Des Intérêts du Nord scandinave dans la guerre d’Orient/01

Des Intérêts du Nord scandinave dans la guerre d’Orient
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 758-798).
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DES INTÉRÊTS
DU NORD SCANDINAVE
DANS LA GUERRE D’ORIENT



I.
RAPPORTS DE LA SUÈDE ET DE LA RUSSIE DEPUIS LA MORT DE CHARLES XII.





Les états scandinaves sont restés jusqu’à ce jour simples spectateurs du débat qui agite l’Europe. Quelle est la raison de cette attitude ? Quels sont les vrais intérêts de ces pays dans la crise orientale ? C’est une question que nous voudrions essayer de résoudre en interrogeant à la fois l’histoire et la situation présente des états scandinaves. Pour bien comprendre cette situation, il faut considérer les périls qui menacent le Danemark et la Suède, placés entre la Russie et l’Angleterre. Si d’une part l’on se rappelle la conquête des provinces suédoises de la Baltique et de la Finlande, de l’autre les bombardemens de Copenhague en 1801 et 1807, on ne se sent pas disposé à reprocher aux états du nord de l’Europe l’attitude qu’ils ont prise pendant la première année de la guerre d’Orient; on est tenté plutôt, à ce qu’il semble, de trouver une certaine hardiesse dans la proclamation toute spontanée de leur entière neutralité. La Russie demandait que la Baltique fût fermée aux navires alliés; elle aurait voulu tout au moins que ces navires ne trouvassent point d’asile dans les ports suédois ou danois : la déclaration de neutralité, telle qu’elle a été proclamée, n’a pas été moins qu’un refus d’accepter de pareils engagemens. La Russie a pu voir que, de ce côté-là, elle ne pouvait compter que sur quelques sympathies individuelles, impuissantes en présence d’une opinion publique ardente et convaincue. On a dit que les gouvernemens du Nord, peu de temps après avoir proclamé leur neutralité, avaient voulu en élargir la base, afin d’en augmenter les forces, par l’annexion des autres états résolus à suivre la même ligne de conduite; mais ces gouvernemens ont dû s’apercevoir bientôt de l’inutilité d’une telle entreprise. Si la guerre était destinée à se prolonger, il devenait évident que l’Europe tout entière était saisie de la querelle, et chacun des états qui la composent se trouvait mis en demeure de se décider ouvertement pour l’une des puissances belligérantes. Nul ne pense en effet, soit dans le Nord, soit en Russie ou chez nous, qu’en l’absence d’une paix prochaine, la neutralité de la Suède et du Danemark puisse durer. Indubitablement alors, la Baltique deviendra le théâtre d’une nouvelle campagne maritime, bien autrement importante que celle de l’été dernier.

Forte des garanties et des subsides que le puissant doit au faible dont le concours lui est utile pour une œuvre profitable à tous, la Suède se verra peut-être appelée à seconder, comme elle peut aisément le faire, par une armée auxiliaire de cinquante mille hommes, une descente en Finlande. Elle pourra le faire hardiment, car il s’agira bien évidemment alors, si les négociations diplomatiques n’amènent un prochain, résultat, d’une guerre européenne contre la Russie, et non plus seulement de la cause de la France et de l’Angleterre. Elle devra s’y prêter avec de hautes espérances, car il ne tiendra plus qu’à elle de se préparer ou simplement d’accepter tout un avenir de sécurité ou même de grandeur. Trop pauvre et encore enveloppée dans les langes de ses institutions surannées, la Suède n’attend, pour donner tout leur essor à ses richesses naturelles et à son esprit public, que d’heureuses circonstances, comme serait l’affaiblissement de la domination exclusive que la Russie prétend exercer sur la Baltique et dans tout le Nord, comme seraient surtout un rapprochement politique et moral, des rapports en tout plus intimes avec l’Allemagne et l’Occident. Le contact ou le seul voisinage de la Russie est plus dangereux qu’on ne le saurait dire; il est comme l’ombre d’un arbre immense dont l’épais feuillage arrête la lumière. La Suède ne manque pas d’hommes éminens; mais il est bien visible que ses plus utiles citoyens sont ceux qui ont appris à connaître l’Europe occidentale, soit par de fréquens voyages, soit par d’activés correspondances. Des sympathies nombreuses font souhaiter aux nations septentrionales cet accord avec la France et l’Angleterre, et les circonstances, il faut le dire, paraissent toutes s’y incliner. La Suède, qu’elle le déclare ouvertement ou s’en défende, s’applaudit certainement de n’avoir plus à redouter, à une quinzaine de lieues de ses côtes, les canons russes de Bomarsund; elle comprend bien d’une part qu’elle nous doit quelque reconnaissance, de l’autre que la campagne, même sans son utile secours, n’a pas été sans résultats.

Le Danemark de son côté, grâce au rétablissement du bon accord entre la nation et le roi, a rejeté enfin une partie des liens dans lesquels la diplomatie orientale avait su l’engager. Le changement tout récent du ministère danois n’est rien moins qu’un grand pas que le cabinet de Copenhague a tenté vers nous en s’affranchissant de l’influence prussienne. Le parti national a triomphé après une lutte de plus de deux années, calme, digne, qu’aucun excès n’a flétrie, et ce parti, qui comprend la nation presque entière, est celui qui hâte de tous ses vœux une franche et complète alliance avec la France et l’Angleterre, parce que de l’Orient, pense-t-il, ne peut venir qu’une influence de despotisme et de ténèbres, tandis que l’alliance occidentale ne peut être que bonne conseillère, favorable à la justice, aux lumières, à tous les droits les plus précieux de l’humanité.

Malheureusement ni le Danemark ni la Suède ne manquent d’hommes timides redoutant, malgré toutes les promesses qui doivent les rassurer, la colère d’un trop puissant voisin, ou bien d’esprits impatiens que les retards mécontentent et inquiètent. Il est curieux de suivre les efforts de la presse suédoise, par exemple, pour pénétrer les desseins du cabinet de Stockholm. Ce cabinet a plus d’une fois déjà couvert d’un secret inattendu ses dispositions extérieures, et le peuple suédois n’a connu, au commencement de l’année dernière, sa neutralité, déjà publiée au dehors, que par les feuilles danoises, qui, en publiant la déclaration de leur gouvernement, ont fait connaître que celle du cabinet suédois avait été conçue d’un commun accord et dans des termes identiques. Tout récemment, à l’occasion d’un crédit demandé aux quatre chambres par le roi de Suède en vue de la neutralité armée, une longue discussion s’est engagée, qui a amené de singuliers épisodes et de précieuses confidences. Comme l’opposition, dans l’espoir d’obliger le gouvernement à convoquer au printemps une diète extraordinaire, menaçait de faire rejeter la proposition soumise aux chambres, le roi manda auprès de lui le vice-président de l’ordre des bourgeois, M. Brinck. Il voulait apprendre directement quels griefs pouvaient arrêter la bourgeoisie; il était prêt à donner lui-même toutes les informations, tous les éclaircissemens qu’on demanderait. M. Brinck ne dissimula pas que l’ordre de la bourgeoisie se sentait peu disposé à donner un vote qui pourrait passer pour un témoignage de confiance envers un ministère dont l’éloignement avait été demandé par deux des quatre ordres. Le ministre des finances en particulier, M. le baron Palmstjerna, le même qui venait de présenter la proposition, était en grande suspicion, non pas seulement à cause de son antipathie bien connue contre plusieurs réformes libérales adoptées récemment malgré lui, mais parce qu’on craignait que ses relations de famille avec la Russie ne pussent exercer sur ses dispositions une fâcheuse influence. M. Brinck déclara ensuite que l’exposé de motifs n’avait appuyé d’aucune raison sérieuse la demande du crédit, et qu’on soupçonnait enfin qu’un accord parfait n’existait pas sur le fond de la question entre les ministres norvégiens et les ministres suédois. Cette obscurité touchant l’un et l’autre point faisait craindre que l’emploi des fonds demandés ne fût livré à l’aventure; la chambre considérait donc qu’il était de son devoir de ne pas se montrer favorable à un ministère qui n’était pas selon ses vœux, et de ne pas voter le crédit sans connaissance de cause. On assure que le roi, après avoir écouté ce libre langage, répondit à peu près en ce sens : — Le ministère avait pu commettre quelques erreurs; le baron Palmstjerna pouvait penser à sa guise touchant la politique extérieure, qui ne dépendait pas, après tout, de sa décision; l’opinion publique avait exagéré la différence de vues entre les cabinets suédois et norvégien; on avait dû observer dans l’exposé de motifs la plus attentive discrétion, afin de n’inquiéter aucun des cabinets de l’Europe; mais les fonds votés seraient consacrés tout au moins à compléter et à perfectionner le matériel de la flotte et de l’armée. — Pour ce qui était du reste, le roi se flattait de l’espérance que « l’attitude qu’il ferait tenir à la Suède au milieu des complications prochaines serait trouvée entièrement conforme aux intérêts et aux sympathies de la nation. » Tel fut le récit fait par M. Brinck le 5 novembre 1854, dans une salle de la bourse, en présence de ses collègues de la bourgeoisie, et qui décida le vote en faveur du crédit demandé.

Un mois environ après ce curieux épisode, à l’époque même de la clôture de la diète, qui est, comme on sait, triennale, on lisait dans un journal quelques détails sur une communication faite par le roi au comité secret de la diète, communication où sa majesté déclarait que, «forcée de renoncer à la politique de neutralité, elle s’engagerait contre, jamais pour la Russie[1]. » Nous savons bien ce qu’il faut accorder de confiance à certaine presse en général, et en particulier aux petites gazettes du Nord. Nous avons vu le journal le plus éhonté de Stockholm, la Voix du Peuple, publier pendant l’été dernier, un à un, tous les articles d’un prétendu traité conclu entre la France et la Suède en vue d’une conquête de la Finlande; nous l’avons vu fabriquer des noms propres, comme il invente des traités, comme il imagine de fausses accusations. Cependant nous étions en droit de prétendre, à le voir abuser ainsi la foule par la fausse espérance d’une prochaine guerre contre les Russes, que la foule voulait être flattée de cette façon et par de pareilles espérances. Eh bien! la question est de savoir ce qu’il faut conclure ici, en tenant compte de toutes les circonstances, des détails publiés par la presse suédoise. La première des deux communications que nous venons de signaler a paru d’abord, il est vrai, dans un pamphlet mensuel dépourvu de tout crédit officiel; mais elle a été répétée avec éloges, avec admiration, par des journaux dévoués au gouvernement, et on ne l’a pas démentie. La seconde paraît évidemment inadmissible; autant valait-il en effet que le roi Oscar, par un singulier démenti de sa prudence passée, publiât une déclaration de guerre à la Russie, et cela justement à l’entrée de l’hiver, au moment où les flottes alliées se retiraient, laissant libre carrière au ressentiment des Russes. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre communication sont devenues pour la Suède un sujet de discussions très vives, la Suède elle-même ne sachant pas ce qu’il en fallait croire, et cherchant à pénétrer le secret de ses prochaines destinées. Les uns, trop ardens, ne voulaient faire aucun fond sur des paroles suivant eux vagues, incertaines, et n’engageant à rien; les autres s’effrayaient de tout ce qui pouvait en apparence porter atteinte à une neutralité absolue, obstinée. Un certain nombre, il faut le dire, secrètement charmés d’avoir vu ruiner par nos mains la forteresse de Bomarsund, qui menaçait de devenir une autre Cronstadt, souhaitaient qu’on laissât faire les puissances alliées, qu’on trouvât un biais pour ne pas intervenir dans leur débat, et acceptaient l’espérance du profit, en déclinant, il faut le dire, l’honneur avec les dangers.

Sortons des incertitudes. Pour qui veut jeter un regard sur l’histoire des relations modernes du nord Scandinave avec la Russie, la participation de la Suède à la cause des puissances occidentales ne saurait être douteuse. La nation suédoise a subi du côté de l’orient des injures qu’elle ne peut pas avoir oubliées, et la dynastie de Bernadotte, française d’origine, aujourd’hui française et suédoise à la fois d’esprit et de cœur, ne brisera pas elle-même, contre la volonté des peuples qui l’ont adoptée, les liens qui la rattachent à sa première patrie. Les relations intellectuelles et morales rapprochent intimement la Suède de l’Angleterre et de la France; elles sont nulles entre la Suède et la Russie. Les nations scandinaves tiennent d’ailleurs pour redoutable à tous égards le voisinage de la Russie. Jalouses des avantages que réclament l’intelligence et la liberté, elles se tournent naturellement vers l’occident de l’Europe, source naturelle et toujours vive de la civilisation et du génie moderne. Jusqu’à ce que la France et l’Angleterre soient effacées de la carte, il ne sera donné à aucune force humaine d’arrêter le courant qui entraîne vers nous ces peuples, qui cherchent la lumière et invoquent le feu sacré avec des esprits et des cœurs dignes de le recevoir ; ils savent bien que la Russie ne serait capable, par l’influence des relations sociales, que d’en éteindre chez eux les plus précieuses étincelles. Peut-être est-il plus à propos que jamais de montrer, par l’incontestable témoignage de l’histoire, que l’ambition russe a été pour la Suède non-seulement un perpétuel danger, mais une cause jusqu’à présent inévitable d’affaiblissement et de ruine, et que si ce noble pays, au caractère héroïque, dépouillé principalement par la Russie de sa grandeur passée, semble entravé aujourd’hui dans le développement de ses institutions, c’est l’exemple absolutiste de sa puissante voisine qu’il en doit accuser. Le libéralisme sage et prudent des institutions est la loi inévitable de l’avenir, et, quoi qu’en disent les esprits timorés, le seul salut des nations modernes; il doit être en ce moment le lien commun qui réunira les peuples contre une ambition redoutable dont le moment est venu d’arrêter les progrès.


I.

