Des Influences royales en littérature/02

Des Influences royales en littérature
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 532-549).
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DES


INFLUENCES ROYALES


EN LITTÉRATURE.





FRÉDÉRIC II.


Histoire philosophie de l’Académie de Prusse, par M. Bartholmèss.




Lorsque Napoléon appelait Talma à Erfurt, et faisait représenter les chefs-d’œuvre de la poésie française devant un parterre de rois. c’était l’image visible et matérielle de ce qui s’était passé cinquante ans plus tôt dans la région des idées. Grâce à son rayonnement inépuisable, à son irrésistible attraction, le génie français au XVIIIe siècle s’était créé un auditoire de princes et de souverains. Les rois de Prusse, de Suède, de Danemark, de Pologne, les princes d’Allemagne, l’impératrice de Russie, tous subissaient ou feignaient de subir cet ascendant universel, tous semblaient épris d’amour pour les idées libérales dont la France devenait le foyer. Ils entretenaient à Paris des correspondans littéraires chargés de les tenir au courant des petits vers et des gros ouvrages, résidens de nouvelle espèce auprès de cette nouvelle royauté. Eux-mêmes correspondaient avec nos grands écrivains et se disputaient l’honneur de les recevoir à leur cour. Jamais l’intelligence humaine n’avait reçu d’aussi éclatans hommages, et c’était à notre patrie qu’il était donné d’étaler ce grand spectacle devant le monde, compensation suffisante aux hontes de notre politique. Nous étions vaincus à Rosbach, nous signions le traité de Paris, nous souscrivions au partage de la Pologne; mais par la pensée du moins la France régnait.

Il n’y avait guère alors en Europe qu’un gouvernement qui se montrât hostile à cet éclat nouveau, à cette popularité immense qu’obtenait partout la pensée française : c’était le gouvernement français; il emprisonnait les écrivains ou proscrivait leurs livres, et en cela il n’avait pas tort. Il voyait où le menait toute cette gloire. Persécuter à outrance eût été faire preuve de sagacité; mais que pouvaient ces résistances, entremêlées de faiblesses, contre cette coupable, qui trouvait partout de pareilles complicités ? « Voltaire se brouilla avec la cour de France, dit Goethe dans ses mémoires; mais les rois étrangers devinrent ses tributaires et ses vassaux »


I.

Celui qui le premier donna aux autres princes l’exemple de cette déférence si nouvelle alors pour la pensée fut en même temps le plus grand capitaine de son temps et le vrai fondateur de la monarchie prussienne, Frédéric II. Un savant, connu par de remarquables études sur Huet et Jordano Bruno, M. Bartholmèss, vient de nous donner une Histoire de l’Académie de Prusse depuis Leibnitz jusqu’à Schelling, mais particulièrement sous Frédéric le Grand. Cette histoire, écrite avec une érudition ingénieuse et solide, nous fournit l’occasion d’examiner le rôle que joua Frédéric au milieu de la littérature contemporaine.

Sa passion pour les lettres en général, et en particulier pour notre littérature, s’annonce chez lui de bonne heure et paraît le posséder tout entier, pendant qu’il n’est encore que prince royal, et que, confiné à Remusberg, il passe sa vie solitaire avec les livres, la musique et quelques amis. Dès l’âge de dix-neuf ans, il écrit à Fontenelle une épître flatteuse; mais il ne semble pas avoir eu avec lui des relations bien suivies. Cinq ans plus tard, il commence avec Voltaire et Rollin un commerce de lettres qui, sauf quelques interruptions, se poursuivra jusqu’à leur mort. La partie de cette double correspondance qui s’étend depuis 1736 jusqu’à l’avènement de Frédéric est fort curieuse. Frédéric alors a vingt-quatre ans. Voltaire quarante-deux ans, Rollin soixante-seize. Le ton du prince royal est celui d’un disciple soumis, plein d’admiration et de déférence, grave et réservé avec Rollin, familier et affectueux avec Voltaire, flatteur avec tous les deux.

À ce moment du siècle, les écrivains n’étaient pas encore habitués à voir l’héritier d’un trône faire vers eux les premiers pas, leur demander leur amitié, leur prodiguer, les complimens. Encore moins s’attendaient-ils sans doute à voir un prince les encourager « à faire la leçon aux souverains, à fouetter le vice ceint du diadème sur le dos des tyrans et des monstres dont fourmillent les annales de l’univers[1]. » Aussi rien n’égale la joie et l’enthousiasme de Rollin et de Voltaire; ils promettent au monde un Trajan. Tous deux, du reste, sentent également dès le début que Trajan a déjà des prétentions d’homme de lettres, et veut être loué pour son style. Voltaire lui écrit : « Vous parlez français comme nos meilleurs écrivains; Louis XIV ne s’exprimait pas de même. » (Ce qui n’est que trop vrai, malheureusement pour Frédéric.) Quant à Rollin, il déclare que « le comble des vœux d’un auteur est de se voir estimé et loué par un prince d’un goût si délicat, et qui écrit dans une langue étrangère avec tant d’élégance, de justesse et de dignité[2]. »

Le prince royal, on peut le croire, se trouvait infiniment plus à l’aise avec Voltaire qu’avec Rollin. Aussi ses lettres à ce dernier sont-elles courtes et rares; on peut y remarquer un petit manège qui ne prouve pas une parfaite simplicité. Frédéric y parle volontiers du ciel auquel il demande que le Thucydide de notre siècle puisse voir prolonger le fil de ses jours comme ceux du roi Ezécliias. » Religieux de ton, biblique au besoin, on voit qu’il s’amuse de la naïveté du bon vieillard, et quand enfin Rollin, enhardi, se hasarde à toucher quelques mots de sa conversion qu’il espère (la conversion de Frédéric!), celui-ci lui répond qu’il a trouvé dans sa lettre « les conseils d’un sage et la tendresse d’une nourrice. » On sent que Frédéric a dû rire d’une espérance si mal fondée.

