Des Atomes et d’une révolution tentée dans la chimie

Des Atomes et d’une révolution tentée dans la chimie
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 576-605).

D'UNE REVOLUTION


EN CHIMIE.





Les précieux services que la chimie a rendus à l’industrie en ont popularisé l’étude pratique, et le nombre est grand aujourd’hui de ceux qui en savent assez pour surveiller ou même perfectionner les préparations nécessaires aux arts du commerce ; mais la plupart du temps ces connaissances, acceptées sur parole, vérifiées en gros par une expérience journalière, ne supposent pas une intelligence parfaite ni même une science suffisante des principes sur lesquels la chimie repose, même pour d’habiles industriels qui ont suivi des cours publics, la science qu’ils appliquent n’est qu’un empirisme régulier, qui doit tous ses progrès à d’heureux hasards attentivement observés. Ils ignorent d’ordinaire à quelles conditions elle est devenue une science rationnelle, où l’enchaînement des causes et des effets est plus parfait peut-être que dans toute autre, et où l’expérimentation, cessant de régner sans partage, n’intervient plus que pour vérifier les hypothèses et asseoir les théories.

S’il en est ainsi de ceux qui mettent en œuvre les découvertes des savans, à plus forte raison ceux qui ne font pas de la science une étude spéciale sont-ils loin de se rendre compte non pas seulement de ses principes, mais même de son objet, et la chimie théorique est peut-être dans le monde la plus ignorée des sciences. Les phénomènes qu’elle considère se passent pourtant tous les jours sous nos yeux, et semblent devoir attirer constamment notre attention ; mais nous sommes si habitués à les voir se produire, que nous ne songeons pas à les examiner ; à force d’être témoins des effets, nous croyons comprendre les causes. Il n’en est rien cependant, et la plupart des hommes passent leur vie au milieu d’un monde inconnu. Interrogez-les sur les faits les plus ordinaires, demandez-leur ce que c’est que la respiration ou la combustion, ce qui se produit lorsque les couleurs d’une étoile pâlissent au soleil, quand le beurre rancit, quand le vernis des tableaux se sèche ou quand le fer se rouille : vous n’obtiendrez le plus souvent que des réponses vagues et contradictoires. Rarement on vous dira qu’une même cause détermine tous ces phénomènes ; à peine se doute-t-on qu’il y ait une science qui les explique, et qui nous apprend à vivre dans ce monde autrement que les personnages des Mille et Une Nuits dans les palais des génies. La science ne naît qu’au moment où le doute s’élève, où l’on commence à voir que l’on ne comprend pas. C’est ce doute que nous voudrions susciter dans l’esprit, non-seulement des gens qui ignorent toute chimie, mais de ceux même qui professent superficiellement et appliquent empiriquement les théories vulgaires des manuels pratiques.

Il faut bien se persuader que tous ces phénomènes dont nous sommes les témoins habituels ne sont pas aussi simples qu’on se l’imagine, pour comprendre quelle est l’importance et la difficulté des principes de la science, et de quels débats, de quelles innovations peut être le théâtre ce qu’on a nommé la philosophie chimique. Les livres qui en traitent ne sont guère lus que par les savans, et, on doit l’avouer, ne sont guère intelligibles que pour eux. La facilité et la clarté du langage chimique sont telles qu’il est difficile de ne pas l’employer. De là une apparence technique et pédantesque qui effraie même des gens d’esprit, et les traités qui renferment souvent des vues élevées, des théories où brille toute la sagacité de l’intelligence humaine, restent confinés dans les écoles, et passent aux yeux du monde pour des recueils de recettes empiriques et de formules compliquées, analogues pour l’intérêt au Codex des pharmaciens ou au Cuisinier royal.

C’est du reste une chose toute moderne que la philosophie de la chimie. Jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, la science à laquelle on donnait ce dernier nom était à peine une science, c’est-à-dire un ensemble de principes généraux appliqués à un ordre de phénomènes déterminé. Stahl le premier imagina une théorie qui eut quelques bons résultats, c’est la théorie du phlogistique. Elle était fausse, il est vrai, mais c’était une théorie, c’était un essai de classification, et dans le désordre que présentait la chimie, cette tentative se recommandait déjà par une incontestable utilité. Bientôt d’ailleurs apparurent Lavoisier et cette admirable génération de savans qui accomplirent, eux aussi, leur glorieuse révolution, et furent pour ainsi dire le témoignage vivant des progrès que le xvin0 siècle avait fait faire à l’esprit humain. La chimie de Slahl fut alors combattue et remplacée par celle qui subsiste encore aujourd’hui, après s’être développée et agrandie pendant soixante ans, mais sans avoir subi de changemens essentiels. Ce sont quelques-uns des principes de cette chimie que nous voudrions exposer ici, et en même temps nous exprimerons les doutes qu’ils soulèvent dans notre esprit. C’est le moment en effet de se livrer à cette étude. Depuis plusieurs années, depuis le mouvement qu’ont imprimé à la science M. Dumas en France et M. Liebig en Allemagne, rien de capital n’avait été publié sur la chimie, et leurs élèves se contentaient de découvrir quelques nouveaux corps ou de nouvelles applications aux arts ou à l’industrie. Il y a quelques mois enfin, on a vu se produire un ouvrage curieux et intéressant, plein d’idées neuves et d’aperçus ingénieux, qui menace d’un changement assez considérable les idées admises depuis plus de soixante ans[1]. Ce n’est pas, bien entendu, la chimie moderne tout entière de Lavoisier que combat l’auteur : la plupart des doctrines de ce grand homme ne peuvent être ébranlées ; ce que M. Laurent discute, c’est une partie de la théorie chimique qui, comme nous espérons le montrer, ne paraissait pas essentielle à Lavoisier, et qui n’a reçu tout son développement que depuis sa mort.

M. Laurent, l’auteur de la nouvelle doctrine, a consacré sa vie entière à l’étude de la chimie. Après avoir été longtemps unanimement repoussées, ses idées commencent aujourd’hui à faire quelques prosélytes, en grande partie peut-être parce que l’auteur n’est plus là pour les imposer, et ne peut pas jouir de son succès. M. Dumas lui-même a récemment annoncé à l’Académie des Sciences que la nouvelle théorie était loin d’être sans valeur, et pourrait bien modifier certaines parties de la science que l’on enseigne aujourd’hui. On comprend que nous ne saurions être plus affirmatif que M. Dumas. Nous ne prétendons pas soutenir les nouveautés de M. Laurent, nous ignorons encore si ses idées sont enfin la vérité ; mais nous voudrions appeler l’attention, sur ses travaux, et, en exposant l’ancienne théorie, en montrer les côtés faibles, expliquer comment certains points en ont été trop facilement admis. La personne même de M. Laurent est d’ailleurs intéressante. Il était profondément versé dans l’étude de la chimie, et son opinion, fondée sur des convictions profondes et raisonnées, mérite au moins un examen sérieux. Il lui a sacrifié son repos et peut-être sa gloire ; ses idées exclusives et nouvelles ont beaucoup nui à sa fortune, et, au temps où nous vivons, on ne saurait trop admirer un homme qui se dévoue à ses opinions, fussent-elles scientifiques.

Lorsqu’on veut exposer une science peu connue, le moyen le plus simple consiste à en faire l’histoire. Les connaissances s’introduisent alors dans l’esprit du lecteur comme elles se sont formées dans celui des générations ; on suit pour ainsi dire la science pas à pas, et l’on passe avec elle de ses élémens les plus simples à ses théories les plus complexes. Nous ne pouvons suivre ici cette méthode d’une manière complète. L’histoire de la chimie a été faite dans la Revue par M. de Quatrefages[2]. Dans un remarquable travail, il a exposé les lents progrès de cette science depuis son origine jusqu’à nos jours, depuis les alchimistes jusqu’aux théoriciens, depuis Raymond Lulle jusqu’à nous. Nous ne voulons pas revenir sur ce qu’il a si bien traité. Ce sont d’ailleurs les doctrines qu’il présentait comme les résultats des derniers progrès de la science qui sont en partie attaquées par M. Laurent, et, comme notre objet est la théorie pure, les œuvres des anciens chimistes ne pourraient nous être d’un grand secours. Pour trouver des idées théoriques et raisonnables sur la constitution des corps, il faut plutôt les chercher dans les ouvrages des philosophes.

Avant le XVIIIe siècle, les discussions théoriques entre les chimistes ne roulaient guère que sur le nombre de parties de métal que la pierre philosophale pouvait transmuter. Les uns pensaient avec Roger Bacon qu’une seule partie de cette pierre convertissait en or cent millions de parties de métal commun ; les autres élevaient ce chiffre, avec Raymond Lulle, à mille millions, d’autres l’abaissaient, avec Basile Valentin et John Price, à soixante-dix ou même à quarante parties. Chez les philosophes, on trouve des opinions plus vraies et plus pratiques même que chez les expérimentateurs les plus exercés. L’art d’arriver à la vérité par l’expérience est tout moderne, et les anciens l’ignoraient. Ils ne savaient ni expérimenter, ni déduire des conséquences générales de leurs observations ; ils se sentaient bien plus à l’aise dans la pure spéculation qu’au milieu de ce mélange de l’expérience et du raisonnement qui seul a conduit la science à ce point de perfection que nous admirons aujourd’hui. Les ouvrages de Lucrèce, d’Épicure, de Gassendi et de Descartes nous donnent seuls des notions sur la constitution des corps, c’est-à-dire sur ce qui nous intéresse en ce moment. Quinze siècles d’expériences ont été impuissans à dévoiler ces mystères, et paraissent perdus dans les stériles recherches d’un art mystérieux. Soyons justes toutefois, et, sans élever trop haut ces recherches, comme on l’a fait, ne les méprisons pas entièrement. Si la révolution qui s’est accomplie dans les opinions, le changement de la nomenclature, les idées nouvelles sur la combinaison des élémens matériels semblent séparer l’alchimie de la chimie et rompre tout lien avec le passé, il faut se rappeler que tant d’observations et d’expériences accumulées ont seules pu donner une base solide à la chimie de Lavoisier. Ne déplorons pas le but impossible que se proposaient les alchimistes, car ils eussent peut-être abandonné une science qu’ils auraient crue stérile, et l’intelligence la plus ingénieuse ne pouvait rien inventer qui agît sur l’esprit des hommes plus puissamment et d’une manière plus persistante que l’idée de la pierre philosophale. Il ne faut pas être trop sévère pour leurs illusions, car chaque jour nous découvre des erreurs grossières dans les opinions de nos devanciers, et la postérité en découvrira sans doute de singulières dans les nôtres. Bien des recherches qui passeraient aujourd’hui pour des signes d’aliénation mentale ont occupé des hommes rares par la sagacité et la pénétration. Si quelques-uns des contemporains même condamnaient les alchimistes et leurs travaux, ce n’était pas pour des raisons sérieuses et scientifiques : ils les eussent bien plus méprisés encore, si le but de leurs études eût été de fixer les rayons du soleil sur le papier, de congeler l’eau dans des creusets chauffés au rouge, de transmettre un signal à des milliers de lieues avec la rapidité de l’éclair, de faire de l’eau-de-vie avec des betteraves et du bois, des pierres précieuses avec de l’alun, toutes choses faciles aujourd’hui. Une science déjà très avancée peut seule nous faire connaître la limite du possible.