Saint-Simon raconte dans ses mémoires que le tsar de Russie Pierre Ier, étant en Hollande à apprendre la construction des vaisseaux, « trouva sourdement mauvais que l’Angleterre ne s’était pas assez pressée de lui envoyer une ambassade dans ce proche voisinage... Enfin l’ambassade arriva; il différa de lui donner audience, puis donna le jour et l’heure, mais à bord d’un gros vaisseau hollandais qu’il devait aller examiner. Il y avait deux ambassadeurs qui trouvèrent le lieu sauvage, mais il fallut bien y passer. Ce fut bien pis quand ils furent arrivés à bord : le czar leur fit dire qu’il était à la hune, et que c’était là où il les verrait. Les ambassadeurs, qui n’avaient pas le pied assez marin pour hasarder les échelles de corde, s’excusèrent d’y monter; le czar insista, et les ambassadeurs, fort troublés d’une proposition si étrange et si opiniâtre.., à la fin, à quelques réponses brusques aux derniers messages, sentirent bien qu’il fallait sauter ce fâcheux bâton, et ils montèrent. Dans ce terrain si serré et si fort au milieu des airs, le czar les reçut avec la même majesté que s’il eût été sur son trône; il écouta la harangue, répondit obligeamment pour le roi et la nation, puis se moqua de la peur qui était peinte sur le visage des ambassadeurs, et leur fit sentir en riant que c’était la punition d’être arrivés auprès de lui trop tard. » Voilà comment, dès le commencement de son règne, ce prince, qui allait « mêler à l’avenir dans les affaires de l’Europe une cour qui n’en avait jamais été une et une nation méprisée et entièrement ignorée pour sa barbarie.., suivant sa pointe, se faisait tout rendre, mais à sa mode et à sa façon. »

À cette pointe, qui cherchait un ennemi, la Suède fit la faute de se présenter d’elle-même la première. L’histoire des progrès de la Russie sur les côtes de la Baltique et de sa domination dans le Nord et sur cette mer commence sous le règne de l’imprudent Charles XII, atteint son plus haut période lors de la conquête de la Finlande, et s’achèvera, c’est l’espérance de toute l’Europe, par la guerre actuelle, destinée à devenir le nœud du XIXe siècle.

Charles XII a suscité le redoutable empire de la Russie; cet éternel reproche restera sur sa mémoire, et les Suédois eux-mêmes, admirateurs un peu passionnés de ses vertus de héros, n’ont jamais revendiqué pour lui le renom de politique habile. Un de leurs poètes l’a représenté obsédé jusqu’à son dernier jour par la conscience de sa faute. « Pendant que je regardais flotter sur les murs de Fredrikshall le drapeau de la Suède, lui fait-il dire, j’aperçois tout à coup un point noir apparaître dans les cieux; il s’élargit et s’augmente en s’abaissant vers moi; il approche. Je distingue bientôt deux ailes, puis, à la double flamme de ses yeux, je reconnais l’oiseau ravisseur : c’était un aigle. Son vol. trace dans les airs de larges cercles. Je le suivais avidement du regard. Tout à coup il s’abat hardiment, son vol atteint déjà l’extrémité du drapeau qui flotte. Mon sang bouillonne à cette vue; je saisis une arme, je vise et je fais feu. L’aigle balance, un cri de joie va sortir de ma poitrine... O désespoir ! l’aigle déploie de nouveau ses ailes et s’élève dans les airs. Malédiction sur moi ! Il a, de ses serres avides, saisi le drapeau de la Suède; il en a arraché un lambeau que je vois, dans sa serre, se débattre au vent, jusqu’à ce que le fier oiseau disparaisse au milieu des nuages. »

En effet, Charles XII laissa la Suède mutilée. A son avènement, elle était encore toute-puissante dans la Baltique; elle avait éloigné de ses côtes la Pologne rivale qui devait bientôt périr; les entreprises hardies de Charles X Gustave avaient reconquis les provinces méridionales de la presqu’île scandinave et réduit le Danemark au simple rôle de gardien du Sund; la Prusse était encore au berceau, et les provinces de la Baltique méridionale, ainsi que la Finlande, étaient possessions suédoises. La défaite de Pultava ne laissa presque rien subsister de cette grandeur. Pressée de mettre un terme aux désastres de la guerre, la Suède conclut la paix en 1721, après avoir réformé sa constitution intérieure. Le traité de paix cédait à la Russie la Livonie, l’Ingrie, l’Esthonie et la Carélie; la réforme de la constitution substituait une dangereuse oligarchie à une royauté souveraine et livrait le pouvoir aux intrigues d’une noblesse égoïste, non contenue par l’ascendant des classes moyennes, dont l’avènement à la vie politique ne devait être dans le Nord qu’un des résultats de la révolution de 1789. Non contente d’acquérir ainsi une place entre les puissances riveraines de la Baltique et un premier boulevard en avant de sa capitale, la Russie, éclairée par sa convoitise, avait nettement compris que l’anarchie qui devait bientôt résulter des changemens survenus dans le gouvernement de la Suède lui offrirait une favorable ouverture pour pénétrer, à l’aide de la corruption et de l’intrigue, dans les affaires intérieures de ce pays. Elle associa à ses projets la puissance nouvelle, mais déjà ambitieuse, de la Prusse, dont le mouvement de retraite de la Pologne et de la Suède allait si rapidement fonder la grandeur, et dont la Russie pouvait récompenser le concours aux dépens des possessions suédoises en Allemagne, tandis qu’elle-même s’agrandirait sur les bords de la Baltique orientale. Unies par leurs intérêts communs, les deux puissances imposèrent à la Suède leur garantie en faveur de la constitution de 1720, et remplacèrent, pour arriver à l’exécution de leurs desseins contre un voisin dont elles voulaient se partager les dépouilles, la guerre ouverte par les plus ténébreuses et les plus perfides menées.

La Russie se chargea la première de procurer un facile essor aux germes de discorde contenus dans la constitution de 1720; les dissensions entre les bonnets et les chapeaux, pendant l’époque dite de la liberté (frihetstiden), qu’on appellerait plus justement l’époque des partis, furent principalement son ouvrage[2] ; elle les attisa en y jetant son or, et la guerre de 1741, qui fut le résultat immédiat de ces intrigues, lui valut déjà la conquête de la Finlande orientale. Ce facile succès, encourageant la Russie, allécha la Prusse, et comme leur traité défensif de 1764, qui garantissait secrètement la constitution de Pologne, était devenu le principe du partage subséquent de ce royaume, de même ces deux puissances, en renouvelant ce traité à Pétersbourg le 12 octobre 1769, ne purent contenir l’expression, déjà formulée précédemment, de leurs espérances. Elles renouvelèrent aussi un article secret, qui, non publié jusqu’à présent dans nos recueils de traités, mérite d’être restitué à l’histoire comme rappelant un curieux épisode dans le tableau des relations entre la Suède et les puissances orientales. Une copie de ce document diplomatique, annexée à une lettre autographe de Frédéric II, du 11 septembre 1772, et envoyée à sa sœur, la reine douairière Louise-Ulrique, mère de Gustave III, se trouve aux archives des affaires étrangères de Stockholm[3] ; en voici le texte :

Article secret troisième du traité entre la Prusse et la Russie, conclu à Saint-Pétersbourg le 12 octobre 1769.

«Les hautes parties contractantes s’étant déjà concertées par un des articles secrets du traité de l’alliance signé le 31 mars de l’année 1764 sur la nécessité de maintenir la forme du gouvernement, confirmé par les quatre états du royaume de Suède, et de s’opposer au rétablissement de la souveraineté, sa majesté le roi de Prusse et sa majesté l’impératrice confirment de la manière la plus solennelle par le présent article tous les engagemens qu’elles ont contractés alors, et s’engagent de nouveau à donner à leurs ministres résidens à Stockholm les instructions les plus expresses pour qu’agissant en confidence et d’un commun accord entre eux, ils travaillent de concert à prévenir tout ce qui pourrait altérer la susdite constitution du royaume de Suède et entraîner la nation dans des mesures contraires à la tranquillité du Nord. Si toutefois la coopération de ces ministres ne suffisait point pour atteindre le but désiré, et que, malgré tous les efforts des deux parties contractantes, il arrivât que l’empire de Russie fût attaqué par la Suède ou qu’une faction dominante dans ce royaume bouleversât la forme du gouvernement de 1720 dans les articles fondamentaux, en accordant au roi le pouvoir illimité de faire des lois, de déclarer la guerre, de lever des impôts, de convoquer les états et de nommer aux charges sans le consentement du sénat, leurs majestés sont convenues que l’un et l’autre de ces deux cas, savoir celui d’une agression de la part de la Suède, et celui du renversement total de la présente forme du gouvernement, seront regardés comme le casus fœderis. Et sa majesté le roi de Prusse s’engage, dans les deux cas sus-mentionnés et lorsqu’elle en sera requise par sa majesté l’impératrice, à faire une diversion dans la Poméranie suédoise, en faisant entrer un corps considérable de ses troupes dans ce duché. Ce présent article secret aura la même force et vigueur que s’il était inséré mot pour mot dans le traité principal d’alliance défensive signé aujourd’hui et sera ratifié en même temps.

« En foi de quoi il en a été fait deux exemplaires semblables, que nous, les ministres plénipotentiaires de sa majesté l’impératrice de toutes les Russies, autorisés à cet effet, avons signés et scellés du cachet de nos armes.

« Fait à Saint-Pétersbourg le 12 octobre 1769.

« VICTOR-FREDERIC, comte de Solms. G.-N. PANIN. PRINCE A. GALITZIN. »


Dans le même dossier qui contient ce précieux document, on trouve à la suite la minute autographe d’une pièce écrite par le comte Scheffer, ministre et ami de Gustave III, et réfutant avec calme et dignité, mais avec une dialectique puissante, les prétentions inadmissibles de la Russie et de la Prusse. Il est incontestable que la convention secrète de ces deux puissances présageait à la Suède le même sort qu’elles avaient réservé à la Pologne. Il est clair que dans la pensée de Frédéric et de Catherine, l’anarchie de la Suède devait amener un premier partage, en vue duquel la Poméranie et la Finlande étaient déjà destinées aux deux hautes parties contractantes; Catherine aurait ensuite exercé sur la Suède le même protectorat que sur la Pologne, en attendant le second partage, dans lequel, au besoin, on aurait admis un troisième complice.

L’énergie de Gustave III déjoua cet odieux complot. Éclairé de bonne heure par la haine profonde que sa mère lui avait inspirée contre une oligarchie rivale de la royauté, Gustave, dès l’âge de vingt ans, sans connaître les plans arrêtés par les ennemis de la Suède, avait pénétré l’avenir et aperçu les malheurs et la honte que ces ennemis préparaient à son pays et à son règne. Il avait résolu de déjouer leurs complots; il a exécuté sa résolution autant qu’il était en lui; s’il n’a pas réparé toute la faute de Charles XII, devenue déjà peut-être irréparable, il a du moins préservé la Suède du premier péril que cette faute lui avait attiré.

Ce fut l’alliance française qui lui procura seule les moyens d’accomplir l’œuvre qu’il méditait. Il était naturel que la France, dont la vraie politique a toujours été de relever les faibles pour contenir les ambitieux, offrit de bonne heure son amitié à ces nations du Nord que la nature a placées dans un isolement dangereux entre des empires destinés à une grande puissance politique. Contre les envahissemens de Charles-Quint, Gustave Vasa fut l’allié fidèle de François Ier; contre Ferdinand II, héritier de son double despotisme religieux et politique, Gustave-Adolphe fut le glorieux instrument du cardinal de Richelieu. Richelieu, suivant le beau langage de Voiture, « fut chercher jusque sous le pôle ce héros qui sembloit estre destiné à mettre le fer à ce grand arbre de la maison d’Autriche et à l’abattre; il fut l’esprit meslé à ce foudre, qui a remply l’Allemagne de feu et d’éclairs, et dont le bruit a esté entendu par tout le monde. » Pour ne parler que des relations politiques, sous Louis XIV encore, alors même que l’odeur des lis commençait à se faire sentir trop fort en Europe, les Suédois étaient avec nous; on les appelait les Gascons du Nord ou bien nos janissaires. Et n’était-ce pas leur plus beau temps ? L’expérience n’a-t-elle pas prouvé qu’une étroite alliance avec l’Europe occidentale est profitable à ces peuples ? N’est-il pas permis de croire qu’en 1808 et 1812 des fautes ont été commises de part et d’autre, dont l’ennemi commun a seul profité, puisque, grâce à ces fautes, il a pris la Finlande, objet de tous ses vœux, et repoussé facilement la plus formidable des invasions ?

Bien qu’il eût été déjà question, pendant une diète suédoise, en 1769, de certains changemens favorables à l’autorité royale humiliée par la constitution de 1720, bien qu’il fût visible que Gustave était déterminé à ne pas retarder longtemps l’exécution de ses projets, ce fut la cour de France qui se chargea d’encourager et de diriger l’entreprise. Dès l’année 1770, deux ans avant la révolution, le duc de Choiseul engagea Gustave III à venir se concerter avec le cabinet de Versailles sur les moyens de rétablir en Suède la souveraineté royale et de mettre un terme aux espérances et aux intrigues de la Russie. Tel fut l’objet de son premier voyage en France. En descendant les escaliers du palais, après avoir pris congé du roi son père, il dit au comte Bjelke, qui l’accompagnait vers sa voiture : « Je ne veux plus rentrer dans ce palais tant que durera ce gouvernement de femmes.» On sait quel brillant accueil firent au jeune prince le vieux roi Louis XV, tout Versailles, et surtout les gens de lettres. Aux fêtes de la cour et des salons Gustave mêla secrètement les conférences politiques, et bien que la nouvelle de la mort d’Adolphe-Frédéric, son père, qui vint le surprendre le 1er mars 1771 pendant qu’il assistait à une représentation de l’Opéra, ne lui eût pas permis de rester à Paris plus d’un mois, — les audiences qu’il avait eues du roi Louis XVe et ses entrevues avec le duc d’Aiguillon, successeur désigné de M. de Choiseul, avaient suffi néanmoins pour lui donner la ferme assurance qu’il serait vigoureusement soutenu par la cour de France. On lui avait remis une première avance sur les subsides que le cabinet de Versailles s’apprêtait à renouveler bien des fois pendant le nouveau règne; une armée était prête à marcher vers l’Allemagne ou à s’embarquer pour la Suède, si la Prusse et la Russie faisaient quelque démonstration hostile, et l’Espagne, qui recherchait alors notre appui à cause de ses différends avec l’Angleterre au sujet de la possession des Malouines, s’était jointe à nous pour favoriser et protéger la révolution royaliste en Suède. Toute une année s’écoula, pendant laquelle Gustave III attendit l’occasion propice. On comprend quelle fut à Versailles l’impatience du roi et de la cour en attendant l’heureuse nouvelle, et quelle fut leur joie quand le jeune baron de Liewen, envoyé en courrier, vint en onze jours de Stockholm remettre à Louis XVe la lettre autographe de Gustave III, annonçant l’heureux succès de la journée du 21 août 1772, les factions détruites, l’oligarchie domptée, l’autorité royale rétablie. L’allié de la France allait disposer désormais d’une force réelle, par laquelle on espérait contenir ses ambitieux voisins.

