Des Arts en Hollande



DES ARTS
EN HOLLANDE.

Le nom de la Hollande, il faut en convenir, s’allie difficilement dans l’esprit avec l’idée des arts. Les lagunes brumeuses où trône, les pieds dans l’eau, la dynastie des princes de Nassau et d’Orange, semblent, au premier coup d’œil, plus aptes à produire des marchands d’épices et des pêcheurs de harengs, que des Byron et des Raphaël. On est tenté de se demander comment un poète peut naître Hollandais ; comment il peut penser et écrire en hollandais. En France, nous ne connaissons guère la littérature hollandaise que par les inscriptions des bouteilles de curaçao et des tonneaux de genièvre envoyés de Dunkerque et du Havre. Les noms de Kats et de Vondel sont à peine venus à nos oreilles, et si Érasme et Grotius n’eussent troqué contre la langue latine l’idiome caillouteux, de leur vieille Niederland, nous ne serions pas plus familiarisés aujourd’hui avec le livre célèbre de Jure pacis et belli, l’Éloge de la folie et les Colloques, que nous ne le sommes avec Gisbert d’Amstel, Palamède et la Magnificence de Salomon.

C’est à peine si nous voulons bien nous souvenir que l’art de la peinture, par exemple, doit à ces marchands et à ces pêcheurs une série non interrompue de chefs-d’œuvre ; et nous ne faisons pas cette simple réflexion, que ce sol, qui nous a donné tant et de si beaux génies, pourrait bien avoir conservé dans ses sillons quelques grains fécondans de la moisson qu’il a produite !

Sans doute la dégénérescence sera grande. Cette terre s’est usée à force de porter des fruits. Je ne me flatte pas d’avoir découvert à Leyde un nouveau Rembrandt dans la farine de son moulin, à Amsterdam un nouveau Van de Velde, à Dort un autre Albert Kuyp, à Harlem des Brauwer et des Wouwermans inconnus ; mais toutes proportions gardées, ces villes et ces écoles n’ont pas aussi absolument perdu les traditions des maîtres, qu’on semble le croire parmi nous.

Les artistes contemporains, dont je parlerai tout-à-l’heure, ne sont pas la seule richesse de ce genre qui reste à la Hollande après les guerres et les invasions qu’elle a subies. Les plus magnifiques compositions des anciens peintres nationaux ont été conservées, au prix de tous les sacrifices, par le gouvernement et par quelques amateurs éclairés. Ce petit peuple, à peine composé de deux millions d’habitans, a montré en cela plus de pudeur et de vrai patriotisme que bien des grands peuples vandales qui se laissent volontiers dépouiller chaque jour par les étrangers, pourvu que la honte soit évaluée à un bon prix. Ce n’est pas la Hollande qui vendrait le berceau de ses aïeux à des bandes noires pour en tirer de la ferraille et du plomb ; ce n’est pas la Hollande qui aurait souffleté Philibert Delorme avec la truelle d’un maçon, et éborgné aussi indignement qu’on l’a fait à Paris, la façade du château de ses rois !

Malheureusement, l’ancienne patrie des stathouders n’a pas lieu d’étendre jusqu’à l’architecture la sollicitude paternelle dont sa peinture nationale est par elle entourée. Le moyen-âge et la renaissance lui ont laissé peu d’édifices à conserver.

La rareté des matières premières explique l’abus qu’elle a fait de la brique dans l’édification de ses villes ; et puis l’égoïsme du marchand semble avoir étouffé là toute manifestation de luxe extérieur. Les Hollandais sont en cela bien différens des Vénitiens, commerçans comme eux, mais Italiens avant tout, et qui brodaient pour leurs maisons des manteaux de pierre et de marbre, comme ils aimaient à envelopper leurs corps dans des vêtemens de soie et de velours. Le luxe des Hollandais, ces Vénitiens du Nord, est au contraire soigneusement renfermé dans leurs murailles. Ce sont leurs appartemens intérieurs qu’on voit tapissés de marbres et des richesses de l’art. Ils jouissent en famille de ces trésors, et pour ainsi dire en cachette. Il y a des jours et des heures, assignés plusieurs mois d’avance, où les étrangers sont admis, après bonne information, à prendre leur part de ce festin muet qui consiste à se faire passer de main en main, autour d’une table, des dessins de maîtres, dont quelques propriétaires, à Amsterdam et à La Haye, possèdent des armoires pleines. Comparez ce luxe avare et inquiet d’un marchand d’Amsterdam au luxe du Vénitien, qui vous ouvre lui-même, avec la plus gracieuse vanité, les portes de ses palais, et vous aurez la différence du génie des deux peuples.