Dans le même temps, en effet, Frédéric faisait parade avec Voltaire d’une incrédulité telle que celui-ci se voyait contraint de la réfuter sur quelques points. Quoi qu’on en puisse dire, cette correspondance avec le prince royal fait honneur à Voltaire : ses conseils sur les devoirs des princes, ses discussions sur Dieu, sur la liberté de l’homme, ont un accent de conviction sincère qui ne saurait tromper. Plus tard, quand il aura vu dans l’intimité Frédéric devenu roi, le ton changera, deviendra trop souvent cynique ou bouffon; mais à cette première époque Voltaire a pris au sérieux ce rôle de Mentor et de directeur de conscience que le jeune prince lui a conféré. Quant aux louanges qu’il lui prodigue et dont on lui a fait un crime, il faut observer qu’à cet égard c’est Frédéric qui lui a donné l’exemple et qui renchérit sans cesse sur les flatteries de son correspondant. Si Voltaire traite Frédéric de Trajan et de Marc-Aurèle, s’il l’appelle son adorable prince, celui-ci n’est pas en reste; poètes et philosophes, tout est sacrifié à Voltaire, et Frédéric termine une discussion philosophique par cette phrase scandaleuse et ridicule : « S’il y a quelque chose dont je me puisse persuader, c’est qu’il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire non moins estimable à Cirey. » C’est un lieu commun de platitude d’identifier la Providence avec les puissans du monde; mais l’apothéose appliquée à un simple philosophe était vraiment une innovation. Et notez, dans cet échange de flagorneries, la différence des positions, qui excuse l’un et condamne l’autre. Un prince doué de quelque bon sens sait parfaitement combien il doit rabattre des complimens qu’il reçoit et dont une bonne partie s’adresse toujours à son rang plus qu’à sa personne; mais l’écrivain qui n’est rien que par lui-même, qui n’a d’autre puissance que celle de son génie, a le droit de considérer comme sincères les adulations qu’il reçoit d’un souverain; leur exagération même est un hommage que l’on rend à sa valeur personnelle, à l’influence que son génie lui a donnée sur l’opinion; fussent-elles intéressées et destinées à provoquer un retour de louanges, c’est toujours dire à l’écrivain : Vous pouvez donner la gloire. Tout prince que je suis, j’ai besoin de vous. — Je ne connais pas de compliment plus flatteur et moins suspect que celui-là. D’ailleurs, répétons-le, c’est Frédéric qui a donné le ton à Voltaire, et dans cet échange de flatteries souvent insipides, le premier, le principal coupable, c’est le prince : le poète n’est que son complice.

Vraiment les rôles sont intervertis; les faiblesses que d’ordinaire on caresse chez les princes, Frédéric les flatte chez l’écrivain. Il faut voir les fadeurs mythologiques qu’il adresse à Mme du Châtelet, et ses complimens peu délicats sur le bonheur que Voltaire goûte dans les bras d’Emilie. Avec une modestie inattendue, Voltaire proteste contre les suppositions du prince; je ne suis, dit-il, que l’ami de Mme du Châtelet, et ne suis plus d’âge à être autre chose :

J’approche, hélas ! de la nuit sombre
Qui nous engloutit sans retour;
D’un homme je ne suis que l’ombre.
Je n’ai que l’ombre de l’amour.


Mais Frédéric insiste, déclare gracieusement qu’il n’en croit rien, redouble de galanterie avec la marquise : en même temps il s’attendrit avec Voltaire sur toutes les tracasseries que lui suscitent ses envieux, et quand Desfontaines ou tout autre sacrilège a osé porter les mains sur les tragédies de son ami, il se montre presque aussi ému que Voltaire, ce qui pourtant n’était pas aisé. Sans doute l’espérance de faire de Voltaire un de ses prôneurs entrait pour quelque chose dans cette prodigalité de louanges et de caresses exagérées; mais dans l’enthousiasme du prince royal pour le génie de l’écrivain il y a une sincérité profonde qu’il est impossible de méconnaître. Voltaire par le quelque part de l’harmonie préétablie qui existe entre leurs intelligences; il a raison. Leurs esprits étaient faits l’un pour l’autre, et cela est si vrai, qu’après l’aventure de Francfort, lorsqu’ils recommencèrent à s’écrire après une brouille de plusieurs années (et ce fut Frédéric qui fit les premiers pas), jamais ils n’ont oublié leurs rancunes, jamais ils n’ont cessé de se les rappeler avec aigreur, et jamais pourtant ils n’ont pu renoncer à s’écrire, même pour se dire des duretés. « Vous êtes bien heureux, lui disait Frédéric à cette époque, d’avoir eu affaire à un fou amoureux de votre beau génie ! » Oui, amoureux, cela est vrai; cette passion pour le génie de Voltaire a survécu à toutes leurs querelles, à tous leurs torts réciproques; c’est que Voltaire était pour Frédéric la personnification la plus complète du génie littéraire tel qu’il le comprenait, et que son goût pour le poète se confondait avec sa passion pour les lettres, passion chez lui si vive à tout âge, et dans sa jeunesse exclusive de toutes les autres.

Quant à ses tirades philosophiques contre les oppresseurs de l’humanité, contre les conquérans, il y a quelque apparence qu’ici le futur Titus abusait un peu de la crédulité enthousiaste de son correspondant. Il trouve un moyen ingénieux de flatter les opinions de Voltaire : c’est de les exagérer. Le croirait-on ? A l’égard du christianisme, il trouve Voltaire trop modéré! Quand le poète lui envoie son discours sur la loi naturelle, Frédéric lui adresse aussitôt des reproches, assurément inattendus, sur sa condescendance pour la prétraille. Et pourquoi ? Parce que le poète s’est servi de cette expression, l’homme-Dieu! Voilà une faiblesse que Frédéric ne saurait lui pardonner. — Autre méfait de Voltaire : dans son Siècle de Louis XIV, il a rangé Machiavel parmi les hommes illustres de la renaissance. Quel scandale! Frédéric ne se possède pas et s’écrie : « Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d’ailleurs l’homme le plus distingué par ses talens, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talens louables : Cartouche ne mérite pas de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert, les Luxembourg. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un misérable coquin... » On pense si cette vertueuse colère arrache à Voltaire des cris d’admiration ! Il se félicite d’en être l’objet, tout en faisant timidement observer qu’il n’a parlé que du style du Florentin; mais cette excuse ne suffit pas pour apaiser le prince royal, il revient encore sur ce sujet : « Mon cher ami, votre plume doit regretter de s’être souillée de ce nom, » et aussitôt il prend la sienne pour protester contre les abominables doctrines du Prince, compose un livre bien vertueux, bien philosophique contre Machiavel, et charge Voltaire de le faire imprimer... Sur ces entrefaites, Frédéric devient roi, donne ordre d’arrêter la publication de son livre, et envahit la Silésie.

Frédéric avait alors vingt-huit ans. Rollin et Voltaire s’étaient trompés sans doute quand ils promettaient au monde un Marc-Aurèle : Frédéric fut autre chose assurément; mais ils ne se trompaient pas quand ils comptaient que les lettres trouveraient en lui un protecteur dévoué et fidèle, mieux qu’un protecteur, un ami.

