Des Grèves patronales

La Revue blancheTome XXV (p. 417-432).

Des grèves patronales

Quand on examine le relevé officiel des grèves ouvrières on constate que l’une des causes principales de ces conflits réside dans la fluctuation des salaires : l’ouvrier réclame une augmentation, ou s’oppose à une diminution. Il n’a guère d’autre moyen de défendre ses intérêts que celui de paralyser momentanément la production.

D’autre part quand on étudie le mécanisme de la productivité on constate que la grève, la cessation du travail, ne résulte pas uniquement d’une action concertée des salariés, mais aussi, et fréquemment, d’une préméditation individuelle ou d’une entente collective de patrons, de commerçants, de grands et petits exploitants. Ces actes ont pris, suivant les cas, les noms de coalition ou de lock-out.

En général ils ont pour objet, soit de s’opposer à une baisse des prix de vente, soit de diminuer les frais généraux en réduisant les salaires, soit, plus carrément, de fermer des usines et des ateliers.

Ces actes sont loin d’être exceptionnels. Si on en parle peu c’est parce que les préoccupations de la politique pure ont absorbé les esprits, et fermé les yeux du plus grand nombre sur les questions fondamentales.

Or nous allons montrer que les grèves patronales ont joué un rôle considérable au dernier siècle. On verra que si elles ont été souvent fructueuses ou seulement efficaces, pour leurs promoteurs, leur répercussion sur la démocratie ouvrière a été profonde et désastreuse.

I

Si l’on s’en tenait aux seules indications fournies par l’Office du travail du ministère du Commerce on ne manquerait pas de dire que les grèves patronales sont de peu de conséquence au regard des grèves ouvrières [1]. Nous ne connaissons, en effet, les résultats que depuis l’année 1893 date des premiers relevés très incomplets de ces conflits. Mais je montrerai, plus loin, les formes déguisées des grèves patronales. On verra que par l’étendue, la profondeur, l’intensité et l’universalité ces grèves peuvent rivaliser avec les grèves ouvrières.

Pour l’instant relevons simplement les petites grèves patronales visibles et classées.

En 1893 les bouchers d’Abbeville, de Besançon, de Nîmes, les boulangers de Marseille et de Propiano (Corse) se mettent en grève au sujet de certaines contestations sur la taxe de la viande et du pain.

En 1894 les bouchers de Clermont-Ferrand ; les boulangers de Lavelanet (Ariège), de Barcelonnette (Basses-Alpes) de Arreau (Hautes-Pyrénées) arrêtent la vente pour des motifs analogues. Les patrons carriers de Nantes font grève à cause des surtaxes d’octroi. À Marseille 700 patrons de barques s’opposent aune taxe sur les sardines. La grève atteignait 2 700 ouvriers. Elle triompha.

En 1893 une corderie d’Abbeville suspendait le travail à la suite d’une contravention dressée par l’inspecteur du travail pour prolongation excessive de la journée de travail. La grève atteignait 280 ouvriers dont 154 femmes et 60 enfants. À la suite d’une intervention des autorités le patron obtint l’autorisation de prolonger la journée de travail en été.

À Bruyères, dans les Vosges, les boucliers ferment leurs boutiques pour protester contre un nouvel arrêté municipal relatif à la vérification du bétail et des viandes.

À Aramon (Gard) les boulangers refusent de vendre parce que la municipalité ne veut pas consentir à augmenter le prix du pain.

En 1896 à signaler à Paris un lock-out de typographes. On remplace 13 ouvriers, dans une imprimerie, par des femmes, ce qui permet de réduire les salaires. Aucune discussion n’a précédé le renvoi des ouvriers qui ont été indemnisés par leur syndicat et leur fédération.

À Roubaix, lock-out d’ouvriers tisserands ayant chômé volontairement le lendemain des élections municipales. Aucun ne fut repris.

À Toulouse, lock-out d’ouvriers chapeliers. À la suite de l’installation d’un outillage mécanique, le travail aux pièces avait été remplacé par le travail à la journée pour les apprêteurs, à raison de 5 francs par jour ; les ouvriers ayant demandé par l’intermédiaire de leur syndicat, le rétablissement des anciennes conditions, cela leur fut accordé. Mais huit jours après, les apprêteurs et les fouleurs furent congédiés ; 12 femmes ayant pris fait et cause pour eux, furent également remplacées.

À Gleizé (Rhône), lock-out de fondeurs en cuivre. Les ouvriers demandaient la suppression du travail aux pièces. Le patron ferme l’usine sans les prévenir. Il la rouvre deux jours après, mais pendant tout le mois de juin, il n’occupe que quelques manœuvres. Ses autres ouvriers mouleurs, tourneurs, ébarbeurs, racheveurs, noyauteurs, polisseurs, quittèrent Gleizé pour chercher du travail à Lyon, Màcon, Roanne. Au 1er juillet il n’en restait plus que 15 sur 48. Cette situation se prolongea jusqu’au 22 août, date à laquelle l’usine recommença à fonctionner.

À Bône (Constantine], grève des maraîchers, qui refusent d’accepter un arrêté municipal réglant les heures de vente au marché. La municipalité, en vue d’empêcher les accaparements, avait remis en vigueur un arrêté interdisant aux vendeurs de pénétrer sur les marchés avant 5 heures. Les maraîchers de gros s’y opposent. L’arrêté fut rapporté.

À La Châtre, grève des bouchers et charcutiers.

À Cernay (Loiret), à Biskra (Constantine), grèves de boulangers : refus d’accepter la taxe municipale.

À Saint-Omer, grève des bateliers demandant la suppression d’un arrêté préfectoral obligeant les bateliers à se servir du toueur à vapeur dans la traversée de Saint-Omer.