J’ai dit que la Hollande contenait peu de monumens vraiment dignes de ce nom. En effet, vous n’y retrouvez nulle part ce hardi clocher d’Anvers, ces belles tours massives de Bruges et de Bruxelles, ces hôtels-de-ville semés dans les provinces de la Belgique comme les palais d’autant de rois ; vous n’y rencontrez pas de ces magnifiques cités féodales, ombrageant les rues de leurs frontons hauts et crénelés, semblables à des donjons de châteaux-forts. Il semblerait que ces cités de briques soient bâties d’hier pour une exploitation industrielle. Les habitations des riches ressemblent en tout à celles des pauvres, excepté que les premières ont par-devant un perron de dix ou douze degrés, bordé d’une jolie rampe de fer, et conduisant à une petite porte bâtarde ornée d’un bouton de cuivre bien luisant.

Le Binnen-hof et le Buiten-hof, à La Haye, n’offrent pas d’autre intérêt que leur date et le souvenir de la mort de Barneveld. Quant au palais royal d’Amsterdam, appelé le Dam, il ressemble plutôt à une caserne qu’à un lieu de plaisance. Je préfère à cela le palais où fut assassiné Guillaume Ier. C’est à Delft qu’on voit ce monument, lequel n’est pas dépourvu d’une certaine grace, comparé à ceux qui l’avoisinent. Mais ce que tout voyageur ne doit pas manquer d’aller visiter, c’est la grande église de Bréda.

On y trouve le seul morceau de sculpture que possède la Hollande ; c’est une pièce capitale autant par son importance historique (on l’attribue à Michel-Ange) que par la hardiesse des figures et la perfection du travail. Cette sculpture est le tombeau du comte Engelbrecht de Nassau, second du nom, seigneur de Bréda.

Le comte et la comtesse sa femme, Limburge de Baden, sont couchés côte à côte, les mains jointes, sur une haute dalle de pierre de touche. Au-dessus des deux statues une seconde dalle, pareille à la première, soutient le casque, la cuirasse et toutes les pièces détachées de l’armure du comte. Cette table massive est portée à ses quatre angles par quatre figures colossales agenouillées du genou droit et taillées dans un marbre blanc transparent. La première représente Jules César en costume de guerre avec l’inscription suivante :


C. JULIUS CÆSAR, virtute bellicâ imperavi.
FORTITUDO.


La seconde a pour exergue :


M. ATTILUS REGULUS, fidem infractus servavi.
MAGNANIMITAS.


Les inscriptions des deux autres sont entièrement effacées. On reconnaît deux héros antiques, plutôt grecs que romains, dont les cuirasses conservent encore des traces de dorures.

J’ai beaucoup vu en Italie les ouvrages de Michel-Ange, et j’ai retrouvé dans le monument de Bréda la touche grandiose du maître. C’est bien ainsi qu’il fouille son bloc et qu’il met en relief les muscles de la face et des membres pour obtenir des vigueurs par l’effet des ombres portées sur la blancheur du marbre. Le buste nu du Régulus de Bréda est certainement de la même famille que le Moïse de San-Pietro-in-Vincoli et que le Christ à la Minerve de Rome, mais les accessoires m’ont paru beaucoup trop délicatement travaillés pour permettre de supposer un instant que Michel-Ange ait consenti à se donner tant de peine. En sculpture comme en peinture, Michel-Ange a toujours procédé par ébauches. S’il détaille quelquefois, ce n’est jamais que des parties anatomiques, comme les mains et les bras du Moïse, par exemple.

Les costumes du tombeau d’Engelbrecht se font remarquer au contraire par un délicieux fini. Les arabesques des cuirasses, entre autres, sont dignes de Jean Goujon. Buonarotti n’eût pas ainsi fait. Les draperies eussent remplacé les ciselures.

Et il faut convenir cependant que les visages du comte et de sa femme, et le buste tout entier du Régulus sont dignes du grand sculpteur florentin et entièrement dans son style habituel, d’où je conclurai que Buonarotti a certainement mis la main à ce groupe, mais qu’un artiste d’une autre école a fini ce qu’il avait commencé.

