Des Hallucinations du mysticisme chrétien

Des Hallucinations du mysticisme chrétien
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 454-482).
DES HALLUCINATIONS


DU


MYSTICISME CHRÉTIEN





LA STIGMATISATION ET LES STIGMATISÉS.


I. J. Goerres, Die Christliche Mystik, 4 vol. in-8o, Ratisbonne 1837-42, — II. L’abbé F. Nicolas, l’Extatique et les Stigmatisés du Tyrol, in-12, Paris 1844. — III. La Douloureuse Passion, d’après les Méditations d’Anne-Catherine Emmerich, in-12, Paris 1847. — IV. L’Amante du Sacré Cœur, par l’abbé F. Boulangé; 3e édition, Le Mans, 1849. — V. Les Révélations célestes et divines de sainte Brigitte de Suède, traduites par M. J. Ferraige, 4 vol. in-12, Avignon 1850.





Il y a dans l’ordre des maladies de l’esprit toute une classe d’affections également dignes d’examen par le rapport qui les unit à ce qu’il y a de plus respectable dans l’homme, et par la bizarrerie des phénomènes qui le plus souvent les accompagnent. Nous voulons parler de ces visions dont les annales du mysticisme chrétien nous offrent tant d’exemples, et qui, sous la forme de stigmates ou d’extases, se sont tant de fois reproduites depuis saint François d’Assise. A côté de ces maladies singulières est venu se placer le cortège des imitations que multiplie l’orgueil ou la fraude, et ainsi s’est déroulé pendant plusieurs siècles, ainsi se continue sous nos yeux mêmes un spectacle qui appelle à des titres bien divers l’attention du physiologiste et du penseur. Plusieurs publications récentes montrent assez que ce sujet n’est pas sans préoccuper quelques esprits, attirés par curiosité ou par sympathie vers l’étude de ces étranges témoignages de l’action du mysticisme sur les sens et sur la pensée de l’homme. L’histoire des stigmatisés et des extatiques a été malheureusement écrite presque toujours à un point de vue qui excluait la critique : reprendre les récits divers dont l’ensemble forme cette histoire pour les soumettre à l’épreuve de la discussion, montrer d’abord, le phénomène dans ce qu’il a de réel et de sérieux, puis dans les diverses imitations qu’il a provoquées, ce serait peut-être éclairer quelques épisodes dont la place n’a pas encore été suffisamment marquée dans les égaremens de l’esprit humain. Cette tâche, ainsi définie, mérite qu’on l’entreprenne; mais avant de l’essayer, nous devons fixer par quelques considérations générales le caractère des faits à étudier.

L’observation de tous les jours nous révèle l’existence d’un lien étroit entre ce que les médecins appellent le physique et le moral. Les hommes voués par goût ou par profession à l’étude de la science médicale ont été particulièrement à même de constater ces rapports curieux, et parmi les travaux qu’on leur doit sur ce sujet se place un livre remarquable que tous les penseurs ont lu[1]. Malheureusement la physiologie s’est toujours vue entraînée à faire ressortir l’action du physique sur le moral plutôt que l’influence du moral sur le physique : c’est seulement en passant qu’elle signale la réaction de la partie immatérielle de notre être sur son enveloppe sensible, et cependant il existe une foule de faits, encore mal connus des médecins et totalement ignorés du vulgaire, dont la cause remonte à cet influx mystérieux de l’esprit sur le corps, de l’imagination sur les organes. Des phénomènes bizarres se sont produits sous l’empire de cette réaction; ils ont été tenus par les uns pour miraculeux, ils ont été niés par les autres comme absolument inadmissibles. Les gens crédules et les sceptiques se sont placés là, comme dans bien d’autres cas, sur un terrain tout à fait différent, et la science en a été fort souvent réduite à suspendre son arrêt, car toute conciliation était impossible entre deux affirmations opposées. C’est depuis que l’étude des maladies mentales a mieux dirigé l’attention des médecins vers les faits psychologiques, longtemps méprisés par eux, c’est alors que les obscurités ont commencé à se dissiper, et qu’une part notable a été accordée, dans certains phénomènes, dans certaines affections morbides, à l’influence du moral.

Que nous puissions contracter une maladie par un effet de la crainte excessive d’en être atteints, en vertu d’une préoccupation qui nous poursuit et nous en fait chercher sans cesse sur nous les symptômes, — c’est là un fait qui n’est pas rare et dont les praticiens pourraient nous fournir de frappans exemples. De même un mal simulé peut finir par s’emparer de celui qui feint d’en être attaqué. Des malheureux qui, pour exciter la commisération publique, se donnaient les apparences de l’épilepsie, de la folie, de l’asthme ou de maux analogues, n’ont pas tardé à être attaqués par ces affections et sont devenus victimes de leur propre fraude : c’est là un second fait, moins fréquent sans doute que le précédent, mais dont la possibilité a été plus d’une fois constatée par des médecins. L’imitation, ou, pour mieux parler, la contagion de l’exemple, est aussi à son tour un moyen de propagation pour le mal. Ces affections nerveuses ou tout au moins intimement liées à un désordre du système nerveux, dont il est si dangereux de simuler les symptômes, se transmettent uniquement par la vue de ceux qui en souffrent, bien souvent sur la nouvelle qu’une personne en a été atteinte. C’est ainsi que l’on a eu des contagions d’épilepsie, de chorée, de folie, de suicide, d’hystérie. Ne faisons-nous pas journellement l’expérience que certains spasmes nerveux, le rire, le bâillement, se gagnent par imitation ?

Si l’imagination peut faire contracter une maladie par l’ébranlement puissant qu’elle imprime à l’organisme, elle peut aussi, en vertu d’une action inverse, suspendre l’effet d’un mal dont nous étions attaqués. Elle change jusqu’à un certain point les conditions biologiques et opère une révolution analogue à celle que l’art médical cherche à obtenir dans les momens de crise. Dans l’aliénation mentale déjà, on voit, sous l’empire de l’excitation intellectuelle, la douleur disparaître, les organes acquérir une insensibilité qui rend le fou indifférent aux mutilations et aux brûlures, qui lui permet de s’exposer impunément au froid, à l’humidité, lui fait braver la faim et la privation de sommeil. Il en est de même dans une grande exaltation religieuse. L’Hindoustan offre le spectacle de misérables fanatiques se soumettant par dévotion aux supplices les plus atroces, ou parvenant, par une incroyable persévérance de volonté, à triompher des besoins les plus instinctifs. Pour des douleurs physiques moins graves que celles dont se jouent les sannyasis de l’Inde, une forte préoccupation suffit à les faire oublier. Dans la chaleur du combat, souvent le soldat ne s’aperçoit pas de blessures qui, dans d’autres occasions, lui causeraient des douleurs cuisantes; on a vu de violons maux de dents ou des accès de névralgie disparaître tout à coup, lorsque l’attention était puissamment détournée vers un objet extérieur.

Ce ne sont là que les premiers degrés de la réaction du moral sur le physique. Cette réaction peut, comme on le voit, paralyser la douleur : un pas de plus, elle guérira le mal, et c’est en effet ce qui souvent a eu lieu. Ces cures nombreuses qui se sont opérées et qui s’opèrent encore dans les pèlerinages, près des reliques et des tombeaux des saints, qui ont été également constatées chez les bouddhistes et les musulmans, aux stupas ou aux marabouts, cures que l’on retrouve dans l’antiquité aux temples d’Esculape ou de Sérapis, que produisait par exemple le contact de l’os prétendu de l’épaule de Pélops, — ces guérisons extraordinaires ont presque toutes la même origine. L’esprit, fortement impressionné, réagit sur les organes et sur les parties malades; la foi, en un mot, détermine la guérison. C’est une cause identique qui a communiqué parfois une vertu médicale à l’attouchement d’amulettes ou à la récitation de certaines paroles. Des charlatans, Yalentin Greatrakes, Gassner et Cagliostro, opéraient aussi leurs cures merveilleuses grâce à la crédulité de leurs cliens. Au moyen âge, il y avait plusieurs églises qui se disputaient l’honneur de posséder la robe sans couture du Sauveur, les clous qui avaient servi à son crucifiement, la tête, le fémur droit ou tel autre os d’un saint. Eh bien ! ces reliques contradictoires, et dont les unes étaient nécessairement fausses, n’en produisaient pas moins toutes également des guérisons miraculeuses. Marsile Ficin rapporte que certains malades furent guéris en touchant des ossemens d’animaux que l’on donnait pour des reliques; Pierre Pomponat et Corneille Agrippa ont relevé des faits analogues.

Voilà donc un point établi : l’imagination fortement excitée peut agir sur nos organes, tantôt pour y développer des maladies, tantôt pour les guérir. C’est à l’ordre des maladies créées par l’imagination qu’appartiennent les affections bizarres nées sous l’influence du mysticisme chrétien. Quand l’imagination est vivement frappée, elle contraint, nous le répétons, tout l’organisme à se plier à ses créations; on concevra donc qu’elle soit capable d’imprimer sur une partie du corps, vers laquelle elle a concentré tout son effort, une marque, une espèce de plaie qui laissera ensuite une véritable cicatrice. C’est de la sorte que l’on a vu des individus s’imaginer en rêve recevoir des blessures, des coups, être frappés d’une maladie : le lendemain, à leur réveil, ou quelques jours après, sous l’empire de cette persuasion, des traces d’inflammation se montraient sur les parties de leur corps qu’ils supposaient avoir été atteintes. Les solitaires de la Thébaïde et quelques visionnaires faisaient voir sur leur peau les marques rougeâtres qu’avait laissées le fouet du démon ou de l’ange qui les avait châtiés. L’auteur d’un curieux travail sur la chorée, M. Hecker, nous apprend que les prétendues cicatrices laissées par les morsures supposées de la tarentule changent de couleur lors des accès nerveux. Le célèbre physiologiste Burdach assure que l’on vit un jour une tache bleue sur le corps d’un homme venant de rêver qu’il avait reçu une contusion à cet endroit. Lorsque les convulsionnaires prenaient au tombeau du diacre Paris la pose du Christ sur la croix, souvent leurs extrémités devenaient rouges, la paume de leurs mains s’enflammait, une sorte de stigmate passager accompagnait cette méchante parodie de la passion. La possibilité de faits de ce genre devient encore bien plus grande lorsque la circulation du sang est profondément troublée, lorsqu’à la suite d’un désordre physique les fonctions régulières ne s’opèrent plus. Alors des organes qui dans l’état physiologique n’avaient aucune liaison directe avec le cerveau lui communiquent, par un rapport sympathique qui s’établit entre eux, leur propre inflammation, et réciproquement reçoivent du cerveau une disposition inflammatoire. De là les formes étranges et multiples que prennent l’hystérie et l’hypochondrie, formes qui déroutent tous les jours nos praticiens. Les symptômes des maladies les plus graves se présentent, la puissance de certaines facultés physiques ou morales est portée à un degré extraordinaire, et la sensibilité est tellement exagérée ou pervertie, que l’on a pu croire à des sens nouveaux, à la vision par l’épigastre, à la vertu divinatoire, au don des miracles. Aussitôt cependant que la santé s’est rétablie, tous les phénomènes merveilleux s’évanouissent.