C’est là en effet sa supériorité sur les autres protecteurs des lettres : il les a aimées pour elles-mêmes, indépendamment du profit qu’en espérait sa politique. Pour Auguste, le génie de Virgile et d’Horace fut surtout un instrument de domination; pour Louis XIV, la poésie n’était guère qu’un ornement de ses fêtes ou l’harmonieuse expression de ces louanges dont il ne pouvait s’assouvir. Sans doute le roi de Prusse comprenait très bien la puissance d’opinion qu’exerçaient déjà les écrivains, surtout les écrivains français, et que lui-même allait étendre en la reconnaissant. On en trouve une preuve frappante au début d’un de ses ouvrages historiques. Histoire de mon temps. Dans le premier chapitre, qui est un tableau des forces de l’Europe à son avènement, l’historien consacre plusieurs pages à la littérature et aux sciences. La France y est représentée comme le vrai centre littéraire de l’Europe; ses écrivains sont pour lui une puissance avec laquelle il faut compter et dont il recherche l’alliance. Et pendant la guerre de sept ans, près de succomber sous le nombre, battu, traqué par les Autrichiens, les Russes et les Français, au moment de livrer une dernière bataille qui va décider de son sort et de celui de son royaume, se croyant perdu, c’est aux écrivains qu’il songe. Pendant une veillée remplie d’angoisses, il écrit une centaine de vers, « les meilleurs ou plutôt les seuls bons qu’il ait faits, » dit M. Villemain, et il les envoie, copiés de sa main, à Voltaire, avec lequel il est brouillé depuis plusieurs années : préoccupation étrange dans un moment pareil, mais qui suffit pour le peindre. Cette paix que dans sa fierté intrépide il s’obstine à ne pas demander à ses ennemis vainqueurs, il semble l’offrir à un écrivain[3]. C’est déjà une chose remarquable que d’avoir reconnu une puissance supérieure à la force matérielle; ce respect, même intéressé, fait honneur à ce despote et à ce conquérant. Il y eut d’ailleurs autre chose chez Frédéric : il aima les lettres ; il les aima jusqu’à la passion, jusqu’au ridicule. « Cet homme, disait de lui Voltaire dans un moment d’humeur, c’est César et l’abbé Cotin. » Mais cette passion obstinée et malheureuse pour les vers est précisément ce qui démontre sa sincérité. Cependant était-il d’une entière bonne foi quand il écrivait plus tard, en parlant de lui-même : « Je pense qu’en pesant les voix, les travaux du philosophe seront jugés supérieurs à ceux du militaire ; » quand il disait à d’Alembert : « Je donnerais toutes mes victoires pour avoir fait Athalie ? « Vraiment on serait tenté de le croire. Toujours est-il que des complimens sur ses écrits pouvaient le toucher beaucoup plus que l’admiration méritée par sa conduite politique et militaire. L’homme d’ailleurs est ainsi fait : a-t-il une supériorité constatée et reconnue ; tranquille de ce côté, il se désintéresse des éloges dont il est sûr ; sa vanité se déplace et se porte tout entière sur des prétentions moins justifiées et souvent assez puériles. Le prince de Ligne, dans le piquant récit qu’il nous a laissé de ses visites chez Rousseau et chez Voltaire, nous raconte que l’auteur de l’Emile paraissait surtout très fier de la propreté avec laquelle il copiait de la musique ; quant à Voltaire, c’était son château de Ferney, c’était son jardin qu’il prétendait faire admirer : « C’est moi qui ai donné tous ces dessins, disait-il. Mon jardinier n’est qu’une bête ; c’est moi qui ai tout fait ! » Il était plus modeste quand il parlait de ses écrits.

Comme homme de lettres, Frédéric se montre fort chatouilleux et fort sensible à la critique. Diderot fait dans l’Encyclopédie un article où, après avoir versé à Frédéric auteur ce boisseau d’éloges dont par le Bayle, il a l’imprudence de mêler un grain de critique : «Ses poésies sont pleines d’idées, de chaleur, de vérités grandes et fortes. J’ose assurer que, si le monarque qui les écrivait à plus de trois cents lieues de la France s’était promené un an ou deux dans le faubourg Saint-Honoré ou dans le faubourg Saint-Germain, il serait un des premiers poètes de notre nation. Il ne fallait que le souffle le plus léger d’un homme de goût pour en chasser quelques grains de la poussière des sables de Brandebourg… Il n’a manqué à cette flûte admirable qu’une embouchure un peu plus nette. » — « De quel œil, dit M. Bartholmèss, Frédéric devait-il lire ces justes réflexions ? Il les prit si mal, qu’il n’ouvrit plus aucun des volumes suivans de l’Encyclopédie, » et dans sa correspondance avec d’Alembert, toutes les fois que celui-ci lui parle avec éloge de son ami, le roi riposte par des épigrammes[4]. Il avait ses grammairiens, auxquels il soumettait ses écrits avant de les publier, et qui se chargeaient d’en chasser les grains de sable du Brandebourg, c’est-à-dire les fautes de langue et de style. Un de ces grammairiens, l’honnête Thiébault, nous a laissé dans ses Souvenirs le récit d’une scène qui prouve à quel point il savait Frédéric sensible à la critique. Un jour, dans un écrit que le roi lui montre, Thiébault veut lui faire effacer un solécisme ; Frédéric résiste, se fâche, jette la plume avec colère… « Je suis persuadé, dit Thiébault, qu’il n’a pas été plus hors de lui lorsqu’il s’oublia au point de donner des coups de botte dans les jambes à un de ses ministres d’état. » Cependant Thiébault se rassure par cette pensée qu’il est Français, et que c’est avec ses sujets seulement que Frédéric se permet de ces vivacités. Il dissimule son émotion, raffermit sa contenance, et l’air attristé, non abattu, avec le calme que donne la conviction que l’on fait son devoir et la voix d’un homme pénétré, mais inflexible, il lui adresse une harangue de deux pages, dont il n’a pas voulu priver ses lecteurs, et où la fermeté inébranlable d’un académicien qui défend la grammaire est heureusement tempérée par les protestations de l’attachement le plus tendre et du respect le plus profond. Touché par tant d’éloquence, Frédéric cède enfin, renonce à son solécisme, et Thiébault, qui est encore étonné, en racontant cette scène, et de la magnanimité du roi et de sa propre audace, termine son récit par cette naïve réflexion : « Le roi fut en cette rencontre plus grand que je ne l’avais présumé, et je vis ce jour-là ce qu’il y a peut-être de plus rare dans l’histoire des rois, je vis un monarque qui sut se vaincre. »