Quoi qu’il en soit, on eût bien étonné les alchimistes en leur disant que le fondement de la chimie devait un jour consister dans la théorie que nous allons exposer, et que les atomes des philosophes y joueraient un rôle important. Nous le répétons, pour nous le premier vrai chimiste théoricien, c’est Stahl, bientôt remplacé et éclipsé par Lavoisier. Depuis Stahl jusqu’à nos jours, on peut diviser l’histoire de la chimie en trois grandes époques, et chacune d’elles est caractérisée par une direction particulière imprimée aux travaux scientifiques.

Dans la première, nous trouvons Lavoisier en France, Priestley en Angleterre, Scheele en Suède. Tous trois apparurent en même temps et firent presque la même année des découvertes analogues. Il est en chimie plusieurs corps dont ils trouvèrent tous trois la composition, sans qu’on puisse leur reprocher de s’être copiés mutuellement, tant leurs procédés d’opération diffèrent et révèlent des génies divers et originaux. — L’un, Scheele, modeste pharmacien à Gothembourg, puis à Upsal et enfin à Kœping, était un esprit curieux, mais très pratique et n’ayant jamais lu peut-être qu’un seul livre, l’ouvrage sur la chimie d’un élève de Stahl, Neumann. Il cherchait la vérité en étudiant les corps mêmes, leurs formes et leurs réactions. Ses mémoires sont des modèles d’investigation scientifique, et avec un laboratoire mal monté, avec des instrumens très imparfaits, il a su isoler les corps les mieux cachés, produire les composés les plus inattendus. — Priestley au contraire n’était expérimentateur et même chimiste que par occasion. La nature de son esprit était toute différente. Successivement commerçant, prédicateur, théologien, chapelain de lord Shelburne, il savait le latin, le grec, l’hébreu, l’allemand, etc. Il a laissé plus de quatre-vingts volumes de philosophie, qui ont agité l’Amérique et l’Angleterre. Au milieu d’une vie occupée par les querelles, les prédications et aussi les persécutions religieuses, il trouva le temps de contribuer aux progrès de la chimie presque autant que Scheele lui-même, et de découvrir des procédés d’expérience encore utiles aujourd’hui. Ainsi c’est à Priestley que l’on doit l’appareil à recueillir les gaz, dont il trouva le premier l’importance et la fréquente production. — Lavoisier enfin, plus théoricien que l’un et plus pratique que l’autre, vient se placer à leur tête. Tout en faisant des découvertes pour son propre compte, il généralise leurs observations, il redresse et vérifie leurs hypothèses. Tous trois par exemple ont découvert l’oxygène ; Lavoisier seul a donné de la combustion la théorie qui subsiste encore aujourd’hui, tandis que Scheele décrivait les propriétés du gaz et les cas où il se produit, mais sans déterminer exactement son rôle, et que Priestley se perdait dans de vaines hypothèses sur le phlogistique. À la suite de Lavoisier viennent se placer Fourcroy, Berthollet, Dalton, Gay-Lussac, Proust et M. Thénard, qui à la fin du siècle dernier ou au commencement de celui-ci ont continué et développé son œuvre, et à des litres divers méritent une importante place dans l’histoire de la science.

Tandis que ce mouvement s’accomplissait en France, une découverte venait en Angleterre agrandir le champ des expériences et commencer une époque nouvelle. Un homme que l’on a souvent comparé à Lavoisier, Davy, débutait avec éclat par l’application, inconnue alors, de l’électricité à la chimie, et son mémoire eut la singulière destinée d’être couronné par l’Académie des Sciences en 1807, tandis qu’une guerre acharnée divisait les deux pays. Jusqu’à Davy, on n’avait employé à la décomposition des corps que la chaleur ou la force chimique elle-même, l’affinité. À l’aide d’un nouvel agent, et d’un agent aussi puissant, Davy dédoubla les corps qui paraissaient les plus rebelles. Il montra par exemple que ce que l’on appelait alors les terres, c’est-à-dire la chaux, la potasse, la soude, l’alumine, etc., ne sont point des substances élémentaires, mais résultent de la combinaison de l’oxygène de l’air avec des métaux. Cette découverte, outre bien d’autres conséquences, est sur le point de présenter une utilité pratique, puisque le métal retiré de l’alumine va devenir entre les mains de M. Sainte-Claire Deville d’un usage aussi journalier que l’argent, sur lequel il a l’avantage du prix, de l’éclat et surtout du poids, étant léger comme le liège. Cette application de la pile à la chimie parait n’être qu’une découverte de faits ; cependant les conséquences en ont été si grandes et Davy était conduit par des raisons tellement scientifiques, qu’on ne doit pas hésiter à faire dater de cette année 1807 une nouvelle ère de la chimie. La pile entre les mains de Davy fut ce qu’était la balance pour Lavoisier. Les travaux de M. Faraday, l’élève et le successeur du chimiste anglais, sont d’ailleurs là pour prouver à quelles découvertes en chimie et en physique peut conduire l’électricité employée par des mains habiles.

La troisième époque de la chimie moderne est toute récente, et c’est à l’école d’un de ses plus illustres représentans que se forme la génération nouvelle. Elle commence à Berzélius, bientôt suivi par les deux chimistes dont les travaux occupent depuis vingt ans le monde scientifique, M. Liebig, professeur à Giessen et M. Dumas. Tous deux tendent à un but commun : ils sont bien les successeurs de Lavoisier, car ils n’emploient que la balance et l’analyse, et leurs inductions n’ont pas d’autre base ; mais au lieu de s’occuper, comme on l’avait fait jusqu’à eux, presque uniquement du règne minéral, ils se sont tournés vers la nature vivante, ils ont créé la chimie organique, chimie bien plus étendue que la première, bien plus compliquée, bien plus difficile, mais aussi bien plus féconde en applications. Les corps qu’étudie cette science sont très multipliés, puisqu’ils composent les animaux et les plantes, dont les aspects sont si divers, et cependant leurs élémens sont très peu nombreux. Aussi l’analyse devient-elle fort difficile et fort délicate, et c’est précisément dans l’analyse qu’excellent les grands chimistes de notre époque. Les anciennes expériences ont été répétées d’ailleurs avec cette qualité qui caractérise la science moderne tout entière, et qui est restée inconnue jusqu’à la fin du dernier siècle, l’exactitude. L’œuvre des savans actuels est donc une œuvre de destruction. Chaque jour, grâce à des observations mieux faites, une de ces lois que l’on appelait orgueilleusement lois de la nature disparaît. Chaque jour, un physicien, un chimiste ou un physiologiste, M. Pelouze, M. Regnault ou M. Bernard, découvre que ce que l’on croyait vrai ne l’est que dans certains cas particuliers ou jusqu’à une certaine limite, et ils laissent à leurs successeurs le soin de coordonner tous ces faits et de découvrir de nouvelles relations qui soient véritablement des lois naturelles : Assurément cette troisième époque de la chimie n’est pas terminée, et la voie où nous sommes engagés aujourd’hui doit encore produire d’utiles résultats. Le livre de M. Laurent n’a pas et ne peut pas avoir la prétention de se placer à côté des ouvrages des savans que j’ai nommés, ni de détruire la chimie créée par trois générations successives. L’auteur est moins radical qu’on ne le croit, moins qu’il ne le dit, moins peut-être même qu’il ne le pense. La plus grande partie des doctrines admises aujourd’hui repose sur tant d’expériences et de vérifications, qu’elle est à l’abri de toute atteinte. Cependant il est certains problèmes qui, de l’aveu même de tous, sont restés douteux, car l’expérience ne suffit pas à les résoudre. Davy avait déjà attaqué les hypothèses de Lavoisier et de ses successeurs sur cette partie de la chimie, et M. Laurent vient encore les combattre aujourd’hui, armé de toute la science que nous avons acquise depuis cinquante ans et des découvertes mêmes de ses adversaires. Il est d’ailleurs soutenu par un chimiste distingué, qui a souvent été son collaborateur et dont les idées se rapprochent beaucoup des siennes, M. Gerhardl[3]. Pour bien faire comprendre l’objet de la discussion, pour préciser à la fois l’importance de la question débattue et l’état de la science appelée à la résoudre, nous sommes obligé de revenir un peu sur nos pas et d’expliquer ce qu’on entend par le mot atomes, qui revient sans cesse dans les théories actuelles de la chimie.

L’expérience de tous les jours montre que les corps peuvent être réduits en parties fort petites, et cette divisibilité ne semble avoir que la limite opposée par la grossièreté de nos organes et de nos instrumens. Lorsqu’un corps est réduit en une poudre impalpable, les grains de cette poudre paraissent à l’œil armé d’un microscope pouvoir toujours, quelque petits qu’ils soient, subir une nouvelle division. Cette divisibilité des corps n’a-t-elle aucune limite, ou au contraire pourrait-on arriver, après un grand nombre de sections, à des parcelles persistantes, inaltérables et indivisibles ? Telle est la question que nous devons nous poser tout d’abord, car sur l’existence de ces parcelles, connues sous le nom d’atomes, repose en partie la théorie chimique. C’est donc sur cette question de la divisibilité infinie tant discutée par les métaphysiciens de tous les temps et par les chimistes modernes que nous devons jeter un coup d’œil rapide avant de passer à ce qui fait plus spécialement le sujet de notre étude.