Ainsi l’action du moral sur le physique, étudiée scientifiquement, est reconnue assez puissante pour créer de graves et bizarres maladies. D’autre part, ces maladies appartiennent à l’ordre de ces affections nerveuses qui se propagent aisément par l’imitation, et qu’il est également facile de simuler. Tel est le principe qui nous paraît dominer l’histoire des stigmatisés, soit qu’on suive la maladie des stigmates et de l’extase dans son aspect le plus respectable, comme effet réel d’une profonde surexcitation du moral, — soit qu’on l’observe dans les formes singulières que depuis deux siècles surtout l’orgueil et l’imitation lui ont fait contracter.


I.

De toutes les figures que nous offre l’histoire religieuse du moyen âge, il n’en est guère qui ait un cachet plus prononcé que celle de saint François d’Assise. Ce remarquable personnage est le type accompli du moine chrétien et par conséquent du mysticisme, qui est l’âme et l’aliment de la vie monacale. Ce n’est point seulement un simple fondateur d’ordre, qui s’élève par ses vertus au premier rang; c’est un réformateur, un véritable théosophe. Dans l’antiquité il fût devenu un dieu, dans l’Orient il eût été regardé comme un prophète. L’Europe catholique ne pouvait le placer si haut sans porter atteinte à son orthodoxie, mais elle en a fait un saint, un saint qui occupe le faite de la hiérarchie des bienheureux. Sa canonisation a été entourée de tout l’éclat d’une apothéose; ses disciples ont poussé l’admiration jusqu’à le tenir pour l’être le plus parfait qui eût, après la Vierge, paru entre les créatures. Renchérissant incessamment sur leur culte d’amour et d’admiration, ils sont arrivés au point de le comparer à Jésus-Christ, et s’il eût été possible de reconnaître une Trinité en quatre personnes, les ordres mendians y eussent certainement introduit leur fondateur comme une hypostase divine. On connaît l’ouvrage singulier du père Barthélémy de Pise intitulé Liber aureus inscriptus, liber conformitatum vitæ beati ac seraphici patris Francisci ad vitam Jesu-Christi Domini nostri, lequel a eu plusieurs éditions, et dont l’objet est de faire ressortir l’analogie de saint François d’Assise avec le Rédempteur. On y lit que la venue au monde du saint docteur fut annoncée par les prophètes, qu’il eut douze disciples, que l’un d’eux, nommé Jean de Capella, fut rejeté par lui comme Judas l’avait été par Jésus ; que saint François fut tenté par le démon, dont les efforts demeurèrent impuissans ; qu’il se transfigura à l’instar de son divin maître, et qu’il opéra des miracles absolument semblables à ceux de l’Évangile. On trouve encore, dans ce bizarre traité la proposition suivante : que saint François avait mérité le nom de Jesus Nazarenus rex Judæorum à raison de la conformité de sa vie avec celle de Jésus de Nazareth.

L’origine de ces étranges opinions, qui obtenaient un grand succès chez les ordres mendians, ne tenait pas seulement au soin qu’avait pris le pieux ermite de régler sa vie sur celle de son Sauveur ; elles avaient leur explication dans un fait extraordinaire qui, s’étant passé en 1224, dernière année de l’existence de saint François, le marqua en quelque sorte du sceau d’une élection spéciale de la grâce. Saint François avait éprouvé les douleurs du crucifiement et reproduit sur son propre corps le sacrifice sanglant de la passion.

Il était arrivé à la fin de sa carrière, après avoir vu réussir tous ses projets ; il avait obtenu du pape Honorius III la confirmation de l’ordre fondé par lui pour les deux sexes ; il avait inauguré une règle nouvelle, qui était regardée comme la conception la plus parfaite qu’on eût jamais Elle de la vie monastique. Satisfait d’une tâche si glorieuse, il s’était démis du généralat entre les mains de Pierre de Catane pour ne plus songer qu’à son salut. Il se retira en conséquence dans une solitude de l’Apennin, entre l’Arno et le Tibre, non loin de Camaldoli et de la Vallombrosa, et fixa sa retraite sur une montagne appelée l’Alverne, que lui avait abandonnée le propriétaire, un seigneur du pays, nommé Orlando Cataneo. Là, dégagé de tous les devoirs et de toutes les préoccupations de la vie pratique, saint François se livrait sans mesure aux rigueurs de l’ascétisme le plus sévère et méditait incessamment en Dieu. Des extases s’emparaient de temps à autre de son esprit et le rendaient de plus en plus indifférent aux objets de la terre ; les macérations, les abstinences se succédaient chez lui sans relâche. Parmi les carêmes surérogatoires qu’il s’était imposés se trouvaient les quarante jours qui séparent la fête de l’Assomption de celle de saint Michel. Exténué par le jeûne et s’abîmant un jour dans les élans de la prière la plus ardente, il crut entendre Dieu qui lui ordonnait d’ouvrir l’Évangile, afin que ses yeux pussent y lire ce qui serait le plus agréable à son créateur. Frappé de cet avertissement, saint François remercia Dieu dans une nouvelle prière qui dépassa encore en ferveur celles auxquelles il se livrait depuis le commencement de ce carême. « Ouvre-moi le livre sacré, » dit-il au frère Léon, qui l’avait suivi dans sa retraite. Trois fois cette épreuve fut faite, et trois fois le volume s’ouvrit au récit de la passion. Le saint crut reconnaître là un ordre de pousser son imitation de la vie du Sauveur plus loin qu’il ne l’avait encore fait. Sans doute il avait imposé silence à la chair par la mortification et crucifié son esprit et ses désirs, mais il n’avait point encore soumis son corps au supplice du calvaire, et c’est ce supplice que Dieu lui prescrivait en lui montrant du doigt le récit de l’Évangile.

Après cette épreuve, le solitaire n’eut plus qu’une pensée, le crucifiement de son divin maître. Il en passa et repassa en esprit les douloureuses phases, s’exaltant davantage à chaque contemplation nouvelle. En même temps qu’il exténuait son corps par un jeûne prolongé, il travaillait à évoquer en lui le tableau émouvant du Sauveur sur la croix. Dans ses visions, il était tellement absorbé par la pensée du Dieu souffrant, qu’il perdait conscience de lui-même et se croyait transporté dans un monde surhumain. Le jour de l’exaltation de la croix, comme il s’était livré plus encore que de coutume, en raison de la solennité, à une de ces contemplations extatiques, il lui sembla qu’un séraphin ayant six ailes ardentes et lumineuses descendait rapidement de la voûte des cieux et s’approchait de lui. L’esprit angélique soutenait entre ses ailes la figure d’un homme, les pieds et les mains attachés à une croix. Au moment où le saint contemplait ce spectacle miraculeux avec une émotion et un étonnement profonds, la vision s’évanouit tout à coup; mais le pieux anachorète en avait ressenti un contre-coup étrange, et toute son économie était demeurée gravement troublée. Il éprouva surtout aux pieds et aux mains des sensations douloureuses qui firent bientôt place à des altérations, à des espèces de plaies qu’il considéra comme des stigmates de la passion du Christ.

Le miracle du mont Alverne eut un immense retentissement. Rien n’était mieux fait pour frapper des imaginations avides de merveilleux et fortifier la vénération profonde que le saint personnage excitait par ses travaux et ses vertus. Le pape proclama les stigmates de saint François un don miraculeux de la grâce, et les chrétiens tinrent ce prodige pour une démonstration péremptoire du mystère de la rédemption, à raison surtout de cette circonstance, que les stigmates avaient été imprimés au saint le jour de l’exaltation de la croix. L’allégresse que causa le miracle fut surtout grande chez les franciscains. C’était en effet le triomphe de leur ordre. Ce prodige donnait une preuve éclatante de l’amour infini de Jésus-Christ pour l’homme qu’il avait ainsi appelé à offrir sur la terre une image visible de sa divinité. Il y eut donc désormais pour les religieux mendians deux passions, celle de Jésus-Christ et celle de saint François. On vit un gardien des cordeliers de Reims, le père Lanfranc, faire inscrire au fronton de son couvent : Deo homini et beato Francisco, utrique crucifixo (à l’Homme-Dieu et à saint François, tous deux crucifiés) ! Les franciscains allèrent jusqu’à prétendre que les plaies du fondateur de leur ordre étaient tellement semblables à celles du Christ, que la Vierge elle-même s’y était méprise. De même que dans l’antiquité on avait vu des dieux secondaires placés par une dévotion de mode au-dessus du dieu principal, saint François devint, pour bon nombre de ceux qui suivaient sa règle, égal et même supérieur à Jésus-Christ. En 1486, un certain cordelier nommé Jean Marchand, dépassant encore ce qu’on avait dit des miracles du saint et des circonstances qui avaient accompagné sa stigmatisation, soutint à Besançon les propositions suivantes : saint François avait pris la place laissée vacante par Lucifer depuis sa chute; car le chef des légions rebelles ayant été précipité du ciel en châtiment de son orgueil, la créature qui avait poussé le plus loin l’humilité devait naturellement hériter de sa royauté. Saint François était semblable à Jésus-Christ de quarante manières; c’était un second Christ et un second fils de Dieu; sa conception avait été prédite par un ange à sa mère, et de même que le Sauveur, il avait vu le jour dans une étable entre un bœuf et un âne. Les douleurs que la stigmatisation avait fait éprouver au saint égalaient celles que Jésus-Christ avait ressenties sur la croix. — Étendant singulièrement le court instant où le solitaire avait été en communion de souffrance avec son divin maître, Jean Marchand avança que le supplice du fondateur de son ordre avait duré tout un jour et qu’il s’était terminé à l’heure même où l’Homme-Dieu avait rendu l’esprit. Jésus s’était chargé d’imprimer en personne à son serviteur les cinq plaies, et cette seconde passion, ajoutait le cordelier, avait été accompagnée des mêmes prodiges que la première : la pierre s’était fendue au moment où le saint avait reçu la blessure au côté, et, second Jésus-Christ, il avait fait sa descente aux enfers, ou, pour parler plus exactement, en purgatoire, afin d’aller délivrer ceux qui s’y trouvaient avec les habits de son ordre, visite qu’il renouvelait tous les ans à l’anniversaire de sa fête! — La faculté de théologie de Paris censura ces énormités; mais saint François n’en demeura pas moins chez les frères mendians une véritable divinité, et le miracle de sa stigmatisation, l’ineffable témoignage de la protection que Dieu accordait à leur ordre.