Il est à croire que Frédéric ne sut pas toujours se vaincre, ou que ses grammairiens, à commencer par Voltaire, n’eurent pas toujours l’inflexibilité héroïque de Thiébault, car les fautes de français abondent dans ses ouvrages. On dit qu’il ne sut jamais bien sa langue maternelle, et il est certain qu’il n’écrivit jamais la nôtre qu’assez imparfaitement. Je ne parle pas seulement de la correction grammaticale, pas plus que de l’orthographe, qu’il a toujours ignorée ; mais la propriété des mots, leur valeur exacte[5], et plus que tout cela, ce tour, cette allure, ce je ne sais quoi qui fait qu’une phrase est française, voilà ce qu’il n’a jamais bien su. Ces défauts sont frappans dans ses discours ou dans ses ouvrages historiques, où il vise au style soutenu. Sans doute ces écrits sont précieux à plusieurs égards ; ils se lisent avec l’intérêt qui s’attache toujours aux pensées d’un homme extraordinaire. Il est d’ailleurs impossible qu’un homme qui a fait de grandes choses les raconte sans communiquer à son récit quelques-unes de ses qualités. Qu’on y admire donc le grand capitaine, le politique habile, l’homme même, rien de mieux; mais Frédéric a voulu être et il est réellement autre chose : c’est un écrivain, et ce n’est pas lui faire injustice que de le traiter comme tel. Sec et écourté d’ordinaire, de temps en temps il vise au grand style et tombe dans la phrase : toute la monnaie courante du jargon philosophique alors à la mode est employée et prodiguée par lui sans scrupule; la vieille phrase ne lui répugne point. Quant aux impropriétés d’expression, elles pullulent dans ses écrits; qu’on ouvre au hasard l’un de ses ouvrages historiques, on ne trouvera pas deux pages de suite qu’on puisse supposer écrites par un Français.

Ce n’est pas qu’il reste Allemand dans ses écrits, ainsi qu’on l’a prétendu : on serait plutôt tenté de lui reprocher d’avoir en littérature le goût plus français que les Français eux-mêmes, ceux du XVIIIe siècle s’entend. C’est par son côté mesquin qu’il prend notre littérature. La mesure, la délicatesse, la légèreté, voilà les qualités qui le charment; la sèche poésie d’alors lui suffit; il ne demande ni plus de couleur, ni plus d’émotion, ni plus d’élévation et d’élan. Les petits vers de Voltaire, voilà quel devait être en poésie son idéal, et encore en comprenait-il la délicatesse, lui qui s’avisa un jour, sans penser à mal, de lui comparer Amaud-Baculard[6] ? S’il fait dans un de ses ouvrages un tableau de notre poésie au XVIIe siècle, il n’aura garde d’omettre ni Jean-Baptiste Rousseau, ni Chaulieu; il n’oublie que Corneille et Molière. Dans la littérature contemporaine, il ne paraît pas goûter ce qui est vraiment grand et neuf chez Rousseau, chez Montesquieu, chez Voltaire lui-même; mais il se préoccupe beaucoup des colifichets littéraires qui font l’amusement des Parisiens[7]. Il est étrange qu’un homme qui a été souvent si grand par ses actions ait eu dans le goût tant de petitesse et de mesquinerie. Louis XIV n’avait pas pour les lettres le même amour, mais au moins avait-il dans le goût plus de grandeur et d’élévation.

Heureusement pour la réputation littéraire de Frédéric II, la seule partie de ses volumineux ouvrages que tout le monde connaisse est sa correspondance avec Voltaire et avec d’Alembert. Elle est mieux écrite que ses histoires. Là du moins il écrit en général simplement et naturellement, sans viser au style brillant et aux élégances académiques. Cette correspondance n’est pas seulement curieuse et intéressante par le fond, elle est d’une lecture facile, amusante, et répond suffisamment à l’insolente question que le père Bouhours posait au XVIIe siècle, et que Frédéric rappelle souvent en s’en moquant : si un Allemand peut avoir de l’esprit. Même en prenant le mot esprit dans le sens où l’entendait le jésuite, la correspondance de Frédéric eût pu le satisfaire, et ce qui le prouve, c’est que le voisinage des lettres de Voltaire et de d’Alembert ne nuit pas trop à celles de leur royal correspondant.

Le côté triste de cette correspondance, ce sont les doctrines désolantes, ce sont les plaisanteries cyniques qui y reparaissent trop souvent. On peut faire à ce sujet une remarque : c’est que, pendant plusieurs années, le ton de Voltaire reste décent, à peine répond-il à quelques plaisanteries assez légères de Frédéric ; mais aussitôt qu’il a vu le roi à Berlin, le ton change brusquement, et sa première lettre après son départ contient déjà des grossièretés qui défient toute citation. Quoique Voltaire n’eût malheureusement pas besoin d’être provoqué à cet égard, il faut noter que presque toujours c’est le roi qui lui donne l’exemple[8]. Il est certain que Frédéric fut pour beaucoup dans l’achèvement du déplorable poème qui pèse toujours sur la mémoire de Voltaire. « Croyez-moi, achevez la Pucelle : » cette fatale exhortation revient comme un refrain dans les lettres de Frédéric, jusqu’au moment où malheureusement le poète finit par y céder. Laissons cela, aussi bien que l’histoire de leur querelle, où les torts furent réciproques. Sans doute, Frédéric ne pouvait permettre à Voltaire de bafouer aux yeux de l’Europe Maupertuis, le président de son académie; mais faire brûler par la main du bourreau le pamphlet où Voltaire châtiait justement les opinions ridicules et parfois odieuses de Maupertuis était une vengeance indigne de Frédéric. Après tout, avouons que le premier tort fut du côté de Voltaire : ce fut, après s’être refusé pendant quinze ans aux sollicitations de Frédéric, qui l’appelait à Berlin, d’avoir cédé enfin, d’avoir cru possible une liaison si disproportionnée selon les idées du monde. D’Alembert, Rousseau, Diderot, furent plus sages à cet égard, et se dérobèrent à ces hautes protections dont ils voyaient tous les dangers.