Il fallait seulement savoir comment le roi de Prusse et l’impératrice de Russie, après s’être portés garans de la constitution de 1720, recevraient la nouvelle de la révolution. Allaient-ils essayer de ressaisir par les armes les espérances qui, fondées sur la ruse, venaient de s’écrouler tout à coup, ou bien leur inaction deviendrait-elle un aveu de leur désappointement et de leur défaite ? C’est ici qu’il est curieux d’invoquer encore les témoignages irrécusables que contiennent les archives suédoises. Ce même dossier que M. le baron Manderström a eu l’heureuse idée de faire connaître, et auquel il aurait pu donner une plus grande publicité, comprend des lettres entièrement autographes de Frédéric II et de Catherine, qui nous révèlent avec quel dépit les deux souverains apprirent leur déception. Frédéric II surtout dissimule bien mal le ressentiment que lui cause la révolution, et l’on voit aisément, sous ses protestations fausses de désintéressement et de zèle, la rage de son ambition trompée. Voici la lettre par laquelle il répond au message de Gustave III après la journée du 21 août. Il y a quelque chose de caractéristique dans la brusquerie avec laquelle il se place dès les premiers mots en plein sujet, ainsi que dans les efforts qu’on le voit faire pour reprendre à la fin son sang-froid et pour rajuster ses paroles sous le voile d’un parfait dévouement.


« Ce 1er septembre 1772.

« Monsieur mon frère,

« Je vois par la lettre de votre majesté le succès qu’elle a eu dans le changement de la forme du gouvernement suédois; mais croit-elle que cet événement se borne à la réussite d’une révolution dans l’intérieur de son royaume ?... Que votre majesté se souvienne de ce que j’ai eu la satisfaction de lui dire lorsqu’à Berlin j’ai joui de sa présence; je crains bien que les suites de cette affaire n’entraînent votre majesté dans une situation pire que celle qu’elle vient de quitter, et que ce ne soit l’époque du plus grand malheur qui peut arriver à la Suède. Vous savez, sire, que j’ai des engagemens avec la Russie; je les ai contractés longtemps avant l’entreprise que vous venez de faire; l’honneur et la bonne foi m’empêchent également de les rompre, et j’avoue à votre majesté que je suis au désespoir de voir que c’est elle qui m’oblige à prendre parti contre elle, moi qui l’aime et lui souhaite tous les avantages compatibles avec mes engagemens; elle me met le poignard au cœur en me jetant dans un embarras cruel, duquel je ne vois aucune issue pour sortir. J’ai écrit de même à la reine sa mère; je lui expose les choses dans la plus grande vérité; mais la chose est faite, et la difficulté consiste à y trouver un remède. Je regarderai comme le plus beau jour de ma vie celui où je pourrai parvenir à rajuster ce qui s’est passé, ne pensant qu’aux véritables intérêts de votre majesté et ne souhaitant que de pouvoir lui donner des marques de la haute estime et de l’attachement avec lequel je suis, monsieur mon frère, de votre majesté, le bon frère et fidèle oncle,

« FREDERIC. »


Dix jours ne suffisent pas pour imposer au grand Frédéric un peu plus de modération; une seconde lettre, adressée par lui le 11 septembre à la reine douairière Louise-Ulrique, mère de Gustave III, ne montre de sa part ni plus de calme ni plus de bonne foi. Son apparent dédain pour la conquête de la Poméranie, qu’il affiche dans cette seconde lettre, trahit quel violent désir il avait réellement d’enlever cette province à la Suède, et les imputations de ses dernières lignes sont d’ailleurs aussi gratuites qu’odieuses.


« Ma très chère sœur, écrivait Frédéric, je suis bien fâché que vous distinguiez si mal vos amis de vos ennemis….. Si votre bonheur était solide, je serais le premier à vous en féliciter; mais les choses en sont bien éloignées : je vous envoie ici la copie de l’article de notre garantie tel qu’il a été signé à Saint-Pétersbourg, et j’y ajoute même que, si je ne peux trouver des expédiens pour calmer les esprits, je remplirai mes traités, parce que ce sont des engagemens de nation à nation et où la personne n’entre pour rien. Voilà ce qui me met de mauvaise humeur de voir que par l’action la plus téméraire et la plus étourdie, vos fils me forcent de m’armer contre eux. Ne pensez pas que mon ambition soit tentée par ce petit bout de la Poméranie, qui certainement ne pourrait exciter au plus que la cupidité d’un cadet de famille; mais le bien de cet état exige nécessairement que je reste lié avec la Russie, et je serais justement blâmé par la postérité, si mon penchant personnel l’emportait sur le bien du peuple auquel je dois tous mes soins. Je vous dis, ma chère sœur, les choses telles qu’elles sont, et je ne pronostique que des infortunes; car, si cela en vient à une guerre comme je l’appréhende beaucoup, qui vous répondra qu’une partie de votre armée suédoise ne passera pas du côté des Russes, et qui vous garantira, que cette nation, dégradée comme elle l’est, ne leur livre pas son roi ? Enfin il y a cent malheurs de ce genre à prévoir qui me font frémir pour vous, tandis que je ne vois aucune puissance en état de vous assister et de vous secourir. Veuille le ciel que je me trompe et que vous soyez heureuse ! Soyez persuadée que personne ne s’en réjouira plus cordialement que moi, qui serai jusqu’au dernier soupir, avec autant de considération que de tendresse, ma très chère sœur, votre fidèle frère et serviteur.

« FREDERIC. »

« ….. Ne vous fiez pas sur vos Suédois, ajoutait-il dans une autre lettre (du 21 septembre); je sais qu’on murmure dans l’obscurité, qu’il y a nombre de mécontens, et qu’à la première levée de boucliers d’une puissance voisine, tous les malheurs que je vous ai prédits vous accableraient….. Ménagez la Russie, je vous le conseille en frère; ménagez-la plus que jamais, car quoi que vous disent les Français, le sort du roi de Suède est actuellement entre les mains de l’impératrice de Russie, et une vengeance différée n’est pas éteinte... »


Et, pour que Gustave ne méconnût pas le sens de ces menaces, un peu voilé encore dans ses propres lettres, Frédéric semble avoir chargé le prince Henri, son frère, de revêtir d’expressions plus énergiques et plus crues ses sentimens secrets. Les lettres du prince sont aussi conservées dans le dossier de Stockholm, en copie, il est vrai, mais sans que l’authenticité en puisse paraître douteuse. Elles complètent les témoignages que nous venons de citer et contiennent, il est permis de le croire, la vraie pensée de la Prusse, avec des aveux sur l’importance de la révolution de 1772 qu’il convient de recueillir pour apprécier sainement la politique intéressée de la Russie et de son alliée :


« ….. Il s’agit de bien discuter l’intérêt de tant de puissances, dit le prince. Tout comme il y en a qui sont attachées à la Suède et qui sans doute auront été à favoriser la révolution pour en tirer l’avantage en temps et lieu, tout ainsi il y en a d’autres qui, par leur situation, sont obligées à prévenir les desseins d’une puissance qui pourrait se servir de la Suède contre leurs intérêts. Je suis convaincu en mon particulier des sentimens du roi votre fils, je suis assuré qu’il n’a aucun dessein formé contre aucune puissance; mais avec le gouvernement d’à présent, la Suède deviendra, si elle conserve la paix pendant dix ans, puissance prépondérante. Jugez, ma chère sœur, avec équité, et dites ensuite si c’est caprice de la part du voisin formidable si, pour éviter qu’une puissance qui tout à l’heure ne pouvait lui nuire ne se remette en état d’être comptée encore dans la balance politique, il cherche à la prévenir. C’est l’état de la question, c’est sur cet objet que le roi votre fils aura à négocier... Il aura sujet de bien mûrement peser ses résolutions avant de les prendre, car il sera ensuite seul responsable des événemens; on ne peut agir plus cordialement qu’en prévenant sur de pareils objets; cela ne se fait qu’entre parens; dans d’autres occasions, on saisit la fortune quand elle se présente, et on ne refuse pas d’en profiter. Tout dépend des lettres qu’on recevra du Nord….. »


On voit que la Prusse ne méditait rien moins que de réduire la Suède, même par les armes, à ne plus compter pour rien dans la balance politique de l’Europe. Le prince Henri ne lui épargne pas les funestes présages :


« La Russie n’est pas la seule qui trouve son intérêt blessé par la nouvelle forme de gouvernement en Suède, ajoute-t-il[4]. Les Anglais en sont plus fâchés encore. Jugez, ma chère sœur, quelle sera la position du roi de Suède, si ce feu vient à s’embraser. Ne vous flattez pas des Turcs, dont la diversion pouvait être utile à la Suède contre la Russie : je suis convaincu et certain qu’ils feront leur paix; mais, si même cela n’arrivait pas, je vous assure que cela n’influerait pas sur les affaires de Suède….. Si on n’avait pas à faire à des parens, on aurait un moyen sûr, en irritant les esprits, de s’emparer d’un domaine qui arrondirait nos états. On est bien éloigné de cette pensée, et si l’honneur exigeait une pareille extrémité, je suis sûr qu’on montrerait le plus grand désintéressement; au moins c’est ma façon de penser, et j’espère qu’on l’adoptera... »


Il n’est pas possible d’indiquer plus clairement que la Prusse et la Russie ne se sont pas encore désistées de leur traité secret, et que la Poméranie, ce coin de terre, pour n’être en apparence que le digne objet des vœux d’un cadet de famille, serait réellement, au gré du roi de Prusse, une acquisition qu’il ne dédaignerait pas. Gustave répondit très dignement à de telles menaces :


« Monsieur mon oncle, écrit-il au prince de Prusse en janvier 1773, je ne puis assez vous dire combien je suis touché de la franchise avec laquelle votre altesse royale veut bien me parler. C’est la preuve la plus convaincante qu’elle pouvait me donner de son amitié et de l’intérêt qu’elle prend à mon bonheur. Mais, mon cher oncle, dites-moi donc, au nom de Dieu, ce que j’ai fait pour m’attirer l’orage dont vous me montrez que je suis si infailliblement menacé. N’ai-je pas manifesté de la manière la plus évidente mes vues pacifiques ? Mon désir de cultiver l’amitié de tous mes voisins, de respecter les traités, de me concilier leur affection, ne leur est-il pas assez connu pour qu’il soit impossible qu’il leur en reste aujourd’hui le moindre doute ? Quels peuvent donc être leurs griefs contre moi, et que me demandent-ils ? S’il est question du changement qui s’est fait dans la forme du gouvernement de mon royaume, vous êtes trop juste, mon cher oncle, pour ne pas sentir que c’est une affaire qui ne peut être traitée avec les puissances étrangères. Elle a été faite et ratifiée par la nation suédoise; cette nation y trouve aujourd’hui son bonheur... Quel droit les puissances étrangères peuvent-elles donc avoir de me chercher querelle pour avoir rendu heureux mes sujets ?... Vous m’avouerez bien, mon cher oncle, que si c’est là une cause de guerre, il n’y a plus de justice dans le monde... Que gagnerais-je par des traités et des garanties avec des puissances qui ne connaîtraient d’autres droits que leurs volontés, et qui ne consulteraient que leurs forces pour les exécuter ? Avec de tels voisins, il faudrait nécessairement succomber un jour, et alors il vaudrait autant en courir les risques d’abord que d’en venir là après avoir subi l’humiliation de me laisser prescrire des lois sur la forme de l’administration de mon royaume... Mais je ne puis me mettre dans l’esprit qu’on m’attaquera au mépris de tous les principes de droit et de justice, et qu’on attaquât en même temps le droit de tous les souverains et de toutes les nations indépendantes. Je présume mieux de mes voisins, et surtout de celui qui, par les liens du sang, toujours si précieux pour lui, a tant de motifs de me soutenir contre les autres en cas qu’ils puissent concevoir des plans d’une iniquité si manifeste[5]... »


Ces dernières paroles faisaient une allusion directe à l’incroyable théorie que le prince de Prusse avait exposée à Gustave III dans une de ses lettres précédentes; ce document se trouve aussi parmi les papiers de Stockholm, et nous ne devons pas l’omettre, parce qu’il jette une lumière précieuse sur les doctrines politiques de la Prusse au XVIIIe siècle ;


<….. Vous connaissez, sire, vos intérêts et ceux des puissances qui vous environnent, en un mot le système politique de toute l’Europe. De là il est aisé de conclure qu’il n’arrive aucun changement dans un état qui n’intéresse tous les autres; il en est qui croient en profiter, tout comme d’autres s’en trouvent très lésés; c’est sur cette combinaison que sont fondées ensuite les mesures que prennent tous ces corps politiques, soit pour leur sûreté, soit pour le renversement d’un système qui leur est nuisible. Comme les souverains n’ont pas de tribunal où leur cause se plaide, ils ont le droit de se rendre justice eux-mêmes. Si plusieurs souverains sont d’accord, si les traités les unissent, la justice qu’ils se rendent devient aisée, et dans ce cas l’accommodement est l’unique chemin qui reste à la partie la plus faible. Voilà comme j’envisage l’Europe[6]... »


Cela est clair; l’intérêt particulier substitué dans la société européenne à l’intérêt général, la loi du plus fort mise à la place du droit politique et du droit des nations, la coalition des plus puissans contre les plus faibles, voilà quels principes la Prusse reconnaissait et professait ouvertement pendant la période même qui fonda sa grandeur : c’étaient justement ceux qui allaient dicter le premier partage de la Pologne, et qui menaçaient déjà les pays du Nord d’un sort pareil à celui de ce malheureux peuple.