Cette faveur insigne tourna la tête à une foule de franciscains, qui pensèrent que, puisque Jésus-Christ avait pu reproduire chez le docteur d’Assise le fait de sa passion, ils pouvaient, eux, obtenir de leur fondateur une part de la grâce et des douleurs méritoires qui lui avaient été communiquées. Des images représentant la stigmatisation miraculeuse sur le mont Alverne circulèrent dans tous les couvens, et l’on commença à parler d’autres exemples de ce prodige, absolument inconnu avant saint François. Arrivèrent les théologiens[2], qui écrivirent des traités sur la matière et prétendirent que le don des stigmates était après tout un de ces nombreux bienfaits de la grâce divine qui se manifestent de temps à autre chez les fidèles. Saint Paul avait dit dans son épître aux Galates qu’il portait sur son corps les stigmates du Seigneur. On imagina que le grand apôtre avait, de même que saint François, reçu l’empreinte des cinq plaies. Il y avait dans la Bible plusieurs allusions à l’usage répandu en Orient de porter sur le bras droit un signe indicatif de la divinité au service de laquelle on s’était voué, et c’est à cette habitude que se rapportent vraisemblablement les paroles mêmes de saint Paul. On prétendit expliquer tout cela par des stigmatisations, et l’on recomposa de la sorte une généalogie de stigmatisés. Le fait est que cette grande famille n’est pas à beaucoup près d’aussi ancienne date qu’on le prétendait, et qu’il est impossible de lui trouver d’autre ancêtre que saint François.

Hommes et femmes livrés à la vie mystique briguèrent bientôt, au sein des ordres mineurs, la faveur accordée à leur fondateur. Quelques vies d’extase et de contemplation obtinrent le couronnement de leurs désirs, et les annales de ces ordres ont conservé le nom de plusieurs âmes pieuses qui partagèrent dans leurs rayissemens célestes les souffrances de la passion. Tels furent Philippe d’Acqueria, Benoît de Reggio, capucin de Bologne, qui vivait dans les premières années du XVIIe siècle, Charles de Saeta ou plutôt de Sazia, simple frère lai, qui fut marqué des stigmates en 1646, un autre frère lai du nom de Dôdo, de l’ordre des prémontrés, Angèle del Paz, moine de Perpignan, et le frère Nicolas de Ravenne, dont les plaies ne furent découvertes qu’après sa mort.

Les stigmates du saint séraphique ne tardèrent pas cependant à exciter la jalousie des dominicains. Ils s’étaient produits précisément au moment où la rivalité était le plus prononcée entre les mendians et les frères prêcheurs. Ces derniers voyaient surtout d’un œil d’envie la hauteur à laquelle un pareil miracle élevait le patron de leurs ennemis. L’organisation des moines de saint Dominique présentait une certaine analogie avec celle des franciscains, et ceux-ci accusaient le fondateur de l’ordre des moines prêcheurs d’avoir puisé dans la règle de saint François l’idée et le modèle de son tiers-ordre, tandis que les dominicains s’efforçaient de jeter le plagiat sur le dos de saint François. L’insigne grâce des stigmates ruinait cette prétention, et, afin de parer à la force miraculeuse de l’objection, ils prétendirent avoir aussi leur stigmatisé. On voulut opposer miracle à miracle, et pour rendre l’opposition plus sensible, les dominicains choisirent une femme, une religieuse de ce tiers-ordre de Saint-Dominique si jaloux du tiers-ordre de Saint-François. C’était sainte Catherine de Sienne, dont les visions avaient servi déjà de contre-partie aux révélations de sainte Brigitte. On sait en effet que tandis que Dieu révélait à cette sainte, au grand triomphe des scotistes, le fait de l’immaculée conception de Marie, sainte Catherine apprenait du ciel que la Vierge avait été conçue dans le péché, ce que criaient bien haut les thomistes. Des images représentant la nouvelle stigmatisée parurent aux mains des dominicains. On y voyait la sainte recevant de Jésus-Christ lui-même la marque de ses divines plaies par le moyen des rayons ensanglantés qui s’en échappaient, et, afin de renchérir sur saint François, qui s’était trouvé suffisamment martyrisé par l’impression des saints stigmates aux pieds, aux mains et au côté, on traça sur le front de la pieuse vierge l’empreinte de la couronne d’épines. Rien ne manquait donc plus à la passion de sainte Catherine, rien, si ce n’est la réalité. Tout n’était cependant pas controuvé dans ce miracle, à l’aide duquel les dominicains fermaient la bouche à leurs adversaires. La sainte, livrée aux exercices continus de la contemplation, de l’ascétisme le plus dur, sujette aux visions et aux extases, avait, sans doute sous l’empire du désir jaloux de son ordre, aspiré à ces stigmates qu’avait obtenus saint François, et dans un de ses délires mystiques, elle s’était imaginé les recevoir : elle avait ressenti les douleurs des cinq plaies et cru un instant en distinguer les marques; mais ces glorieuses cicatrices avaient disparu, et rien ne put attester l’insigne faveur qu’elle avait méritée. Aussi en 1483 vit-on les franciscains réclamer avec force contre la fraude de leurs rivaux et les images menteuses qu’ils distribuaient. Le souverain pontife accueillit la plainte et condamna la contrefaçon; toutefois il prit soin plus tard d’adoucir la rigueur de sa bulle à l’égard des dominicains, assez mortifiés.

Tel est donc le double fait qui se place au début de l’histoire des stigmatisés. Malgré les discussions que provoquèrent le miracle du mont Alverne et celui moins authentique de Sienne, le résultat fut le même : une émulation singulière s’empara des deux ordres de Saint-François et de Saint-Dominique. Pendant une période de plusieurs siècles, c’est dans les rangs des franciscains ou des dominicains qu’on rencontra presque constamment les stigmatisés. La plupart des personnes, hommes ou femmes, qui embrassaient la règle de l’un des deux ordres, s’imposèrent pour modèles saint François ou sainte Catherine. Les regards fixés sur leurs images, méditant la passion du Sauveur et appelant de tous les élans de la prière la plus fervente le don des stigmates, ces mystiques furent quelquefois assez heureux pour déterminer le même miracle. Madeleine de Pazzi, Hieronyma Caruaglio reçurent sur leur corps les empreintes de cinq rayons de sang mêlés de feu qui s’échappèrent du ciel ; Ursule Aguir, qui s’imaginait déjà porter sur la tête une couronne d’épines invisible, étant à prier, en 1592, dans une église le jour de la fête de saint Benoît, vit sainte Catherine lui apparaître un crucifix à la main ; les clous qui perçaient les membres du Sauveur se détachèrent et allèrent se fixer à ses mains et à ses pieds. Ursule tomba sans connaissance, puis, revenant à elle, elle pria le Seigneur, comme on dit que l’avait fait sainte Catherine, de ne point rendre ses stigmates visibles, ce qui lui fut accordé. C’est encore en méditant devant un crucifix que sainte Gertrude d’Oosten ressentit les douleurs des cinq plaies, qui ne tardèrent pas à devenir visibles. On retrouve les mêmes rayons de feu s’échappant, soit du crucifix, soit des profondeurs célestes, dans la stigmatisation d’Anne de Vargas, retirée au couvent de Sainte-Catherine à Vallisolet en Espagne, dans celle de Colombe Rocasani, de Jeanne de Verceil, de Stephana Quinzani, de Marie de Lisbonne, etc.

L’influence de l’exemple est donc manifeste. Les méditations sur les stigmates de sainte Catherine ont réagi sur l’imagination des femmes qui l’avaient pour patronne ou qui se la proposaient pour modèle. Plus rarement le martyre allégorique de saint François eut le même effet sur les esprits féminins ; on en a cependant quelques exemples. Angela della Pace, jetant les yeux dans une chapelle sur une image de la stigmatisation de saint François, crut entendre le religieux d’Assise lui parler et répondre à la demande qu’elle lui faisait. « Ce ne sont pas des plaies que tu vois, mon enfant, dit-il à Angela, qui n’avait alors que neuf ans, ce sont des joyaux, » et comme la petite exprimait le vœu d’en recevoir de semblables, elle vit soudain s’ouvrir la voûte de la chapelle, en descendre le Sauveur sous la figure d’un enfant crucifié enveloppé de lumière, qui lui imprima les miraculeuses plaies. Angela tomba sans connaissance en poussant un cri de douleur. On accourut à son secours, et on amena des médecins qui trouvèrent marqués sur ses membres les mêmes stigmates que représentait l’image devant laquelle elle était prosternée.