Ce qui du reste pouvait faire illusion à Voltaire, ce n’étaient pas seulement les protestations d’amitié que lui avait prodiguées Frédéric, et qui paraissent en effet avoir été sincères, c’était aussi le ton d’égalité, de déférence même, que le roi prenait avec lui dans ses lettres; c’était aussi la tolérance parfaite avec laquelle il lui laissa toujours combattre ses opinions sans jamais paraître se souvenir de la différence de leurs positions. Cette tolérance, il faut le dire à l’honneur de Frédéric, ne l’abandonna jamais : il ne la porte pas seulement dans les discussions spéculatives, où la modération est encore assez rare, même entre des particuliers; mais il écoute sans se fâcher des avis parfois un peu vifs. Ainsi en 1749, quand ils n’en sont encore qu’aux douceurs, le roi, engagé dans une guerre sanglante qu’il avait provoquée, envoie au poète une ode contre la guerre : « Je croirais volontiers, lui écrit Voltaire, que cette ode est de quelque pauvre citoyen, bon poète d’ailleurs, lassé de payer le dixième et le dixième du dixième, et de voir ravager la terre pour les querelles des rois. Point du tout : Elle est du roi qui a commencé la noise; elle est de celui qui a gagné, les armes à la main, une province et cinq batailles. Sire, votre majesté fait de beaux vers, mais elle se moque du monde. » À cette sortie, Frédéric se contente de répondre : « Ne vous étonnez point de mon Ode sur la Guerre; ce sont, je vous assure, mes sentimens. Distinguez l’homme d’état du philosophe, et sachez qu’on peut faire la guerre par raison, qu’on peut être philosophe par devoir et philosophe par inclination. Les hommes ne sont presque jamais placés dans le monde selon leur choix; de là vient qu’il y a tant de cordonniers, de prêtres, de ministres, de princes mauvais. » La réplique n’est peut-être pas trop bonne, mais elle est au moins bien modérée. Plus tard, après leur brouille et leur raccommodement, Voltaire, ranimant cette querelle éteinte, s’avise de publier dans ses Questions sur l’Encyclopédie un morceau où Maupertuis est fort mal traité. Toute la colère de Frédéric lui revient; il écrit à d’Alembert pour se plaindre amèrement de Voltaire, il écrit à Voltaire dans le même sens. Loin de s’excuser, celui-ci répond par une lettre très ferme, où il lui reproche durement ses défauts : « Vous vous êtes toujours fait un malheureux plaisir d’humilier les autres hommes, plaisir indigne de vous, etc. » Toute la lettre est sur ce ton. On s’attendrait à une rupture. — La réponse de Frédéric commence ainsi : « Je sais très bien que j’ai des défauts, et même de grands défauts. Je vous assure que je ne me traite pas doucement, et que je ne me pardonne rien quand je me parle à moi-même. » Et il continue avec autant de calme, tant qu’il ne s’agit que de ce qui lui est personnel; il ne reprend son aigreur que quand il en vient à parler de ce qui fait le sujet de leur querelle, et enfin termine par des complimens.

Cette modération, qu’il n’oublia qu’une seule fois, il eut encore à l’exercer envers Voltaire après sa mort. Beaumarchais, qui préparait l’édition posthume des Œuvres de Voltaire, fit proposer à Frédéric de détruire un fragment de prose trouvé dans les papiers de Voltaire, et où le roi de Prusse était très mal traité : c’étaient les Mémoires. Celui-ci refusa l’offre de l’éditeur et laissa même circuler l’ouvrage dans ses états. Pour comprendre tout ce que l’action de Frédéric eut de magnanime, qu’on se rappelle les imputations scandaleuses que contiennent ces trop charmans Mémoires. Quelques années auparavant, le roi avait adressé à l’Académie de Berlin un éloge de Voltaire, où, sans rappeler leurs querelles, il loue avec effusion les qualités de l’homme et le génie de l’écrivain,


II.

Ce goût si vif pour les travaux de l’esprit, ce respect sérieux pour la pensée et pour son indépendance, qui éclate dans la correspondance de Frédéric avec Voltaire et d’Alembert, se retrouve dans ses rapports avec les gens de lettres dont se composait l’académie fondée ou restaurée par lui à Berlin.

L’un de ses ancêtres, l’électeur Frédéric-Guillaume, avait donné l’exemple d’une hospitalité généreuse envers les Français que la révocation de l’édit de Nantes chassait de leur pays. M. Weiss, dans son histoire des Réfugiés protestans, nous a montré par quels services les exilés payèrent la protection bienveillante de Frédéric- Guillaume. Sous le patronage du grand-électeur et de son successeur, cette colonie, qui ne comprenait pas moins de vingt mille hommes, prospéra rapidement : des établissemens littéraires, dirigés par des émigrés français, furent fondés à Berlin et à Halle, et répandirent l’usage de notre langue que le savant Abbadie recommandait par ses écrits. A cent ans de distance, la Prusse devait s’ouvrir à d’autres réfugiés : c’étaient les jésuites; chassés de toute l’Europe, ils ne trouvaient d’asile qu’auprès de l’incrédulité tolérante de Frédéric II.

Cette bienveillance pour les étrangers, cet esprit de tolérance universelle se retrouvent dans une conception singulière de l’électeur Frédéric-Guillaume : c’était le projet d’une cité toute littéraire, composée uniquement de savans de toutes les nations et destinée à recueillir tous ceux qui ne trouvaient pas dans leur pays une liberté suffisante pour leurs travaux. Tous les cultes y devaient être admis, toutes les opinions librement professées. On espérait que les puissances de l’Europe s’engageraient à respecter, dans les guerres à venir, cet asile commun des arts, des sciences et des lettres. C’était là sans doute un plan chimérique; mais quand on pense que c’était au sortir de la guerre de trente ans, quelques années avant la révocation de l’édit de Nantes, que Frédéric-Guillaume rêvait cette utopie généreuse, il faut avouer que cet homme devançait son siècle, et le nôtre même, soit dit sans vouloir nous déprécier.

On voit que Frédéric II trouvait dans sa famille des traditions libérales auxquelles il lui suffisait de rester fidèle; mais son père lui avait donné un tout autre exemple : dur, avare à l’excès, n’aimant que l’argent, le vin et la parade, méprisant comme inutiles les sciences et les arts, ce roi caporal détestait chez son fils aîné ces goûts littéraires, qu’il ne comprenait point, et l’on sait avec quelle brutalité il le traitait, ainsi que ses autres enfans. Sa fille même, la princesse Wilhelmine, n’échappait point à ses violences : un jour il la lança à coups de pieds par une fenêtre qui s’ouvrait jusqu’au plancher; heureusement la reine la saisit au vol, et la retint par ses jupes. Sous ce brutal, la Société des sciences, que Leibnitz venait de fonder à grand’peine, aspirait uniquement à se faire oublier : les académiciens n’osaient paraître en sa présence, « craignant, dit M. Bartholmèss, de recevoir une de ces démonstrations dont le roi était si prodigue, telles que coups de poings, coups de pieds, coups de canne. » Voilà du moins un prince dont on pouvait dire sans flatterie qu’il traitait les gens de lettres comme ses enfans. Un jour pourtant, dans une débauche, ce vandale soupçonne que son académie peut servir à quelque chose : il lui vient à l’idée de savoir d’où provient la mousse du vin de Champagne qu’il boit, et il fait consulter l’académie. Celle-ci demande soixante bouteilles pour faire consciencieusement les expériences : « Ah ! qu’ils aillent au diable, dit le roi, j’aime mieux n’en rien savoir; pour boire mon Champagne, je me passerai bien d’eux. » Voilà la seule velléité scientifique qu’on ait jamais remarquée en lui.