L’impératrice de Russie n’avait pas vu avec moins de ressentiment que Frédéric II ses projets déçus par la révolution de 1772, et elle avait cherché, de concert avec lui, comment elle pourrait profiter de la faiblesse du nouveau gouvernement avant qu’il se fût affermi. Cependant, à cette même époque, son extrême ambition l’avait engagée dans plusieurs entreprises qu’elle devait conduire à une heureuse issue avant de pouvoir diriger son attention vers la Suède. Le premier partage de la Pologne venait d’être décidé seulement le 5 août 1772; la guerre contre les Turcs lui donnait en même temps de sérieuses inquiétudes; à l’intérieur enfin, la révolte de Pugatchef menaçait de gagner jusqu’au centre de l’empire, et la peste, qui avait étendu ses ravages jusque dans Moscou, dont cent mille habitans avaient péri, répandait dans toute la Russie une inquiétude peu favorable à l’exécution de nouveaux desseins. D’ailleurs le cabinet de Saint-Pétersbourg connaissait la résolution hautement annoncée par la France de secourir la Suède envers et contre tous. Il savait que des armemens considérables avaient été faits à Brest et à Toulon, qu’une escadre française était prête à pénétrer dans la Baltique, et que des troupes de débarquement étaient déjà réunies en Flandre pour partir aux premiers ordres. La seule crainte qui arrêtât encore le cabinet de Versailles, c’était que l’Angleterre ne témoignât, à l’occasion de ces armemens, un mécontentement qui pût entraîner une rupture. Encore, malgré le désir extrême du roi d’éviter la guerre avec les Anglais, le duc d’Aiguillon se persuadait-il aisément qu’une attitude ferme et résolue de la France n’entraînerait pas une conséquence si fâcheuse. Le cabinet de Londres, de son côté, paraissait se rapprocher sensiblement de celui de Versailles et se disposer à laisser la France agir comme elle l’entendrait dans les intérêts du nord de l’Europe. En présence de tant de difficultés, Catherine ne pouvait pas songer à une guerre ouverte contre la Suède et sa puissante alliée; elle dut se résigner à voir se relever la puissance qu’elle avait ébranlée et cru renverser, et le roi de Prusse, qui n’était fort de ce côté que par son alliance avec la Russie, fut bien obligé d’accepter pour son compte la même résignation. Il satisfit du moins son dépit par la lettre suivante, que nous empruntons à la même source que les précédentes, et qui est tout aussi peu connue et plus curieuse encore. Furieux de ne pouvoir démembrer la Suède et prendre la Poméranie, et comme éclairé sur l’avenir par sa colère même, Frédéric II prédit vingt ans à l’avance une mort violente au jeune Gustave III pour le punir d’avoir trompé son ambition.


«23 janvier 1773.

« Monsieur mon frère,

«….. Je ne doute pas que votre majesté ait de bons alliés, mais je les trouve très éloignés de la Suède, et par conséquent peu en état de l’assister. Elle me dit qu’elle est satisfaite des témoignages d’amitié que lui ont donnés ses voisins; je me garderai bien de la troubler dans l’heureuse sécurité dont elle jouit, et, bien loin de me plaire à prophétiser des infortunes, j’aimerais mieux annoncer des prospérités. Cependant je déclare à votre majesté comme à tout son royaume que je ne me suis jamais cru prophète, ni voyant, ni inspiré; je ne sais que calculer l’avenir sur de certaines données qui peuvent quelquefois tromper par la vicissitude des événemens, et qui souvent répondent au pronostic qu’on en a porté. Je pourrais me servir de la réponse de ce devin qui avait pronostiqué des malheurs qui menaçaient César, ce grand homme, aux ides de mars. César lui dit en le rencontrant : — Eh bien ! ces ides de mars sont venues. — Le devin lui répondit : — Elles ne sont pas encore passées. — Votre majesté sait le reste; mais le cas n’est pas exactement pareil. La catastrophe de César n’est point à craindre pour votre majesté, et, si les présages de l’avenir lui font de la peine, je puis, comme un autre, couvrir de fleurs les précipices pour les cacher à ses yeux. Elle peut toutefois compter que s’il y a quelqu’un qui souhaite la soustraire aux hasards des événemens, c’est moi, et que si les choses tournent autrement, ce ne sera pas ma faute, étant avec toute la considération et toute l’amitié possible, monsieur mon frère, de votre majesté, le bon frère et oncle,

« FREDERIC. »


N’est-ce pas là une vraie malédiction en style de cour et de diplomatie ?

L’appui de la France sauva la Suède des représailles de la Prusse et de la Russie; il fit plus encore : les subsides continuels que Gustave III reçut par l’intercession toute dévouée du duc d’Aiguillon, et par celle du comte de Vergennes au commencement du règne de Louis XVI, mirent le jeune roi en état de quitter la défensive et de se rendre à son tour redoutable à ses dangereux voisins. On le vit, en même temps qu’il réparait ses finances, augmenter l’armée suédoise et fortifier cette flotte des côtes ou petite flotte (lilla flotta) , dont les chaloupes canonnières pénètrent facilement au milieu des innombrables écueils des bords de la Baltique, et qui est devenue le meilleur rempart de la Suède. Exalté par son succès même, Gustave voulut ajouter à l’ascendant nouveau de sa puissance les ressources de son esprit et de ses avantages personnels, dans lesquels il avait une grande confiance; il résolut d’aller trouver lui-même l’impératrice, afin de dissiper les périls, si l’avenir en recelait encore, en marchant à leur rencontre. La cour de France se montra contraire à ce voyage : c’était à ses yeux une imprudence qui pouvait compromettre Gustave, l’attacher peut-être au char de l’adroite et orgueilleuse Catherine, ou le faire tomber dans quelque engagement périlleux. Gustave n’admit pas ces craintes; il compta que ses grâces toutes françaises et son intelligence déliée séduiraient et envelopperaient l’impératrice. C’était une illusion : Catherine et Gustave III étaient tous les deux trop fiers pour que la confiance pût facilement s’élever entre eux. L’un et l’autre avaient la vanité de vouloir jouer le premier rôle dans la carrière où ils devaient se rencontrer : Catherine voulait être la seconde Sémiramis du Nord en effaçant la première; Gustave III prétendait rendre à la Suède tout l’éclat dont les Vasa l’avaient autrefois couverte. Les premières entrevues, froides et réservées, prouvèrent qu’entre l’habile et rusée Catherine et le jeune Gustave III la lutte n’était pas égale. Gustave ne voulut pas, pour atteindre jusqu’à l’impératrice, s’abaisser à flatter les faiblesses de la femme, sur laquelle Frédéric II, au contraire, avait exercé par ses flatteries un si grand ascendant, et Catherine se trouva d’ailleurs assez fine politique pour pénétrer les prétentions du roi de Suède, qu’elle traita avec dédain.

Gustave III put s’apercevoir, au retour de ce malencontreux voyage, que le cabinet de Versailles lui avait seul donné de bons avis, et que la double ligue de la Russie avec la noblesse de Stockholm et avec la Prusse, entièrement intacte encore, préparait à la Suède de nouveaux sujets d’alarmes. Catherine était, à la vérité, fort occupée des affaires de Turquie et de Pologne : aussi ne déclarait-elle pas à Gustave une guerre ouverte; mais elle ne voulait pas négliger pour cela de creuser des abîmes sous son trône, après l’avoir endormi par de fausses promesses. Les papiers de Gustave III, qu’on a conservés à la bibliothèque d’Upsal, et qui renferment tant de lettres confidentielles, tant de documens curieux et tout à fait inédits, témoignent que Gustave supportait impatiemment la situation que lui avait faite la Russie. On trouve dans sa correspondance une lettre dans laquelle le comte de Provence (Louis XVIII) se fait naïvement l’écho des plaintes que Gustave III avait sans doute plus d’une fois exprimées. « On m’avait dit, il y a quelque temps, une nouvelle qui m’avait fait grand plaisir pour vous, mon cher ami, et dont par conséquent j’ai appris la fausseté avec un véritable chagrin : on disait que l’impératrice de Russie avait eu une attaque d’apoplexie. Si cela était, je vous assure que je serais délivré d’un furieux poids, car je crains toujours qu’elle ne vous tombe sur le corps[7]... » Plus tard, Gustave lui-même écrit à Louis XVI, en parlant de l’ambassadeur russe à Stockholm : « La réputation qui a précédé ici M. de Markof l’a perdu dans l’esprit du public, et surtout dans celui des femmes. Elles sont aussi indépendantes ici qu’à Paris, et tout mon pouvoir ne s’étend pas à les obliger à faire des politesses à M. de Markof. Cela servira du moins à apprendre aux ministres de Russie que les manières asiatiques ne leur réussissent pas partout... »

Les premiers résultats des perfides menées de la Russie furent la formation d’une opposition formidable en Suède, grâce à la corruption d’une grande partie de la chambre des nobles, et un plan de révolte ourdi en Finlande. De ces deux stratagèmes, l’un devait causer plus tard la mort violente de Gustave III, l’autre était destiné à préparer sur de nouvelles bases le démembrement dont ce roi avait une fois déjà détourné le péril.

La conquête de la Finlande, tel était l’objet des vœux ardens de la Russie. Plus d’une fois déjà cette puissance avait dressé avec la Prusse des plans de toute sorte en vue de ce projet favori, ébauché seulement après le traité de 1743. L’essai de démembrement de la Suède ayant échoué, grâce à la révolution de 1772 et à l’intervention de la France, Frédéric II avait songé à proposer aux cabinets de l’Europe un remaniement du Nord, attribuant la Poméranie à la Prusse, la Norvège à la Suède et la Finlande à la Russie. Il est curieux de voir avec quelle sévérité le comte de Creutz, alors ministre de Suède à Paris, fort habile et fort dévoué à son pays, juge dans sa correspondance diplomatique une telle combinaison, rêvée alors par un ennemi déclaré de la Suède, accomplie de nos jours (singulière vicissitude de l’histoire!) avec l’assentiment et par la volonté même de la France. Frédéric n’avait fait que traduire, pour ce qui concernait la Russie, le vœu le plus cher de Catherine, tandis que celle-ci ne négligeait rien pour arriver à son but. Comptant moins sur l’habileté de la diplomatie que sur la vénalité des consciences, l’impératrice avait commencé dès lors à ourdir ces trames dorées où tombèrent, à leur honte et pour le malheur de la Suède, plusieurs de ses généraux, hommes de talent et de courage, tels que Sprengtporten, Ehrenström, Palmfeldt, et d’autres encore.

Le baron George-Magnus Sprengtporten, chef de la brigade de Savolax en Finlande, était richement doué de la nature; esprit délié, actif et plein de ressources, mais sceptique sur l’emploi des moyens, il était capable du crime comme de la vertu. Il avait trouvé dans son cœur un égal écho pour les plus généreuses d’entre les idées de la révolution française et pour les exagérations ou les erreurs qui s’y étaient mêlées. Amour de la liberté, indépendance des peuples, haine du despotisme, ces mots magiques retentirent sous la tente solitaire de l’officier finlandais; son esprit s’échauffa peu à peu au spectacle de cette mystérieuse et sévère nature du Nord, et il rêva de rendre l’indépendance à la Finlande en la séparant de la Suède. C’était, sans parler de la bizarrerie d’un tel projet, une triple faute : une ingratitude envers la Suède, que la Finlande aimait et à qui elle était redevable de toute sa civilisation moderne; une témérité compromettant la prospérité intérieure et les institutions de la Finlande; une imprudence impardonnable enfin en présence des prétentions et des espérances de la Russie. Cependant la raison disparaissait derrière les illusions du jeune républicain. Il venait de faire un voyage en France, il avait admiré Franklin; il voulait devenir le Franklin et le Washington de la Finlande. Il commença par briser l’épée qui faisait de lui, homme libre, le serviteur d’un roi. Il réunit quelques amis jeunes et ardens, que séduisit l’étrange écho de la France du XVIIIe siècle parmi les lacs et les forêts de la Finlande, aux portes mêmes de la Russie. Ils formèrent un club où les Finlandais étonnés les entendirent développer les doctrines de Rousseau et disserter sur les devoirs des rois et les droits des peuples (mai 1780). C’est là que Sprengtporten exposa ses idées sur l’indépendance qu’il fallait rendre à la Finlande. Il les appuya par une foule de petites publications contenant des satires et aussi des calomnies contre la Suède, contre son gouvernement et son roi, et il attendit que le mécontentement fût assez général pour appeler les Finlandais à une révolte ouverte. Si elle réussissait, on offrirait la couronne, par une singulière inconséquence, à un duc de la famille royale de Suède. Voilà quel était le projet incohérent du baron Sprengtporten. L’occasion parut favorable à la Russie, qui jugea que l’auteur insensé d’un tel complot ne serait pas difficile à séduire et deviendrait un instrument docile. Elle lui fit offrir sous main des secours; le soulèvement projeté pourrait s’appuyer sur le concours d’une armée russe, qui s’approcherait à cette occasion de la frontière et la franchirait au besoin. Sprengtporten accepta, autre inconséquence indigne d’un si chaleureux ami de la civilisation et de la liberté, et qui trahissait en lui beaucoup d’inexpérience politique, ou bien un penchant vers la Russie plus fort que son prétendu dévouement pour l’indépendance de la Finlande, et surtout inconciliable avec les idées qu’il croyait servir. La Russie n’attendait pas le succès immédiat; elle n’avait voulu que préparer à l’avance la réunion de la Finlande à ses vastes possessions. Après qu’un échec inévitable eut réduit Sprengtporten à se réfugier à Saint-Pétersbourg, on l’y combla de faveurs, en retour desquelles il engagea son dévouement. On le vit accepter finalement, avec beaucoup d’autres récompenses, le titre et les fonctions de gouverneur général de la Finlande aussitôt après la conquête de 1808.