Nous ne multiplierons pas les récits des visions bizarres qui, à partir du XVe siècle, attestèrent l’action fascinatrice exercée par le phénomène des stigmates. On remarquera seulement que chaque fois les visionnaires ajoutaient des circonstances qui rendaient leur martyre plus semblable à celui de Jésus. Déjà sainte Catherine de Sienne avait reçu, disait-on, la couronne d’épines. Sainte Catherine de Raconisio sentit sur le front l’empreinte d’une double couronne, qui se retrouve aussi chez Jeanne de Jesu-Maria, de Burgos. Les horreurs de ce supplice, infligé également à Jeanne-Marie de la Croix, religieuse Clarisse de Roveredo, à Marie Villana, à Vincentia Ferreria de Valence, se joignirent, chez Véronique Giuliani, à la réception du calice d’amertume qui avait été présenté au Sauveur par un ange dans le jardin des Oliviers ; elle en avait bu plusieurs fois le fiel. Ce même calice était venu s’approcher des lèvres de sainte Catherine de Raconisio, alors qu’elle contemplait avec ravissement une image de saint Pierre crucifié, sur laquelle on lisait ces mots : Ma fille, prends et bois le sang qui a été versé pour ton salut. La bienheureuse Archangela Tardera, sainte Lutgarde, la bienheureuse Catherine Ricci de Florence, éprouvèrent les effets de la flagellation du Christ et en conservèrent les marques. Stephana Quinzani, dont le nom a déjà été prononcé, portait à la fois les stigmates de la flagellation et ceux de la couronne d’épines. Sainte Claire de Montefalco obtint de son époux céleste qu’il lui gravât sur le cœur la croix et tous les instrumens de son martyre. Aussi le biographe de la sainte, le père Rabby, déclare-t-il qu’elle surpassa tous ceux qui avaient reçu les stigmates.

Ainsi graduellement se complétaient dans la personne des extatiques les circonstances de la passion. Ce drame douloureux était l’objet de leur méditation constante et excitait vivement leur sensibilité. Il est vraiment curieux de voir à quel point certains mystiques étaient arrivés à participer aux souffrances du Sauveur, ou, pour me servir de leur langage, à porter sa croix. Une pieuse fille, Marguerite Ebnerin, avait acquis, par exemple, un tel degré de sensibilité, qu’à la vue seule d’un crucifix, elle fondait en larmes et pleurait jusqu’à l’épuisement de ses forces. Ces femmes tombaient dans un véritable état de monomanie mélancolique qui rappelle celui où se trouvent quelques aliénés lypémaniaques. Les extatiques arrivaient par degrés à suivre toutes les phases de la passion, à s’identifier avec les souffrances du Sauveur de façon à assister en esprit aux diverses scènes qui avaient marqué la mort du Christ. C’est ce qu’on remarque dans la vie de plusieurs des stigmatisés. Agnès de Jésus, en assistant mentalement à ces tableaux émouvans, partageait si vivement les douleurs physiques et morales dont elle était témoin, qu’elle les ressentait successivement. C’est aussi ce qui est rapporté de Jeanne de Jesu-Maria, de Burgos. Depuis le mercredi jusqu’au vendredi soir, elle tombait dans une extase durant laquelle passait devant ses yeux toute l’histoire des souffrances du Christ, qu’il lui était donné de partager, et pendant vingt ans ces accès de contemplation se reproduisirent chaque semaine. Cette extatique répétait en gestes et en pensée l’exercice de dévotion qu’on appelle le chemin de la croix, et prenait les unes après les autres les diverses poses du Christ indiquées dans les stations. Les plus célèbres visions de ce genre sont celles d’Anne-Catherine Emmerich, qui forment un véritable supplément de l’Évangile. Elles ont été recueillies dans un livre qui a eu plusieurs éditions et qui est encore lu avidement par bien des catholiques. Sans doute un écrivain exercé a prêté son style à la religieuse augustine de Dulmen, mais il n’est point impossible qu’elle ait elle-même décrit de cette façon circonstanciée et pittoresque les tableaux qu’elle avait sous les yeux, et qui n’étaient que le reflet des images et des lectures dont sa tête était remplie. Sous l’empire de l’extase, comme dans quelques affections nerveuses, on observe un développement de la mémoire et des facultés imaginatives qui communique aux malades une certaine éloquence et rend présens à leur esprit une foule de choses et de faits en apparence oubliés. On voit le même phénomène se reproduire dans le rêve, dans le somnambulisme naturel et divers genres de folie. Le fait observé chez Anne-Catherine Emmerich a d’ailleurs devancé les stigmates, puisque nous voyons un pieux Écossais, du nom de Walthen, mort en 1214, et qui a eu les honneurs de la canonisation, assister dans ses extases à la représentation de la passion. Raptus in spiritu vidit vir sanctus seriatim dominicam passionem reprœsentari coram oculis suis, disent les actes conservés par les Bollandistes[3].

Les voyages en pensée dont il est parlé dans la vie d’autres extatiques sont de même les effets d’une de ces visions singulières que détermine la surexcitation de la mémoire. Tel est le cas de sainte Lidwine, qui croyait se rendre en Terre-Sainte sous la conduite de son ange gardien, tandis qu’elle demeurait immobile, et celui de Marie d’Agreda, qui, désirant la conversion des habitans du Mexique, se transporta mentalement dans ce lointain pays. De pareilles hallucinations nous reportent à la prétention qu’ont les somnambules de voyager en pensée, prétention que de graves esprits ont eu trop souvent le tort de prendre au sérieux.

Dans les exemples que nous rapportons, il est à noter que ce sont toujours les femmes qui dominent. Le nombre des stigmatisées connues est presque décuple du chiffre des hommes qui reçurent cette singulière faveur. Parmi cette classe d’extatiques, on en acompte plusieurs qui se plaignaient de violentes douleurs de cœur, et à l’ouverture de leurs corps on observa des lésions à cet organe. On ne manqua pas d’y voir le stigmate du coup de lance qui fit expirer Jésus sur la croix, et l’on alla jusqu’à raconter que le cœur de diverses stigmatisées était percé à jour. C’est ce que les théologiens ont appelé le vulnus divinum. L’auteur de la Mystique chrétienne, M. J. Goerres, a recueilli un grand nombre de ces miracles. L’histoire de Cécile de Nobili, qui vivait à Nuceria en Ombrie, vers 1665, démontre suffisamment le caractère tout naturel et purement maladif d’un pareil stigmate. Cette religieuse éprouvait en effet, dès son enfance, les palpitations les plus violentes et des constrictions de cœur qui finirent par l’enlever dans sa vingt-cinquième année. Quelques marques, quelques lésions observées après la mort sur le cœur de saints personnages suffisaient d’ailleurs aux dévots pour qu’ils y reconnussent la figure symbolique de la plaie du Sauveur ou l’image de son supplice. À ce sujet, on peut citer le miracle des miracles qui fit tant de bruit à Rome. On crut voir sur le corps du bienheureux Jean Yepès, dît Jean de la Croix, qui avait été exposé dans un monastère de Ségovie, les figures du Sauveur, de la Vierge et des saints, empreintes merveilleuses que n’apercevaient que ceux qui avaient la foi, car d’autres moins prévenus tentèrent en vain d’être témoins du prodige.

Tels sont les faits principaux qui se rattachent à l’histoire de la stigmatisation, considérée comme phénomène physique se produisant sous l’empire de l’exaltation religieuse. La folie humaine a malheureusement aussi son rôle dans les étranges visions que provoque le mysticisme, et c’est ce rôle que la vie de quelques extatiques représente avec une netteté singulière.


II.

Le don des stigmates répondait plus encore qu’aucun des autres présens de la grâce à ce besoin de mortification et d’ascétisme qui a de tout temps travaillé certaines âmes. La souffrance a pour les caractères énergiques et fortement trempés une sorte d’attrait, un genre de séduction particulier, car elle leur fournit un moyen de montrer leur résignation et d’exercer leur vertu; elle leur donne accès à des mérites qui dans une vie calme et douce leur fussent demeurés fermés; elle les relève à leurs propres yeux en les rendant plus dignes de la Divinité, en les rapprochant davantage de la source infinie et du type accompli de tous les mérites. C’est là le secret de l’influence prodigieuse qu’exerce sur certaines personnes la méditation de la passion du Christ. Quoi de plus glorieux et de plus consolant à la fois, pour ceux qui cherchent Dieu par le chemin des souffrances et des misères, que cette marque sensible imprimée sur notre être charnel, et qui semble témoigner que les souffrances endurées pour son nom et pour sa gloire lui ont été agréables ? La vie du cloître ou de la cellule est tout un monde à part d’émotions et de jouissances intérieures qu’il est impossible de comprendre, si l’on ne cherche pas à se représenter dans quel ordre d’idées, dans quelle sphère habitent ceux qui l’ont embrassée. Aujourd’hui surtout que cette vie est plus étrangère que jamais à l’intelligence des masses, nous sommes plus ignorans de ce qui la caractérise.

L’ascète mystique éprouve de véritables délices à mortifier de plus en plus sa chair. L’esprit a saisi avec un tel empire la direction de ses actes, que le pieux rêveur assiste avec une sorte d’indifférence et même avec une joie secrète aux supplices qu’il inflige au corps. Le mystique est pour lui-même comme un médecin qui mesure froidement à l’intensité de la douleur l’espoir qu’il met dans le révulsif énergique auquel il a recours : plus est grande la souffrance, plus il espère dans la guérison du mal dont son âme est atteinte, et ce mal, c’est la vie, la vie d’ici-bas, loin de Dieu, où tout glace, tout énerve et corrompt, la vie qui n’est à l’âme embrasée de l’amour divin qu’une longue et cruelle attente.

Pour mieux faire saisir ces caractères étranges, il faut, au fond d’un de ces couvens des tiers-ordres de Saint-François et de Saint-Dominique qui nous ont offert le miracle de la stigmatisation, aller chercher quelques-unes de ces pauvres filles qui y ont consumé leur existence. Leurs vies en diront plus que toutes les analyses psychologiques.