C’est à cela que se borne la richesse architecturale de la Hollande, à moins qu’il ne vous plaise de ranger dans cette catégorie les nombreuses sculptures en bois qui décorent les églises. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet à peu près inconnu ; et celui qui ferait un relevé et une critique exacte de ce que l’Europe renferme de monumens de ce genre, remplirait, je crois, une lacune dans l’histoire de l’art. Les sculptures en bois de la Hollande surprendront outre mesure un artiste qui verrait pour la première fois cette espèce de patiente production. Il demeurerait en extase devant cette forêt de chênes taillés, creusés et dentelés, représentant sur des plans successifs des myriades de sujets et de personnages mêlés confusément : ici l’arbre du paradis dont les branches et le feuillage s’épanouissent en chaire à prêcher, avec Adam et Eve et tous les animaux de l’arche pour population ; là l’histoire de notre Sauveur depuis l’étable de Bethléem jusqu’à la croix du Calvaire ; plus loin la vie d’un martyr, et la kirielle des saints et saintes défilant en procession comme un régiment de fusiliers. Il ne s’enquerrait ni du mauvais goût, ni du peu de modelé, ni de l’inextricable dédale du sujet. Pour moi, déjà familiarisé avec cet art primitif, je n’ai presque rien trouvé en Hollande qui approchât de ce que j’avais vu en Belgique, en Allemagne et dans le Tyrol. Généralement peu de délicatesse de ciseau, plus de gaucherie que de naïveté. C’est encore l’église de Bréda qui contient les meilleures sculptures en bois des provinces hollandaises. Les sujets des stalles sont surtout curieusement choisis et composés.

Il paraît que l’artiste chargé de cette décoration du chœur a voulu faire une satire des religieux qui l’employaient, et que ceux-ci, bonnes âmes candides et naïves, ne s’aperçurent jamais de l’intention dont ils étaient victimes. Chacune de ces stalles représente une des mille variétés du péché, et le héros du petit drame est toujours vêtu en moine et porte la plupart du temps des oreilles d’âne. L’un se livre à la gloutonnerie, l’autre caresse une grosse fille bien avenante ; celui-ci dort, celui-là s’enivre. Un de ces personnages bouffons tient un broc à chaque main ; il vide celui de la main droite qu’il porte à ses lèvres pendant qu’il emplit drôlatiquement celui de la main gauche, incliné à la hauteur de son bas-ventre. Ces compositions capricieuses sont très énergiquement dessinées ; les figures se font surtout remarquer par une expression à la fois naïve et malicieuse.

C’est dans les galeries de peinture qu’il faut chercher la véritable traduction du génie artiste des Hollandais, sans s’arrêter plus qu’il n’est besoin aux singulières débauches d’esprit que nous venons de signaler. Aussi bien la peinture est-elle le seul art qui ait réellement jeté dans ce sol de profondes racines, lesquelles, même après que l’arbre est tombé, donnent encore aujourd’hui des rejetons assez vivaces.

Les musées qu’entretient le gouvernement pour servir aux études sont au nombre de deux, celui de La Haye et celui d’Amsterdam. Les tableaux sont en petit nombre, mais choisis parmi les chefs-d’œuvre des maîtres nationaux. Le musée de La Haye renferme quatre cent vingt-trois tableaux catalogués ; le musée d’Amsterdam quatre cent quinze. Sur ce nombre, il faut compter, dans celui de La Haye, seize tableaux représentans de l’école allemande, dont deux Albert Durer et cinq Holbein. L’école française est figurée par une bataille de Bourguignon, un paysage de Claude Lorrain, un autre de Poussin, et deux Joseph Vernet, la Tempête et la Cascade de Tivoli. Cereso, Murillo et Velasquez font les frais de l’école espagnole ; à eux trois, cinq tableaux. L’école italienne est un peu plus riche : elle expose trente-trois toiles, dont un Guido Reni, le Meurtre d’Abel, une belle tête de la Vierge de Sassoferrato et des Salvator Rosa apocryphes, suivis d’une foule de copies qu’on fait passer pour des originaux. Une salle écartée contient quelques cadres de l’école hollandaise moderne, qui donnent au premier abord une pitoyable idée des artistes du pays. Ce sont des ouvrages d’enfance, les premiers que leurs auteurs aient signés. Gardez-vous bien de les juger sur ces pièces !