Ce traître, il faut l’appeler de ce nom, n’était pas le seul, avons-nous dit, que les intrigues de la Russie eussent corrompu dans les rangs de la noblesse suédoise. Le ministre russe Markof achetait publiquement les consciences à Stockholm parmi les membres de la diète, et l’assemblée de 1786 en particulier manifesta contre le gouvernement de Gustave III une opposition trop audacieuse et trop sûre d’elle-même pour que le roi n’aperçût pas clairement, derrière les résistances de cette noblesse, les excitations et les sourdes menées de son éternelle ennemie. Non-seulement on détournait de ses devoirs envers la patrie et le roi toute une partie de la représentation nationale, mais on répandait encore dans la capitale et dans les provinces un mécontentement qui, pour être factice, n’en était pas moins redoutable. Avec des calomnies contre Gustave et la famille royale, on faisait circuler des bruits favorables au parti russe; on affirmait que, sans l’appui compatissant de la Russie, la Finlande aurait été ravagée pendant la saison précédente par une horrible famine, et la diète reçut des campagnes plusieurs mémoires contre la prétendue incapacité du gouvernement et de l’administration publique. Gustave III se voyait entouré d’ennemis dans la diète et dans sa cour, et il avait appris à craindre de tous côtés la trahison. On a conservé la harangue qu’il prononça à son retour dans la diète, le 3 février 1789, pour dénoncer devant la Suède tout entière la perfidie dont il avait été victime, et se concilier l’assistance énergique du reste de la nation contre une noblesse ennemie. On y sent, dans toute son amertume, le ressentiment profond qu’il exhale en présence même de ceux qui ont trahi tous leurs devoirs envers leur patrie et lui-même; mais ce ressentiment est contenu par la nécessité d’expliquer et presque de justifier sa conduite aux yeux des trois ordres inférieurs qu’il veut appeler à lui. « Il y a longtemps qu’il a été conçu, dit-il, ce projet de revendiquer l’indépendance de la Finlande pour la réunir à la couronne de Russie... Catherine II a voulu achever l’œuvre préparée par Pierre le Grand et commencée par l’impératrice Elisabeth. C’est dans cette vue, ne le comprenez-vous pas ? qu’elle a jeté la division entre vous et moi. Avec la conquête de la Finlande, elle veut l’asservissement de la Suède; en même temps elle équipe une flotte pour la Méditerranée; elle aspire à ruiner la Turquie, à étendre son empire déjà trop vaste, à régner du pôle nord aux rivages de la Mer-Noire, à dicter des lois à l’Europe tout entière. Les instrumens qu’elle a choisis dans ces derniers temps pour accomplir son cher projet, ne les connaissez-vous pas ? Je ne puis sans une profonde émotion nommer parmi les hommes qu’elle a séduits le colonel baron Sprengtporten. Un plan déposé par lui au commencement de l’année 1786 entre les mains du ministre russe à La Haye dévoilait déjà toute sa trahison. D’accord avec la Russie, cet officier a osé revenir en Suède, il a osé venir s’asseoir sur ces bancs pendant la dernière diète, afin de semer ici la division. Il est maintenant à la cour de l’impératrice Catherine, où son honneur va briller d’un éclat d’un nouveau genre. Il n’épargne en ce moment même aucune secrète menée pour détourner les fidèles Finlandais de cette affection qui leur a mis si souvent les armes à la main pour notre défense commune... Le jour était déjà fixé pour la révolte. On devait mettre le feu à tous nos magasins, afin de livrer la Finlande sans défense à Catherine. L’honneur du nom suédois, le soin de notre indépendance, le salut. « la Finlande, l’espoir de l’Europe entière exigeaient que le roi de Suède se montrât enfin. Je me préparais à envoyer promptement dans la Baltique une flotte capable d’imposer à l’impératrice. Je voulais montrer à la Finlande que l’appui de nos armes ne lui manquerait pas contre les menaces d’un voisin perfide; je voulais prouver qu’il était temps encore de ramener sous le sceptre suédois ces provinces de la Baltique que naguère encore il gouvernait, et qui seules nous garantissaient la possession de la Finlande... Mon désir de conserver la paix m’a trop longtemps arrêté.»

Gustave s’accusait en apparence, mais en réalité il se faisait ainsi l’accusateur de cette noblesse factieuse devant laquelle il avait dû venir expliquer la nécessité d’une guerre devenue inévitable. Ce n’est pas tout : après avoir vaincu les résistances intérieures, il s’était vu en présence d’une armée que la trahison paralysait. « Dès le commencement des hostilités, dit-il, une belle occasion s’offrit à nous. Pas de munitions dans Viborg, pas plus de trois mille Russes dans Frederikshamn, pas de garnison dans Nyslott, à peine cinq mille ennemis entre la frontière suédoise et Saint-Pétersbourg! J’affirme que si tout le monde avait fait son devoir, nous reprenions nos anciennes frontières de ce côté; mais il faut ici baisser un voile;... le cœur me bat trop fort quand je pense à la conduite de ces officiers suédois envers leur roi et leur patrie... Quelques-uns d’entre eux sont déjà emprisonnés, les autres ont échappé par la fuite à la juste vengeance de nos lois; mais ils ont laissé derrière eux les tristes résultats de leurs intrigues. Le ministre russe Rasumofski est resté dans Stockholm quatorze jours encore après mon départ pour la Finlande; ces quatorze jours n’ont pas été perdus pour ses secrètes menées, non plus que le voyage qu’il a fait à travers nos provinces en quittant la capitale. Nous sommes menacés au dehors par un redoutable voisin, au dedans nous sommes divisés; voilà dans quelles circonstances je vous ai réunis, afin que nous puissions aviser, malgré tant d’obstacles, à sauver l’honneur et à sauvegarder le sol même de la patrie. » L’appui des trois ordres, du clergé, de la bourgeoisie et des paysans, rassurait seul Gustave III. Grâce à leur confiance, il crut pouvoir réparer dans la campagne de 1790 l’échec que la trahison lui avait fait subir pendant l’année précédente; il s’approcha jusqu’à quatre lieues de Saint-Pétersbourg, où les chances de la guerre et un concours de circonstances funestes l’arrêtèrent encore, et le réduisirent à conclure la paix avec la Russie.

Catherine échappait ainsi, par sa politique astucieuse et corruptrice, aux conséquences d’une lutte qui semblait devoir lui être à la fin dangereuse; elle ne se contenta pas de ce bonheur immérité, s’il est vrai, comme plusieurs témoignages semblent l’affirmer, que de l’hôtel du ministre russe à Stockholm partirent les excitations nouvelles qui aboutirent finalement au meurtre de Gustave III. S’il faut en croire une singulière tradition, la famille royale de France, alors exilée, et que Gustave projetait de ramener dans Versailles en domptant la révolution, faillit détourner le coup dont il mourut. Le comte de Provence, dit-on, entrant dans une chambre à Coblentz, aperçut un portrait du roi de Suède percé au cœur d’un coup de couteau; saisi d’étonnement par ce funeste présage, il envoya à son fidèle allié un avertissement qui arriva trop tard.


II.

La mort de Gustave III laissait la Suède dans un état bien favorable, il faut le dire, aux projets de ses ennemis : son fils, Gustave IV Adolphe, n’avait que treize ans; il arrivait au trône sous la régence de son oncle, le duc de Sudermanie; le feu roi s’était de plus déclaré l’ennemi de la France révolutionnaire. La Russie ne manqua pas d’encourager cette diversion dangereuse pour la Suède; elle demanda qu’un corps de huit mille Suédois fût envoyé en Allemagne pour se joindre aux armées russe et prussienne qui marchaient sur le Rhin. Néanmoins les véritables intérêts de la Suède étaient évidemment en désaccord avec la passion subite qui avait entraîné Gustave III dans les rangs de nos ennemis. Le régent et le conseiller Reuterholm, qui gouvernait sous son nom, résolurent de ne pas rompre avec la seule puissance sur laquelle ils pussent compter pour les préserver contre la Russie. En vain le fier et hautain comte Stackelberg, bien connu déjà par son despotisme en Pologne, fut-il envoyé à Stockholm en qualité de ministre de Russie; en vain le général Armfelt, séduit par les intrigues de ce diplomate, se fit-il le chef d’un nouveau parti russe qui entoura le régent, et prétendit appeler une escadre russe contre le jacobinisme suédois. Le régent opposa ruse contre ruse, déjoua par sa police secrète les sourdes menées de Stackelberg, consulta Verninac de Saint-Maur, représentant de la république française à Stockholm, l’intéressa à sa cause, et chargea d’une mission toute secrète à Paris, en vue d’obtenir de nouveaux subsides, le baron de Staël-Holstein, ancien ambassadeur de Gustave III auprès de la cour de Versailles et connu par ses opinions libérales. La Russie ne se tint pas si tôt pour battue. Le comte Stackelberg essaya d’exciter une révolution, tout au moins des désordres populaires, dans Stockholm; il soudoya des clubs où se répandirent les plus infâmes calomnies contre le régent, et qui parvinrent même à organiser, dans la journée du 7 janvier 1793, une petite émeute d’apparence toute républicaine. On devait ainsi voir plus d’une fois, dans le cours de la période agitée qui venait de s’ouvrir, la politique russe emprunter tous les masques pour préparer ses intrigues.

Inquiète de voir tous ses complots déjoués, Catherine II s’arrêta finalement à un projet plus habile que tous les autres, et dont la conception trahit, avec l’insatiable ambition de l’impératrice, les artifices de la femme. Elle résolut de faire épouser au jeune fils de Gustave III sa petite-fille Alexandra, et de s’emparer par ce moyen et du gouvernement de la Suède et de son roi. La grande-duchesse, jeune, belle et vertueuse, fut sacrifiée aux calculs de la politique; on l’éleva dans l’espérance d’être reine de Suède un jour; l’impératrice lui vanta les qualités du jeune prince, tandis que ses émissaires essayaient en même temps de séduire Gustave IV. Toutefois le régent ne laissa pas de pénétrer ce dessein, et, redoutant les suites funestes que pourrait entraîner pour son pays une telle alliance, il résolut d’abord de s’y opposer. C’est dans cette vue que, sans tenir compte des ouvertures faites par l’impératrice, il fit presser les fiançailles de son royal pupille, lorsqu’il fut âgé de dix-sept ans, avec une princesse de Mecklembourg. Le 1er novembre 1795, on célébra à cette occasion en Allemagne et dans les principales villes de Suède des fêtes publiques dont le retentissement ne manqua pas d’exciter le dépit et la colère de Catherine. Quand le baron de Schwerin fut envoyé de Stockholm à Saint-Pétersbourg pour notifier, suivant l’usage, au cabinet russe l’alliance contractée par son souverain, Catherine II fit savoir immédiatement au gouvernement suédois que son ambassadeur ne serait pas reçu à la cour impériale. Le malheureux baron était déjà à quelques lieues au-delà de Viborg, à peu de distance de Saint-Pétersbourg. S’il reculait, il engageait trop peut-être son gouvernement; s’il avançait, il redoutait le courroux impétueux de l’impératrice. Il eut recours à un expédient : il ordonna à son cocher de laisser verser sa calèche; puis, sous prétexte qu’il était blessé. il se fit transporter à Viborg et se mit au lit, où ses gens lui bandèrent et lui frottèrent le pied tout le jour. La nuit, moins résolu que Charles XII, qui, lors de sa feinte maladie à Bender, garda le lit pendant dix mois, le baron de Schwerin se levait, et, sous un déguisement, prenait un peu d’exercice en se promenant dans les quartiers les plus éloignés du centre de la ville. Quant à la conduite que devait tenir le gouvernement suédois, le régent fut d’avis qu’il ne fallait pas tirer le canon pour si peu, et qu’on devait répondre à l’impératrice « comme un jeune homme répond à une vieille coquette, par le dédain. » On se contenta en effet de déclarer qu’on observerait envers la Russie les mêmes rapports qu’elle-même venait d’établir, et que d’ailleurs cette puissance n’avait rien à voir dans les alliances que le roi de Suède jugerait utile de conclure dans l’intérêt de son peuple, ou en vue de son bonheur personnel.

Cependant Catherine II, partout ailleurs victorieuse, n’acceptait pas avec résignation pour ses dernières années cet échec humiliant. Ne voulant pas renoncer à l’exécution d’un projet qu’elle avait si longtemps caressé, elle reprit ses intrigues. L’argent, les menaces ou les promesses parurent la faire triompher encore une fois, mais ne firent en réalité que lui préparer le plus amer affront. Sur ses instances, une renonciation fut négociée par la cour de Suède avec celle de Mecklembourg malgré la douleur de la princesse Louise-Charlotte, car le jeune roi était aimé déjà de ses deux fiancées; toutes deux avaient même appris le suédois en témoignage de leur complet dévouement. On publia en Suède que Gustave ne devait pas être marié avant sa majorité, et bientôt, au grand étonnement de toute la cour, le régent consentit à ce que son pupille fît le voyage de Saint-Pétersbourg, suivant la demande de l’impératrice. Il voulait sans doute montrer par là que le prince était après tout libre dans son choix et dans sa conduite. Gustave et le régent trouvèrent auprès de la rusée Catherine l’accueil en apparence le plus cordial; à peine toucha-t-elle quelques mots du mariage. « Si, comme on le disait, ces deux enfans s’aimaient déjà, on aviserait aux moyens de faire leur bonheur. » En secret, elle comptait bien que ni le roi ni le régent ne résisteraient aux charmes de la jeune princesse et aux séductions qu’elle s’apprêtait à multiplier autour d’eux.

Gustave, accompagné de son oncle et d’une suite nombreuse, était arrivé à Saint-Pétersbourg au milieu d’août 1796. Il descendit chez M. de Stedingk, son ambassadeur. Dès la première visite entre les deux souverains, qui se fit à l’Ermitage, l’impératrice exprima son admiration pour le prince et déclara qu’elle en était elle-même presque amoureuse. L’entrevue entre les deux fiancés, l’un de dix-huit et l’autre de quatorze ans, fut plus intéressante encore. Ils étaient depuis longtemps sans aucun doute disposés à s’aimer, et, sous l’embarras naïf de leur contenance, on crut deviner que tous deux se trouvaient dignes de leurs mutuels sentimens. Les fêtes les plus brillantes que l’impératrice ou les riches seigneurs de sa cour purent imaginer furent prodiguées en faveur des hôtes dont la présence rajeunissait la vieille Catherine ; mais le luxe barbare de la Russie était-il bien fait pour séduire un fils de Gustave III ? Catherine prétendait modeler sa cour sur celle de Versailles et de Trianon, et lorsqu’il y avait, suivant le style officiel, grand Ermitage, elle faisait représenter des pièces françaises où les principaux seigneurs moscovites remplissaient les premiers rôles. Tous ces efforts pour introduire à sa cour une politesse dont elle était jalouse n’avaient réussi qu’à accumuler autour d’elle une magnificence grossière. Cette souveraine, qui élevait à force de millions des palais de marbre à ses insolens favoris, conviait inutilement dans ses châteaux l’élégance et le goût. Ces privilèges d’une civilisation délicate se trouvaient incompatibles avec le stupide orgueil de courtisans pareils à ce potemkin qui ornait ses bibliothèques de billets de banque reliés en manière de volumes.