A la fin du XVIe siècle vivait au Pérou une sainte dont les vertus ascétiques impressionnèrent vivement ses contemporains, et qui est devenue une des patronnes de la ville où elle a vu le jour. Cette femme est sainte Rose de Lima. Sainte Rose était née dans une position brillante et favorisée de la fortune; sa pauvreté a été toute volontaire. Le modèle qu’elle s’est sans cesse proposé, c’est cette même sainte Catherine de Sienne dont nous venons de voir tout à l’heure la stigmatisation exercer une si prodigieuse influence. Dès l’âge le plus tendre, la vie contemplative et ascétique lui apparut avec tout l’attrait d’une irrésistible vocation, et, coupant la belle chevelure qui commençait à parer sa beauté naissante, elle la consacra à Jésus-Christ. Tel fut le premier acte d’hostilité qu’elle dirigea contre son corps. Quoique son front eût perdu les boucles qui l’encadraient élégamment, son visage gardait encore un charme auquel plus d’un cœur se montrait déjà sensible. Elle voulut réserver pour Jésus-Christ seul, pour l’époux céleste qu’elle s’était choisi, cette beauté à laquelle prétendait la créature. Elle se barbouilla le visage de manière à se rendre méconnaissable, mais non pas comme les femmes du Thibet, qui savent faire disparaître promptement, une fois rentrées dans la chambre de leur époux, le masque noir à l’aide duquel elles dérobent au public les charmes qui n’appartiennent qu’à un seul; elle rendit cette laideur profonde et durable, car, se disait-elle, en quoi Jésus-Christ aurait-il besoin de la beauté physique, puisque c’est au cœur qu’il s’adresse, puisque c’est du cœur qu’il est épris ? Elle lava ses mains dans la chaux vive pour brûler et faire gercer sa peau. Une fois entrée en religion, afin de faire cesser une poursuite de mariage qui bravait encore une résolution si fortement prise, Rose ne mit plus de bornes aux austérités qu’elle s’imposa. Déjà depuis longtemps elle s’était condamnée à une abstinence continuelle de viande, et elle jeûnait trois jours de la semaine au pain et à l’eau; mais la privation ne suffisait pas à son âme dévorée du désir du martyre : elle voulut y ajouter la souffrance et le dégoût, qui n’en est qu’une autre forme. Elle mêla à ses alimens les herbes les plus amères; elle les arrosa même avec du fiel de mouton. Pendant le carême, elle en diminuait graduellement la quantité. Elle arrivait à vivre de quelques pépins d’orange. Toutes les nuits, elle prenait la discipline, et malgré les représentations de son confesseur, elle alla jusqu’à s’administrer cinq mille coups dans l’espace de quatre jours. Puis, quand ses épaules ne présentaient plus qu’une large plaie, elle les chargeait d’une lourde croix de fer et se rendait ainsi nu-pieds dans le jardin du couvent. La sainte s’enfonça aussi sur la tête une couronne hérissée de pointes, la changeant tous les jours de place afin de multiplier les blessures que cette cruelle coiffure ouvrait en son front. Enfin elle se revêtit d’un double cilice, et après s’être frotté tout le corps avec des orties, elle étreignit ses bras et ses reins dans des chaînes qui lui causaient les douleurs les plus insupportables. Et quand, dans son ardeur de souffrir, sainte Rose avait ainsi épuisé toutes les tortures, une joie intérieure s’emparait d’elle et les lui faisait oublier; elle était heureuse et fière d’avoir imité et ressenti les angoisses de son Sauveur. Sous ce ciel brûlant du Pérou, comme sous le climat dévorant de l’Hindoustan, l’ascétisme, on le voit, prend des proportions gigantesques, et la volonté soutenue par la foi opère des prodiges dont la seule pensée ferait reculer les cœurs les plus indomptables.

Transportons-nous maintenant dans les montagnes du Tyrol, dans cette contrée, située aux confins de l’Allemagne et de l’Italie, où l’esprit rêveur et mystique du Nord s’allie aux passions ardentes et aux résolutions hardies du Midi. C’est là qu’habite une population simple et crédule, qui a gardé la foi du moyen âge et chez laquelle les traditions, les légendes pieuses se transmettent religieusement de père en fils. Au Tyrol, le souvenir d’une célèbre stigmatisée, Jeanne-Marie de Roveredo, a exercé depuis une cinquantaine d’années une influence singulièrement active. Dans le cours de cette période, trois extatiques ont offert à l’observation contemporaine cet étrange phénomène des stigmates, tel qu’il s’était produit au XVe siècle. L’une est Maria de Moerl, l’extatique de Kaltern ; la seconde est Maria Domenica Lazzari, de Capriana ; la troisième est Crescentia Nieklutsch, de Tscherms. Toutes trois étaient dans la jeunesse quand les stigmates apparurent sur leur corps, et divers voyageurs qui les ont visitées nous ont laissé sur elles de curieuses relations. Maria de Moerl, la première, était, comme sainte Rose, issue d’une noble famille, mais cette famille avait éprouvé de grands revers, et son père s’était vu réduit à tenir une petite auberge. Maria ne reçut que l’instruction la plus vulgaire ; elle fréquenta une école primaire, et sa santé débile, jointe à une dévotion précoce, laissa peu de temps à la culture de son intelligence. Malade et cherchant dans des exercices de piété continuels l’oubli de ses souffrances, elle tourna toute son activité vers la vie contemplative. Chez des jeunes filles dont la santé est mal affermie, où la révolution de la jeunesse ébranle une organisation délicate, il se fait souvent une réaction cérébrale qui les jette dans une mélancolie sur laquelle se greffe tout naturellement la dévotion. C’est ce moment qui décide souvent des vocations religieuses et de la destinée de bien des femmes. Maria venait de perdre sa mère, ce qui augmentait encore ses souffrances morales. Elle tomba dans un de ces découragemens profonds qui préludent si souvent à la vie ascétique ; elle passa par cette succession fréquente de sentimens différens, d’états opposés qui trahissent le trouble de l’économie. À des élans d’amour pour le Sauveur, à des transports qui lui faisaient goûter par avance les joies éternelles, succédaient des momens de tristesse poignante et de découragement profond. Ces femmes mystiques, qui se croient l’objet des attentions particulières de Jésus-Christ, s’imaginent fréquemment être ensuite délaissées par lui. Elles s’accusent alors de leur manque de sensibilité et de leur ingratitude ; la dévotion cesse d’être pour elles une consolation, et si elles essaient d’échapper à ces épreuves cruelles en rentrant dans la vie pratique, en s’appliquant à l’exercice des bonnes œuvres, leur charité participe encore de l’inégalité de leur humeur. On trouve dans les écrits de sainte Thérèse une analyse profonde de ces bizarres vicissitudes dont se plaignait aussi sainte Rose de Lima. Maria de Moerl fut assiégée pendant quelque temps par des tribulations terribles qui mettaient en péril sa félicité et son salut ; elle passa par des retours, des réactions morales qui lui semblaient des tentations envoyées par l’esprit des ténèbres ; mais, pour combattre l’ennemi qui s’était insinué en elle, elle ne fit que redoubler ses mortifications et ses austérités. Son organisation délicate était minée chaque jour davantage par cette lutte intérieure qui puisait ses armes dans des privations bien faites pour lui enlever l’énergie physique. Parvenue à sa dix-huitième année en 1830, les tourmens de la divine passion finirent par faire comme irruption dans la jeune fille qui les avait médités si longtemps. D’horribles convulsions, des angoisses de mille sortes la plongèrent tout à coup dans un état voisin de la mort. La souffrance à laquelle elle condamnait tous les jours sa chair amaigrie, la douleur morale dont elle abreuvait son âme desséchée par le contre-coup de l’épreuve physique, se donnaient en quelque sorte la main. Alors, après avoir cent fois fait craindre pour sa vie, Maria de Moerl tomba par intervalles dans un état d’extase dont les crises, d’abord fort courtes, se rapprochèrent par degrés. La réception de l’eucharistie la plongeait dans un tel ravissement et absorbait à un tel degré ses facultés souffrantes, que tout lui devenait alors indifférent : elle demeurait immobile et abîmée dans une contemplation qui se prolongea une fois jusqu’à vingt-six heures. Depuis lors, la vie du monde sembla se retirer tout à fait de Maria. On était au mois d’août 1833; des milliers de pèlerins ne tardèrent pas à venir visiter l’Addolorata, qui demeurait indifférente en présence de ce nombreux concours : elle ne voulait plus avoir de rapports avec ce monde que par l’intermédiaire de son confesseur, dans l’obéissance absolue duquel elle s’était placée. Enfin l’année suivante, en 1834, cette longue méditation de la passion porta ses fruits, et l’on découvrit sur ses membres les stigmates dont elle avait été marquée. Chaque vendredi, le sang coula des blessures, et le vendredi-saint, ainsi que le jour de la fête des stigmates de saint François, les plaies saignèrent avec plus d’abondance que jamais. Le phénomène avait atteint son plus haut degré d’intensité, et les voyageurs qui la visitèrent depuis ce temps la trouvèrent dans un état cataleptique qui en faisait à peine une créature vivante. Son corps était couvert de mille plaies qu’on regardait comme autant de stigmates; son œil était immobile, ses mains restaient crispées sur sa poitrine, ses doigts étaient serrés les uns contre les autres, son corps était incliné en avant dans une posture qu’une autre personne aurait pu à peine garder quelques minutes. C’est ainsi que s’exprime un voyageur allemand, M. E. de Hartwig, auquel on doit d’intéressantes lettres sur le Tyrol. Quant à sa nourriture, elle était juste ce qu’il fallait pour soutenir cette frêle enveloppe : quelques grains de raisin, du jus de fruit et un peu de mie de pain lui suffisaient comme aliment pendant plusieurs jours.

Maria-Domenica Lazzari et Crescentia Nieklutsch présentent à des degrés divers et avec un caractère moins prononcé quelques-uns des phénomènes de l’extatique de Kaltern. Chez la première, tout indique une perversion complète dans l’économie et un trouble profond dans la santé. Chez la seconde, la macération et l’abstinence n’ont point autant dévasté l’économie : c’est la méditation en Jésus-Christ qui constitue tout le mouvement de la pensée. Le corps n’obéit plus à l’esprit que pour représenter les jeudis et les vendredis de chaque semaine les scènes de la passion par une pantomime animée, qui a pour intermèdes des momens d’extase.

A ceux qui douteraient du rôle de l’orgueil dans ces bizarres maladies, il suffit de signaler les relations dont les extatiques du Tyrol sont les héros. Quand on jette les yeux sur quelques-uns de ces récits, publiés à l’usage des catholiques sur les stigmatisés du Tyrol, — celui de M. l’abbé Nicolas par exemple, — on ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse et de pénible surprise. Voilà donc une sorte de procès-verbal médical présenté comme une introduction à la vie dévote, un livre qui glorifie la maladie et l’hallucination sous prétexte de guérir les cœurs ! Il y a quelque chose de plus déplorable encore dans l’histoire de la stigmatisation, c’est que l’on a prodigué parfois les mêmes honneurs à des hypocrites et à des imposteurs.