Leucippe et Démocrite ont les premiers considéré la matière comme formée d’élémens indivisibles, inséparables, réunis en masses énormes pour former les plus petits corps, et ils ont donné à ces élémens le nom d’atomes. Ces atomes ne se touchent pas, ils sont séparés par du vide, et dans un corps il y a autant de vide que de plein. Cette existence du vide était, suivant eux, nécessaire au mouvement. Rien ne pourrait se mouvoir, si, comme le croyaient les philosophes d’Élée, l’univers était un tout homogène et continu ; rien ne pouvant se déplacer, rien ne pourrait changer de lieu. En faveur du vide et des atomes, qui n’étaient pour eux qu’une conséquence du vide, Leucippe et Démocrite invoquaient le témoignage des sens, rejeté par les éléates, ainsi que des expériences en général mal décrites et mal conçues. Leucippe disait que le vide existe, car un vase plein de cendres peut recevoir autant d’eau que le même vase vide. Ce système, un pou obscur, soutenu alors par des argumens plus obscurs encore, fut repris plus tard par Epicure, et exposé par Lucrèce dans l’un des plus admirables poèmes que nous ait laissé l’antiquité. Sauf les détails, il constitue encore la théorie de la physique moderne. Epicure et son maître Leucippe firent sortir la philosophie des mains de ceux qui cherchaient les principes des corps et les forces dans les nombres, les proportions, les harmonies, etc. Ils abordèrent les corps eux-mêmes, ils examinèrent leurs conditions physiques ; leur forme, leurs mouvemens, pour en déduire leurs propriétés et leurs effets. Tous les corps, dit Lucrèce, sont formés d’atomes solides et impérissables qu’on ne peut ni voir, ni disjoindre. Si la matière était divisible à l’infini, il n’y aurait aucun terme à la petitesse, ce qui est difficilement concevable. Les moindres corps se composeraient de parties innombrables, et il n’y aurait aucune différence entre une masse énorme et un corps imperceptible, puisque tous deux seraient composés d’un nombre infini de parcelles. Tous les corps seraient donc égaux. Or leur inégalité est évidente, et l’on est obligé d’admettre des atomes ou molécules indivisibles qui forment par leur réunion toute la matière que contient le monde. Les grandes masses en renferment beaucoup, les petites peu. Supposer des parties à l’infini dans un corps, c’est le supposer lui-même infini, et il y aurait alors des infinis plus grands les uns que les autres, ce qui, en physique, est inadmissible. Les corps sont donc dus à l’accumulation des atomes :

Sunt igitur solida primordia simplicitate[4].

Ce que Voltaire a ainsi traduit :

Le soutien de leur être est la simplicité.

Ces atomes de Lucrèce errent au sein du vide, et sont livrés à un mouvement perpétuel, dont la direction varie suivant qu’ils se choquent, s’unissent, ou dévient de leur route. Par leurs assemblages, ils forment la matière, et tous les corps semblables ont des atomes identiques. Ceux des pierres et des métaux sont solides, ceux des liquides sont ronds et polis, et glissent facilement les uns sur les autres. Ils n’ont du reste ni odeur, ni couleur, et leurs arrangemens divers donnent naissance à ces propriétés. Les corps élémentaires, ou, comme nous disons aujourd’hui, les corps simples, sont seuls formés d’atomes d’une seule espèce. Ainsi, remarque justement Lucrèce, les os ne sont pas composés d’atomes d’os, le sang d’atomes de sang, etc. ; car, puisque notre corps s’accroît par la nourriture, toutes ses parties doivent être formées d’élémens hétérogènes, ou bien les alimens renfermeraient des atomes de sang, de chair, etc., et ce seraient eux qui seraient formés d’atomes de natures différentes. Les corps paraissent variés à l’infini, et cependant le nombre des atomes est limité. La diversité de leurs assemblages et de leurs combinaisons suffit à expliquer la variété du monde, de même qu’avec un nombre très limité de lettres on peut produire une quantité de mots innombrable. Quant au mode de réunion des atomes, le hasard en dispose. Dans cette espèce de tourbillon, il se forme des assemblages, des hommes, des arbres, des animaux, une intelligence, et même une sorte de liberté ; mais tout cela n’est pas le résultat d’un plan général de la nature. Les organes des sens eux-mêmes n’ont pas été destinés dans le principe à l’usage auquel nous les employons ; les jambes n’ont pas été faites pour marcher, les yeux pour voir, les mains pour saisir. C’est le hasard qui les a formés, et nous nous en servons pour ces divers usages, parce que nous avons reconnu qu’ils y sont propres.

Telle est en résumé la théorie physique de Lucrèce. Nous n’avons pas à parler ici des conséquences philosophiques qu’il en a tirées ; nous laissons aussi de côté les erreurs de physique qui remplissent son ouvrage, comme tous ceux des anciens. Nous n’avons parlé ni des expériences fausses alléguées comme preuves de théories justes, ni des faits vrais dont il tire des conséquences erronées. Sous le rapport de l’expérience, la physique des anciens ressemble toujours assez au raisonnement d’Anaxagore démontrant que la neige est noire par cette seule raison que l’eau elle-même est de couleur foncée. Quant au système philosophique, il est d’une facile réfutation. D’abord, sans être d’aveugles partisans des causes finales, nous nous révoltons à l’idée d’attribuer au hasard la création du monde et ces mécanismes ingénieux qu’admirent tant les naturalistes, et dont Lucrèce lui-même fait tant de descriptions enthousiastes. On s’étonne aussi qu’il n’ait pas songé que des atomes insensibles ne peuvent jamais former par leur assemblage des êtres doués de sentiment et de vie, et que, pour donner de la vraisemblance au système, il faut accorder une âme à chaque molécule, ou plutôt supposer un être d’une nature supérieure qui préside à l’arrangement du monde et distribue le sentiment et l’intelligence. Loin de conduire nécessairement à l’athéisme, la doctrine atomistique doit amener à reconnaître les êtres distincts de la matière. Elle n’attribue aux corps que ce qui est renfermé dans l’idée d’une chose impénétrable et étendue, et il lui est impossible de soutenir que la vie et la pensée soient des conséquences de ces propriétés. Vainement Lucrèce dit-il que les hommes qui sentent n’ont pas plus besoin d’atomes sentons que les hommes qui parlent ou qui rient ne sont formés d’atomes éloquens ou gais : il ne songe pas que la parole, la gaieté et les larmes sont des modifications et des preuves de la sensibilité et de la vie, et non des propriétés du même genre.

Sans nous étendre davantage sur les conséquences de la physique corpusculaire ou de la théorie atomistique dans l’antiquité, nous passerons à des temps plus modernes. Longtemps elle eut mauvaise réputation, et ce n’est qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles que la question fut de nouveau soulevée. Descartes, Newton, Leibnitz, Wolf, Swedenborg, etc., s’en occupèrent et la purifièrent de toute hérésie. Aujourd’hui les chimistes supposent le problème résolu, et leurs doctrines impliquent l’existence des atomes. Il serait trop long d’exposer sur ce point toutes les opinions des philosophes et en quoi elles se rapportent aux divers systèmes. Nous ne voulons parler ni de Gassendi et de ses atomes ronds pour la lumière, carrés pour la chaleur, ni de Descartes et de ses tourbillons, ni des monades quasi-étendues de Wolf, ni des vues chimériques de Swedenborg. Nous nous contenterons d’énoncer rapidement les objections que l’on a faites à la divisibilité infinie, et nous espérons que l’on arrivera avec nous à la conclusion exigée aujourd’hui par la science. Les raisons physiques nous occuperont plus que les raisons philosophiques. C’est de la chimie, non de la métaphysique, que nous voulons faire.

Toute étendue, par sa définition même, suppose la divisibilité. Si, à force de diviser une substance, on arrivait à des particules insécables, ces particules seraient sans étendue ; elles seraient égales à zéro, à rien. Or la réunion de ces particules doit constituer le corps primitif, une substance serait donc formée de - plusieurs fois rien ; zéro pris un certain nombre de, fois ferait une quantité, ce qui est absurde. Si, pour combattre cet argument, on dit que les atomes ne sont pas étendus, cela ne signifie pas grand’ chose ; si l’on dit, comme Wolf, qu’ils sont quasi-étendus, cela ne signifie rien. lia nous paraît être le meilleur argument des partisans de la divisibilité à l’infini On peut dire, dans le sens contraire, qu’outre l’étendue, les corps possèdent une propriété non moins nécessaire, l’impénétrabilité, force qui rend impossible qu’un point de matière coexiste avec un autre dans le même lieu. L’étendue seule pourrait être une propriété du vide, et l’on a fort bien défini la matière une « étendue impénétrable. » Or cette force ne peut subsister que par la cohésion des particules, et rend nécessaire l’existence même de ces particules, qui sont les élémens de la matière et doivent être inaltérables. Diviser un corps à l’infini, c’est le détruire, et la matière ne peut être détruite que par un miracle. On peut bien démontrer en mathématiques qu’un nombre, une quantité, sont toujours divisibles, et la moindre connaissance de la géométrie donne une excellente preuve de la divisibilité à l’infini d’une ligne ; mais les raisonnemens mathématiques ne sont nullement applicables dans ce cas, et c’est là un point sur lequel on n’a jamais assez insisté. Si, d’une part, il est vrai qu’une ligne qui n’est pas divisible ne peut pas être étendue, ce qui est impossible à supposer, — de l’autre, on ne peut prétendre que les atomes, même indivisibles, ne soient pas doués d’étendue. Si, avec des microscopes plus parfaits, on parvenait à les apercevoir, on verrait des corpuscules analogues aux corps que nous connaissons, seulement plus petits, mais ils jouiraient de toutes les propriétés de la matière. On pourrait fort bien les concevoir divisés, puisqu’ils seraient étendus, mais on ne pourrait effectuer réellement cette division : une force de la nature s’y oppose. Il y a là, entre concevoir la divisibilité et réaliser la division, une grande différence. Un exemple le fera comprendre : tous les corps s’attirent les uns les autres, d’après la loi de Newton ; il n’en est aucun qui ne soit soumis à la gravitation, — et cependant, nous concevons fort bien qu’il pourrait exister des corps qui ne s’attireraient pas. — l’indivisibilité des atomes est aussi une loi qui pourrait ne pas exister. Cela ne serait pas absurde en soi ; seulement la nature serait constituée autrement qu’elle n’est, et la matière serait autre chose que ce que nous entendons par ce mot. Je crois que cette distinction entre la divisibilité physique et la divisibilité mathématique, entre la division actuelle et la conception de sa possibilité, rend très compréhensible l’existence des atomes, que démontrent assez les raisons qui précèdent, quelques-unes des preuves de Lucrèce, et aussi la manière dont ils se prêtent à expliquer tous les phénomènes de la chimie. Je conviens que l’on a de la peine à se représenter des corps indivisibles, mais est-il donc si simple de concevoir une division poussée jusqu’à l’infini ? Ce mot semble toujours s’introduire dans les sciences pour les obscurcir.