Frédéric II, qui arrivait au trône avec des dispositions toutes contraires, se hâta de compléter l’œuvre inachevée de Leibnitz en fondant une académie nouvelle où entrèrent les membres de l’ancienne société. Cette compagnie savante avait dès l’origine été conçue sur le plan encyclopédique que la convention réalisa chez nous dans l’organisation de l’Institut. Génie universel, Leibnitz y avait réuni toutes les branches des connaissances humaines, une seule exceptée, la philosophie. Frédéric en fit une classe, dont les attributions répondaient à celles de notre Académie des sciences morales et politiques. Le roi de Prusse n’avait pas peur des idéologues, et il ne semble pas qu’il s’en soit mal trouvé. On peut voir dans l’ouvrage de M. Bartholmèss quelle liberté d’opinions il laissa aux académiciens : despote partout ailleurs, dans le domaine de la pensée il admettait la liberté la plus complète. On le voit souffrir de l’académie non-seulement des contradictions et un esprit différent du sien sur des matières spéculatives, mais même des remontrances politiques. Au milieu de la guerre qui faillit emporter la monarchie prussienne en 1760, l’Académie lui transmet un projet de pacification envoyé par La Condamine; on y proposait au roi des conditions inacceptables. Il le repoussa avec fermeté, mais sans s’irriter aucunement de cette démarche. C’est ainsi qu’il tolérait de la part de l’Académie, comme le remarque très bien M. Bartholmèss, ce qu’il ne supportait pas dans sa propre famille. En effet, à la même époque, son frère bien-aimé, Guillaume-Auguste, se jetait un jour à ses pieds, le conjurant avec larmes de céder à la fortune. « Monsieur, lui répond durement Frédéric, vous partirez demain pour Berlin. Allez faire des enfans, vous n’êtes bon qu’à cela. » Son frère en mourut de chagrin.

Il faut le dire, l’Académie n’abusa guère en général de la liberté que lui laissait le roi, et dans une circonstance curieuse montra une prudence peu philosophique. D’après le conseil de d’Alembert, Frédéric avait fait proposer pour sujet de concours cette étrange question : Est-il permis de tromper le peuple ? Frédéric et d’Alembert n’envisageaient cette question qu’au point de vue religieux : l’Académie modifia le programme, et fit porter la question sur tous les genres de croyances, morales, politiques et autres; mais son audace n’alla pas plus loin. Quand vint le moment de décider du mérite des concurrens, elle couronna deux mémoires, l’un qui prétendait prouver qu’on pouvait tromper le peuple, l’autre que cela était interdit par la bonne politique tout aussi bien que par la morale. Ce jugement de Salomon fit beaucoup rire; « mais, dit M. Bartholmèss, les académiciens, en réalité, auraient pu rire des rieurs, car ils ne faisaient autre chose que rappeler au règlement Frédéric même, que signifier au public que leur sphère devait rester celle de la spéculation indépendante, scientifique à la fois et pacifique, la sphère des études impartiales et sérieuses et non pas celle d’une polémique passionnée ou stérile. » Voilà, ce me semble, une singulière assertion : quoi ! des philosophes n’avaient pas le droit d’avoir une opinion sur une question de cette importance ! Et approuver à la fois le pour et le contre, c’était faire preuve d’impartialité ! N’était-ce point d’ailleurs se montrer bien maladroit ? N’était-ce pas avouer qu’on ne prenait guère au sérieux les principes austères affichés par Frédéric dans son Anti-Machiavel, et qu’on voulait ainsi, par une décision équivoque, ménager à la fois les doctrines ostensibles du philosophe et les pratiques moins sévères du conquérant de la Silésie et de la Pologne ? De plus habiles courtisans se seraient bien gardés au contraire de deviner sur ce point l’arrière-pensée du souverain.

Il est également difficile d’approuver, comme le fait l’historien de l’Académie de Prusse, la nécessité imposée par Frédéric à son académie de publier ses mémoires en français. Ici défendons-nous de la satisfaction d’amour-propre que nous éprouvons en voyant un grand esprit rendre un pareil hommage à notre littérature et à notre langue, et sachons reconnaître combien cette tentative singulière de substituer à l’idiome national une langue étrangère était tout à la fois contraire au patriotisme et au bon sens. Leibnitz s’était montré plus sage que Frédéric. Il invitait la société fondée sous son influence à épurer la langue nationale, à étudier l’histoire du pays, à se pénétrer de sentimens allemands. Quoiqu’il eût été en relation permanente avec la France, et qu’il eût écrit en français la plupart de ses ouvrages, il s’élevait avec une véhémence patriotique contre cette manie de singer les Français, que la mode avait propagée par toute l’Allemagne.

Frédéric, tout au contraire; élevé par des Français, sachant à peine l’allemand, il ne parle que notre langue, et exige que chacun l’imite autour de lui. «Le roi, dit Maupertuis, veut qu’une langue parlée et écrite par lui avec tant d’élégance soit la langue de son académie[9].» Permis aux académiciens allemands d’écrire, s’il leur plaît, dans leur langue; mais leurs mémoires ne seront publiés qu’après avoir été traduits en français. C’était, dit-on, le seul moyen de les faire comprendre et connaître par toute l’Europe. Mais n’y avait-il pas, pour Frédéric, un intérêt bien plus important à donner enfin à son pays une littérature qui lui fût propre, et sans laquelle la nationalité d’un peuple est toujours incomplète ? Et, en supposant que la langue allemande fût aussi informe que le prétendait Frédéric, n’était-ce pas éloigner indéfiniment le moment où elle se fixerait et prendrait rang parmi les idiomes littéraires que de lui interdire le domaine des sciences, de la philosophie et des arts ? D’ailleurs, ce n’était pas à l’Académie seulement que Frédéric imposait l’usage exclusif de la langue française, il l’imposait encore aux professeurs et aux élèves de son école civile et militaire; l’allemand y était proscrit, on n’y pouvait parler que français, et « c’est ainsi, dit Thiébault, l’un des professeurs de cette école, c’est ainsi qu’on en usa pendant plusieurs années. » Singulière fantaisie d’un despote! Si la force des choses n’eût fini par triompher de sa volonté, l’élite de la jeunesse prussienne eût fini par ne pas savoir la langue de son pays !