III.

Nous voici à une dernière période de l’histoire des maladies provoquées par le mysticisme chrétien. On a vu dans les stigmatisés et dans les extatiques l’influence de la piété d’abord, puis celle de l’orgueil exalté par la foi. Des mobiles moins nobles ont pénétré aussi dans le domaine de ces maladies; l’imitation intéressée ou puérile s’est produite à côté du vrai phénomène. Les exemples ne manquent pas pour caractériser cette dernière phase de la maladie morale que nous étudions. A mesure que le mobile s’abaisse en quelque sorte, l’influence contagieuse semble gagner en puissance. Avant de parler des impostures sur lesquelles nous n’avons point à insister, c’est la forme épidémique revêtue à certaines époques par les maladies du mysticisme qui doit nous occuper.

Les témoins oculaires et les historiens des visions ont trop souvent contribué à propager des influences qui semblaient pouvoir n’agir qu’au sein des cloîtres ou de la solitude. Ils ont célébré à l’envi l’empire de la volonté sur la chair. Sans doute il y a là un juste motif d’admiration, mais quand le corps n’est mis à cette rude discipline de l’esprit que pour en reproduire les aberrations, quand, au lieu d’accomplir le rôle que lui assigne la Providence, il n’est plus que l’instrument lent du suicide, faut-il proposer un semblable modèle à l’imitation ? Les historiens complaisans des phénomènes de l’extase ne se sont malheureusement pas arrêtés devant cette question, et l’admiration des fidèles qui voyaient dans les stigmatisés autant de victimes expiatoires se dévouant pour leurs frères est venue en aide à la contagion de l’exemple pour perpétuer les miracles des stigmates. L’idée de l’extase expiatoire a ainsi constitué à son tour un genre propre d’épidémie mystique. On la retrouve dans les visions d’un assez grand nombre de dévotes des XVIe et XVIIe siècles.

Marie de l’Incarnation se voyait parfois plongée dans des flots de sang qu’elle reconnaissait pour être celui de Jésus-Christ, versé, disait-elle, à cause des péchés qu’elle avait commis; alors elle s’offrait pour être immolée et sacrifiée à la place du Sauveur. Catherine de Bar, qui prit le nom de mère Mechtilde et qui était née à Saint-Dié, en Lorraine, en 1619, fonda à Rambervilliers, quarante ans après, en 1659, un nouvel ordre monastique sous la règle de saint Benoît modifiée, et avec le titre de Religieuses adoratrices perpétuelles du très saint sacrement de l’autel. Le caractère propre de ces religieuses était de se donner comme des victimes s’offrant en réparation des outrages faits à Jésus-Christ dans l’eucharistie, répétition journalière de la passion. Tous les jours, une des sœurs entrait en retraite depuis le matin jusqu’à vêpres. Elle était alors victime réparatrice. Quand les autres sœurs allaient au réfectoire, elle sortait du chœur la dernière, la corde au cou, la torche à la main. Toutes les religieuses étant à leur rang, elle leur rappelait qu’elles étaient des victimes immolées à la place de Jésus-Christ; puis, s’étant inclinée, elle retournait au chœur pendant le dîner, et y restait jusqu’après vêpres à titre de victime séparée du troupeau et destinée au sacrifice.

L’influence que cet ordre singulier exerça sur quelques femmes d’un esprit faible et enclin au mysticisme fut assez grande. On vit se reproduire chez les catholiques, mais dans des proportions moins fortes, ce qui s’observe chez les Hindous brahmanistes. Les victimes s’imposaient des rigueurs, des pénitences extraordinaires, et cherchaient à reproduire par des actes ascétiques les horreurs de la passion. Quelques dévots attachèrent une grande vertu à cette répétition du sacrifice offert en expiation de nos crimes. Un certain Desmarets-Saint-Sorlin, soutenu par les jésuites, proposa sérieusement une armée de cent quarante mille victimes pour combattre les jansénistes de Port-Royal et renverser toutes les citadelles du diable.

L’enthousiasme qui avait un moment porté les franciscains à saluer un second avènement de Jésus-Christ dans la personne de leur fondateur et les avait mis ainsi sur la pente d’une nouvelle religion, différente du christianisme, se reproduisit vers 1732 à propos des victimes. Des rêveurs assurèrent que le second retour de Jésus-Christ serait précédé de l’immolation de victimes dont le sang mêlé à celui du Sauveur apaiserait la colère divine. La plus célèbre des femmes qui donnèrent dans ces extravagances est Mlle Brohon, morte à Paris en 1778. Cette visionnaire avait, comme sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse et d’autres femmes mystiques célèbres, un certain mérite de style, de la chaleur et souvent même de l’éloquence. Elle a composé divers ouvrages qui ont paru pour la plupart sous le voile de l’anonyme. Mlle Brohon ne tarda pas à exercer un véritable empire sur des gens distingués; elle occupa de ses hallucinations et de ses prétendues prophéties une foule de membres du clergé et des personnes de la haute société. L’établissement des victimes devint bientôt la question à la mode. Il s’agissait de fonder un nouveau culte dont Mlle Brohon serait la législatrice, et qui était destiné à reproduire avec des grâces nouvelles l’ineffable bienfait de la médiation de l’Homme-Dieu. Les victimes devaient avoir en effet, c’était leur nouvelle institutrice qui l’assurait, un excès de grâce divine qu’elles pouvaient utilement appliquer à détourner les fléaux dont était menacé le genre humain; elles prenaient sur elles l’anathème général et devenaient de la sorte le centre commun et le réservoir de toutes les faveurs divines. Dieu se servant de leur canal pour les répandre sur la terre. En 1774, la prophétesse mystique écrivit à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, pour lui prédire que Dieu allait exercer son jugement sur les nations, décimer la terre et se choisir un peuple nouveau; auparavant il était absolument nécessaire d’établir des victimes qui s’immolassent continuellement à Dieu. Il va sans dire que Mlle Brohon devait être la première. A la tête des victimes, celle-ci proposait de placer son propre directeur, naturellement plus avant dans le secret de sa pensée qu’aucun autre ecclésiastique, l’abbé du Garry, vicaire de Saint-Pierre-aux-Bœufs et depuis curé de Ville-d’Avray. Quoique Mlle Brohon menaçât la France de grands malheurs, si elle se refusait à cet holocauste féminin, le prélat tint peu de compte de ses avertissemens. Elle se tourna alors vers le roi, déjà malade et auquel peu de jours devaient être encore comptés. Elle lui exposa fort au long dans un placet le projet de son institution et ne lui demandait rien moins que sa fille, Mme Victoire, pour l’une des victimes. Le nombre devait en être fixé à douze; on aurait ainsi représenté le collège apostolique par un collège investi de la même mission. Toutefois la prophétesse n’avait pas voulu exclure complètement le sexe masculin du nouveau sacerdoce mystique; les hommes entraient pour moitié dans les douze, mais ils n’occupaient que le second rang. Aux femmes revenait tout l’honneur de la mission nouvelle. Il s’agissait en effet d’humilier le sexe masculin, qui avait abusé de sa supériorité, et de le piquer de jalousie en présence du zèle déployé par le sexe le plus faible.

On voit que Mlle Brohon était sur le chemin d’une religion qui n’est pas sans quelque ressemblance avec les idées des millénaires et des mormons[4]. Elle protestait pourtant de son attachement à la sainte église, de son respect pour le corps des pasteurs unis au pape. Elle frisait l’hérésie, et dans la crainte de l’anathème elle s’efforçait d’éloigner toute accusation d’hétérodoxie. C’est cette crainte qui a frappé de stérilité, au sein du catholicisme, les germes dont sont sorties dans les pays protestans tant de confessions et de sectes. Ne pouvant donner un libre cours à leurs rêveries et à leurs utopies religieuses, beaucoup de catholiques ont tourné vers le mysticisme l’activité de leur imagination, enchaînée par l’autorité sévère de l’orthodoxie. Comme l’église laisse un libre cours à l’amour divin et n’assigne aucune forme déterminée à la vie dévote et contemplative, les fidèles chez lesquels déborde le sentiment religieux, et qui l’associent à un besoin de nouveautés, se sont rejetés sur les rêveries mystiques, et ont imposé sous forme de règles monacales les idées qu’ils ne pouvaient prêcher comme articles de foi. C’est ce qui explique pourquoi les aberrations dont nous cherchons ici à indiquer le vrai caractère ne se montrent que chez les catholiques; chez les réformés, elles sont en effet d’un autre genre. Ceux-ci cherchent l’inspiration de là vérité divine dans une méditation nouvelle des livres saints; ceux-là travaillent à pénétrer dans les profondeurs de la volonté de Dieu par un commerce secret avec lui. Toutefois les deux écoles se rencontrent en certains points, et tandis que quelques sectes protestantes, telles que les swedenborgiens, sont sur la limite du mysticisme catholique, d’autres, et les rêveurs groupés autour de Mlle Brohon furent du nombre, sont sur la limite du sectarisme protestant. Comme cette visionnaire n’épargnait pas le clergé dans ses écrits, elle finit par ameuter contre elle tous les bons catholiques. Il en fut de même de Suzanne Labrousse, qui chercha à renouveler avec quelques variantes, peu d’années avant la révolution, la doctrine des victimes, et compta parmi ses dupes le fameux dom Gerle, prieur des chartreux de Vauclaire, et Ponthard, évêque de Périgueux.

En France, le refroidissement des croyances explique comment, depuis le dernier siècle, le mysticisme extatique devient un phénomène de plus en plus rare ; mais dans les contrées au contraire où la foi catholique est restée pleine de ferveur, ces aberrations se produisent encore à des intervalles peu éloignés. En Bavière, dans le Tyrol, sur les bords du Rhin, le mysticisme catholique est très florissant. L’esprit allemand est porté à la contemplation et à l’illuminisme. Plus qu’aucun autre, quand la voie des sectes nouvelles lui est interdite, il doit se précipiter dans les étranges imaginations qui ont eu pour dernier fruit les stigmates. Aussi dans ce siècle, ou à la fin du siècle dernier, outre Anne-Catherine Emmerich, outre les trois extatiques du Tyrol, rencontre-t-on encore deux autres stigmatisées, Colombe Schanolt, morte à Bamberg en 1787, et Madeleine Lorger, morte à Hademar en 1806.