Bien, on le voit, dans la philosophie n’interdit les atomes, et comme la chimie et la physique les demandent, nous n’avons aucune raison de les rejeter. Peut-on cependant les démontrer directement par une expérience ? En voici une que Wollaston considérait comme concluante, mais qui n’est guère qu’une vérification. On sait que la terre est enveloppée d’une atmosphère particulière ou d’air respirable qui, comme tous les gaz, jouit de la propriété de s’étendre, de se dilater, lorsque aucun obstacle ne s’oppose à son expansion. Cet air est d’autant plus épais, plus dense, que l’on se rapproche davantage de la terre, parce qu’il est comprimé par les couches supérieures ; plus on s’élève au contraire, plus il est dilaté, et, à une certaine hauteur, on s’aperçoit de cette raréfaction par une grande gêne dans la respiration. Le baromètre, instrument qui sert à mesurer le poids de l’atmosphère, et non, comme un ancien préjugé le persuade à quelques agriculteurs, à annoncer la pluie ou le beau temps, confirme cette impression des sens. On sait, par exemple, qu’à seize kilomètres au-dessus de la terre, la densité de l’air est environ huit fois moindre qu’au niveau des mers. Si la matière est divisible à l’infini, cette dilatation n’a pas de limite. Plus on s’élèvera, plus l’air sera raréfié, il est vrai, mais jamais on ne pourra arriver à un point privé d’atmosphère, car l’air se dilatera à l’infini, et s’étendra sans terme dans les espaces célestes. Si au contraire la divisibilité des corps est limitée, l’écartement des atomes pourra être très considérable, mais il aura une limite ; à une certaine distance, un équilibre s’établira entre la terre et les atomes les plus éloignés ; l’attraction exercée sur eux suffira à les retenir, et l’atmosphère ne s’étendra pas indéfiniment. Dans le premier cas, les astres seront enveloppés chacun d’une atmosphère semblable à la nôtre, et plus ou moins épaisse, Suivant qu’ils exerceront sur elle une attraction plus ou moins considérable. On sait d’ailleurs que cette attraction dépend de leur masse. Pour résoudre le problème de la divisibilité, il semble donc suffisant d’observer si le soleil, la lune, les étoiles, sont environnés d’air, ce qui paraît praticable, car tous les milieux transparens possèdent la propriété de réfracter les rayons de lumière, c’est-à-dire de les dévier de leur direction, et de faire paraître les objets dans une position différente de celle Qu’ils occupent en réalité. Cette recherche cependant offre des difficultés. La lune étant beaucoup plus petite que la terre, son attraction doit être bien plus faible, et son atmosphère, en supposant qu’elle en ait une, bien moins épaisse. On a calculé que cette atmosphère serait égale en densité à celle qui doit se trouver à deux mille lieues de notre globe, et serait trop dilatée pour être appréciée par les instrumens dont l’astronomie dispose. Si l’on s’adresse au soleil, on rencontre l’inconvénient contraire. La masse de cet astre est si considérable, et l’attraction qu’il exerce est telle que l’atmosphère attirée autour de lui aurait une densité égale à celle des métaux les plus pesans. Pour trouver un air analogue au nôtre en densité, le calcul enseigne qu’il faut se placer à une distance du soleil égale à 575 fois le rayon terrestre, c’est-à-dire à 800,000 lieues environ. C’est à peu près à cette distance que passent Mercure et Vénus derrière cet astre. Les rayons qu’ils nous envoient doivent donc traverser cette atmosphère, si elle existe, et leur position apparente doit en être sensiblement affectée. Vidal de Toulouse en 1805 et Wollaston en 1821 ont observé le passage de ces astres au méridien, et ont vérifié qu’aucun phénomène de rétraction n’annonce la présence d’une atmosphère solaire. La même expérience a été faite pour Jupiter et ses satellites, dont la température très basse donne une sécurité de plus, car on pouvait objecter à Wollaston que la chaleur du soleil doit dilater l’air au point de le rendre insensible aux instrumens.

Ainsi l’air ne s’étend pas indéfiniment, et quelques physiciens ont cru cette observation démonstrative et inattaquable. Cependant elle n’est pas à l’abri d’une sérieuse objection. M. Dumas remarque que l’air, même supposé divisible à l’infini, ne peut s’étendre sans limite, s’il ne conserve pas son état gazeux. Or on sait que la pression ou le froid peuvent liquéfier ou même solidifier tous les gaz, et les empocher même d’émettre des vapeurs. Qui nous prouve qu’à une certaine hauteur la température ne soit pas assez basse pour rendre l’air liquide et envelopper ainsi notre atmosphère d’air liquéfié ! L’expansion indéfinie de l’air gazeux serait.alors empêchée, dette idée paraît au premier abord invraisemblable, et cependant la chose n’a rien d’impossible. À mesure qu’on s’éloigne de la terre, la température s’abaisse avec une grande rapidité, et il suffit de monter sur une montagne pour s’en apercevoir ; que doit-ce donc être à quelques centaines ou même à quelques milliers de lieues plus haut ! L’existence de ce très grand froid est rendue très probable par les calculs de M. Poisson, qui n’était pas éloigné d’admettre cette hypothèse. Malgré cette objection, l’expérience de Wollaston a, comme vérification, une assez grande valeur, et elle mérite d’être ajoutée aux preuves que nous avons données. Occupons-nous maintenant de l’emploi que la chimie fait de ces atomes ainsi admis. Après avoir reconnu leur existence, étudions leur nature et leur mode de combinaison.

De certaines substances, en petit nombre, on ne peut retirer qu’une sorte de matière. Quelque actifs que soient les agens auxquels on les soumet, on ne réussit pas à les décomposer en des élémens divers. On ne peut ni les simplifier, ni les altérer, au moins par les forces dont disposent aujourd’hui la chimie et la physique ; on les appelle corps simples ou élémens. Ainsi le fer est un corps simple, il peut se combiner à d’autres substances, mais il est indécomposable ; de quelque façon qu’on le traite, on n’en peut retirer que du fer. Dire que ce corps s’est transformé, corrompu ou altéré par un séjour prolongé dans l’air, l’eau, etc., c’est prononcer des mots vides de sens. Lorsqu’il se rouille, ce n’est pas une décomposition qu’il éprouve, c’est une combinaison qu’il forme avec cette partie respirable de l’air à laquelle Lavoisier a donné le nom d’oxygène. D’autres corps au contraire, en grand nombre, sont composés ; en les traitant par les réactifs que la chimie fait connaître, on peut en retirer plusieurs sortes de matières. La substance que nous venons de citer, la rouille, est un composé, car on peut en retirer du fer et de l’oxygène. Il est évident que le nombre des corps composés est bien plus considérable que celui des élémens, car deux corps peuvent souvent s’unir en deux, trois, quatre, etc., proportions, et l’on connaît des combinaisons de deux, trois, quatre, etc., corps simples ou composés. On conçoit aussi que le nombre des corps connus soit très variable, et que l’état de la science influe sur la place que chacun d’eux occupe dans la classification. Tantôt les chimistes décomposent un corps considéré comme simple, tantôt ils découvrent qu’une substance que l’on croyait composée est élémentaire. On sait que les anciens ne reconnaissaient que quatre élémens, la terre, le feu, l’eau et l’air ; certains philosophes n’en admettaient que deux ; Thalès croyait que l’eau est le principe de toute chose. Au commencement de ce siècle, lorsque la véritable chimie commença d’être connue, on avait découvert quarante-sept corps simples. Aujourd’hui on en connaît soixante-deux. Il est fort probable qu’un assez grand nombre d’entre eux seront un jour décomposés ; mais dans l’état actuel de la science, nous devons considérer chacun de ces corps comme formé d’atomes identiques, et il est probable que les divers aspects qu’une même substance peut présenter tiennent à des différences dans l’arrangement de ces atomes. Ainsi le corps simple qui porte le nom de carbone est tantôt noir et luisant, et prend le nom de graphite, tantôt gris sous le nom de mine de plomb, tantôt terne et foncé, et c’est alors le charbon, tantôt enfin dur et brillant, et bien connu de tout le monde sous le nom de diamant. On est même allé quelquefois jusqu’à penser que tous les atomes sont semblables, et que leur mode d’arrangement est la seule cause de la diversité des corps. Il n’y aurait ainsi qu’un élément unique, et les combinaisons d’atomes, de forme et de grandeur différentes, mais de nature identique, représenteraient toutes les substances connues. Cette théorie répond assez à l’idée de simplicité que nous aimons à rencontrer dans les procédés de la nature. On a souvent cité pour la défendre les aspects variables et même les propriétés distinctes du charbon et du diamant. Un autre motif a aussi été invoqué, c’est la rareté de certains corps simples et l’abondance de quelques autres. Est-il probable, a-t-on dit, que la nature, qui a composé avec quatre élémens seuls tous les organes des animaux et des plantes, ait accumulé dans la terre tant de corps simples inutiles ? Pourquoi trouve-t-on dans les mines tant de métaux qui ne paraissent servir qu’à exercer l’habileté des chimistes, le mot bdène, le tungstène, le ruthénium, l’erbium, etc. ? Les corps élémentaires de la nature minérale sont bien plus nombreux que ceux de la nature organique ; est-il vraisemblable que la variété des moyens soit si peu en rapport avec la quantité et la valeur des résultats ?

Sans aller aussi loin, on peut dire, je crois, que la science actuelle admet trop d’élémens, et que les chimistes futurs en réduiront sans doute le nombre. Cela devient assez vraisemblable, si l’on considère combien deux corps unis entre eux en diverses proportions peuvent former de substances. L’essence de térébenthine, le gaz qui s’échappe des marais, les essences de citron et d’orange, le gaz de l’éclairage, le caoutchouc, etc., sont formés par les combinaisons de deux corps simples, l’hydrogène et le carbone. Si à ces deux élémens on en ajoute un troisième, les résultats seront encore plus frappans. Les différentes propriétés de l’alcool, du vinaigre, du sucre, de l’éther, d’une foule de substances, ne sont dues qu’aux différences de proportion dans les trois corps simples qui les constituent, et aussi à des différences dans le groupement des atomes.