C’est pourtant une chose grave que de renoncer à sa langue maternelle : une langue est le dépôt des traditions nationales, des sentimens politiques, religieux, domestiques, au milieu desquels on a été élevé; renoncer à sa langue, c’est en partie au moins oublier tout cela, c’est rompre jusqu’à un certain point avec le passé de son pays, avec les sentimens de ses concitoyens, avec le langage que notre mère nous a parlé dans notre enfance. Le génie du peuple, qui fait les langues, l’a bien senti : langue maternelle, ce mot dit tout; il exprime tous les sentimens pieux et tendres qu’on étouffe dans son cœur en adoptant un autre idiome. Les Romains disaient d’un homme qui par le trois langues : il a trois âmes. En effet, c’est changer d’âme que de quitter la langue de son pays, et je ne sais si ce changement se peut faire impunément.

Cette obstination de Frédéric est singulière chez un homme qui, à défaut d’autres sentimens tendres, aimait passionnément son pays. Il est vrai qu’à peine ce pays avait-il un passé; il ne datait que d’hier. Ses traditions et ses souvenirs appartenaient au moyen âge; or Frédéric était peu chevaleresque, et comprendre le moyen âge n’était guère dans la nature de son esprit. Français par l’intelligence, français du XVIIIe siècle, il n’avait rien de son pays, ni l’imagination rêveuse, ni la profondeur du sentiment, ni la foi; il n’avait de sa nation que cette ténacité patiente, cette force de volonté qu’il poussa jusqu’à l’héroïsme. Toute réflexion faite, on ne voit pas trop ce qui pouvait l’attacher à la langue de son pays; néanmoins son bon sens eût dû l’avertir de la folie de cette tentative, si son cœur n’y répugnait point. Pour lui démontrer combien cela était impossible, il suffisait de son propre exemple; mais son amour-propre se fût refusé à comprendre cet argument. Les Français pourtant répétaient partout cette vérité cruelle, nous dit Goethe dans ses mémoires, et leur dédain pour cet intrus vengeait assez l’Allemagne, qu’il offensait par ses préférences. Son fameux discours sur la littérature allemande, composé dans ses dernières années, montre combien il était loin d’écrire notre langue aussi purement qu’il le croyait sans doute, après l’avoir pratiquée toute sa vie. «Parlons, dit-il, de la langue allemande, laquelle je dis être diffuse, difficile à manier... » En vérité, c’est bien la peine de renoncer à sa langue pour parler ainsi la nôtre après plus de quarante ans de prose et de vers français !

Dans ce discours, qui témoigne d’une médiocre connaissance de la littérature en général[10], et de notre langue en particulier, il veut bien, tout en déclarant que l’Allemagne n’a rien produit jusqu’alors, lui prédire de meilleurs jours. Ces jours étaient venus, la poésie allemande grandissait à côté de lui, en dépit de lui, et il ne s’en doutait pas, ou ne s’en apercevait que pour lui jeter l’insulte et le dédain[11]. On lui en a fait un crime au-delà du Rhin. Ah! que c’était mal entendre les intérêts du pays, et que Schiller comprenait bien mieux ce que vaut la protection des princes, et combien on est heureux d’y échapper, quand il s’écriait avec orgueil :


« La muse allemande n’a point vu fleurir pour elle un siècle d’Auguste; les faveurs d’un Médicis ne lui ont point souri. Elle n’a point eu de glorieux patronage; ses fleurs ne se sont point épanouies aux rayons des faveurs princières.

« Éloignée du trône du plus grand des fils de l’Allemagne, du grand Frédéric, elle resta sans protection et sans honneur. C’est avec orgueil, c’est en sentant son cœur battre plus fort dans sa poitrine, que l’Allemand peut se dire : « Tout ce que je vaux, c’est à moi que je le dois. »

« Voilà pourquoi le chant des bardes de l’Allemagne s’élance d’un jet plus lier et route plus librement ses flots. Voilà pourquoi, riche de sa propre abondance, jaillissant des profondeurs de l’âme, il se raille de la contrainte des règles. »


Qu’on se figure un moment Frédéric protégeant la poésie allemande, y portant son goût faux et mesquin, lui imposant des Henriade, de sèches histoires, des tragédies décentes et régulières. Il n’eût pas fait violence sans doute au génie de la nation, mais chez quelques natures complaisantes peut-être l’eût-il faussé et perverti. Qu’on se félicite donc qu’il ait regardé ailleurs; tout s’est passé pour le mieux. En subissant l’influence de la pensée française, il en a étendu l’empire; par son exemple, il a semé partout les germes de cette philosophie qui contenait la révolution. En cela, il a été utile, parce qu’il a été non un protecteur, mais un disciple. Quant à la littérature allemande, il l’a servie comme il pouvait le faire, en l’oubliant. Nous avons sur ce point le plus précieux des témoignages, le sien. « Un jour, dit Mirabeau, j’osai lui témoigner des regrets de l’indifférence qu’il avait montrée aux lettres allemandes. » — « Mais, répondit Frédéric, qu’aurais-je pu faire en faveur des gens de lettres allemands qui leur valût le bien que je leur ai fait en ne m’occupant pas d’eux, en ne lisant pas leurs livres ? »

Rien de plus curieux que cet aveu, rien de mieux justifié par le résultat. Comparez en effet la conduite de Louis XIV et de Frédéric à l’égard de la littérature de leur pays. L’un, animé des intentions les plus bienveillantes, trouve à son avènement la poésie française pleine de vigueur et de sève; il lui prodigue ce qu’on appelle les encouragemens et les faveurs, et en quelques années elle s’énerve et dépérit. Il l’avait prise florissante avec Corneille et Molière; il la laisse à Jean-Baptiste Rousseau. — Frédéric au contraire, tout préoccupé d’une littérature étrangère, ne songe même pas à celle de son pays; il l’ignore, elle n’existe pas pour lui, et cependant sous son règne vous voyez la poésie allemande, fille du génie national, naître, grandir, et, sous les yeux mêmes du vieux roi, qui s’obstine encore à la méconnaître, constater son existence et sa glorieuse fécondité. Quel enseignement dans ces deux exemples, et combien ils confirment la vérité profonde de ce mot qui les résume, de cette réponse de Frédéric à Mirabeau ! Sans doute on ne peut guère lui savoir gré de ce service involontaire qu’il a rendu à son pays; mais, pour être involontaire, il n’en est pas moins réel, et pourquoi ne ferait-on pas un jour, par un calcul patriotique, ce que Frédéric a fait sans intention ? La recette est simple, il ne s’agit que de n’en point abuser; mais, comme malheureusement il y a encore beaucoup de gens attachés ou par préjugé ou par intérêt au système contraire, il se passera bien du temps sans, doute avant qu’on permette aux gouvernemens de mettre en pratique la théorie si libérale du despote prussien, et le génie littéraire sera toujours moins exposé aux inconvéniens de l’indifférence qu’aux périls des hautes protections.