C’est sous l’influence des doctrines mystiques qui continuent à prédominer dans l’Allemagne catholique, qu’un professeur de l’université de Munich, M. J. Goerres, a composé son curieux Traité du mysticisme chrétien, où il prétend donner une forme scientifique et presque rationnelle aux aberrations, aux hallucinations, aux délires religieux de tous les genres qu’il a pu rencontrer. Il s’est fait ainsi le promoteur d’une réaction mystique contre la théologie rationaliste. Les vies des saints extatiques, racontées avec un enthousiasme qui exclut toute critique, avec une ferveur qui ne veut admettre aucune restriction, ont été distribuées et colportées chez les paysans de l’Allemagne méridionale. La France a subi aussi le contre-coup de ce retour singulier vers les idées du moyen âge. L’imagination de notre midi s’est allumée au récit de visions, d’extases et de stigmatisations. Lyon et Avignon ont été les deux centres de cette propagande mystique, faite à l’aide de petits livres distribués dans les campagnes; l’apparition de la stigmatisée de Villecroze, Mme Miollis, et l’histoire plus récente d’une autre extatique ne semblent pas étrangères à ces influences. Quant à l’Italie, le mysticisme y avait toujours régné, et on ne s’étonnera pas de rencontrer au commencement de ce siècle à Ozieri, en Sardaigne, une stigmatisée, Rose Cerra, religieuse capucine.

L’influence de la piété, de l’orgueil, de l’imitation dans les maladies des mystiques, soulève encore pour le moraliste des questions dignes d’examen; mais que dire de l’intervention de la fraude dans un domaine où l’on n’aurait voulu rencontrer que l’exaltation de la foi ? Le lien qui unit la puérile infatuation des visionnaires à certaines supercheries moins excusables est cependant trop évident. Le désir de se donner en spectacle, de se proposer comme un modèle d’abnégation et d’humilité, devait finir par suggérer aux filles extatiques l’emploi de supercheries et de fraudes pieuses pour en imposer à ceux que leur parole n’aurait pu suffisamment convaincre. N’avait-on pas découvert chez les convulsionnaires de Saint-Médard des ruses mises en usage pour mieux attirer le public et accroître ainsi leur réputation de sainteté ? Bien que dégagées des choses de ce monde, les visionnaires ont souvent mis en défaut la pénétration même de leurs directeurs spirituels, et quelquefois aussi il a été dangereux pour les confesseurs de se refuser à entrer dans les imaginations de leurs pénitentes. On connaît le fameux procès du père Girard et de Mlle Cadière, qui jouait à peu près la stigmatisée, puisqu’elle prétendait avoir reçu au côté gauche, pendant son sommeil, une blessure de la main d’un ange. Le fait est que le pauvre père Girard, sous le coup d’une accusation de séduction, d’inceste spirituel, de magie et de sorcellerie, n’échappa au bûcher qu’à la majorité d’une voix, et cela pour avoir encouru le ressentiment de sa pénitente, qui n’avait pu en faire sa dupe.

On citerait facilement bien des exemples de mystifications du même genre dont ont été victimes les personnes les plus graves. Il faut en effet une grande habitude de ces sortes d’impostures pour échapper, lorsqu’on est déjà tourné vers la dévotion et le mysticisme, à l’influence qu’une piété apparente et une grâce surnaturelle exercent sur nous. Saint-Simon, dans ses Mémoires, a tracé avec beaucoup de vérité le portrait d’une de ces pieuses intrigantes qui se jouaient de leur directeur comme du public. Mlle Rose, que le cardinal de Noailles chassa de son diocèse. — Gerson, dans son Traité sur les vérités nécessaires au salut, par le d’une autre visionnaire de Savoie, dont le procès fut instruit à Bourg-en-Bresse. Cette femme se donnait pour l’une des cinq que Dieu avait choisies afin de racheter les âmes de l’enfer, et s’était jouée pendant longtemps de la simplicité et de la dévotion du clergé de son pays. — L’idée de simuler sur son corps ces mêmes plaies que le Christ reçut au Calvaire était déjà venue à un imposteur deux ans avant le miracle du mont Alverne. En 1222, on avait condamné au concile d’Oxford un personnage qui portait empreints aux pieds, aux mains et au côté les stigmates de Jésus-Christ. — Personne n’a oublié non plus la fameuse affaire de Rose Tamisier, qui occupa un tribunal du Vaucluse au mois de septembre 1851. Rose était depuis longtemps connue par sa vie mystique, et sa physionomie rappelle d’une manière frappante ce qu’on dit des extatiques stigmatisés. Elle portait sur la poitrine des stigmates qui rendaient du sang, imprimaient sur le linge qu’on y appliquait des images mystérieuses, et, au dire du curé de Saignon, ils dessinèrent un jour une figure de Vierge. Toutes les circonstances de cette étrange affaire ont dénoté en Rose Tamisier ce mélange de dévotion, de ruse, d’intrigue, que nous venons de remarquer chez les visionnaires. Toutes ces femmes sont de la même famille psychologique ; Rose Tamisier sort de la branche la plus vulgaire, tandis que Mlle Brohon appartient à la branche la plus distinguée; mais on doit appliquer à toutes le proverbe espagnol : Medio de loco y medio de picaro.

En dépit de la fraude évidente que décelait le miracle opéré par Rose Tamisier, les populations du Vaucluse et des départemens limithrophes ont été vivement frappées des récits débités sur son compte. Au lieu de la tenir pour une hypocrite, on a plaint Rose comme une martyre. En cela, les gens crédules subissaient visiblement l’influence des écrits mystiques colportés parmi eux. Ceux qui regardaient la stigmatisation comme le plus précieux des dons de la grâce ne pouvaient voir dans les juges qui avaient condamné l’imposture que de vrais persécuteurs. Les esprits étaient parfaitement préparés d’ailleurs à accepter la merveille de Rose Tamisier. Dans un département voisin du Vaucluse, à Villecroze, dans le Var, Mme Miollis, dont le nom a déjà été prononcé, montrait aux pèlerins qui la venaient visiter la trace des clous qui avaient percé les membres du Sauveur. Des linges appliqués sur son front et sur sa poitrine avaient présenté une empreinte exacte, écrit son biographe, de la couronne d’épines et de la croix. La vue de ces linges, qui circulaient comme des reliques, avait convaincu plus d’un sceptique; certaines personnes leur prêtaient la vertu de communiquer une heureuse disposition à la dévotion de la croix et du sacré sang. Depuis 1840, il n’était bruit parmi les dévots que de ces faits extraordinaires, et la publicité donnée à de tels récits explique la propagation du phénomène dont ils fortifient l’influence épidémique. Je puis citer pour ma part un exemple de cette action contagieuse que peut exercer encore aujourd’hui l’exaltation des stigmatisés. A douze lieues de Paris, je vis, il y a quelques années, entrer dans une église une femme vêtue de blanc, un voile et une couronne d’épines sur la tète, un roseau à la main; ses traits respiraient la quiétude, bien qu’il y eût quelque chose de morne et d’égaré dans sa physionomie. Elle s’approcha de l’autel, et, s’agenouillant sur les marches, elle se mit à pousser de profonds soupirs; puis elle prononça de nouvelles exclamations de tristesse, remerciant son doux Sauveur de la grâce qu’il lui avait faite de lui envoyer les stigmates, comme à la bonne madame Miollis. On chuchotait, on se demandait ce qu’était cette folle, la foule s’amassait dans la chapelle, lorsqu’un prêtre vint à passer et ordonna à la patiente de se retirer. C’était, nous dit-il, une intrigante qui cherchait à étonner le public et ne produisait que du scandale. La prétendue stigmatisée sortit en déplorant l’aveuglement de ceux qui méconnaissaient la miséricorde divine. Des scènes de ce genre ne sont pas rares dans le midi de la France; en Espagne et dans l’Amérique méridionale, elles sont encore plus fréquentes. A côté du mormonisme et des rêveries des sectaires, le mysticisme a aussi sa place à revendiquer comme une source d’aliénation mentale. Les pieux historiens de la stigmatisation, au lieu d’édifier les âmes, ont en effet semé trop souvent la folie, quand ils n’ont pas suggéré des moyens à la ruse, préparé des dupes et tendu des pièges à la crédulité naïve.

Parmi les explications de ce singulier phénomène, il en est une que légitiment d’assez nombreux exemples. On peut supposer que, dans ces accès d’extase qui mettent l’imagination hors d’elle-même et font perdre au moi conscience de ses actes, les stigmates ont été souvent imprimés par le mystique sans qu’il en ait eu connaissance. Le malade est devenu le jouet d’une hallucination qui lui représente des rayons célestes ouvrant dans ses membres les plaies qu’il se fait lui-même. Le retour fréquent de semblables hallucinations a pu rendre chronique cette stigmatisation d’abord tout artificielle. Un religieux trappiste qui est en même temps médecin, M. Debreyne, dans son Essai sur la Théologie morale dans ses rapports avec la physiologie et la médecine, publié à Paris en 1843, attribue à une cause analogue un fait de stigmatisation. La femme qui avait été soumise à son examen n’avait rien dans sa conduite et son caractère qui pût faire croire qu’un miracle de la grâce se fût opéré en sa faveur. Dieu, disait-elle, l’avait choisie pour l’objet de ses complaisances; mais il faut avouer que ces complaisances étaient d’une nature extraordinaire et fort naïve tout à la fois. Quand cette jeune fille tombait dans un accès d’extase, on lui trouvait soudain à la main, et sans qu’on pût savoir comment, des morceaux de sucre et des pommes cuites qu’elle assurait venir de la sainte Vierge, de l’enfant Jésus et de saint Jean-Baptiste. «Ce sucre était excellent, dit l’ecclésiastique qui nous a donné une relation de la merveille; il était en morceaux, tel qu’on en met dans un sucrier, et j’en ai mangé une fois. » — «Quand ce sucre tombait ou lui venait, c’est toujours le même ecclésiastique qui parle, on ne le voyait que lorsqu’il était très près des mains. Non-seulement on ne pouvait s’imaginer d’où elle aurait pu se procurer ce sucre, mais on s’est assuré par tous les moyens possibles qu’elle n’avait pas un seul morceau de sucre sur elle, ni dans son bonnet, ni dans ses habits, ni dans son lit, ni sur sa couche nue, qu’on a quelquefois posée à terre pour rendre toute jonglerie impossible. »