Cependant l’impératrice ne perdait pas de temps. Gustave paraissait charmé par la jeune grande-duchesse ; quant au régent, à voir son peu d’efforts pour éloigner son pupille d’une cour corruptrice et d’une alliance qu’il redoutait naguère, on eût pu le croire gagné. Bientôt l’impératrice parla tout haut de l’exécution de son projet. Elle s’adressait au roi et à sa petite-fille comme à deux fiancés, et les fit même un jour se donner en sa présence un premier baiser. Le seul article qui semblât présenter quelques difficultés pour la conclusion de cette alliance était celui de la religion. Catherine, qui craignait d’offenser son clergé et de blesser la fierté nationale, insista peu sur ce sujet, soit qu’elle fût persuadée que le roi de Suède et le régent n’y feraient pas une grande attention, soit dans l’espoir de gouverner plus sûrement encore la Suède par les popes et chapelains de l’église grecque qui accompagneraient la grande-duchesse à Stockholm. Le roi d’ailleurs avait donné à entendre que, pour respecter lui-même les scrupules religieux de la nation russe, il n’exigerait pas de la princesse une abjuration formelle. Des deux côtés, on s’abstint de montrer d’avance trop d’opiniâtreté sur ce sujet. Gustave y apportait de la réserve, Catherine de la ruse. On laissa aux deux ministres Zoubof et Markof le soin de disposer le contrat le plus promptement possible. L’ambassadeur de Suède fut chargé, avant la rédaction définitive, d’adresser officiellement la demande. Le jour et l’heure des fiançailles furent aussitôt fixés, et le 10 septembre 1796 Catherine crut toucher enfin au triomphe qui lui avait échappé si longtemps; mais ce jour fut au contraire pour la fière impératrice un jour d’humiliation qui creusa son tombeau.

Toute la cour avait reçu l’ordre de s’assembler en grande cérémonie dans la salle du trône pour assister aux fiançailles royales. Dès sept heures du soir, la famille de la grande-duchesse, la grande-duchesse elle-même en brillante parure, toutes les dames et les cavaliers et les principaux officiers de l’empire étaient déjà réunis. L’impératrice, radieuse, entra dans la salle avec un éclatant cortège. Quand elle eut pris place, tous les regards se tournèrent vers la grande Porte pour voir entrer le roi de Suède et sa suite; mais, après que quelques instans se furent écoulés dans un profond silence, comme le roi de Suède ne paraissait pas, des signes d’étonnement, puis d’impatience parurent sur le visage des chambellans qui entouraient l’impératrice; l’inquiétude devint bientôt générale. Le roi était-il tombé subitement malade ? Quelle cause imprévue pouvait l’arrêter quand la souveraine était déjà assise sur son trône devant toute la cour assemblée, quand sa fiancée l’attendait ? Plusieurs entrées et sorties du prince Zoubof, l’émotion qui commençait à se peindre sur le visage de l’impératrice et dans les regards déjà voilés de larmes de la grande-duchesse, excitaient la curiosité. Le roi si impatiemment attendu ne paraissait point.

Voici ce qui s’était passé. Il était convenu que le roi se rendrait au château à sept heures du soir. Le même jour et seulement une heure avant le rendez-vous, le ministre Markof vint apporter au roi le contrat de mariage à signer. Gustave parut étonné de la manière dont on y avait rédigé l’article de la religion; il déclara que, s’il n’empêchait pas la jeune reine de professer en particulier son culte, il ne pouvait cependant lui accorder ni une chapelle ni un clergé dans son palais; il voulait au contraire que dans toutes les cérémonies publiques et extérieures elle fit profession de la religion luthérienne. Inutilement on représenta à Gustave quel affront son refus allait infliger à l’impératrice et quelle douleur à sa jeune fiancée; en vain ceux des courtisans qui paraissaient avoir le plus de crédit vinrent-ils l’exhorter à consentir à une concession dont il ferait ensuite, disaient-ils, bon marché. Le jeune roi, montrant dès-lors cette obstination qui plus tard le perdit, répondit sèchement qu’il ne signerait pas, et finit, pour échapper à toutes les obsessions, par se retirer seul dans sa chambre, où il s’enferma à double tour. Quant au régent, on l’avait vu entretenir le prince un instant à part, il avait même paru le presser de céder; mais on ne sait réellement pas bien quelle fut sa conduite dans cette circonstance. Il était dix heures du soir, et Catherine et la cour attendaient encore. Il fallut bien leur annoncer la terrible nouvelle. Zoubof entra dans la salle avec un visage pâle et défait, et dit à l’impératrice quelques mots bas à l’oreille. Catherine se leva tout à coup, voulut parler, mais s’évanouit. Quelque temps après, elle put se retirer, et l’on congédia la cour sous le prétexte que Gustave s’était senti tout à coup indisposé. Quand la vérité fut connue, il n’y eut pas assez d’étonnement pour l’audace de ce petit roi de Suède ni assez de colère contre son insolence. La seule Alexandra montra une douleur sincère, fondit en larmes et fut pendant plusieurs jours accablée de chagrin.

Catherine ne fit plus que languir après l’injure publique qu’elle avait reçue. On la vit rechercher la solitude et s’enfermer quelquefois presque seule dans son palais de Tauride. Son hydropisie augmentait chaque jour. En vain ses flatteurs faisaient-ils transformer à grands frais leurs escaliers en rampes douces et tapissées, afin qu’elle vînt assister à leurs fêtes; en vain le pirate Lambro-Cazzioni, qui avait été son bouffon, voulait-il être son médecia et allait-il lui-même chercher de l’eau de mer pour lui faire prendre chaque jour des bains de pied froids et salés : ces flatteries impuissantes ne prévalurent pas contre le sentiment de son humiliation. La contrainte qu’elle s’imposa pour dissimuler son mal l’accrut encore; quelques revers des Français en Allemagne lui apportèrent seuls un peu de consolation. Le 5 novembre de cette même année, après deux mois de souffrance, elle fut frappée d’une attaque d’apoplexie; on la trouva étendue sans connaissance dans un corridor voisin de son alcôve; elle vécut trente-sept heures dans une sorte de léthargie; enfin, vers le soir, après un râle horrible, elle poussa tout à coup un grand cri, qui répandit l’effroi dans le palais, puis expira. La tsarine avait payé de sa vie ses funestes intrigues, et le jeune Gustave IV avait vengé, sans le vouloir, son père et sa patrie. Catherine II était morte de dépit pour avoir deux fois échoué dans ses entreprises sur la Suède; mais l’ambition insatiable qui l’avait rendue la plus redoutable ennemie de cette nation était un héritage qu’elle avait reçu de Pierre le Grand et qu’elle avait transmis à son successeur. Aussi la lutte acharnée qui s’était engagée entre la Suède et la Russie depuis le temps de Charles. XII n’était-elle pas terminée; la conquête de la Finlande en fut le dernier et le plus triste épisode.


III.

La Russie n’avait pas cessé de convoiter la Finlande, dont la possession lui était si nécessaire pour couvrir sa capitale, pour lui procurer des matelots et pour dominer sur la Baltique. La rivalité de Napoléon et de l’Angleterre lui procura l’occasion qu’elle épiait depuis Pierre le Grand. Les deux empereurs s’étaient alors unis par une amitié que semblait cimenter l’admiration, feinte ou réelle, d’Alexandre pour le héros de la France, et c’était l’époque où un singulier entraînement faisait écrire à Napoléon, dans une lettre à son récent allié, que « les relations géographiques de la Russie et de la France... étaient aussi favorables que leurs relations de commerce, que, même en état de guerre, ces deux puissances ne sauraient où se rencontrer pour se battre,... et que, pour chercher des raisons d’animosité entre les deux nations, il faudrait avoir recours aux choses les plus abstraites et les plus imaginaires[8]. »

Ce n’était guère que par la Russie que Napoléon pouvait forcer la Suède à se détacher de l’Angleterre. Il répondit donc au bombardement de Copenhague, son alliée, en suscitant la conquête de la Finlande par les Russes. Il importe de remarquer combien il fallait peu d’efforts à la Suède pour défendre cette province, si l’inconcevable imprévoyance du roi Gustave IV Adolphe n’avait mis obstacle à toute sérieuse résistance. Le gouvernement suédois n’ignorait pas les dispositions du traité conclu à Tilsitt; l’ambassadeur de Suède à Saint-Pétersbourg, le baron Stedingk, avait d’ailleurs, depuis six mois, transmis de nombreux avertissemens qui ne devaient pas être négligés. Le 7 décembre 1807, il écrivait que l’attaque des Russes aurait lieu sur trois points différens; sa dépêche du 23 janvier 1808 affirmait que vingt mille Russes étaient armés et équipés pour marcher en Finlande, et qu’ils comptaient s’emparer de Svéaborg et de Svartholm au printemps. « La Russie veut la guerre avec la Suède, ajoutait-il; elle a toujours ambitionné la conquête de la Finlande, qui mettra la Suède hors de rang. La Finlande perdue, la Suède cesse d’être un état indépendant, et l’on ne pourra plus dormir tranquillement à Stockholm. La Norvège même ne présentera qu’un faible dédommagement, si l’on compare l’affection d’un peuple qui nous est uni depuis un temps immémorial avec celle d’un pays soumis par les armes. Sire, le danger est imminent... il faut mettre en action toutes les ressources imaginables... » Mais Gustave, ébloui sans doute par les caresses que le tsar son beau-frère lui avait prodiguées jusqu’alors, ne pouvait croire à une attaque violatrice de tous les traités conclus entre les deux nations, et il rappelait que le 2 février (trois semaines avant l’invasion) le comte Roumianzof, ministre des affaires étrangères de Russie, avait solennellement affirmé que son maître ne songeait à aucune hostilité contre la Suède, et que la parole de l’empereur en devait être un gage assuré. Le baron Stedingk avait lui-même reçu cette parole de la bouche d’Alexandre. On laissa donc les troupes de Finlande disséminées dans leurs cantonnemens de paix, et la ligne frontière gardée seulement par une faible chaîne de postes isolés.

Cependant les Russes accumulaient depuis longtemps des troupes à peu de distance de la frontière suédoise; tout à coup, profitant de la sécurité de l’ennemi, ils envahirent la Finlande suédoise en franchissant le Kymene-elv (8-20 février 1808) sur trois points. Ils n’avaient pas plus de seize mille hommes, mais la surprise causée par leur subite et facile invasion, des apparences adroitement ménagées, une grande activité de marches et d’armemens ostensibles dans le pays voisin du nouveau théâtre de la guerre, avaient déjà répandu en leur faveur l’opinion d’une grande force numérique. Le général russe, comte Buxhovden, ayant envoyé demander le libre passage à Aborfors, le parlementaire avait essuyé quelques coups de fusil, et la guerre s’était ainsi ouverte sans aucune déclaration de la part des assaillans. Deux proclamations avaient été seulement publiées, dont l’audace avait étonné la Suède. La première déclarait sans préambule que « le tsar avait pris la résolution de réunir la Finlande au reste de l’empire sous son gouvernement paternel, et qu’il convoquait les représentans du pays à Abo, afin de les faire délibérer sur les premières mesures que pouvait réclamer le nouvel état de choses. » La seconde affirmait que c’était pour le bonheur des Finlandais qu’on envahissait leur territoire; elle les engageait à rester paisibles, promettait le maintien d’une discipline sévère, le paiement exact de toutes les fournitures destinées à l’armée et le respect des institutions et des croyances religieuses. A l’ironie on ajoutait l’injure, en publiant, comme le fit le général Buxhovden, un tarif de récompenses à ceux des soldats finlandais qui voudraient trahir leur patrie et livrer leurs armes : deux roubles pour chaque fusil, un rouble pour chaque sabre, dix roubles pour un cheval !

Cette odieuse invitation fut reçue avec mépris et ne servit qu’à animer la résistance nationale. Tout paysan prit les armes, tout buisson et tout rocher, dans ce pays de surprises, cacha un défenseur; le nom de Russe y était détesté; en Russie même, rien de moins populaire alors que l’alliance avec Napoléon, et que cette invasion de la Finlande, réputée fort périlleuse; l’ennemi d’ailleurs n’était pas nombreux; sans parler de renforts, les contingens réunis dans la Finlande atteignaient au chiffre des assaillans. Il était donc possible, il semblait même facile, si l’on secondait le mouvement national, de défendre et de conserver la Finlande. Malheureusement l’étrange instruction que l’on reçut du roi recommandait qu’on ne fortifiât que les deux principales forteresses : Svéaborg, en avant d’Helsingfors, et Svartholm, qui, défendant l’accès de la petite ville de Lovisa, ne pouvait arrêter longtemps l’ennemi. L’armée avait en même temps reçu l’ordre d’opérer sa retraite vers la côte occidentale dans le meilleur ordre possible, sans tenter une lutte qui semblait impossible en hiver, au moins jusqu’à ce que la glace du golfe de Botnie fût assez forte pour laisser passer les munitions et les approvisionnemens de la Suède. Les officiers suédois durent se retirer pas à pas, en se contentant de faire respecter leur retraite.

Entrés en Finlande le 8 février, les Russes étaient maîtres d’Helsingfors le 20 et de Tavastehus le 25. Les forteresses mêmes ne résistèrent pas : Svartholm se rendit le 5 mars, après cinq ou six jours de canonnade, et peut-être faute de provisions; Svéaborg céda après un blocus de deux mois. Ce dernier échec était surtout décisif contre la cause des Suédois en Finlande, car Svéaborg était la clé de cette province, comme elle était le chef-d’œuvre de leurs ingénieurs. Cette forteresse est assise, comme on sait, sur cinq écueils qui ferment au sud-ouest l’entrée du port d’Helsingfors. De formidables ouvrages en granit surmontaient dès cette époque ces roches massives et en faisaient déjà une place du premier ordre. Le maréchal Ehrensvärd l’avait fondée, et son tombeau s’élevait dans l’île de Wargön; les ingénieurs suédois Chapman et Tunberg en avaient construit les docks et les bassins spacieux. Svéaborg avait coûté des sommes immenses à la Suède, et c’était l’œuvre de plus d’un demi-siècle. Le comte amiral Cronstedt, chargé de la défendre, avait une garnison de sept mille six cents hommes, cinquante-huit pièces de canon en bronze, mille neuf cent soixante-quinze en fer, trois cent quarante mille projectiles, un magasin considérable de vivres. L’armée assiégeante fut souvent moins nombreuse que la garnison; elle dut amènera grand’peine, à travers un pays soumis de la veille, sa grosse artillerie, qu’elle assit difficilement sur des rocs sans terre ni gazon et couverts de neige, et qui n’excéda jamais le nombre de quarante-six bouches à feu. En dix jours, elle lança quinze cent soixante-cinq projectiles auxquels la forteresse répondit par deux mille quatre cent soixante-dix-sept coups. Il semblait qu’on pût compter à Stockholm sur une résistance énergique. Il n’en fut rien, et la mauvaise direction de la défense, préoccupée à l’excès de repousser les fausses attaques, trop alarmée aussi de quelques lacunes dans la liaison des ouvrages, laissa comprendre aux officiers russes[9] que l’amiral Cronstedt, accoutumé à voir en marin, considérait Svéaborg comme un vaisseau que les glaces allaient exposer à l’abordage. La citadelle, en certains endroits inachevée, disposée entièrement d’ailleurs pour une défense maritime, lui paraissait, il l’a depuis déclaré lui-même, perdre pendant l’hiver, où elle devient de toutes parts accessible, une grande partie de sa force. L’étendue des ouvrages à garder, fort considérable comparativement au chiffre de la garnison, le manque d’officiers et d’artilleurs, l’épuisement de cette garnison occupée sans cesse à briser la glace devant les parties les plus faibles, le manque de magasins abrités et de casemates logeables, l’espoir enfin de recevoir de Suède un secours important, voilà quelles raisons déterminèrent l’amiral à conclure, après un seul mois de blocus, une convention avec l’ennemi.

