nous séparent de l’Angleterre nous excluaient d’une partie de ses institutions, et ne permettaient à notre liberté ni les mêmes formes, ni la même durée? La sentence, de quelque bouche qu’elle vînt, serait nulle, car, si toute liberté constitutionnelle était nécessairement subordonnée à une condition de droit civil qui n’existe pas parmi nous, qui en a disparu depuis longtemps, et qui n’y est ni regrettée ni populaire, la conséquence est facile à deviner : la France aurait dès lors perdu ce pourquoi elle n’est pas faite. Mais il n’en est pas ainsi, et les esprits élevés qu’une préoccupation historique ou logique et le dégoût de certaines faiblesses inhérentes à l’esprit démocratique pourraient pousser à l’admiration simultanée de toutes les institutions d’un pays tel que l’Angleterre comprennent cependant l’invincible nécessité de certaines différences. Le droit d’aînesse n’est pas une partie intégrante et indispensable de la monarchie constitutionnelle. Ce droit existait plus complet et moins compensé qu’aujourd’hui sous le règne absolu des Tudor, et Cromwell n’y trouva pas un obstacle à sa dictature.

Le droit d’aînesse, le partage inégal des biens immeubles et les transmissions de domaines substitués ne font pas la monarchie constitutionnelle d’Angleterre, pas plus que certains restes de cette législation, encore en vigueur dans quelques-uns des états de l’Union américaine, n’empêchent ces états d’être républicains fédéralistes. Diverses formes de droit civil sont compatibles avec la liberté politique, et ce serait un singulier préjugé, là où le droit d’aînesse n’existe pas, d’y aspirer par esprit de liberté, et, si on ne pouvait le rétablir, de se croire dès-lors incapable d’être libre sous une monarchie tempérée. Dieu merci, il n’en est pas ainsi : les garanties sociales coexistent parfois avec d’anciens abus, et même s’en accommodent assez bien; mais elles n’en ont pas besoin.

Quant à la nécessité d’un cens inaliénable et par conséquent de domaines substitués pour la chambre des lords, c’est une autre question qui se résout d’elle-même par le besoin absolu d’indépendance et de dignité pour un grand corps politique. L’histoire, comme la théorie, est décisive à cet égard. Évidemment, lorsque près d’un demi- siècle après la fondation monarchique d’Auguste, un homme d’ancienne race sénatoriale, Hortalus, descendant du célèbre orateur Hortensius, usait de son droit d’initiative pour exposer un jour à ses collègues ses charges de famille et demander un secours extraordinaire, il eût infiniment mieux valu qu’une loi sur les majorats eût prévenu pareille extrémité et pareil recours. Le prince censura vivement cette importune sollicitation, cette violence soudaine faite à la pudeur du sénat et à sa propre libéralité[2]. Un silence, un malaise de l’assemblée suivit cette réprimande. Le prince s’en aperçut, et après quelques momens de réflexion il ajouta qu’il avait répondu à Hortalus, mais que si les pères le désiraient, il accorderait à chacun de « ses enfans mâles 200 sesterces. » — a On se répandit en actions de grâces. Hortalus resta muet par crainte, ou peut-être par un ressouvenir de l’illustration de ses aïeux au milieu même de son dénûment domestique[3]. » Le grand historien remarque encore que cet acte de pitié ne se renouvela pas, quoique la famille d’Hortensius tombât plus tard dans une déplorable misère. Certainement la faute était dans l’imprévoyance du législateur, qui, soit par un cens exigé, soit par des avantages égaux, n’avait pas assuré l’état sénatorial. Une anecdote comme celle d’Hortalus, fût-elle plus ancienne encore, justifie pleinement l’inquiète vigilance de la pairie anglaise, et la fermeté toute récente qu’elle a mise à maintenir son droit de n’avoir que des pairies indépendantes par la fortune et capables de laisser une hérédité, point de demi-pairies à brevet et à pension.