En 1897, grève des bouchers d’Oran qui refusent de payer une nouvelle taxe. Grèves de boulangers à Lodève, à Saint-Germain-Lembron (Puy-de-Dôme), à Bellegarde (Gard), à Bonifacio, à Saint-Zacharie (Var), à Aigues-Mortes (Gard), à Marvejôls (Lozère), à Aubusson Creuse), à Maubourguet (Hautes-Pyrénées), à Sisteron (Basses-Alpes), à Charbonnier (Puy-de-Dôme), à Limoux (Aude).

À signaler, la même année, un lock-out de brossiers à Tracy-le-Mont (Oise). Le patron, qui avait créé un économat dans son établissement (façon ingénieuse de se rattraper sur les salaires), voyait avec peine le syndicat, nouvellement fondé, poursuivre la création d’une société coopérative de consommation et d’une caisse de résistance. Les ouvriers ont dû renoncer à ces deux points pour reprendre le travail, mais ils ont obtenu une légère augmentation de secours en cas de maladie…

Mentionnons encore la grève des saleurs de poissons de Collioure (Pyrénées-Orientales), celle des tanneurs à Villeneuve-sur-Yonne.

En 1898, à Brest, les laitiers et marchands de légumes refusent, d’un commun accord, d’accepter l’augmentation des droits de place.

À Bordeaux, les maraîchers et jardiniers (700 établissements) protestent contre un arrêté municipal modifiant les heures d’ouverture et de fermeture du marché.

À signaler, en outre, des grèves de boulangers à Bessan (Hérault), à Mende (Lozère), à Florac (Lozère), à Maussane (Bouches-du-Rhône).

En 1899, l’application de la nouvelle loi sur les accidents détermine toute une série de lock-outs :

des carriers et paveurs d’Angoulême (Charente). Le patron a réduit le salaire proportionnellement à la prime à payer pour l’assurance (ce qui annihile la loi sur les accidents ;

des plâtriers de Decize (Nièvre). Même motif ;

des scieurs à la mécanique de Cognac ; 300 ouvriers sont forcés de chômer ; les patrons fermèrent leurs usines attendant que leurs contrats d’assurance fussent modifiés ;

des tourneurs sur bois d’Angoulême ; les ouvriers ont accepté une réduction de salaire de 10 centimes par jour ; 7 d’entre eux refusent ;

des menuisiers d’Agen, d’Angoulême, des serruriers de Cognac, des ouvriers du bâtiment à Vannes, qui fermèrent leurs usines jusqu’à ce que fussent modifiés leurs contrats d’assurances ;

des tailleurs de pierre et aides-maçons de Saintes (Charente-Inférieure) : Les entrepreneurs fermèrent leurs chantiers jusqu’à ce que les ouvriers eussent consenti à subir une retenue de 2 centimes par heure pour la prime d’assurance ;

des tailleurs de pierres à Cognac. Les patrons fermèrent leurs ateliers attendant que le contrat d’assurance fût modifié.

Ajoutons les grèves de boulangers à Nissan (Hérault), à Oloron (Basses-Pyrénées), à Saint-Gaudens (Haute-Garonne).

II

« Lorsqu’on laisse s’assembler et délibérer les marchands d’un même état, dit Adam Smith, on peut être assuré qu’il va se tramer quelque chose contre les poches du public. »

Cela prouve que les grèves patronales remontent assez haut.

Nous n’avons pas la prétention de donner ici un tableau complet des grèves, coalitions et lock-outs, mais nous allons citer quelques faits.

En 1819, il existait dans le Staffordshire une association de maîtres de forges qui avait pour objet, entre autres, « de régler les salaires et d’en assurer l’uniformité ». L’euphémisme est délicat. Les membres s’étaient engagés, sous peine d’un dédit, à ne pas élever les salaires sans l’assentiment de leurs associés.

En 1833, à Liverpool, les entrepreneurs de bâtiments convinrent d’exiger de tous les ouvriers, avant de les employer, l’engagement formel de ne point participer aux associations (ouvrières), et, sur le refus des ouvriers, tous les chantiers se fermèrent [2]. Après un chômage désastreux, les entrepreneurs en firent venir d’autres de différentes parties de la Grande-Bretagne. Les ouvriers durent céder.

En 1837, en France, 65 concessionnaires des mines du bassin de la Loire se réunirent en trois grandes Compagnies qui, elles-mêmes (en 1845) se fusionnèrent en une Société des Usines réunies. Cette Société afferma le canal de Gisors ainsi que le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon. Ainsi maîtresse des moyens de transport et des matières premières, elle enchérit le prix de la houille et diminua les salaires, ce qui provoqua la grève des ouvriers de Terre-Noire.

La loi est censée punir le délit de coalition patronale. Voici comment le législateur a protégé « le point faible ».

L’article 414 du Code pénal (promulgué en 1810) ne réprimait les coalitions de patrons que si elles tendaient injustement et abusivement à forcer l’abaissement des salaires. L’article 415 ne punissait que la coalition entre ouvriers « pour cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, etc. »

La loi de 1849 réunit les articles 414, 415 (avec emprisonnement de 6 jours à 3 mois et une amende de 16 à 3 000 fr.) Néanmoins de 1853 à 1862 il y eut 98 coalitions de patrons déférées aux tribunaux.

Grâce au petit nombre des coalisés qui permet une action rapide, silencieuse, les patrons peuvent s’entendre, dit Smith « par des complots conduits dans le plus grand silence » tandis que les ligues des ouvriers « entraînent toujours une grande rumeur ».

En 1864, Napoléon III voulut substituer à la loi de 1849 « l’honneur et le bénéfice d’une législation nouvelle ». Elle édictait :

Art. 414. — Sera puni d’un emprisonnement de 6 mois à 2 ans et d’une amende de 500 à 5 000 francs « quiconque par manœuvres coupables, dons ou promesses ayant ce caractère, menaces, violences ou autres moyens d’intimidation, aura provoqué ceux qui font travailler les ouvriers à former ou à maintenir une coalition tendant à forcer l’abaissement des salaires, etc.

En se retranchant derrière la réserve des menaces, violences, etc., le patronat se ménageait la liberté absolue de coalition ; en effet, voici ce que disait M. Emile Ollivier le rapporteur de la nouvelle loi :

« Qu’est-ce qu’une coalition ?