Le secours attendu ne vint pas, et le 26 avril 1808 le pavillon impérial fut arboré sur les murs de la place. La Suède apprit avec indignation la conduite du comte de Cronstedt; le mot de trahison fut plus d’une fois prononcé. Ce triste épisode est encore aujourd’hui pour elle, en même temps qu’un amer souvenir, une question controversée. Le général Suchtelen, ennemi généreux, se borne dans ses mémoires à honorer la conduite de l’amiral, jusque-là parfaitement respecté, et il le plaint d’avoir été, par son destin, exposé à supporter sans être secouru un fardeau qui sans aucun doute excédait ses forces. Faut-il ajouter foi à ce qu’on a rapporté de deux stratagèmes employés par le magnanime Alexandre à cette occasion ? Suivant l’historien russe Danilefsky, on aurait confié à Sprengtporten 50,000 ducats et 150,000 roubles argent pour faciliter, comme on disait, les négociations. L’amiral Cronstedt s’étant montré une première fois incorruptible, la place de Svéaborg paraissant d’ailleurs imprenable, les Russes n’auraient réussi qu’en faisant parvenir à Cronstedt de fausses gazettes qui annonçaient l’arrivée de soixante mille Français en Scanie et la déchéance du roi. Quoi qu’il en soit des moyens employés par l’ennemi, les fautes s’accumulaient du côté des Suédois et faisaient prévoir une défaite non-seulement irrévocable et entière, mais encore ignominieuse. Le Danemark, faisant cause commune avec la Russie, avait de son côté déclaré la guerre, et s’il n’osait pas envahir les provinces méridionales de la Suède, il cherchait à les soulever à l’aide de nombreuses proclamations que des ballons y laissaient tomber à la dérobée. En même temps, pour combattre cette diversion, le gouvernement suédois ne songeait qu’à la conquête de la Norvège, au lieu de consacrer le meilleur de son énergie et de ses forces à la résistance contre les Russes. Aidés par de telles circonstances, les Russes avaient traversé presque sans obstacle toute la Finlande et s’étaient déjà même postés dans les îles d’Aland; le gouvernement de Stockholm s’était évidemment abandonné lui-même. Ainsi délaissés, les officiers de Finlande ne voulurent pas accepter une si honteuse issue, et ils résolurent de soutenir au moins l’honneur de l’armée suédoise. Quelques-uns d’entre eux firent appel aux volontaires finlandais et tinrent la campagne en véritables partisans. Les Russes opposèrent à ces courageux patriotes quelques hommes d’activité et de résolution, comme ce Davydof, que sa valeur fit surnommer plus tard, en 1812, le Réveil-Matin de l’armée française; mais leurs mouvemens furent gênés et quelquefois même leurs armées mises en péril par ces attaques imprévues et sans cesse renouvelées.

Cette poignée de braves. Suédois et Finlandais, réunis par l’affection pour une patrie commune, a seule répandu quelque gloire sur les tristes souvenirs de 1808 et 1809, et cette gloire a trouvé un généreux écho dans les poésies de Runeberg. Sa muse populaire a gravé en traits impérissables dans la mémoire des Finlandais et des Suédois les figures de ces hommes énergiques et dévoués, dont le seul vœu était d’atténuer par leur sacrifice volontaire la honte qu’un gouvernement sans cœur appelait sur leur pays. On a pu lire ici même le portrait que Runeberg a tracé de l’héroïque Döbeln[10]; mais les Suédois répètent encore celui de l’intrépide Otto von Fieandt, qui, la cravache à la main, commandait pendant seize heures au feu son bataillon de douze cents braves, dormait trois heures et recommençait sans mot dire, puis celui du délicat et courageux Sandels, qui donnait à ses plaisirs toutes les heures que lui laissait la guerre, et qui s’arrachait de sa table pour aller se poster inébranlable au milieu du champ de bataille, immobile entre les balles, tête, cœur et rempart de son armée. Ces récits de Runeberg, petits poèmes issus, comme la bravoure de ses héros, du sentiment patriotique, sont l’épopée nationale de la Finlande moderne, comme le Kalevala est celle de l’ancienne et primitive Finlande.

Il ne s’agissait plus, nous l’avons dit, que d’éviter toute la honte d’une défaite entière et incontestée, et non de songer à conserver la Finlande. En vain Sandels fit-il aux Russes, en se retirant, de sanglans adieux; en vain Döbeln cherchait-il, avec son habileté ordinaire, à défendre les îles Aland : un rude hiver favorisa les entreprises de l’ennemi, qui envahit même la péninsule Scandinave et menaça Stockholm. La journée du 13 mars 1809, qui renversa le roi Gustave IV, parut être le châtiment et l’aveu tout à la fois des fautes commises par le gouvernement suédois. Pendant la période d’anarchie intérieure qui mit le comble à la misère de la Suède, depuis la journée du 13 mars jusqu’à la proclamation définitive de Charles XIII (6 juin de la même année), la Suède s’épuisa en vains efforts pour obtenir de l’empereur des Français son pardon et la promesse d’une intervention auprès du tsar. Elle envoya, pendant ce court espace, jusqu’à cinq députations avec des suppliques pressantes. Elle croyait que le renversement de Gustave IV changerait les dispositions de l’empereur Napoléon à son égard : dans son espoir, elle accueillait avec de publiques démonstrations de joie la nouvelle des victoires remportées par nos armes sur l’Autriche ; mais il n’était plus temps de réparer tout le mal qu’avaient causé l’obstination et l’aveuglement du roi déchu.


« Je ne puis rien faire pour le moment en faveur de la Suède (dit Napoléon à l’un de ces envoyés suédois, le comte Robert Rosen, qu’il reçut à Donauwert le 18 avril 1809, un mois après la révolution). Je suis obligé de traiter la Russie avec beaucoup de précaution à cause des dangers qui m’entourent. Emporté dans une guerre sérieuse contre l’Espagne, je commence une lutte incertaine contre l’Autriche, qui m’a pris au dépourvu. Il y a quatre-vingt mille Russes postés sur la frontière de Gallicie. Les traités de Tilsitt et d’Erfurth me lient à l’empereur Alexandre, et m’obligent aux plus grands égards envers lui, comme envers un ami et un allié… Votre dernier roi m’a fait beaucoup de mal. Son opposition a été pour moi comme un déficit de cent mille hommes dans mon armée. J’ai été forcé d’avoir trente mille hommes sur mes derrières, tandis que les Russes auraient été obligés de faire avancer cinquante mille hommes contre vous !… Pour peu que votre roi eût eu quelque génie militaire, il aurait pu me faire beaucoup de mal… Avant Tilsitt, j’ai tout fait pour le gagner ; j’étais à genoux devant votre roi pour l’engager par mes offres à relever la Suède, à en faire de nouveau une grande puissance. Je combattais contre les ennemis héréditaires de la Suède, contre la gigantesque puissance qui vous menace de si près ; je me battais pour le rétablissement, pour l’intégrité de la Pologne, et la Suède s’est déclarée contre moi !… Dans quel moment !… Unis, nous aurions changé la face du monde ; mais maintenant quelle différence ! »


Napoléon ajouta :


« Je ne puis que vous donner amicalement aujourd’hui trois conseils : faites la paix avec la Russie aussi promptement que vous le pourrez, — que votre gouvernement soit d’accord avec la diète qui va s’assembler, — et donnez la couronne au duc-régent, laissez-lui le soin de choisir l’héritier du trône. Il faut que ce soit un homme qui, par ses qualités, convienne à une nation courageuse. Je ne connais pas de prince allemand que je puisse vous recommander ; cherchez celui qui, sous tous les rapports, puisse être digne de votre choix. Si vous montrez un grand caractère dans le même moment où vous vous êtes délivrés de la servitude sous un roi qui était fou, la Russie y regardera certainement à deux fois avant de vous attaquer[11]. »


Le comte Rosen devait, selon ses instructions secrètes, essayer d’obtenir les bons offices de Napoléon auprès du tsar en promettant l’élection du duc d’Oldenbourg, beau-frère du tsar, comme prince héréditaire; le gouvernement suédois s’était flatté que, grâce à cette concession, bien dangereuse en elle-même pour l’avenir, il pourrait obtenir la restitution de la Finlande. Napoléon n’en tint cependant nul compte dans ses entretiens avec le comte Rosen. Il ne s’agissait plus en réalité de savoir si la Suède recouvrerait la Finlande, ou si la réunion de la Norvège, comme elle le demandait au moins, lui deviendrait une compensation suffisante : il fallait décider si la Suède avait encore à vivre, et si l’anarchie intérieure n’allait pas favoriser l’ambition de la Russie au moment où la France était peu disposée à l’arrêter. «On est bien inquiet chez vous, dit Napoléon au major suédois Arfvedsson, qui lui fut envoyé à Vienne vers le même temps. L’état d’anarchie perpétuelle dans lequel vous vous trouvez est une conséquence des haines réciproques de vos chefs militaires et de leur ambition. Prenez garde à une rechute ! Cette confusion ne profiterait qu’à vos ennemis... Je ne veux pas votre perte... Je souhaite que vous rétablissiez l’ordre chez vous, et que vous vous donniez un gouvernement régulier avec lequel je puisse m’entendre. Assurez le duc-régent de mon amitié. J’estime son caractère personnel et ses principes politiques; mais a-t-il les mains assez libres pour rétablir vos affaires ? »

L’empereur ne s’était pas avancé davantage dans la lettre qu’il avait écrite au duc-régent aussitôt après la révolution[12], et dans une lettre datée de Donauwerth[13], il lui disait : « L’empereur Alexandre est magnanime et grand. Que votre altesse royale se tourne vers lui! » Il n’en est pas moins vrai (les lettres du ministre russe Romanzof, en partie publiées dans les mémoires suédois que nous avons cités, l’attestent) que la Russie ne songeait en ce moment même qu’à profiter de l’anarchie suédoise pour la perpétuer en faisant rétablir cette même constitution de 1720, renversée naguère par Gustave III; une lettre de Romanzof au comte Schwerin, du 21 avril 1809, en témoigne formellement. La Suède dut se trouver satisfaite de pouvoir librement élire son nouveau roi Charles XIII, de pouvoir lui confier le libre choix de son successeur, et de se donner enfin la constitution qui la régit encore aujourd’hui; mais elle ne recouvra pas les possessions qu’elle avait perdues, et ne parvint pas alors à se faire donner en compensation la Norvège.

La paix de Frederikshamn, signée le 17 septembre de la même année, abandonna à la Russie la Finlande tout entière et même les îles; le golfe de Botnie et le petit fleuve Tornéä devinrent les frontières communes de la Suède et de la Russie; les canons russes furent à une vingtaine de lieues de Stockholm.

Comme le fait accompli trouve facilement d’ordinaire de çomplaisans interprètes, et par suite des admirateurs, il n’a pas manqué d’écrivains pour soutenir que la conquête de la Finlande par les Russes avait été fort légitime, parce que cette province leur était nécessaire et complétait pour eux une frontière naturelle, que d’ailleurs la Finlande s’était donnée elle-même à la Russie par un traité séparé lors de la diète de Borgä en 1812, après qu’elle avait vu l’impuissance et le peu d’ardeur du gouvernement suédois à la défendre; qu’enfin l’empereur Alexandre avait généreusement promis le maintien de la constitution et de la religion nationales, promesse renouvelée solennellement par son successeur. Il y a ici beaucoup d’illusion ou de paradoxe. A la vérité, il est très loisible, en certains cas, à un chef d’état de professer une politique d’agrandissement, et une telle politique peut quelquefois être l’expression d’une expansion irrésistible ou même simplement une manifestation défensive et par conséquent légitime. Qu’une nation parvenue à un degré de centralisation fort avancée, comme la France au XVIIe siècle par exemple, attire dans le sein de son harmonique unité les provinces placées à l’extrémité de sa sphère et en-deçà des limites que la nature semble lui avoir assignées, les efforts qu’elle tentera pour délier ou pour trancher les attaches qui retiennent encore ces provinces loin d’elle ne troubleront pas l’ordre général et ne seront point justement blâmés. Qu’une race dispersée tente de réunir ses tronçons épars, qu’une nation devenue évidemment supérieure par sa civilisation, par sa culture intellectuelle, domine par un ascendant irrésistible un peuple voisin trop ignorant encore ou bien tombé dans la décadence, l’histoire ne condamnera pas ces progrès légitimes, et elle adoptera pour ces cas la théorie, souvent trop vague et dangereuse, des frontières naturelles. Mais si la politique d’agrandissement dégénère en une vaine et ambitieuse convoitise, si elle n’est plus que la manifestation de cette force aveugle qui pousse les peuples peu civilisés à répandre dans les invasions et la guerre l’activité qu’ils ne savent pas consacrer à de plus nobles desseins, si elle est remplacée en un mot par l’esprit de conquête, qu’accompagne la violence et qui est frappé de stérilité, elle devient alors un fléau qu’il appartient à la sagesse des temps modernes de prévenir ou de combattre. Or ces derniers caractères sont bien ceux des conquêtes que la Russie a faites. Élevez aussi haut que vous voudrez l’intelligence, la magnanimité, la politesse si vantées des deux derniers empereurs : il n’en deviendra que plus évident, à juger d’après les actes extérieurs de leur gouvernement, que ces maîtres si forts et si absolus en apparence sont emportés par l’esprit de barbarie et de conquête qui s’agite dans les populations placées au-dessous d’eux, loin de pouvoir les dominer ni leur imposer une civilisation qu’eux-mêmes connaissent et envient. Personne n’ignore que l’empereur Nicolas a tenté d’abolir le honteux servage qui prolonge la corruption de la Russie, et que la noblesse, dont les privilèges étaient ainsi menacés, l’a réduit à effacer son premier ukase par une ordonnance déclarant qu’on avait mal compris sa pensée !