Nous avons enfin prononcé ce mot de groupement des atomes. Là est le point difficile et contesté de la science. Les opérations de l’analyse chimique ne suffisent pas à l’éclairer. Elles nous font connaître l’essence et les proportions de poids relatives des substances simples, ou réputées telles, qui composent un corps. Elles ne nous apprennent point si les molécules matérielles de ces principes constituons y entrent dans un état de combinaison générale, le même pour toutes, ou si elles y sont réparties en groupes distincts combinés entre eux sans décomposition individuelle, et coexistant avec leurs qualités propres dans le produit total. Aussi l’état des atomes ne peut-il être conclu que par induction. Il faut se fonder sur des analogies de propriétés et de réactions, ou sur des idées spéculatives, déduites de la classification des corps. Il est bien évident d’ailleurs que cette étude de l’arrangement des atomes dans les corps simples nous est interdite, puisque ces atomes sont pour nous identiques ; mais il n’en est pas de même des corps composés. Quelle est dans ces corps la constitution atomique, ou, en d’autres termes, qu’arrive-t-il lorsque deux corps se combinent ? C’est en voulant répondre à cette double question que M. Laurent, par la nouveauté et l’originalité de ses idées, a excité l’indignation de quelques savans qui croyaient le problème résolu. Avant d’exposer la querelle, nous devons faire une nouvelle digression, et expliquer ce que l’on entend par ce mot de combinaison.

Si l’on ajoute de l’eau à de l’eau, du sel à du sel, la quantité seule est accrue, la qualité n’éprouve aucune altération. L’action des molécules est purement mécanique. Si on mêle une poudre jaune avec une poudre bleue, on obtient une poudre verte ; mais cet effet est produit par le mélange de la lumière bleue et de la lumière jaune, qui sont réfléchies séparément par les grains de chacune des poudres. Si l’on examine ce mélange au microscope, on distingue parfaitement les grains bleus des jaunes, et, avec de la patience, on peut les séparer. Si on fait la même expérience avec des liquides colorés, on obtient aussi une couleur composée ; seulement le microscope ne suffit plus à reconnaître chacun des ingrédiens ; les molécules sont trop ténues et le mélange trop intime pour qu’on puisse rien distinguer. Cependant ce n’est pas là une combinaison, c’est un simple mélange. Les propriétés chimiques du liquide obtenu sont identiques à celles des liquides employés, les propriétés physiques ont seules varié et sont intermédiaires entre celles des ingrédiens. Si au contraire on verse l’une dans l’autre deux solutions parfaitement limpides, l’une d’acétate de plomb, c’est-à-dire de plomb dissous dans du vinaigre, l’autre d’hydrogène sulfuré (substance bien connue par son odeur de ceux qui ont pris les eaux de Cauterets ou de Baréges), il se précipite au fond du vase une substance noire très différente des corps employés, et le liquide qui surnage n’offre ni l’odeur d’oeufs pourris de l’hydrogène sulfuré, ni le goût sucré des sels de plomb. Il y a changement dans la nature intime des ingrédiens, et production d’une substance qui n’existait pas auparavant. Dans le premier cas, il y avait mélange ; dans le second, il y a combinaison.

Les corps combinés offrent une masse homogène dans laquelle les microscopes les plus parfaits ne peuvent indiquer aucune trace des composans, et des moyens chimiques peuvent seuls les séparer. Leurs propriétés sont en outre différentes de celles des ingrédiens employés. Lorsque la combinaison a lieu, il se dégage en général de la chaleur, parfois de la lumière et toujours de l’électricité. C’est qu’alors les atomes de chaque substance se juxtaposent, et forment les molécules insécables du nouveau corps. La force qui réunit les atomes identiques porte le nom de cohésion ; celle qui tend à joindre les molécules de nature différente pour former un composé est l’affinité. La première ne dépend que de la figure des molécules, la seconde varie à la fois avec leur forme et avec leur nature. Il est important de remarquer que, tandis que les mélanges peuvent se faire en toute proportion, les combinaisons sont soumises à des lois précises. Une substance ne peut s’unir chimiquement à une autre que pour former certains composés, dont lit nature est invariable. Les procédés d’analyse auxquels on soumet un corps y indiquent toujours les mêmes proportions de matière, quelles que soient les circonstances dans lesquelles il a été produit, qu’il soit naturel ou artificiel, qu’il soit solide, liquide ou gazeux, et les chimistes sont habitués aujourd’hui à ne tenir aucun compte de l’état physique, car ils savent que cet état ne dépend que de la température et de la pression. L’eau, la glace, la vapeur, qui s’échappe de nos machines, sont la même substance, composée des mêmes élémens, dans la même proportion. On sait que tous les corps peuvent prendre tour à tour ces diverses formes, et l’on a si peu de doutes sur ce point, que M. Dumas, appuyé sur des considérations chimiques sérieuses, a pu presque affirmer que l’hydrogène, ce gaz si léger, qui traverserait les flancs des aérostats si on l’employait pur dans les ascensions, aurait à l’état solide un aspect métallique analogue à celui du fer ou du plomb. Cette constance dans la combinaison, les lois précises auxquelles elle obéit, sont les fondemens de la science. On conçoit que la chimie serait impossible, si le hasard seul décidait de la composition des corps, et si chacun pouvait les modifier à son gré.

Lorsque deux corps simples se combinent, chaque atonie de l’un vient s’unir à un ou à plusieurs atomes de l’autre pour former un atome du composé ; mais qu’arrive-t-il lors de la combinaison de deux corps composés ? Dans la molécule du résultat, ces deux composés subsistent-ils ? ou ne trouve-t-on de traces d’aucun des deux dans le produit ? Les élémens des substances combinées s’unissent-ils au hasard, ou doit-on les retrouver dans le composé groupés de la même façon qu’ils l’étaient dans les ingrédiens ? Un exemple fera mieux comprendre notre pensée. La rouille, corps composé d’oxygène et de fer, peut se combiner à l’eau forte ou acide azotique, combinaison d’oxygène et d’azote, pour former un sel qui prend le nom d’azotate de fer. Chacune des molécules de ce sel est-elle formée d’un atome de rouille uni à un atome d’acide azotique, ou bien l’oxygène de la rouille s’unit-il à l’acide azotique, et le composé qui en résulte se combine-t-il au fer, ou enfin la molécule d’azotate de fer se compose-t-elle d’atomes de fer, d’oxygène et d’azote unis sans ordre ? En un mot, y a-t-il une prédisposition dans l’arrangement des atomes d’où résultent les propriétés des composés ?

Cette recherche des élémens des corps et de leur mode de combinaison est délicate, et Newton la croyait au-dessus de la sphère de nos connaissances. L’intérêt même en parait douteux. On doit bien s’attendre cependant que les réactions d’un système matériel seront différentes, suivant qu’il aura une constitution moléculaire homogène ou hétérogène, et, dans ce dernier cas, selon la nature des groupes qui s’y trouveront associés. Il importe en outre aux progrès et à la clarté de la science que tous les corps aient des noms faciles à retenir et indiquant leur composition. Il faut que les substances semblables par leur constitution aient des noms analogues. On se souvient encore de l’admirable rapport de Lavoisier et de Berthollet sur la nomenclature chimique, et l’on sait que de ce rapport date la science claire et rationnelle. Les noms des composés doivent être formés avec ceux des substances composantes, et ils doivent indiquer les principales propriétés du corps qu’ils représentent. Ainsi le nom d’azotate de fer est formé avec les noms du fer et de l’acide azotique. Cependant quelle utilité auront ces noms, s’il ne subsiste dans les composés aucune trace des composans ? Si dans l’azotate de fer l’acide azotique et l’oxyde de fer n’existent plus, le nom donné par les chimistes ne devra-t-il pas induire en erreur et conduire à de fausses conclusions ? N’est-il donc pas important de savoir comment ces combinaisons s’effectuent et de connaître la constitution des corps composés ? C’est sur cette constitution que repose la nomenclature, et c’est la nomenclature qui nous indique à priori quelques-unes des propriétés de chaque corps. Enfin, comme dans toute question scientifique, un intérêt plus sérieux et plus élevé domine ici l’utilité pratique. Cette étude nous fait pénétrer dans la nature intime des corps, elle nous enseigne les procédés les plus cachés, les lois les plus secrètes de la nature.

La Méthode de Chimie de M. Laurent donne sur la constitution des corps des idées nouvelles, mais elle n’est faite que pour les personnes déjà versées dans l’étude de la science, et n’a rien d’élémentaire. L’auteur suppose toutes les anciennes théories connues, et il les combat sans les reproduire. Même pour les chimistes, cette lecture est fatigante. C’est un amas un peu pédantesque de formules bizarres, propres pour la plupart à M. Laurent et à M. Gerhardt. On a souvent peine à retrouver des corps déjà connus sous ces apparences nouvelles. Néanmoins beaucoup d’expériences et une foule d’idées originales rendent ce livre intéressant. On a pu déjà voir combien la question est délicate et combien il est difficile d’avoir des idées claires sur cette partie de la science. Quelle sagacité ne suppose donc pas une exposition précise d’opinions très nettes et très personnelles, appuyées sur des observations et sur des expériences compliquées ! Le nombre des corps étudiés par M. Laurent s’élève à plusieurs milliers peut-être, et lorsqu’on sait les difficultés qui accompagnent ce genre d’analyse, on est saisi d’admiration à l’aspect de tant de persévérance et de tant d’esprit. Son ouvrage a en outre ce mérite, fort grand à notre avis : il ose montrer qu’une théorie admise depuis plus de cinquante ans comme très rationnelle, qu’il ne venait à l’esprit de personne de combattre, que l’on professe encore chaque jour dans les écoles et dans les collèges, que les élèves reçoivent sans scrupule comme on la leur enseigne, et que l’on a fini par considérer comme tout à fait évidente, — que cette théorie, disons-nous, n’est nullement simple et a besoin de preuves. Nous sommes loin de donner la théorie de M. Laurent comme le dernier mot de la science ; mais nous admettons avec lui que les doctrines qu’il combat sont en effet très vulnérables, et que les principes et les expériences qui leur servent de base méritent au moins d’être minutieusement discutés. Son livre nous donne plus de doutes sur le passé que de certitude pour l’avenir de la chimie. Toutefois, quand même ses études et les recherches qui ont occupé sa vie serviraient seulement à montrer que ce que l’on croit savoir, on ne le sait point en réalité, que ce qu’on croit comprendre a encore besoin d’explications et de démonstrations, nous les trouverions fort utiles. L’histoire de la science prouve à chaque pas que la découverte et l’exposition des défauts d’une théorie admise sont souvent plus utiles au progrès que l’invention de doctrines nouvelles et que la découverte de faits inconnus. Signaler l’erreur, c’est faire un grand pas sur le chemin de la vérité.