L’accord intervenu entre plusieurs patrons ou ouvriers d’exercer simultanément le pouvoir qui appartient à chacun d’eux de refuser ou d’offrir le travail… Comment concevoir que le même acte, innocent quand il est accompli par un seul, devienne coupable dès qu’il l’a été par plusieurs ? Stationner seul dans la rue est licite : aussi stationner à plusieurs n’est pas coupable… Dans les deux cas la peine est attachée au trouble apporté à l’ordre public, au mépris manifeste de la loi… »

Cette législation équivoque n’a jamais entravé le mouvement général des coalitions et des grèves patronales. Il en a été de même à l’étranger où le code ménageait la liberté de coalition patronale en ayant l’air de l’interdire et de la punir.

En 1851, un lock-ont formidable de mécaniciens éclatait dans l’établissement de MM. Hibbert et Platt, à Londres. Auparavant les mécaniciens s’étaient mis en grève demandant : 1° que les ouvrages de leur profession cessassent de se payer à la tâche ; 2° que les travaux supplémentaires se payassent double ; 3° que le maniement des nouvelles machines fût réservé exclusivement aux artisans et aux apprentis dûment engagés par contrat. Les patrons refusèrent et demandèrent l’appui de leurs confrères. Ces derniers congédièrent aussitôt tous leurs mécaniciens, en déclarant qu’ils ne les reprendraient que lorsque ceux de MM. Hibbert et Platt auraient retiré leur demande ; ils exigeaient en outre une renonciation formelle à l’Association (ouvrière).

3 000 mécanisions se trouvèrent sans travail et leur chômage entraîna celui d’un nombre de journaliers, double ou triple. Cette grève patronale coûta un million aux ouvriers.

La même année lock-ont dans les constructions navales. Les menuisiers demandaient des modifications dans l’organisation du travail. Les patrons refusèrent et se coalisèrent. D’où quatre mois de chômage.

En 1858 les ouvriers verriers adressent à deux maîtres de verreries de Birmingham une demande tendant à ce que le nombre des apprentis fût limité partout à un chiffre uniforme. Sur le refus des maîtres verriers, peu nombreux, une grève éclata ; au bout de trois mois toutes les verreries se coalisèrent et fermèrent pendant trois autres mois.

En 1860 une réunion de maîtres de forges de l’Écosse à Glascow décida le lock-ont de 87 hauts fourneaux sur les 118 de la contrée.

En 1862 dans le sud du Yorkshire les chefs d’exploitation du district se coalisent et ferment les houillères et trois mille ouvriers.

En 1863 les maîtres de forges de Staffordshire s’entendent avec ceux du centre et du nord de l’Angleterre et laissent éteindre tous les fours à puddler. Les ouvriers perdirent 8 millions de salaires. Il s’agissait d’une réduction de salaires que les puddleurs avaient refusée.

En 1864, sept à huit mille ouvriers mineurs employés dans cinq houillères voisines de Chesterfield dans le Derbyshire se réunissent pour délibérer sur la formation d’une association ouvrière. Aussitôt le directeur d’une de ces houillères, Markham, signifie à ses trois mille ouvriers que tous ceux d’entre eux qui prendront part à ce projet seront congédiés, La plupart le quittent ; peu à peu d’autres cessent aussi de travailler. Néanmoins M. Markham ne se tient pas pour battu.

Opposant les meetings aux meetings, les discours aux discours, il parvient à organiser parmi les ouvriers un parti opposant qui se recrute d’autant plus facilement parmi les moins résolus que la grève s’étendant à tout le district, ceux qui y ont pris part ne reçoivent aucun secours et sont réduits à la dernière misère. L’occasion s’offre de porter un coup décisif. Les adversaires de l’association (ouvrière), reçoivent en présent de M. Markham de la viande et de la bière. Ils organisent un repas et y convient les ouvriers du voisinage qui restaient fidèles à l’association.

Ceux-ci au nombre de trois à quatre cents s’empressent de venir prendre leur part du banquet et retournent au travail le lendemain matin [3].

M. Markham reprit l’exploitation avec 1 500 ouvriers seulement.

III

On se figure, sans doute, que les faits relevés plus haut, et dont on ne peut méconnaître la gravité, ne sont que des exceptions regrettables.

Rien n’est plus faux. Jamais les grèves patronales n’ont été aussi fréquentes, aussi nombreuses, aussi violentes, aussi générales. On peut même affirmer que la plupart des grandes grèves qui ont éclaté en France, en Angleterre et en Amérique dans ces dernières années, ont été des grèves suscitées par les employeurs, en tout cas, des grèves presque toujours favorables aux capitalistes.

En effet l’ère des industries monopolisées (pools, cartells, trusts, syndicats, etc.), a marqué le commencement des coupes sombres, depuis une vingtaine d’années.

De 1881 à 1886, les ouvriers du bâtiment aux États-Unis furent affectés par 1 900 lock-outs ; les carriers et les tailleurs de pierre par 489.

De 1880 à 1890, six cent quatre-vingt-un fourneaux ont été fermés. De même dans l’industrie de la métallurgie, du papier, de l’ameublement, de la carrosserie, des machines, etc., toutes ces entreprises fusionnant, chacune dans sa catégorie, il en résultait une limitation de la production, c’est-à-dire une mise à pied des travailleurs.

Dans la seule année 1886 on a compté 24,87 % du nombre total des établissements fermés pour cause de lock-outs.

De 1886 à 1894, les ouvriers du bâtiment subirent 531 lock-outs. Les ouvriers de la confection 773.

Les coups de spéculation, dit M. Vigouroux, les crises de crédit, les remaniements perpétuels des tarifs de douane, tout conspire à accentuer le caractère spasmodique de l’industrie américaine.