EUGENE DESPOIS.

  1. Lettre de Frédéric du 4 juillet 1739.
  2. Voici un passage pris au hasard dans une des lettres de Frédéric à Rollin, on verra qu’il ne justifie guère de pareils éloges : « La vertu, dépeinte avec les vives et belles couleurs dont vous composez son coloris, trouve des attraits pour un chacun, et vous assurez son triomphe en diffamant le vice jusque sous l’appareil de la grandeur et de la plus splendide magnificence. »
  3. La réponse de Voltaire est admirable (octobre 1757). Ce fut ainsi que se renoua entre eux une correspondance qui se poursuivit jusqu’à la mort de Voltaire.
  4. Diderot ayant négligé, en revenant de Saint-Pétersbourg, d’aller rendre visite au roi de Prusse : « pour l’invisible Diderot, écrit Frédéric à d’Alembert, je ne sais que vous en dire ; il est comme ces anges célestes dont on parle toujours et qu’on ne voit jamais. Un de ses ouvrages me tomba naguère entre les mains. J’y trouvai ces paroles : « Jeune homme, prends et lis ! » Sur cela, je fermai le livre, comprenant bien qu’il n’avait pas été fait pour moi, qui ai passé soixante ans. » (28 juillet 1774.)
  5. Il écrira par exemple qu’un roi doit être le premier domestique de son peuple. Évidemment ici l’expression a dépassé sa pensée.
  6. D’Arnaud, par votre beau génie,
    Venez réchauffer nos cantons...
    Déjà l’Apollon de la France
    S’achemine à sa décadence;
    Venez briller à votre tour.
    Élevez-vous, s’il baisse encore.
    Ainsi le couchant d’un beau jour
    Promet une plus belle aurore.

  7. Quand d’Alembert lui propose Suard comme correspondant littéraire à la place de Thiriot, qui se mourait, et que, par parenthèse, Frédéric payait fort inexactement, voici ce que le roi de Prusse répond à ce sujet : « Que le correspondant que vous me proposez m’envoie une feuille de sa façon, pour voir s’il me conviendra ; mais surtout qu’il n’omette pas les historiettes de Paris, si elles sont plaisantes. »
  8. Il y a par exemple des vers déplorables sur la bataille de Rosbach que les ennemis de Voltaire ont cités assez de fois :

    Nos blancs-poudrés sont convaincus
    De tout ce que vous savez faire, etc.

    On ne peut que les condamner sans doute au double point de vue du patriotisme et de la décence ; mais ils ne sont qu’une réponse à des vers que Frédéric lui avait envoyés, et qui sont bien autrement repoussans. Ajoutons, comme circonstances atténuantes, que cette lettre ne fut écrite qu’un an et demi après Rosbach, que les blancs-poudrés dont il est ici question sont, non pas nos soldats, comme on pourrait le croire, mais les généraux de cour, nommés par Frédéric dans sa pièce (Adieu, Turpin, Broglio, Soubise), et que tout le monde chansonnait alors en France, comme on avait chansonné jadis l’infortuné Villeroy. On connaît la plaisanterie de Louis XV sur Soubise après Rosbach, double allusion à ses malheurs comme général et comme mari : « Tiens, ce pauvre Soubise ! il ne lui manque plus que d’être content ! » et le mot de la duchesse d’Orléans quand on disait devant elle que de victoires en victoires Frédéric pourrait bien venir jusqu’à Paris : « Ah ! tant mieux ; je verrai donc enfin un roi ! » On sait combien cette guerre, suscitée par Bernis et Mme de Pompadour, était impopulaire en France. Tout en blâmant Voltaire, il ne faut pas oublier ce qui diminue la portée de sa faute. D’Alembert, du reste, est plus digne quand il félicite Frédéric de ses victoires, « excepté, dit-il, celle de Rosbach, dont votre majesté elle-même me défendrait de me réjouir. » Et pourtant il écrit à Voltaire : « pour moi, comme Français et comme philosophe, je ne puis m’affliger de ses succès. Nos Parisiens ont aujourd’hui la tête tournée du roi de Prusse. » (11 janvier 1758.)

  9. C’est sans doute un fait très honorable pour notre littérature que cette académie ait proposé en 1782 pour sujet de prix cette question : Des causes de l’universalité de la langue française (ce fut un Français, Rivarol, qui remporta le prix); mais, on a beau dire, pour une académie prussienne, c’est montrer par trop de courtoisie à l’égard de l’étranger. En fait de patriotisme, un peu d’excès ne messied pas.
  10. Il prétend faire traduire du latin Épictète et Marc-Aurèle, lesquels, comme chacun sait, ont écrit en grec. Pour un philosophe, cette bévue vaut presque celle d’un ecclésiastique de nos jours, qui exigeait qu’on fit apprendre aux enfans le latin dans saint Paul, exigence difficile à satisfaire, puisque saint Paul a écrit en grec.
  11. On connait sa phrase sur les débuts de Goethe : « Voilà un Goetz de Berlichingen qui parait sur la scène, imitation détestable de ces mauvaises pièces anglaises, et le parterre applaudit et demande avec enthousiasme la répétition de ces dégoûtantes platitudes. » Goethe se contente d’écrire, à propos de ce jugement, qu’il ne s’en étonne nullement. « Un prince tout-puissant, qui mène avec un sceptre de fer des milliers d’hommes, doit trouver intolérables les productions d’une jeune tête libre et indépendante. D’ailleurs l’équité et la tolérance dans les jugemens ne sont pas la qualité dominante d’un roi : s’il la possédait, ce n’est pas là ce qui ferait sa gloire... Prenons-en notre parti, restons fidèles au vrai, et n’adorons que le beau et le sublime. » (Tome XXVII, p. 493, édit. de Stuttgart, 1840.)