La première question qui se présente est celle-ci : — y a-t-il une prédisposition dans l’arrangement des atomes, ou au contraire sont-ils réunis au hasard dans les composés ? Tous les chimistes sont d’accord pour admettre cette prédisposition, et on en donne de nombreuses et excellentes preuves. Certains corps en effet, ayant non-seulement la même composition sous le rapport de la qualité des élémens, mais aussi contenant ces élémens dans la même proportion, ont des propriétés très différentes. On retire d’une résine, le benjoin, un acide particulier auquel on a donné le nom d’acide benzoïque. On peut produire artificiellement le même corps, quant à la composition et aux propriétés ; seulement, dans le premier cas, il a l’odeur suave et caractéristique du benjoin ; dans le second, il est inodore. Nous avons déjà dit que les essences de térébenthine, de citron et d’orange ont identiquement la même composition, exprimée par la même formule. Le sucre de canne ne diffère de la Comme que parce que sa molécule contient, de plus que la molécule de gomme, de l’oxygène et de l’hydrogène dans la proportion convenable pour former de l’eau, et il est cependant bien clair que les atomes sont dans le sucre tout autrement groupés que dans la gomme à laquelle on ajoute de l’eau, bien plus, l’acide acétique, ce liquide qui remplit les flaçons des femmes sous le nom de vinaigre des quatre voleurs, renferme les mêmes élémens que le sucre de fruits et dans la même proportion ; seulement la molécule du sucre est formée de trois fois plus d’atomes que celle de l’acide acétique. Il en est de même du sucre de lait, qui a la même composition qualitative et quantitative qu’un acide qui se produit par la fermentation du lait, l’acide lactique. N’y a-t-il pas là des différences évidentes dans la constitution atomique ? Les sucres de lait et de fruits se convertissent en acide lactique et en acide acétique sans absorber et sans éliminer aucun élément ; les changemens de propriétés que leurs molécules éprouvent par cette métamorphose doivent donc provenir d’une modification dans l’arrangement des atomes. Tout corps dû à la combinaison de l’acide azotique avec une autre substance détonne quand il est chauffé, et le salpêtre est le plus connu de tous ces composés. D’autres substances, qui contiennent les élémens de l’acide azotique, mais qui ne sont pas obtenues par son union directe avec un autre corps, ne jouissent pas de cette propriété. N’est-il pas probable que, dans le premier cas, l’acide existe tout formé dans le composé ? Toutes les combinaisons de la morphine, connue grâce à des souvenirs de cours d’assises, sont des poisons très énergiques malgré la diversité de leurs formules et de leurs aspects. Comment pourrait-on concevoir que tous ces corps eussent tant de propriétés communes, s’ils ne renfermaient pas un même groupe, lorsque des substances d’une composition bien plus analogue à celle de la morphine n’ont aucune action sur l’économie animale ? Si ce groupe n’existait pas, on ne concevrait point pourquoi l’une de ces combinaisons ne serait pas un aliment, l’autre un remède, la troisième une matière colorante. Tous les composés d’indigo sont bleus, rouges, jaunes, etc. On ne peut attribuer cette coloration ni à la nature des atomes qui constituent l’indigo et ses annexes, car bien d’autres corps sans couleur ont une composition analogue, ni ; ’i leur nombre, car il est très variable. Il y a dans tous ces composés quelque chose de commun, un certain groupe d’atomes auquel ils doivent leurs propriétés communes. Ces exemples choisis presque au hasard, d’autres preuves tirées de la cristallisation et de l’action de la lumière, démontrent clairement que l’arrangement des molécules n’est pas fortuit, mais qu’il est soumis à certaines règles. C’est à la théorie qui, depuis Lavoisier, préside à cet arrangement, que l’on a donné le nom de dualisme.

Le dualisme nous enseigne que toute substance composée de plus de deux élémens est due à la combinaison de deux corps qui existent tous deux distincts, [quoique unis dans le résultat. Presque toutes les substances qu’étudie la chimie minérale portent le nom de sels, et sont dues à la combinaison d’un acide et d’une autre substance qui porte le nom de base, et l’on admet que dans la molécule du sel l’acide et la base existent tout formés, mais combinés ensemble, comme dans l’acide ou dans la base le sont les deux élémens simples. On fait en outre intervenir l’électricité. On sait que l’exigence de la théorie conduit à supposer que ce fluide est de deux sortes, l’électricité positive et l’électricité négative, qui ont des propriétés inverses, et qui, réunies, se neutralisent. L’un des corps est, dit-on, chargé d’électricité positive, l’autre d’électricité négative, et l’affinité qui tend à les joindre n’est rien autre chose que la force qui attire ces deux fluides l’un vers l’autre. Tel est le principe que nous ne pouvons énoncer ici que d’une manière générale et un peu grossière. C’est là-dessus qu’est fondée toute la nomenclature. Voici comment les chimistes le démontrent. Un sel est souvent décomposé par un autre sel ; ils échangent leur base et leur acide, et on en déduit que l’acide et la base subsistaient tout formés dans les sels primitifs. Si l’on soumet un sel à un courant électrique, l’acide se sépare de la base : l’un se rend au pôle positif et l’autre au polo négatif de la pile. On explique le phénomène en disant que le courant a combattu l’affinité, a séparé les deux corps unis, et a dirigé chacun d’eux vers le pôle qui attire le fluide dont il est chargé. Ainsi l’on retrouve dans les corps composés les propriétés des deux corps qui leur ont donné naissance, et chacun de ces corps se sépare de l’autre, lorsque la combinaison est soumise à un courant électrique ; donc chacun des deux corps composans existait dans la combinaison. C’est sur ces deux genres de preuves, que nous ne pouvons qu’indiquer ici, les décompositions par la pile ou par les réactifs, que repose la doctrine qui considère toute substance comme une combinaison binaire, et qui croit retrouver dans chaque atome de cette substance les deux corps combinés.

Pour repousser cette théorie, on peut d’abord contester la valeur probante des décompositions qui semblent lui donner raison. Lorsque deux corps ayant de l’action l’un sur l’autre sont en présence, leurs atomes se mettent en mouvement, et peuvent se grouper d’une façon très différente de celle qu’ils avaient à l’état de repos. Il n’est pas logique de conclure, du groupement que nous montrent les réactions, à la constitution primitive, et M. Laurent compare les chimistes qui s’appuient sur ce genre de preuves à un joueur d’échecs qui, voulant connaître de quelle manière les différentes pièces sont disposées sur un casier dans un moment donné, commencerait par les mêler, puis les séparerait en deux groupes, et chercherait ensuite par l’examen de ces groupes à déterminer quel était l’arrangement primitif. La même objection a été faite contre les décompositions opérées par la pile, on peut même dire de plus qu’il est fort rare que l’électricité sépare dans un sel la base de l’acide. Son action n’est presque jamais aussi simple qu’une aveugle routine nous le fait croire, et elle varie singulièrement suivant l’intensité du courant électrique, la nature du sel et du dissolvant. Enfin il n’y a peut-être pas un sel sur mille que l’on puisse obtenir par la combinaison directe de l’acide et de la base, et qui ne soit facilement décomposable en deux ou trois corps différens de cet acide et de cette base.

Si même le dualisme était admis pour la chimie minérale, il serait impuissant à expliquer les réactions d’une autre espèce de chimie que l’on distingue sous le nom de chimie organique, et qui doit à MM. Dumas, Liebig, Berzélius, ses plus éclatans progrès. La chimie organique s’occupe des substances que renferment les corps organisés, tandis que l’autre chimie étudie les minéraux ; mais de cette diversité d’origine et de sujet il ne faut pas conclure à une diversité de principes. Au point de vue du naturaliste, le règne minéral se distingue assez bien du règne végétal : il y a entre eux la distance de la vie à la mort. Pour le chimiste, qui ne s’occupe que de la constitution intime de la matière, qui tue les animaux et les plantes avant de les étudier, la différence est nulle, et la division purement artificielle. Cela est si vrai, que le nombre des corps qui peuvent indifféremment prendre place dans chacune des deux sciences tend chaque jour à s’accroître. Bien des substances qui entrent dans la composition des végétaux appartiennent sans contestation à la chimie minérale. Les lois de combinaison des corps organiques sont identiques à celles qui régissent les minéraux. On peut reproduire un grand nombre de substances d’origine végétale ou animale à l’aide des agens de décomposition employés dans la chimie inorganique. Ainsi un acide que l’on retire des fourmis rouges et qui sert à préparer le chloroforme, l’acide qui se trouve dans l’oseille et qui est fort employé dans la fabrication des toiles peintes, etc., s’obtiennent d’ordinaire par des réactions de substances de nature inorganique. D’autres corps au contraire que la chimie minérale revendique se préparent avec la chair et le sang des animaux. Sans cesse des sels minéraux peuvent transformer une substance organique en une autre. Ce sont des réactifs empruntés à la chimie minérale qui changent la fécule ou les chiffons en sucre, le blanc d’œuf en essence d’amandes amères, le sucre en cet acide que contient le beurre rance, et qu’il est difficile d’extraire directement, etc. On est même parvenu à obtenir par l’union de deux substances minérales certains corps, évidemment organiques, que renferme l’économie des animaux. Il doit donc en être de cette division entre la chimie minérale et la chimie organique comme d’une autre que l’on avait établie entre la chimie végétale et la chimie animale, et à laquelle on a été obligé de renoncer. Ces divisions artificielles, utiles parfois à l’origine des sciences, doivent céder devant leurs progrès. Il est d’ailleurs toujours dangereux d’introduire dans une science les méthodes et les divisions d’une autre. Eh bien ! si on accorde que le dualisme se démontre passablement pour la chimie minérale, on sera forcé de reconnaître qu’il échoue devant les réactions de la chimie organique. Les phénomènes de combinaison et de décomposition sont ici bien plus nombreux, bien moins clairs, et présentent dans la théorie actuelle une telle discordance, qu’il n’y a peut-être pas un corps qui ne puisse se ranger dans toutes les classes. Les atomes qui forment chaque molécule des composés sont bien plus nombreux et paraissent unis sans ordre. La multitude de substances découvertes depuis une dizaine d’années, la rapidité croissante avec laquelle les chimistes en produisent chaque jour de nouvelles (car il n’est pas de compte-rendu hebdomadaire de l’Académie des Sciences qui n’annonce trois, quatre ou même dix corps inconnus), la complication des réactions et la difficulté de nommer et de classer cette multitude île composés, ont fait de la chimie organique un labyrinthe inextricable. Les chimistes ont tenté d’appliquer à ces corps les lois qu’ils avaient trouvées pour les minéraux, et de considérer tous les composés organiques comme des combinaisons binaires. La formule de quelques substances se prête assez bien à ce partage en deux conquises : mais pour d’autres des difficultés se présentent. Le procédé que l’on a employé pour les vaincre est simple : on retranche de la formule du corps composé celle d’un corps connu dont le premier contient les élémens, puis le reste de la soustraction est la formule d’un troisième corps, qui est censé former le premier par sa combinaison avec le second. Malheureusement il arrive dans beaucoup de cas que ce troisième corps ne peut jamais être obtenu isolé, et que jamais les décompositions ne s’effectuent comme l’exigerait la théorie dualistique. On donne un nom arbitraire à ce corps sans le connaître, sans pouvoir l’étudier, sans même savoir si son existence est possible. C’est là ce qui faisait dire à M. Laurent, dans un de ses nombreux mémoires à l’Académie des Sciences[5], que la chimie, que l’on prétend ranger parmi les sciences exactes, est la science des corps qui n’existent pas, et même des corps qui ne peuvent pas exister. Outre l’introduction toujours funeste de corps hypothétiques dans la science, cette théorie a d’autres inconvéniens. Ces décompositions binaires sont obtenues par une opération purement algébrique sur les formulés, et il arrive d’ordinaire que non-seulement le corps ne se scinde pas, comme on le croit, en deux composés, mais qu’il ne rappelle en rien les propriétés des élémens qu’il devrait renfermer. La pile et les réactions, que peut invoquer la chimie minérale, ne viennent même pas ici au secours du dualisme.