Qu’on lise les statistiques annuelles de l’immigration ou du commerce extérieur, on trouve à tout bout de champ des soubresauts prodigieux en avant et en arrière. Après le boom, la courte période d’excitation enragée, vient la crise (le doom) ; puis la dépression, le marasme, qui se prolonge pendant plusieurs années consécutives. Au point de vue des ouvriers américains, toutes ces influences aboutissent au même résultat : augmentation perpétuelle du nombre des sans travail [4].

Chaque pool, chaque trust est une grève patronale.

Pour diminuer la production, les pools ont recours à deux procédés, dit Paul de Rousiers, ou bien ils ferment complètement quelques-unes des usines syndiquées, ou bien ils réduisent le nombre des ouvriers ou celui des jours de travail dans toutes.

Ainsi dans le pool des wall paper (en 1880), chaque fabrique s’engageait à ne pas vendre au delà d’une certaine quantité sans verser dans la caisse générale le profit du surplus. Et on était convenu que quiconque accorderait à sa clientèle un rabais sur le prix fixé par le pool serait frappé d’une amende de 1 000 dollars. La moitié de cette somme était abandonnée comme prime de délation.

Au début, le pool gagna beaucoup d’argent et parvint à arrêter la surproduction, non sans gros sacrifices, car on cite un manufacturier auquel une indemnité annuelle de 20 000 dollars fut accordée (to cease production). (Voir The Modem Distributive Process, by F. Giddings.)

Dès 1887, époque de la formation du Sugar Trust aux États-Unis, deux raffineries à New-York, deux à Boston (1 500 ouvriers dans cette ville) et plusieurs autres, arrêtèrent ou restreignirent la production. En même temps la prime de raffinage montait de 32 % à 56 % de la valeur du sucre brut. Le bénéfice fut de 12 % du capital nominal en quatre mois ; 48 % de la valeur primitive.

À supposer que le personnel fût plus restreint, ce résultat ne pourrait tenir qu’à deux causes, dit M. de Rousiers, qui, l’une comme l’autre, dominent les patrons comme les ouvriers, dont les patrons, par conséquent ne sont pas responsables [5]. Ou bien, en effet, on a moins d’ouvriers parce qu’on produit moins, et si tel est le cas, c’est que le marché se refuse à absorber une production supérieure ; ou bien la réduction du personnel est due au progrès du machinisme, et les progrès connus s’imposent à l’adoption des fabricants [6].

Vers la même époque, commençait en Allemagne l’ère des cartells et des syndicats. Le syndicat des cokes Westphaliens, fondé en 1885 (et définitivement constitué en 1890) comprenait déjà 30 % de producteurs étrangers. Les membres du syndicat s’imposèrent une réduction de production qui atteignit 30 %. On devine quel formidable lock-out de mineurs dut être la conséquence de cette réduction.

Revenons aux États-Unis. La Cour d’Appel de New-York, en 1890, a déclaré illégale cette combination (trust), qui, on le devine, excitait des colères et des rancunes. C’est alors que les trusts se mirent sous la protection de la loi et se transformèrent en sociétés !

Ainsi le’’Whiskey Trust fut une association qui absorbait 80 distilleries et qui produisait 75 % de l’alcool américain (Distilling and Cattle Feeding C°). À son début elle ferma 68 établissements et concentra sa production dans les 12 autres. Les mises à pied allaient par milliers.

Il est à remarquer que les trusts et les syndicats suivent une marche ascendante, parallèle à la concentration des capitaux. C’est dire que les grèves patronales s’intensifient.

D’après une déposition de M, Griffeth, fabricant de fer-blanc, on va voir ce qu’a été le trust du fer-blanc aux États-Unis. Les grands fabricants de fer-blanc ont commencé par obtenir du Congrès, grâce à l’intervention des Lobbistes, un droit prohibitif du fer-blanc étranger. Cela fait, ils ont constitué un trust évalué à 12 millions de dollars, ils ont porté ce capital à 50 millions de dollars, soit 38 millions de plus-value. Ils ont empoché 10 millions de dollars (50 millions de francs). Leur profit avant le trust était de 20 %, il s’est élevé à 100 %.

Cette opération a ruiné d’innombrables fabricants de fer-blanc ; en outre le trust a fermé une centaine d’usines pour réduire la production et élever les prix par la diminution de l’offre.

Or si l’on veut juger de quelques désastres, que l’on sache qu’il y a eu 23 trusts de ce genre aux États-Unis en août 1899 ; leur capital s’élevait à 252 millions de dollars. En septembre, il y a eu des trusts pour 193 millions et en octobre pour 320 millions.

Les grèves patronales, volontaires ou involontaires, ne cessent de grandir. Il suffit pour s’en convaincre, d’observer la marche des trusts. D’après l’Annuaire commercial des États-Unis (The commercial Year Book) il y a eu 200 entreprises entrustées en 1898 et 353 en 1899.

Ces 353 associations avaient émis un total de 5 112 500 000 dollars de capital-actions et 714 389 000 dollars-obligations ; ces chiffres montrent une augmentation sur l’année 1898 de 76 % dans le nombre des associations et 60 % dans le capital. Ce mouvement se dessine vers 1890 ; à depuis les trusts ont englobé 90 % des industries de 1890.

Cela signifie que presque toute l’industrie américaine est monopolisée, et au point de vue ouvrier, que la grève patronale est permanente.

À ce sujet The journal of commerce and Commercial Bulletin de New-York disait (22 mars 1899) :

« C’est une véritable explosion de résistance aux lois naturelles régulatrices de la concurrence. C’est l’opposé de tout ce que les économistes ont admis comme principe fondamental du commerce. Cela aboutit presque à une rupture complète des relations entre les puissances industrielles et les autres classes de la société. C’est la suppression des échanges volontaires entre les intérêts producteurs et distributeurs et la création d’une organisation exclusivement productrice pour chaque industrie, à laquelle tous les autres intérêts matériels doivent s’assujettir. L’ensemble de l’industrie est organisé sous forme de corporation féodalisée dont chacune jouit d’un pouvoir absolu dans sa branche spéciale de production tandis que, pris en masse, le système constitue lui-même le pouvoir commercial suprême de la nation. Ces innovations dans les méthodes déterminées de l’industrie restreignent sensiblement le libre accès des citoyens aux entreprises industrielles et font litière de la légalité… »

Il n’y a rien d’exagéré dans cette appréciation du grand journal de New-York. Depuis 1893, M. Carnegie joue le rôle de « roi de l’acier ». Il organise ou désorganise la grève patronale à son gré.