La conquête russe ne saurait apporter nulle part aucun bienfait, tant que la Russie n’aura pas su, par un long travail intérieur, terminer l’œuvre de son éducation morale. La conquête russe est donc tout au moins stérile pour les vaincus et pour elle-même. Vainement elle a persécuté par le fer et par le feu, et au mépris de tous les droits les plus sacrés, le luthéranisme dans les provinces de la Baltique, le catholicisme en Pologne : la Pologne n’est devenue moscovite ni de cœur ni d’esprit, et la Livonie ou la Courlande n’ont rien apporté de nouveau qu’à cette Russie extérieure et apparente qui n’a rien de commun avec la vraie Russie. Indépendamment des dangers dont l’équilibre européen serait menacé par le rétablissement d’un empire grec sous la domination russe, la Turquie et la Grèce, soumises à cette domination, n’en seraient que plus éloignées de pouvoir entrer dans le concert européen. Quant à la Finlande, la dernière grande conquête de la Russie, aucun intérêt légitime n’autorisait les tsars à s’emparer de cette province, que pas un lien commun ne rattachait à leur empire, puisque sa population n’a pas une goutte de sang slave dans les veines, qu’elle est presque toute suédoise et luthérienne; de plus, les traités et leur parole solennellement jurée obligeaient les tsars à respecter cette province, et ils ont tout violé. Cependant il est certain, on doit le reconnaître, que son territoire, pouvant servir de boulevard à leur capitale, et son littoral étendu, précieuse pépinière de marins, étaient parfaitement à leur convenance. Pierre le Grand l’entendait bien ainsi, lorsque, dans cette curieuse pièce qu’on a intitulée son testament, et qui, loin d’être un écrit apocryphe, est extraite de l’édition russe de ses œuvres complètes en douze volumes, il prescrivait à ses successeurs d’affaiblir autant qu’ils le pourraient la Suède. La conquête de la Finlande devait achever le plan hardi qu’avait ébauché la fondation de Saint-Pétersbourg. Oui, après cette fondation, qui pouvait paraître une menace et un défi, le golfe de Botnie et la mer des Aland devenaient pour la Russie des frontières naturelles. Une fois qu’elles ont été acquises, la Russie a élevé cette prétention, que les ports septentrionaux de la Norvège, qui ne gèlent jamais, lui étaient indispensables pour ses nombreux pêcheurs, et le tsar ne laisse pas omettre aujourd’hui, parmi ses innombrables titres, celui d’héritier de ce royaume. Gottland lui serait utile sans doute au même titre que les Aland, pour offrir à sa marine des points de relâche dans la Baltique. enfin nul n’affirmera sans doute que l’intervention de la Russie, suivie de la Prusse, son complaisant organe, dans les affaires du Danemark, n’ait caché de sa part aucune vue ambitieuse sur ce petit royaume, qu’elle a pendant un moment pensé asservir. La Russie a toujours été de la sorte en affichant des espérances nouvelles qu’elle essayait bientôt d’imposer comme des droits. Ivan IV, ce barbare, ne se faisait-il pas appeler déjà empereur de Germanie, frère de César-Auguste, et ne pensait-il pas être une « étoile choisie de Dieu pour illuminer le monde entier ?» Les traités de 1721 et de 1743, qui donnaient à la Russie les provinces du sud-est de la Baltique et la Finlande orientale, suffisaient assurément pour protéger la capitale de l’empire.

Quel avantage la domination russe a-t-elle d’ailleurs apporté à la Finlande ? Malgré tout ce qu’on peut dire de la diète de Borgä, il n’est pas vrai que les vaincus aient pu élever ou faire admettre aucune sérieuse réclamation, puisque, soumis déjà depuis trois années (1809-1812), ils avaient été désarmés sous peine de mort, et forcés de prêter à leur nouveau maître un serment d’obéissance. On avait déclaré leur pays réuni pour toujours à l’empire russe, et c’est après cela seulement que l’empereur a promis en son nom, et au nom de ses successeurs, le respect des institutions politiques et religieuses de la Finlande. Évidemment la diète n’était pas libre et ne pouvait avoir aucune réelle influence. Comment, cette fois encore, les promesses impériales ont été remplies, on le sait de reste : les diètes prescrites par la constitution suédoise, qui régissait la Finlande, ne furent plus convoquées; les ukases se substituèrent à la loi et courbèrent le pays sous l’absolutisme; une aveugle censure vint étouffer les germes de développement intellectuel et moral que la civilisation suédoise y avait déposés. Enfin, pour tout dire, la Finlande ne subit-elle pas aujourd’hui même aussi bien que la Russie un de ces fléaux, une de ces terreurs domestiques qu’inflige le despotisme, et qui marquent bien tout son mépris des hommes, je veux dire la violation habituelle et permanente du secret des lettres, ou tout au moins (pour ne rien écrire qu’on ne puisse prouver) la croyance générale et profonde à cette trahison, à cette insulte de chaque jour ? Les affections de famille qui unissaient si profondément la Suède et la Finlande n’ont-elles pas été par là et ne sont-elles pas encore aujourd’hui douloureusement outragées ? La Finlande est devenue plus riche par le commerce, on peut le reconnaître; mais elle s’est trouvée séparée, sous le rapport intellectuel et moral, de la société européenne. C’était un membre du corps scandinave que cette province toute suédoise; c’était, suivant la belle expression de Tegner, le bouclier que les Russes ont arraché tout sanglant du cœur de la Suède.

La politique de 1812 n’a pas exercé une réaction puissante contre le ressentiment national. Gustave IV s’était proposé de réparer la perte de la Finlande par la conquête de la Norvège. Bernadotte résolut d’exécuter ce dessein; il rêva l’union de toute la péninsule scandinave sous un même sceptre; il espéra que l’influence scandinave gagnerait en unité territoriale et politique ce qu’elle avait dû perdre en étendue. La Suède ne pouvait que le remercier de cette ambition, lui qui n’était pas coupable de l’échec qu’elle avait subi. Le secours de la Russie, ou du moins son assentiment, lui parut nécessaire pour rendre la réunion possible et durable; il sut le mériter, l’entrevue d’Abo entre les deux monarques se termina par ces paroles du tsar : « J’admire en tout votre conduite; moi et mes successeurs nous vous en tiendrons compte, soyez-en convaincu. » On sait à quel prix le tsar avait fait acheter son concours; mais la Norvège, indépendante avant et après la réunion, était-elle une vraie compensation pour la Suède ? Gustave IV ne l’avait pas pensé; il voulait y ajouter le duché de Mecklembourg ou quelque autre possession. D’ailleurs ce que la Suède se trouvait acquérir était perdu pour le Danemark; l’union Scandinave était donc vraiment mutilée, et l’Europe tout entière avait perdu encore un des boulevards qui la séparaient de la Russie.

L’histoire d’un siècle et demi nous a montré la Russie toujours attentive à préparer le démembrement de la Suède et toujours occupée à l’exécution de ses desseins contre ce royaume. Nous avons vu Gustave III sauver son pays de l’occupation prussienne et russe par la révolution de 1772, Gustave IV échapper d’abord par sa bonne étoile aux pièges que Catherine II lui avait tendus, mais la Finlande succomber enfin à la suite d’une attaque violente, qui, favorisée par les complications de la politique générale à cette époque, parvint finalement à accomplir un projet russe datant du règne même de Pierre le Grand, et dont le traité qui, après la mort de Charles XII, sacrifiait les provinces baltiques avait commencé déjà l’exécution. On concevra facilement que des hostilités si constantes, terminées par de tels revers, aient laissé dans le cœur des Suédois un souvenir amer contre la Russie. La dynastie que Bernadotte a placée sur le trône de Suède s’est profondément identifiée avec le peuple qu’elle était appelée à régir, cela est incontestable; mais on a dit qu’il serait possible, par les mêmes raisons que nous avons indiquées, qu’elle ne ressentît pas aussi vivement que le reste des Suédois l’amertume et l’humiliation de leurs regrets. Disons plutôt qu’un roi qui, grâce à de grandes et rares qualités, en présence d’une constitution et d’une représentation défectueuses, s’est naturellement acquis, comme l’a fait le fils de Charles-Jean, une grande influence personnelle, effrayé par la responsabilité même qui lui incombe, se trouve moins prompt à disposer de la nation pour de périlleuses entreprises que ne le serait sans doute la nation elle-même, si elle était directement consultée. Il est pour nous certain que la Suède est animée, pour de longues années encore, d’un ressentiment implacable contre la Russie, et que par conséquent le gouvernement suédois ne pourra pas se déclarer dans la guerre actuelle contre les puissances occidentales. Cela semble incontestable pour qui a lu l’histoire, et l’est réellement pour qui connaît un peu l’état des esprits dans le Nord. Le Danemark et la Norvège, malgré quelques apparences contraires, se trouvent dans des dispositions absolument semblables. Il paraît d’ailleurs impossible que le gouvernement suédois, de toutes parts pressé par le sentiment public, qui rencontre un écho sympathique dans de nobles cœurs jusque sur les marches du trône, conserve longtemps une neutralité qui, indéfiniment prolongée, pourrait sembler une connivence. L’opinion publique en Suède se montre d’autant plus impérieuse et plus forte, qu’elle ne se fonde pas seulement sur une vieille inimitié, mais encore sur la conviction profonde que la domination russe, jusqu’à ce qu’une transformation féconde vienne changer le génie de cet empire, est contraire aux vrais intérêts de la civilisation. La solution que l’étude de l’histoire nous a suggérée, nous la pouvons demander aussi à l’examen détaillé des intérêts matériels ou moraux de la Suède et de tout le Nord. La diète qui vient de terminer récemment ses travaux à Stockholm a réalisé d’utiles réformes; mais il est un certain nombre de mesures libérales dont elle n’a pu conquérir ou dont elle a poursuivi faiblement elle-même l’accomplissement. Ce ne sera pas un travail inutile de rechercher pourquoi les unes ont réussi, pourquoi les autres ont échoué. Cet examen pourra nous révéler des influences qui ne sont pas étrangères à l’inimitié générale de l’Europe contre la Russie, et que la guerre actuelle est appelée à détruire.


A. GEFFROY.

  1. Le Söndagsblad, fort répandu parmi les classes inférieures, démagogique naguère, mais qui depuis quelque temps insérait au contraire des articles dont le ton et l’allure semblaient trahir des inspirations sinon officielles, tout au moins officieuses. Voici du reste le passage textuel : « Mercredi dernier, 29 novembre, le comité secret de la diète, avant d’être dissous par le roi, a reçu de lui une communication fort importante; sa majesté a dit, assure-on, que, satisfaite de la neutralité conservée jusqu’à présent par la Suède dans le débat des grandes nations, elle ne croyait pourtant pas que cette situation fût durable. Elle avait donc, dans le cas où la paix ne serait pas bientôt conclue, pris irrévocablement son parti, celui de se déclarer pour les puissances occidentales, parti le plus conforme sans doute aux intérêts de la nation, et le seul d’accord avec les souvenirs, avec l’honneur de sa majesté. Il était probable qu’une diète extraordinaire serait convoquée dès le commencement de la prochaine année; mais les députés du pays devaient être assurés à l’avance que ni le roi ni son ministère ne viendraient y exprimer aucune sympathie russe. Forcée de renoncer à la politique de neutralité, sa majesté s’engagerait contre, jamais pour la Russie; les députés des quatre ordres pouvaient transmettre cette ferme assurance à leurs commettans, et l’opposer au langage des hommes qui avaient tenté de rendre suspecte la politique du gouvernement, bien que les circonstances n’en eussent pas jusqu’alors permis d’autre. »
  2. Ces deux factions divisèrent non pas seulement la diète, mais les salons et les villes. L’origine des deux noms est peu certaine. Suivant les uns, comme on avait reproché au comte Arvid Horn son crédit auprès de la reine Ulrique-Éléonore, devant laquelle il pouvait, assurait-on, se présenter en gardant le chapeau sur la tête, ses partisans, pour rappeler son importance personnelle, se désignèrent par le nom de chapeaux, et leurs adversaires prirent, par opposition, celui de bonnets. Suivant une autre explication, le roi Frédéric I,e ayant, dans un moment de mauvaise humeur, flétri du nom de bonnets de nuit ceux qui s’étaient montrés inhabiles à sauvegarder ses droits, leurs antagonistes avaient appliqué ce nom à tout le parti de la cour et s’étaient arrogé la dénomination contraire. Ces dissensions avaient commencé dès 1720; ce ne fut toutefois que pendant la diète de 1738 que les influences étrangères s’y firent visiblement sentir. Les chapeaux furent alors le parti français et les bonnets le parti russe, l’un ou l’autre alternativement flatteur du peuple ou complice de l’aristocratie et de la cour. Un parti intermédiaire voulut, à la fin du règne d’Adolphe-Frédéric, 1751-1771, ramener les deux factions extrêmes dans les voies de la modération; il se décora du nom équivoque de bonnets de chasse, mais n’acquit jamais de véritable importance. La révolution opérée par Gustave III mit seule un terme à tant de désordres.
  3. Cette pièce importante n’a encore été imprimée qu’à quarante exemplaires, dans un Recueil de documens publié en Suède en 1847 par M. le baron Manderstroem.
  4. Lettre du mois de décembre 1772.
  5. Minute de la main du ministre comte Scheffer, avec des corrections de la main du roi, conservée aux archives du département des affaires étrangères, à Stockholm.
  6. Lettre du 7 février 1772.
  7. Lettre du 29 mars 1777.
  8. Lettre citée, par M. Crusenstolpe dans l’un de ses pamphlets mensuels (février 1854).
  9. C’est ce que rapporte dans ses mémoires le général Suchtelen, chef des travaux du génie dans l’armée assaillante.
  10. Voyez la livraison du 1er septembre 1854.
  11. Traduit du suédois. Voyez les curieux mémoires, publiés tout récemment en Suède, du colonel B. von Schinkel, par les soins de M. G. W. Bergman, t. I-V ; Stockholm, 1852-54.
  12. Paris, 12 avril 1809.
  13. 18 avril.