Pour expliquer que l’on ne trouve pas toujours dans les composés organiques les propriétés des élémens que l’on y suppose, quelques chimistes, et des plus illustres, ont inventé la théorie des copules. Les corps ne sont plus combinés, ils sont copulés. Une copule est un composé imaginaire dont la présence déguise toutes les propriétés chimiques des corps auxquels il est uni. Tout est alors expliqué. Les réactions sont insuffisantes pour dévoiler le mystère, et M. Laurent remarque très justement qu’il devient d’autant plus vraisemblable qu’un corps en renferme un autre, que le premier rappelle moins les propriétés du second. Cela est évident, puisque les copules déguisent les propriétés des corps auxquels elles sont unies. Ainsi l’on trouve dans la formule d’une substance les élémens d’un acide dont nous avons déjà parlé, — et qui s’obtient par la distillation des fourmis rouges, l’acide formique, — et de l’essence d’amandes amères. Les propriétés de ce composé (l’acide formo-benzoïlique), identiques à celles de l’acide formique, n’ont aucun rapport avec celles de l’essence. On admet que les composés de ce genre, quoique produits par la combinaison de deux corps déjà eux-mêmes composés, jouent entièrement le rôle des combinaisons organiques plus simples, c’est-à-dire qu’on ne peut pas dédoubler et recomposer ensuite avec les produits de leur dédoublement. L’essence d’amandes amères est ici la copule de l’acide formique. Cette hypothèse singulière n’est nullement démontrée, et on voit qu’elle ne peut l’être. Aussi peut-on s’étonner de la facilité que les chimistes ont mise à l’accepter et des développemens qu’elle prend chaque jour. Les corps les plus communs de la nature, la fibrine, l’albumine, la caséine, les alcalis végétaux, passent pour des corps copules dont on ne connaît pas la copule, et font exception à nos idées générales sur les composés.

Un autre argument vient encore en aide aux adversaires du dualisme. Nous avons dit que, dans toutes les combinaisons binaires, chacun des deux corps doit avoir une nature électrique différente, que l’un est électro-négatif et l’autre électro-positif. M. Laurent, par des expériences bien faites sur une substance dérivée de l’indigo, — l’isatine et ses combinaisons chlorées, — a montré que souvent des corps négatifs peuvent remplacer des corps positifs sans que le composé soit détruit, sans que ses propriétés soient sensiblement altérées.

En présence de toutes ces raisons, de tous ces faits, il est difficile de considérer la question comme décidée, et d’admettre la théorie des dualistes sans hésitation et sans vérifications. On a peine à croire que ce soit là le terme de la science. Au moins le dualisme a-t-il besoin d’être démontré. On pourrait même aller plus loin, et prétendre que les premiers chimistes théoriciens, par la nomenclature et cette façon binaire d’envisager les composés, ont voulu plutôt simplifier l’étude et soulager la mémoire qu’enseigner le véritable arrangement des atomes. Leur but était de donner un moyen de retenir la composition et les fonctions des corps, et d’introduire un peu d’ordre dans une science d’une grande étendue. Lavoisier lui-même ne paraît pas avoir attaché à cette théorie toute l’importance qu’on lui donne aujourd’hui. Peu à peu, à force d’être étudiée, cette classification a pris, ce qui arrive souvent, une autre signification dans l’esprit des élèves que dans celui du maître. On a considéré comme une classification naturelle ce qui n’était qu’un ordre artificiel ; la théorie bien connue a paru claire et compréhensible, on l’a trouvée simple, et on a cherché à la plier aux progrès de la science. Les formes dualistiques sont d’ailleurs des procédés très conformes à la nature de notre esprit, qui tend toujours à diviser, à sous-diviser les sujets de ses études. Dans toutes les sciences, ces mêmes idées se retrouvent. Si donc la théorie des dualistes est naturelle, elle a besoin de démonstration ; si c’est une classification artificielle, on doit chercher si elle est la meilleure et la plus simple de toutes, si elle peut conduire à des résultats nouveaux, et du moment où elle ne satisfait pas à ces deux conditions, elle ne mérite pas d’être conservée. Les théories dans les sciences doivent expliquer tous les faits connus, conduire à des découvertes nouvelles, et, dès qu’elles sont stériles, il faut les rejeter et les oublier sans scrupule.

La théorie que M. Laurent propose n’est pas elle-même à l’abri de toute objection, et on ne saurait l’admettre sans mot dire. La chimie du reste n’offre peut-être pas des matériaux assez nombreux pour qu’une telle révolution puisse être établie, et on ne peut exiger d’un seul chimiste assez de recherches et d’expériences pour renverser l’œuvre de tant d’années et y substituer une théorie inattaquable. L’auteur d’abord me parait avoir avec raison renoncé à changer la nomenclature. Le catalogue des corps de la chimie a presque dépassé aujourd’hui celui que les astronomes ont dressé pour les étoiles, et dans l’état actuel leurs noms, quoique la plupart du temps empiriques, paraissent devoir être conservés. On arrive bien vite à des mots fort compliqués, lorsque l’on veut, par la dénomination, donner une indication sur la formule et les propriétés des composés. M. Laurent avait imaginé un système qui parait fort simple, et cependant, après avoir trouvé les mots d’éthène, de chorétase, d’ethtum, etc., il a obtenu par les mêmes règles ceux de amachloréphémusique, sulféchlorindilum, etc., qui, pour n’être pas beaucoup plus compliqués que ceux de oxifluorure tungstico-ammonique, hypersulfo-molybdate potassique, etc., qu’emploie la chimie minérale, n’ont pas beaucoup de chances d’être adoptés. Pour montrer la difficulté d’une telle entreprise, il nous suffit de citer une nomenclature inventée par M. Gmelin, qui proposait des noms comme alan, afen, atolak, patakplalek, targan-atun, etc., et une autre d’un chimiste anglais, M. Griffins, qui, voulant exprimer dans le nom des corps le nombre de leurs atomes, est arrivé à des mots barbares tels que kalialintriasulinte-traoxinocla aquindodeca, baliborintriflurintetra aqui, etc. Ces divers essais sont décourageans, et on en est réduit à conserver l’ancienne nomenclature, tout en ayant soin de ne pas lui donner plus de signification qu’elle ne doit en avoir, et qu’elle n’en avait dans l’esprit de ses auteurs. Quant à la théorie même de M. Laurent, elle est séduisante, elle explique tous les faits connus, et a conduit l’auteur à de brillantes découvertes ; mais la vraisemblance et même l’utilité ne sont pas des preuves. Il ne faut pas démontrer seulement que la théorie est possible, il faut établir aussi qu’elle est nécessaire, et entre ces deux termes il y a un abîme qu’on n’a pas encore franchi. Le livre tout entier de M. Laurent est employé à exposer et à démontrer cette théorie. Il suppose le dualisme connu, et il en remarque brièvement les défauts, qu’il avait souvent relevés dans ses mémoires à l’Académie. Nous avons dû procéder autrement, expliquer un peu longuement l’ancienne théorie et insister sur les objections, tous nos lecteurs n’étant pas familiarisés avec ce genre d’études. Pour la même raison, nous essaierons simplement de donner une très succincte idée de la doctrine nouvelle. Les expériences nombreuses qui lui servent de base sont trop délicates, et les considérations qu’on en déduit trop spéciales pour être exposées ici. Les noms même des substances qu’emploie l’auteur sont à peine connus des personnes étrangères à la science, et nous ne ferions guère qu’embrouiller le raisonnement, si nous citions les transformations qu’il fait subir à la cyaniline, la flavine, l’alloxane, la nicotine, le salicylol, etc.