« Toutes les fois qu’un pool se dissout, dit Ernst von Halle, les patrons entrent de nouveau en négociation avec Carnegie, bien que l’expérience leur ait appris que la coopération avec lui ne tourne pas toujours à leur avantage particulier. Il gouverne avec un pouvoir presque absolu ; à la fin de 1893 il brisa un pool parce qu’un de ses membres avait produit plus que la proportion qui lui était fixée. » (Trusts in the United States).

Ce n’est pas là un fait isolé. John D. Rockefeller, « roi du fer », accapare les mines de fer du lac Supérieur. Grâce à un outillage mécanique perfectionné, il rend impossible la concurrence des mines voisines.

« Lorsqu’elles succombaient dans la lutte, le vainqueur les reprenait à bas prix si elles lui paraissaient assez riches. Résistaient-elles trop longtemps il leur appliquait le procédé de l’underselling ; il vendait au-dessous du cours les forçant ainsi à baisser leur prix d’une manière ruineuse pour elles jusqu’à ce que la faillite ou la soumission volontaire les eût mises à ses pieds. Lui pouvait sans difficulté perdre pendant plusieurs mois, s’il le fallait, sur chaque tonne de minerai vendu. Il possédait la bourse la plus longue (the longer purse). Il savait que ses concurrents s’épuiseraient avant lui. [7] »

On comprend pourquoi les trusts sont impopulaires dans le monde ouvrier. M. Ragan, sénateur du Texas proposait de punir par des amendes de 1 000 à 10 000 dollars et des emprisonnements d’un à cinq ans les participants d’une coalition patronale. Mais les trusts sont assez puissants pour acheter les juges, les tribunaux, les municipalités, les députés et les sénateurs. Quel a été le résultat des essais de réglementation des trusts ? C’est, dit M. Edouard Bennis « de faire hausser le prix des Aldermen (magistrats municipaux) et des députés [8] »

On a prétendu que les trusts assurent la marche normale de leurs branches, qu’ils régularisent la production trop anarchique, qu’ils garantissent le travail des ouvriers employés par eux. À priori cela est absurde, puisque le but de toute entente de cette nature, est de restreindre la production, d’abaisser les salaires, de hausser les prix de vente [9].

Ainsi au moment où le syndicat général d’Essen majorait de 60 pfennigs le prix du combustible vendu à l’État prussien, au moment où les métallurgistes augmentaient leurs demandes, où l’Espagne en guerre avec les États-Unis achetait tout le charbon disponible sur les places européennes, voici ce que l’on avait fait en Westphalie :

« Les charbonnages de la Ruhr ont décidé de réduire leur production de 10 % et ont pris des mesures techniques en conséquence (sic) ; comme ils pensaient que cette réduction durerait plusieurs mois, ils ont autorisé des mineurs à aller travailler au dehors jusqu’à l’automne [10] ».

M. Vigouroux, contestant aux coalitions patronales la prétention saugrenue de diminuer le chômage, « en régularisant la production », cite l’exemple de « The United Press » qui a monopolisé la distribution des dépêches télégraphiques à la presse, a empêché la fondation de nombreux journaux et privé d’emploi un nombre considérable de compositeurs, pressiers, stéréotypeurs, graveurs, etc. [11].

IV

Si les États-Unis fournissent le plus grand nombre de grèves patronales, cela tient au développement formidable pris par les trusts, depuis une dizaine d’années. Nous avons vu, néanmoins, qu’aucune grande puissance industrielle n’y échappe. En Allemagne les trusts qui portent le nom de cartells étaient au nombre de 300 en 1900.

En France, ils sont moins nombreux, le pays étant devenu une puissance industrielle de troisième ordre. Néanmoins des syndicats se constituent avec leurs conséquences. Ainsi M. Pierre Leroy-Beaulieu a vu, et tout le monde peut voir en France ; des trusts locaux ; dans le Midi, il se rappelle le cas d’un chaufournier louant dans les environs tous les fours à chaux existants et les laissant intentionnellement éteints pour ne pas concurrencer ceux qu’il exploitait directement lui-même [12].

M. Georges Villain dénonçait naguère le comptoir des fontes de Longwy qui monopolise toutes les fontes françaises de l’Est :

Ce comptoir, irrite le monde des dénaturateurs de fonte, en réduisant les délais de crédit de 120 à 30 jours, abaissant l’escompte, refusant de garantir les livraisons, réduisant par conséquent le travail national [13].

Il n’y a pas longtemps on a vu se former le trust de l’industrie cotonnière. Les fabricants de la Normandie, imités ensuite par ceux des Vosges ont avisé au moyen de limiter leur production. Dans une réunion tenue au Lloyd-Rouennais, ils prirent les résolutions suivantes :

1° Restreindre la production des filateurs et s’entendre à cet égard, avec les régions de Basse Normandie, du Nord, de l’Aisne et des Vosges ;

2° Proposer dans ce but, un arrêt général le lundi de chaque semaine ;

3° Appliquer l’arrêt aux industriels possédant filature et tissage, aussi bien qu’aux filateurs, seuls, etc.

Le but est toujours le même : réduire la main-d’œuvre pour remédier au fléchissement des prix causé parla concurrence et la surproduction.

Nous avons parlé du trust de Longwy, nous devons citer d’autres coalitions patronales récentes : le Comptoir des aciers, le Comptoir des poutrelles, le Comptoir des tôles et larges plats et le Comptoir des ressorts de carrosserie qui ont tous leur siège social à Paris. Le premier comprend cinq grands établissements sidérurgiques ; le second est vendeur unique en France et à l’étranger des poutrelles à ailes ordinaires, etc. », provenant des vingt-deux principaux laminoirs de France ; le troisième, d’après l’Annuaire des Travaux publics, groupe huit usines métallurgiques ; le quatrième est formé par huit établissements.