À ce miracle des morceaux de sucre, le corps de cette jeune fille joignait celui des stigmates. On eut recours aux précautions les plus minutieuses pour s’assurer si elle n’usait pas là aussi de quelque supercherie. On mit sous la bande dont on avait étroitement serré la mystérieuse plaie, faite à l’un des pieds, une hostie non consacrée, qui eût accusé l’intervention d’une aiguille ou d’une épingle, et le vendredi soir on retrouvait l’appareil parfaitement en place et le linge imprégné cependant du sang que la plaie versait tous les vendredis. Le père Debreyne reconnut le naturalisme du miracle, et il en a proposé une explication ingénieuse, fondée sur la possibilité de rendre périodique une exsudation sanguine, obtenue d’abord artificiellement. Au milieu du XVIe siècle, une stigmatisée du même genre attira l’attention de saint Ignace de Loyola. Sa tête présentait aussi les marques de la couronne d’épines et répandait un sang abondant à certains jours commémoratifs. La dévotion entoura cette extatique d’une vénération profonde, car elle avait, comme celle de Kaltem, des momens de ravissement en Dieu, durant lesquels elle demeurait insensible à tout ce qui l’entourait. Malheureusement la conduite ultérieure de la sainte ne répondit pas à ce que promettait un pareil miracle, et saint Ignace de Loyola, qui ne pouvait s’expliquer que Dieu eût choisi pour trésor de sa grâce une personne si indigne, mit les stigmates sur le compte du démon. On sait que ce fut le procédé dont usaient constamment au moyen âge les théologiens pour expliquer les miracles opérés par des hérétiques ou des hommes vicieux et coupables. Puisque la merveille ne venait pas de Dieu, elle était, disaient-ils, évidemment envoyée par Satan pour abuser et séduire les créatures. Il fallut donc aussi reconnaître les stigmates du diable, et ceux qui ont écrit sur la démonologie nous en ont donné effectivement la description. Le diable marquait ceux qu’il possédait de signes aux pieds, aux reins et près du cœur. Les plus savans démonologistes nous assurent cependant que ces stigmates ne versent pas de sang, et se distinguent seulement à l’insensibilité des chairs et de la peau. Il est aisé de reconnaître dans cette circonstance un fait d’anesthésie, comme il s’en rencontre fréquemment chez les cataleptiques.

Ainsi ce que l’on avait d’abord regardé comme le don le plus précieux de la grâce finissait par descendre au rang des marques visibles de la damnation. Ce miracle, qui enthousiasmait tant de dévots, à force de se répéter, provoquait chez plus d’un homme pieux une sorte d’incrédulité, et avant de proclamer la merveille, on commençait par s’enquérir du caractère de celui qui en était l’objet. C’est qu’en effet la stigmatisation est en elle-même un phénomène stérile, indigne d’être proposé à une piété solide et active. C’est une aberration de l’économie qui peut, chez certaines personnes, procéder d’un sentiment respectable et profond d’amour divin, mais qui n’aboutit qu’à dégrader notre nature, en nous réduisant à un état permanent de torpeur et d’imbécillité analogue à celui des ascètes indiens. Le christianisme est de son essence une religion pratique et active. Les grâces de la stigmatisation sont au fond antipathiques à son esprit. A mesure que nous avançons davantage dans cette voie d’applications charitables et d’œuvres utiles qui font aujourd’hui la force du christianisme, nous nous éloignons de ce mysticisme extatique qui a pour couronnement la stigmatisation. Malheureusement c’est ce que les biographes des stigmatisés ont toujours méconnu. Leurs livres n’ont eu d’autre objet que de répandre l’enthousiasme pour le prétendu miracle; à les en croire, ces récits d’hallucinations, d’extases et de crises nerveuses sont un des moyens les plus puissans de glorifier la Divinité et d’édifier les âmes. Quant à nous. la moralité que nous tirons de la lecture de leurs ouvrages est bien différente. Nous n’avons retracé l’histoire et le mode de production du phénomène que pour découvrir les causes de cette maladie intellectuelle qui s’est répandue comme une épidémie. Une aberration de la vie d’un grand saint est devenue le point de mire d’une foule d’esprits ignorans et fanatiques. L’aberration, au lieu de rester isolée, est ainsi passée à l’état de contagion. L’orgueil et la fraude se sont ensuite entendus pour la propager. Une littérature mystique, une suite de biographies laudatives, de panégyriques, ont répandu, popularisé l’histoire de la stigmatisation, et cette littérature est devenue l’aliment de natures faibles auxquelles elle a tourné la tête. Les biographes des stigmatisés se sont bien gardés de laisser entrevoir à leurs crédules lecteurs qu’il pouvait y avoir dans la stigmatisation un simple fait morbide, un effet de quelque hallucination. Toutefois l’église paraît avoir compris que la piété s’était étrangement fourvoyée; elle a prudemment évité de donner au miracle de la stigmatisation un grand retentissement, et les stigmatisés contemporains, au lieu d’être glorifiés comme ceux du moyen âge, n’ont pu recueillir que l’obscure admiration de quelques dévots.

Quel remède apporter à une maladie qui s’est montrée si vivace jusqu’à nos jours, qui pourrait peut-être se répandre davantage par un de ces retours vers les idées du moyen âge dont nous sommes parfois menacés ? Il en est un peut-être : c’est de détourner sur un sol moins stérile le courant des sentimens affectueux et tendres qui débordent chez les stigmatisés, c’est de trouver à leur élan une direction encore en harmonie avec leur nature, et qui ne soit pas cependant ce travail intérieur qui anéantit graduellement le corps sous l’influence de l’esprit. Les mystiques extatiques sont d’ordinaire des âmes aimantes, en quête d’émotions plus chastes que les amours terrestres. Ces émotions ne font pas défaut dans le domaine de la charité pratique, dont les ressources et les moyens sont inépuisables. C’est à ceux qui choisissent la tâche difficile de diriger les consciences que revient ce rôle ou ce devoir. Au lieu de se faire les complices des pieuses extravagances dont on leur confie le secret, les confesseurs ont à faire prévaloir, dans les conseils qu’ils donnent à leurs pénitens, un bon sens pratique et un encouragement aux bonnes œuvres. C’est du reste ce qui s’opère déjà en plus d’un point. Les règles monastiques, dont plusieurs ont été conçues sous l’empire des aberrations mystiques, cèdent peu à peu à l’influence des idées modernes, et la vie pratique a gagné dans les cloîtres tout ce que la vie contemplative a perdu. On pourrait citer bien des exemples d’imaginations ridicules sur lesquelles a construit la charité. Cette transformation des stériles créations du mysticisme en institutions bienfaisantes est un fait significatif qui montre avec quelles armes il faut désormais combattre certaines aberrations religieuses. Sans rentrer dans le récit des hallucinations, qui n’aurait plus rien à nous apprendre, il est utile cependant de citer deux exemples qui mettent cette vérité en évidence.

Les bénédictines du Saint-Sacrement, enfantées par les rêveries de Catherine de Bar, sont aujourd’hui un ordre voué à l’enseignement et tenant des maisons d’éducation remarquables par la bonne instruction qui s’y donne. Les institutions fort nombreuses qui sont placées sous l’invocation du Sacré-Cœur, et qui jouissent d’une estime méritée, sortent, pour ainsi dire, des hallucinations de Marie Alacoque. Marie ou plutôt Marguerite Alacoque, car tel est son véritable nom, est l’institutrice du genre de dévotion appelé culte du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie. L’acte fondamental de ce culte consistait dans la donation réciproque que Jésus-Christ et la sœur Alacoque, religieuse de la Visitation de Parai-le-Monial, s’étaient faite de leurs deux cœurs. La mère Greffier, supérieure du couvent, voulut bien, pour obéir à Jésus-Christ, écrire la donation de Marguerite. Jésus-Christ en fut très satisfait, et il dicta à son tour la sienne à la sœur Alacoque, qui l’écrivit de son sang en ces termes : « Je te constitue héritière de mon cœur et de tous ses trésors pour le temps et pour l’éternité; je te promets que tu ne manqueras de secours que lorsque je manquerai de puissance. Tu seras pour toujours la disciple bien-aimée, le jouet de mon bon plaisir et l’holocauste de mon amour. » Voilà pour- tant l’acte extravagant qui a servi de base à l’établissement d’un culte auquel la piété a su faire porter d’heureux fruits !

Des faits du même genre ne sont pas rares dans l’histoire des religions. Des institutions utiles et morales parviennent à se greffer sur des superstitions et des rêveries qui, prises en elles-mêmes, supporteraient à peine l’examen. On oublie bien vite l’idée primitive pour ne plus s’attacher qu’aux bienfaits qui s’y sont substitués, tant il est vrai que le bon sens garde toujours ses droits, et que tôt ou tard il finit par déposséder la crédulité et l’extravagance; mais en se purifiant, en se dépouillant peu à peu de leur caractère originel, ces institutions religieuses n’en perdent jamais complètement l’empreinte, et sitôt que la raison cesse de veiller, l’on voit reparaître les folies et les écarts primitifs. Pour conjurer un semblable danger, il n’est point de moyen plus sûr que de montrer les faits dans leur vérité historique, et, tout en rendant justice à l’esprit qui a métamorphosé ces œuvres de la dévotion, de ne point dissimuler cependant ce qu’il y a eu de puéril et d’affligeant parfois dans leur origine : c’est ce que nous avons essayé de faire pour la stigmatisation.


ALFRED MAURY.

  1. Voyez, sur l’ouvrage de Cabanis, l’excellent travail de M. Ch. de Rémusat dans Revue du 15 octobre 1844.
  2. Le plus célèbre des traités théologiques sur les stigmates est celui du jésuite Théophile Raynaud, intitulé : De Stigmatismo sacro et profano, divino, humano, dœmoniaco Tractatio.
  3. Act. Sanct. III Aug, p. 264.
  4. Voyez sur les Mormons, la Revue du 1er septembre 1853.