La chimie, dit M. Laurent, est la science des substitutions. Une substitution est une opération par laquelle on remplace dans un composé un élément par un autre. Souvent cette substitution peut se faire sans que la nature et les propriétés des corps varient d’une manière appréciable. Ce genre d’opérations est admis depuis assez longtemps dans la science, et M. Dumas le premier en a découvert quelques exemples. Jusqu’ici, on les avait considérés comme des exceptions, et dans la nouvelle théorie c’est le cas général. Il y aurait ainsi certains groupes moléculaires dans lesquels on pourrait remplacer un, deux, trois atomes, sans que ni la forme ni les propriétés principales du corps eussent éprouve une grande modification. C’est de cette façon que M. Laurent explique tous les phénomènes de la chimie ; il rejette ainsi tous les corps imaginaires qu’admet le dualisme, et la plupart des combinaisons binaires. Le but de toutes ses expériences est de remplacer dans des corps composés certains atomes par d’autres, de voir quelles sont les substances qui peuvent se substituer l’une à l’autre, et de découvrir les règles de ces substitutions. Ses opérations ont porté sur presque tous les corps de la chimie organique, et il y a toujours trouvé une vérification de ses principes. On doit remarquer cependant que faire perdre à un composé quelques atomes, et en substituer d’autres en même nombre sans altérer ses propriétés, ce n’est point donner une idée exacte de l’arrangement moléculaire : c’est simplement montrer que, dans le second composé, cet arrangement est le même que dans le premier. Là doivent se borner les prétentions de M. Laurent et de son école. Cet arrangement absolu des atomes parait d’ailleurs difficile à bien connaître, et nous devons nous contenter aujourd’hui de la constitution relative des corps. Si cela ne satisfait pas notre curiosité, cela suffit aux opérations de la science. L’ambition de l’auteur doit consister surtout à rétablir l’ordre au milieu de la confusion qu’ont amenée les découvertes nouvelles. Les phénomènes de la chimie sont livrés à une très grande liberté d’interprétation, et l’autorité du chimiste qui a découvert une substance semble souvent déterminer seule l’arrangement de ses atomes. Souvent un même fait peut donner lieu à trois ou quatre explications qui toutes satisfont aux lois de la chimie dualistique[6]. Chaque chimiste suit une méthode particulière, et la confusion règne souvent dans la classification d’un seul et même auteur. C’est à ces inconvéniens que M. Laurent a prétendu, non sans raison, porter remède. Dans la multitude de formes qui toutes peuvent servir à représenter un corps dont l’analyse a fait connaître la composition, il a voulu rechercher celle qui, dans l’état actuel de la science, mérite d’être préférée comme offrant le plus d’avantages pour le classement et l’étude pratique des corps composés. Son but a été d’aider les chimistes à se faire comprendre, non pas seulement des autres, mais d’eux-mêmes.

Parmi les preuves que M. Laurent oppose à ses adversaires, la plupart, les meilleures peut-être, sont tirées d’une science nouvelle et peu connue, la cristallographie. On sait que les formes des corps solides sont loin d’être arbitraires, et que toutes les substances prennent d’elles-mêmes, sans le secours de l’art, une figure constante et déterminée, toutes les fois qu’elles passent librement de l’état liquide à l’état solide. De toute antiquité, cette tendance à se solidifier d’après certaines règles, à cristalliser, a été connue. Ainsi Pline a décrit la forme du quartz et de quelques autres substances. Linnée essaya de trouver des relations entre la forme d’un corps et sa composition. Plus tard, Rome de l’Isle, Bergmann et Gahan mesurèrent les angles que font entre elles les diverses faces d’un même cristal, et vérifièrent leur constance. L’abbé Haüy enfin créa avec leurs observations détachées une science précise et méthodique, dont la chimie emprunte à chaque instant le secours. La forme est tellement inhérente à chaque substance, que si l’on brise un cristal avec un marteau, les morceaux présentent les mêmes angles et les mêmes faces que le corps primitif. Il est vrai que quelques substances se rencontrent sous des aspects très divers ; mais on a appris à ramener toutes ces variétés à une forme primitive qui se modifie d’après des lois précises. Ainsi le carbonate de chaux cristallise sous huit cents figures qui toutes dérivent d’une forme unique. Lorsque les corps ont un rapport de composition ou un groupement d’atomes identique, leurs cristaux sont analogues, et M. Laurent a remarqué que dans les substitutions qu’il opère les corps ne changent pas de forme, ce qui prouve que leur constitution atomique n’a pas varié. Il a démontré ainsi bien des analogies que les chimistes refusaient d’admettre jusque-là.

Telles sont les principales idées que M. Laurent oppose au dualisme. Nous n’avons pas à reproduire ici ses opinions sur les radicaux, les noyaux dérivés, les nombres pairs d’atomes, etc. Notre but est atteint si l’on a vu sur quoi roule la discussion, et même d’une manière générale si nous avons fait connaître ce que sont les atomes, quel rôle ils jouent dans la chimie et comment leurs arrangemens peuvent donner naissance à des théories et à des opinions diverses. Sans qu’on puisse encore se déclarer exclusivement pour la théorie nouvelle, il semble qu’elle est aussi probable que le dualisme, qu’elle repose sur autant d’observations et rend peut-être l’étude de la chimie organique plus facile, la nomenclature et la classification plus simples. Cependant aucune des deux doctrines n’est démontrée. Le plus grand avantage de la dernière venue est de repousser les corps hypothétiques. M. Laurent prouve, ce qui est assez curieux, que ces corps font toujours exception à certaines lois qu’il pose sur les nombres pairs d’atomes, tandis que tous les autres corps les vérifient. Quant aux critiques dont la nouvelle théorie a été l’objet, elles nous entraîneraient jusqu’au cœur d’une science dont il n’est possible ici que de donner un aperçu. Nous sommes du reste un peu de l’avis de M. Laurent, il a été plutôt exposé à des attaques qu’à des objections, et nous regrettons le dédain qui a longtemps accueilli toutes ses opinions. Ce n’est pas répondre à une théorie sérieuse que de dire assez spirituellement avec M. Wœhler que par des substitutions successives on peut obtenir, sans altérer ses propriétés, un sulfate de manganèse ne contenant plus ni manganèse, ni soufre, ni oxygène, c’est-à-dire privé de tous les corps qui constituaient son individualité.

Et maintenant, après avoir consacré tant de pages à la chimie et aux doctrines de M. Laurent, parlons un peu de l’auteur lui-même. Nous voudrions avoir contribué à faire connaître son nom et l’importance de ses travaux. On se sent pris d’une grande tristesse, lorsqu’on songe à quels dégoûts, à quelles difficultés, à quelle misère même cet homme, qui, quoi qu’on puisse dire, a rendu de vrais services à la science, a été en proie. Inconnu du public comme tout savant théoricien, mal accueilli comme novateur, M. Laurent a sacrifié sa vie et peut-être sa réputation au triomphe d’une doctrine. Cette existence malheureuse explique et excuse en partie l’amertume de ses expressions et ses violences contre ses adversaires, qui rappellent les aménités de langage admises dans les discussions des érudits du XVe siècle. M. Berzélius lui-même n’est pas à l’abri de ses attaques, et s’il respecte M. Dumas, c’est qu’il prévoit que les idées de ce dernier, malgré ses réticences, ne sont pas toujours fort éloignées des siennes. Il prétend du reste que les torts ne sont pas de son côté, et que les chimistes dualistiques l’ont attaqué les premiers. Ils ont profité, dit-il, d’une foule d’annuaires Scandinaves germains et gaulois, dont ils disposent, pour dénigrer mes travaux, omettre les faits favorables à ma théorie, persifler mon style, injurier ma personne, m’appeler imposteur, digne associé d’un brigand (M. Gerhardt), etc., et tout cela pour un atome de chlore mis à la place d’un atome d’hydrogène ! De pareilles violences excusent peut-être des représailles de la part d’un homme si rudement éprouvé. Nous ne voulons rien exagérer cependant, et nous ne prétendons pas que notre siècle a méconnu un homme de génie ; mais ne faut-il pas une grande sagacité pour avoir su le premier découvrir les défauts d’une théorie triomphante, un grand courage pour l’avoir combattue, beaucoup de persévérance pour avoir longtemps soutenu une lutte inégale ? C’est une gloire ajoutée à tant d’autres, pour M. Biot, que d’avoir, par une excellente préface au livre de M. Laurent, protégé quelques-unes de ses idées et attaché son nom à cette publication. Il faut malheureusement l’avouer’ : si dans notre pays la liberté et l’égalité ont eu leurs jours de fortune et leurs jours de revers, la fraternité ne semble pas avoir jamais régné, au moins parmi les savans. L’ouvrage plein de faits et d’idées neuves dont nous avons cherché à indiquer la portée, eût été encore meilleur, si une vie heureuse eût adouci l’amertume de l’auteur et lui eût donné le temps de perfectionner sa théorie. Dans sa préface, M. Laurent s’excuse de n’avoir pas terminé ses travaux, ayant été longtemps, dit-il, privé de laboratoire. Il ne parvint à obtenir une place à la Monnaie qu’il y a quatre ou cinq ans. C’est à peine si l’Académie des Sciences l’a jugé digne d’être admis comme membre correspondant. Ceux même qui ne verront en lui qu’un homme instruit, doué d’un esprit ingénieux et critique, devront au moins convenir, ce qui suffit à le rendre digne d’intérêt, qu’il a eu le sort réservé à bien des hommes de génie : il a été victime de la hardiesse de ses opinions, il a vécu pauvre, et il est mort ignoré.


PAUL DE REMUSAT.

  1. Méthode de Chimie, par A. Laurent, précédée d’une préface par M. Biot ; in-8o Paris, Mallet-Bachelier, 1854.
  2. Voyez la livraison du 1er août 1842.
  3. Introduction à l’Étude de la Chimie par le système unitaire, par M. Ch. Gerhardt.
  4. Lucrèce, livre Ier, v. 610.
  5. Comptes-rendus des séances de l’Académie des Sciences, I. XXI, p. 853 (1845).
  6. Je ne voudrais pas abuser ici des formules chimiques. En voici cependant une, empruntée à la chimie minérale, qui fait sauter aux yeux les moins exercés quelques-uns des défauts de la théorie actuelle. On sait que l’on représente les corps par les premières lettres de leur nom, et que l’O signifie oxygène, H hydrogène, Al aluminium ; etc. Le chiffre placé à droite indique le nombre d’atomes du corps simple nécessaires pour former la molécule du composé. Eh bien ! il existe un silicate dont la formule, indépendamment de toute hypothèse, serait : Si13 O81 Mg21 Al4 H30 ; on discute si les atomes ont cet arrangement :
    (11 Si O3 +21 Mg O) + 2 (Si O3 + Al2 O3) + 15 H2 O,
    ou cet autre :
    7 (Si O3 + 3 Mg O) + 2 (2 SiO3 + Al2 O3) +15 H2 O.
    On s’est arrêté à celui-ci :
    [3(SiO3+3Mg O) + 2 (Si O3’+Al2 O3) + 3 H2 O] + 4 [ (2 Si O3 + 3 Mg O)+ 3 H3 O]
    N’y a-t-il pas là une complication incompatible avec la vérité, et les théories en déclin ne sont-elles pas les seules qui invoquent tant d’hypothèses à leur secours ?