Le but de ces coalitions est d’enrayer la baisse (c’est-à-dire de faire la hausse), de s’opposer à la hausse des salaires (c’est-à-dire de les réduire), de régulariser la production, c’est-à-dire de la limiter.

Ce qu’il y a de piquant, c’est que la grève patronale peut résulter parfois d’une entente entre bons patriotes français et allemands, italiens et belges. Ainsi au mois de mars 1900 il s’est formé un syndicat international de fabricants de glaces et de verres à vitres : il comprend des producteurs d’Allemagne, de France, d’Italie et de Belgique. Le syndicat peut fixer les prix à l’Angleterre. Dès le 1er avril la hausse se dessinait. En même temps la Belgique fermait certaines usines

Indépendamment de ces grèves patronales, indirectes en quelque sorte, nous pourrions citer une série de lock-outs plus visibles, notamment dans les grèves qui ont éclaté dans ces dernières années, grèves que le public, la presse et l’opinion considèrent comme des grèves ouvrières et qui ne sont que des grèves patronales dissimulées, comme les grèves du Pas-de-Calais (août et septembre 1893), de Carmaux (1895), de la Grand’Combe (1897) et même de Montceau-les-Mines.

Si on en doute qu’on relise attentivement un grand journal parisien peu suspect. Parlant de la grève du Pas-de-Calais le Figaro du 9 septembre 1893 disait, textuellement :

« Les chômages ont augmenté dans des proportions désastreuses. Depuis longtemps, déjà, les mineurs ne travaillent plus que trois ou quatre jours par semaine. Le stock est tellement important que les charbons sont tombés à un prix dérisoire. La Compagnie de Narles notamment a passé des marchés avec la Compagnie des Chemins de fer du Nord à 7 francs la tonne. On comprend qu’en présence d’une semblable dépréciation, les Compagnies ne puissent élever les salaires. Celles de Lens et de Courrières en sont réduites à faire des prix plus bas encore, et néanmoins les demandes n’affluent pas… Il y a eu une telle surabondance de produits qu’on n’arrive pas à épuiser les stocks. En présence de cette situation, certaines Compagnies ont réduit les salaires, les autres ont diminué le nombre des journées de travail. Le résultat est à peu près le même dans l’un et l’autre cas pour les malheureux mineurs. Cependant ceux des mines de Narles et de Burcy se plaignent moins. Employés à la tâche ils donnent pendant leurs 3 ou 4 jours de travail (par semaine) une production maxima qui augmente le rendement. Les patrons ne s’en trouvent guère mieux, et, tout bien considéré ils auraient peut-être intérêt à ce que les grèves se généralisent. C’est un point de vue dont il y a lieu de tenir compte ».

Bien instructive, aussi, la fameuse grève de Carmaux.

Elle fut imposée par M. Rességuier à son personnel, à cause d’un stock formidable de bouteilles (six millions) entassées dans les magasins. On a calculé que ces six millions de pièces pouvaient permettre à M. Rességuier de supporter avantageusement quatre mois de grève, en écoulant 14 à 1 500 000 bouteilles par mois. Cela permettait, en outre, d’abaisser les salaires, ce que M. Rességuier cherchait depuis longtemps. Ces faits sont de notoriété publique, ils ressortent des lettres échangées entre le Syndicat des verriers et le directeur de la verrerie. M. Rességuier avait déjà fait un essai de grève patronale, au mois de mai 1895 en supprimant « la casse des rebuts » ; mais les ouvriers surent éviter le piège qui leur était tendu. Pour s’en convaincre il suffit de lire la lettre adressée par le Syndicat au journal la Dépêche :

« Il faut que M. Rességuier nous suppose bien naïfs pour chercher à nous convaincre qu’il découle une élévation de salaires, de sa proposition (il s’agissait de créer une nouvelle catégorie de rebuts dits rebuts revendables que l’on ne casserait plus et pour lesquels l’ouvrier ne toucherait plus que 50 % du prix de fabrication). Mais admettons pour un instant que nous soyons dans l’erreur. Notre devoir est tout tracé. Notre patron ne veut que notre intérêt ; nous devons avoir à cœur de lui montrer combien nous sommes touchés par les sentiments d’affection dont il se dit animé à notre égard. Pour le prouver, nous ne lui demandons qu’une chose, le statu quo. »

La grève patronale était manquée. Un nouveau prétexte fut vite trouvé. Deux ouvriers furent congédiés à cause d’une absence non autorisée. Mesure qu’on n’appliquait Jamais. Pour faire réintégrer leurs camarades, les ouvriers quittent l’usine. M. Jaurès arrive à Carmaux le 1er août. Il voit la situation, et il a l’honnêteté de dire la vérité : la grève doit échouer à cause du stock en réserve. Alors les ouvriers réclament l’arbitrage. Le syndicat ouvrier télégraphie à M. Rességuier : « Nous avons décidé à l’unanimité de reprendre le travail aux conditions fixées par vous. Nous ferons vivre sur nos salaires Pelletier et Baudot. »

Mais le directeur qui cherchait à susciter la grève, dans son usine, depuis longtemps, télégraphia aussitôt : « Grève ayant été déclarée sans motif, me tiens à l’affiche de ce jour ».

L’affiche, composée sans doute depuis plusieurs jours, et envoyée la veille par M. Rességuier disait que « la Société ne pouvait prévoir dans quelles conditions la réouverture aurait lieu. À chacun par conséquent de prendre tel parti qui lui convient. »

Nous n’insisterons pas sur la grève de la Grand’Combe (avril 1897). Elle éclata à la suite d’un lock-out de 500 ouvriers dont la mine n’avait plus besoin. On fit se solidariser deux mille mineurs qui se mirent en grève pour la réintégration des cinq cents. Néanmoins quelques ouvriers continuèrent le travail [14]. Mais la grève patronale avait réussi.