Depuis cette mémorable occasion, où lord Brougham, avec sa verdeur libérale, défendit la même thèse aristocratique et conservatrice que son savant ami l’ancien chancelier des tories, lord Lyndhurst, un illustre soutien de la noblesse anglaise, l’éloquent lord Derby, a parfaitement montré le sens politique et pratique d’une telle exception. Cette pairie privilégiée se recrute sans cesse dans la masse nationale; on la voit attirer et promouvoir au partage de sa dignité des noms nouveaux enrichis dans le commerce, distingués dans les affaires et la guerre, et lui apportant une dot d’influence et d’activité, en même temps que les noms les plus anciens dont elle s’honore ne cessent de compter de dignes représentans, des hommes d’état exercés, d’autres dans la voie de le devenir, et tous donnant au moins leur sang pour leur patrie, en Crimée ou ailleurs.

C’est ainsi qu’au seuil de la seconde moitié du XIXe siècle, après bien des plaies guéries, bien des maux allégés, après avoir fait l’émancipation catholique, la réforme électorale, la pacification de l’Irlande, le rappel des lois sur les céréales, et par là le bien-être alimentaire du peuple, l’Angleterre demeure à la fois stable et progressive, et gardant de ses institutions anciennes ce qui fait la force et la durée, comme ce qui fait la liberté. Quelques exagérations de journaux anglais, quelques phrases de l’école jacobine et de cette ultra-démocratie qui s’ennuie de la discussion et ne verrait que dans la dictature un réformateur assez expéditif pour ses vœux, tout cela, déjà fort amoindri depuis la paix, est au fond sans puissance contagieuse. Précisément parce que l’Angleterre a conservé sa liberté de la presse, elle n’a rien à en redouter. Il y a juste cent trente ans que Montesquieu, débarqué en Angleterre et un peu étonné de tant de bruit, écrivait dans ses notes de voyage : « Comme on voit le diable dans les papiers périodiques, on croit que le peuple va se révolter demain; mais il faut seulement se mettre dans l’esprit qu’en Angleterre, comme ailleurs, le peuple est mécontent des ministres, et que le peuple y écrit ce que l’on pense ailleurs[4]. »

A tant d’années de distance, après tant de catastrophes plus vastes où le monde s’est vu bien autrement engagé, M. de Rémusat juge comme Montesquieu le spectacle agrandi qu’il a sous les yeux. Il augure bien de l’Angleterre, il croit à sa prospérité, comme il aime ses lois; il croit, chez un peuple de si grand sens, à cette puissance de la liberté pour s’entretenir et se rajeunir elle-même, pour rester judicieuse, même en devenant plus populaire de théorie et de forme.

Un chapitre excellent, et d’une raison supérieure, est à distinguer même dans la remarquable introduction de M. de Rémusat : ce sont les pages où d’un coup d’œil rapide il met en rapport avec l’Angleterre Voltaire, Montesquieu, Mirabeau, indiquant ce que chacun de ces hommes y prend et peut-être y sème à son tour. Tout est ici de grand prix, et les lectures variées de M. de Rémusat, sa connaissance familière de livres assez rares, les Mémoires du Comte de Charlemont, les Papiers de Grenville, et surtout cette justesse élégante, cette expression tour à tour élevée et piquante, dont il fait valoir tout ce qu’il raconte et tout ce qu’il discute. L’historien, le publiciste apparaît dans l’observation fine et profonde de M. de Rémusat sur notre étude passionnée et notre premier engouement de l’Angleterre, puis notre empressement à lui préférer l’Amérique, et bientôt après notre ardeur à dépasser dans les actes, comme dans la théorie, ce que ces deux pays offraient de plus sensé et de plus praticable. « Nous avons voulu, dit M. de Rémusat, introduire dans le monde européen, à défaut de la liberté historique, la liberté philosophique. De l’audace de la tentative résulta sa grandeur et provint son péril. »