Quelle a été la véritable cause de la grève de Montceau-les-Mines qui a éclaté cette année ? On a prétendu qu’elle avait été fomentée pour créer des embarras au Ministère. Cela n’est pas impossible, de l’aveu même de quelques socialistes. Quoiqu’il en soit la conséquence fut le lock-out, la grève imposée par le patron et à son avantage. « Nous ne renvoyons, nous que 430 ouvriers sur 9 000, soit 5 % disait un ingénieur de la Compagnie à un rédacteur du Temps [15]. Qu’est cette proportion auprès de celle des arsenaux militaires ? »

L’ingénieur faisait allusion à une autre grève patronale à laquelle on n’a guère pris garde malgré son importance et sa gravité. Cette fois le patron était l’État. En effet le 28 mars 1901 le général André annonçait qu’on avait été obligé de licencier 4 300 ouvriers des arsenaux militaires sur 20 000, soit 20 % [16]. Ça n’est pas la première fois, du reste, que l’État procède à ces congédiements, par gros ou petits paquets.

V

En résumé nous venons de voir que la suspension du travail a été fréquemment au siècle dernier le résultat d’une décision patronale.

Depuis le commencement du xixe siècle, jusqu’à son dernier tiers, c’est l’Angleterre qui a été le théâtre des grèves patronales les plus importantes, et par conséquent les plus désastreuses, — nous l’avons établi cela vient de ce que le « bloc de houille » a été le premier industrialisé, et comme la grève patronale — ainsi que la grève ouvrière — est un des mille incidents de la lutte économique, il est naturel qu’elle se soit manifestée d’abord en Angleterre.

Néanmoins les coalitions patronales ont été nombreuses en France.

Ensuite c’est aux États-Unis que nous voyons surgir, avec le prodigieux développement de l’industrie mécanique, les grèves patronales les plus intenses. Nous avons montré par des chiffres probants, empruntés à des sources officielles, que ces grèves ou lock-outs découlent de la formation des trusts, qui englobent à l’heure actuelle 90 % de l’industrie américaine. « Le trust, a dit un économiste, est le frère jumeau de la grève [17]. Or les trusts se propagent dans tous les pays de civilisation industrielle avancée ; ils sont le résultat de la concurrence inévitable entre les fabricants d’un même pays [18]. C’est dire que la grève patronale s’accentue. Ainsi au commencement du mois d’octobre 1900 les métallurgistes de la région du nord de l’Angleterre éteignirent quinze hauts fourneaux ce qui réduisait la production mensuelle de 42 000 tonnes : il s’agissait d’enrayer la baisse de la fonte. Au bout de quelques mois 76 hauts fourneaux restaient en activité sur 123. Même situation dans l’Écosse et dans le Midland, d’après M. Villain, et en Belgique où le nombre des hauts fourneaux diminue, la production de la fonte qui était de 89 800 tonnes en février 1900 tombait à 58 tonnes en 1901. Du côté des textiles, la Revue du travail belge accuse pour le premier trimestre 1901 une forte crise dans le tissage du coton : on travaille partout à journées réduites.

En Allemagne la production de la fonte diminue ; il y a même ralentissement de la production dans toutes les branches. D’après les renseignements particuliers de M. George Blondel, dans l’industrie du fer en Allemagne, « licenciement d’ouvriers, diminution des salaires, chômages forcés, sont à l’ordre du jour ; les magasins sont encombrés ». D’autre parties patrons tisseurs de l’Allemagne du sud qui avaient déjà restreint la production de 13 % au commencement de l’année 1901 ont décidé de porter la réduction à 25 % par l’arrêt de 8 500 métiers, et ils ont demandé à tous les tisseurs d’Allemagne d’adhérer à leur décision. Le contre-coup de ces grandes grèves patronales se révèle dans l’abondance des demandes de travail : ainsi sur 100 offres de travail, il y avait en mai 1900, 106,6 demandes, or en mai 1901 il y en a eu 145,9.

En Autriche, à la suite d’une concurrence effrénée dans l’industrie du meuble, les patrons restreignent la production et réduisent les salaires de 10 et 20 % du salaire moyen. Dans le bâtiment lock-out de presque tous les ouvriers durant les trois premiers mois de l’année.

Aux États-Unis où l’on signale, déjà, un arrêt de 25 % de la production dans les fontes, s’ajoutent les grandes grèves patronales qui sont la conséquence du gigantesque trust de l’acier formé par les établissements Carnegie, Morgan et Moore. « The United States Steel Corporation » (c’est le nom du trust) au capital de 5 milliards ½ de francs, dispose désormais de 78 hauts fourneaux, possède 146 aciéries, est maître des mines du Lac Supérieur, d’une puissance de 500 millions de tonnes qui rapportent déjà 11 millions ½ de tonnes, notamment celles de la « Minnesotadron Company » (2 900 000 tonnes), de l’ « Ovir Iron Mining C° », (4 500 000 tonnes), du « Lac Superior Consolidated C° », (1 400 000 tonnes), dont M. John D. Rockfeller, le président du syndicat des pétroles, est le plus fort actionnaire.

Ce trust aux proportions inconnues dans l’histoire économique du monde, dispose en outre de 18 309 fours à coke, est propriétaire de 28 800 hectares de mines de charbon et 12 000 hectares de mines de houilles à coke. Enfin le trust possède deux lignes de chemin de fer, un port d’embarquement, et une flotte de 125 navires de gros tonnage [19]. À l’annonce de cette coalition des rois des métaux, les ouvriers américains ont songé à se coaliser au nombre de plus de deux cent mille [20]. Mais les rois triompheront. Ils ont abattu déjà vingt mille têtes. Le Times du 30 juin nous apprend, en effet, la mise à pied de vingt mille ouvriers d’une des Compagnies du trust de l’acier. C’est la grève patronale la plus gigantesque qui ait existé et la presse des États-Unis garde un étrange silence.

Du reste la situation ouvrière est partout désastreuse. Ainsi le Labour Department anglais qui annonçait 380 hauts fourneaux en marche en mai 1900 en accuse seulement 300 en mai 1901. Cet arrêt de la production se manifeste par un accroissement effrayant de chômage.

En France, dans la Loire, le tissage mécanique de cotonnades, subit un ralentissement qui favorise la hausse du prix des cotons : en même temps, Roanne accuse officiellement 15 % de tisseurs en chômage, les autres ne font que cinquante heures par semaine au lieu de soixante et une ; dans la Loire-Inférieure les minotiers réduisent leur production aux besoins locaux.

Dans le Nord, c’est pire : Ainsi dans la région d’Armentières pour les filatures de fin et d’étoupes et le tissage mécanique les patrons restreignent la production et procèdent à des lock-outs importants. À ce sujet l’Office du Travail est précis :

« Conformément, dit-il, à une mesure générale appliquée à la presque totalité des filatures de France, portant réduction de la production d’un sixième, quelques filatures ont réduit dans cette proportion le nombre de leurs broches ; d’autres, le nombre de leurs employés ; certaines ont arrêté un douzième de leurs broches… les salaires se maintiennent péniblement. Le chiffre des chômeurs est estimé de 10 à 15 % dans le tissage mécanique la durée du travail, depuis un an, va en diminuant par suite de la tendance à restreindre la production… »

À Lille, (juin 1900), la teinturerie Descot ferme ses ateliers : 560 ouvriers sans travail. Production réduite dans l’industrie linière, etc.

Il résulte de ces constatations, que les grèves patronales sont nombreuses, fréquentes et universelles. D’ailleurs nous avons montré que beaucoup de prétendues grèves ouvrières, surtout dans ces dernières années, n’étaient que des grèves patronales déguisées. Il y a des cas où la grève patronale est imposée par la nécessité d’éviter la ruine, mais ces cas sont l’exception ; aujourd’hui tout arrêt du travail dans l’industrie correspond aux exigences de la concurrence, de la production rapide et abondante (par les méthodes intensives de la machinerie) suivie d’un arrêt périodique.

Les trusts américains en sont la preuve. Pour produire, il est nécessaire d’avoir des capitaux énormes, un outillage compliqué et coûteux, un personnel peu payé. Enfin il est nécessaire de suspendre la production, soit pour faire la hausse, soit pour enrayer la baisse, soit pour diminuer les salaires ou restreindre le personnel, ou remplacer la main-d’œuvre masculine par la main-d’œuvre féminine ou infantile. La grève patronale fait partie intégrante du régime capitaliste ; elle est un anneau de l’évolution industrielle. Voilà pourquoi toutes les législations ont échoué contre les trusts [21].
Henri Dagan
  1. C’est la réponse qui m’a été faite par M. Finance, le collaborateur principal de M. Fontaine à l’Office du Travail.
  2. Cité par L. Smith — Les Coalitions et les Grèves.
  3. Les Associations ouvrières en Angleterre, par le comte Paris. Voir aussi L. Smith, loc. cit.
  4. La concentration des forces ouvrières, par L. Vigouroux.
  5. Pas plus que les ouvriers ne sont responsables des grèves ouvrières, mais ce n’est pas ce qui s’imprime…
  6. Les Industries monopolisées aux États-Unis, P. de Rousiers
  7. Citons encore la coalition des pétroliers — Standard Oil — dirigée par J. Rockefeller qui fit congédier plus de 1500 ouvriers et réduisit de 15 % le salaires des autres.
  8. Faisant allusion aux magistrats de Philadelphie « corrompus par le riche pour voler le pauvre » l’Hon. Wayne Mae wegh a déclaré eu 1897 dans son discours à l’Université de Pensylvanie, que « le drapeau noir de la corruption était plus à craindre aujourd’hui que le drapeau rouge de l’anarchie ».
  9. M. Brentand, professeur à l’Université de Vienne, défenseur des coalitions, déclarait, il y a quelques années que « le monopole du syndicat formé, en Silésie, pour les usines qui laminent le fer (1887) peut non seulement combattre les indépendants, mais encore entraver la fondation de nouvelles fabriques et châtier les défections. »
  10. Cité par M. Georges Villain à la Société d’Économie-politique du 5 mars 1900.
  11. Société d’Économie politique, 5 janvier 1900.
  12. Société d’Économie politique, 5 janvier 1900.
  13. Société d’Économie politique, séance du 5 mars 1900.

    Voir aussi le livre de M. G. Villain : Le fer, la houille et la métallurgie qui vient de paraître.

  14. À ce sujet on est surpris de l’incompréhension de certains publicistes. La Petite République du 24 avril 1897 traitait de « lamentable cortège de parias » les pauvres diables affamés qui n’avaient pas l’héroïsme de se « solidariser » avec les grévistes.
  15. Le Temps du 7 avril 1901.
  16. Un désarmement brusque aurait des conséquences encore plus désastreuses, le nombre des travailleurs qui sont obligés de vivre de l’armée étant plus grand que le nombre des patriotes…
  17. Paul Dreyfus. — Économiste Français, 22 avril 1899.
  18. Les libres échangistes attribuent la formation des trusts aux tarifs protecteurs. Il est évident que les tarifs protègent les industries monopolisées, mais de là à dire que le protectionnisme a créé les trusts… Pourquoi MM. de Molinari et Yves Guyot ne disent-ils rien des trusts anglais ? C’est l’Angleterre, autrefois terre classique du laisser-passer, qui a vu naître les premiers trusts.
  19. Renseignements donnés par M. Bruwaert, consul général de France à New-York.
  20. Communication du consul de France à Chicago.
  21. Voir dans La revue blanche du 15 mai, mon étude sur le Chômage. Les deux questions se tiennent étroitement : la raréfaction du travail manuel est le phénomène le plus considérable de notre époque.