Ce mot, qui n’est pas un blâme dans la pensée du hardi raisonneur, jette peut-être plus d’un trait de lumière sur la destinée des réformes politiques en France. Comment ce qui fut commencé ou développé ailleurs par des bourgeois tenaces, par des théologiens zélés, par des légistes du droit coutumier, a-t-il eu plus de force vivante et d’effective durée que l’œuvre souhaitée, entreprise, inaugurée par de grands penseurs et d’illustres écrivains? La réponse est facile à prévoir; mais il ne faut pas la rendre trop décourageante. Nation ingénieuse et lettrée, la France, en arrivant à la politique par la philosophie, a pris certainement le plus long, et s’est exposée à plus d’un mécompte, y compris celui de voir les garanties même les plus essentielles de la liberté et les premières conditions du droit politique traitées d’idéologie par un vainqueur tout-puissant. Rien d’autres illusions, sans parler des erreurs et des crimes, sont sorties de ce noviciat incomplet de nos hommes d’état de 1789, et même des époques plus récentes. Et cependant peut-on nier qu’un progrès de raison ne se soit fait dans les esprits, que bien des connaissances utiles à la pratique de la liberté ne se soient accumulées à travers les crises mêmes de cette liberté? La France est encore l’œuvre de 1789, avec beaucoup d’expérience de plus, presque trop d’expérience, et par là un peu de timidité; mais ce grand pays est toujours destiné à occuper une grande place dans le monde, dans l’ordre politique et moral comme dans l’ordre matériel, et pour cela même elle est appelée tôt ou tard à développer au dedans de soi ce qui la fit dominer au dehors.

Entre mille réflexions, mille souvenirs qui touchent à cette loi de notre existence nationale, à cette loi de propagation intellectuelle plus rapide et moins interrompue par les accidens que ne l’est le télégraphe électrique, M. de Rémusat jette une demi-page admirable, qu’il suffit de transcrire[5]. C’est la morale de son livre et le plus bel éloge qu’on en puisse faire :

« L’Europe le sait maintenant, la France est moins changée qu’on ne disait. On l’a reconnue en la voyant combattre. Ces générations élevées dans les orages de la politique ne.se sont pas, à l’épreuve, montrées moins faites pour le métier des armes. Les leçons de cette tribune tant outragée n’ont point, ce semble, énervé la nation, et, pour avoir été formées sous un régime de liberté civile par des chefs esclaves de la loi, nos légions d’Afrique n’ont pas été trouvées plus pauvres en vertus guerrières. En présence de l’univers qui les contemple, qui osera dire que la France ne puisse être encore tout ce qu’elle a été? Ce ne sont pas du moins ses vaillans alliés. Demandez-leur s’ils ne croient pas avoir combattu à côté de leurs égaux. S’il y a des Français qui tiennent à le leur contester, on aimerait à les entendre et à savoir d’eux pourquoi la France ne serait pas digne de la liberté. »

Nous ne presserons pas la question que fait ici M. de Rémusat; nous la croyons toujours à l’ordre du jour, soit qu’on la pose, comme il le devait dans son ouvrage, avec sagesse, talent, patriotisme, soit qu’on n’en parle pas, et qu’on en marque la place par le silence. Quelques personnes voudraient bien la supprimer tout à fait, l’anéantir par voie d’extinction et d’oubli; mais personne n’oserait la nier absolument. On parle toujours des conquêtes de 1789; or par ce mot on n’entend pas sans doute exclusivement les grandes mutations matérielles, les déplacemens de force et de richesse qui suivirent de si près cette époque ; on conçoit aussi, on désigne, on suppose les principes de justice politique, les garanties de droit public et privé qui furent alors proclamées, et dont l’Angleterre avait eu d’avance et gardé si bonne part : c’est à ce titre que l’ouvrage de M. de Rémusat n’est pas moins une salutaire et noble leçon qu’un vivant tableau.


VILLEMAIN.

  1. Voyez la Revue du 1er et 15 août, du 1er et 15 septembre, du Ier octobre 1853.
  2. « Non enim preces sunt istuc, sed efflagitatio intempestiva quidem et improvisa urgere modestiam senatus, eamdem vim in me transferre. » Tac, Ann., in lib. II.
  3. « Egère illi grates : siluit Hortalus, pavore, an avitæ nobilitatis etiam inter angustias fortunæ retinens » Tac, Annal., in lib. II, c. 38.
  4. Montesquieu, Notes sur l’Angleterre, p. 343, t. VII.
  5. L’Angleterre au dix-huitième siècle. Introduction, p. 95 et 96, t. Ier.