On ne trouvera du grand Rembrandt que cinq tableaux au musée de La Haye, à savoir deux portraits, une Suzanne au bain, Siméon recevant l’enfant Jésus au temple, et la fameuse Leçon d’anatomie.

Excepté le Jésus au temple, tous sont dans la première manière de ce maître, alors qu’il n’avait pas encore acquis cette hardiesse de composition et cette sublime extravagance de couleur auxquelles il s’abandonna plus tard avec une espèce de rage que lui-même il ne pouvait réprimer. La Leçon d’anatomie est pourtant l’une de ses plus belles pages, quoiqu’elle n’ait pas toute cette magie d’ombres et de lumières qui fait le trait caractéristique et l’originalité de Rembrandt. Cela se rapproche un peu de la sagesse raisonnée de Van der Helst, quoique d’ailleurs beaucoup plus largement peint. Les chairs flasques de ce cadavre étalé là sur une table contrastent d’une façon sublime avec les visages des élèves et du professeur, si pleins de vie et de santé, qu’on croirait entendre le bruit de la respiration dans leurs larges poitrines. L’effet n’y est pas cherché, il se produit de lui-même, simple, naturel. La lumière vient droit et sans réfraction sur la face des personnages. Les étoffes sont noires, légèrement reflétées. Rien ne distrait du sujet principal, rien ne chatoie à l’œil. On peut considérer ce tableau comme le chef-d’œuvre de la première manière du peintre. Nous lui opposerons tout-à-l’heure, en parcourant le musée d’Amsterdam, la fameuse Ronde de nuit, autre chef-d’œuvre du même maître, conçu dans un système bien différent.

Le musée de La Haye possède trois tableaux de Paul Potter, parmi lesquels le plus célèbre et le plus admirable de cet artiste, celui qui nous montre un taureau de proportion naturelle au milieu d’une prairie. Qui n’a pas vu les peintures de Paul Potter ne peut comprendre toute la profondeur et l’inspiration de cette simple et grandiose façon d’exprimer la nature. Il y a souvent plus de force dans le repos que dans les agitations les plus outrées. Le Jupiter Olympien des Grecs était représenté dans l’attitude du calme le plus parfait. Paul Potter sera toujours le modèle inimitable des peintres d’animaux. Il a porté ce genre à la hauteur des genres d’expression. Sa belle ame candide rayonne dans toutes les œuvres qu’il a laissées. Élevé dans les bras de la nature, il fut affecté de bonne heure de cet amour tendre et mélancolique que le véritable poète reçoit indifféremment de toutes les créations de Dieu. Maltraité des hommes, il reposa ses regards sur les prairies vertes et tranquilles dans lesquelles il allait promener sa rêverie. Comme ces génies d’élection, à qui une voix mystérieuse révèle qu’ils n’ont pas de longs jours à vivre sur cette terre, Paul s’était déjà, par son travail, fait une réputation de grand peintre à quinze ans. Il ne cessa pas, depuis cet âge, de produire constamment ; jusque dans ses nuits et dans ses promenades agrestes, il ne demeurait pas une seule minute sans penser à son art, et son crayon fixait sur le papier les gracieuses ébauches qui tombaient toutes fleuries de son cerveau. Adrienne Balkenende, qu’il épousa par inclination, fut la seule idée de bonheur sur laquelle il reposa jamais sa pensée. Chassé de La Haye par les persécutions de ses ennemis, Paul s’établit à Amsterdam en 1652, où le bourgmestre Zulp parvint à l’attirer. Il y mourut deux ans après, à l’âge de vingt-neuf ans, plein de gloire et de mélancolie.

L’école moderne hollandaise et belge cherche beaucoup la manière de Paul Potter. M. Eugène Verboekhoven, de Bruxelles, est celui de tous ces jeunes peintres qui approche le plus du modèle. Quelques-uns, comme nous le dirons plus loin, tentent la restauration de l’école de Rembrandt ; d’autres prennent pour guides Adrien Brauwer et Jean Steen ; d’autres essaient de continuer les marines de Van de Velde. Parlons d’abord des maîtres. C’est une grande lacune que l’absence presque totale des tableaux de Brauwer dans les musées de La Haye et d’Amsterdam. Brauwer est un chef d’école, et de plus l’un des peintres les plus nationaux de la Hollande. Il eut l’insigne honneur de former le talent de Teniers, et il demeure encore aujourd’hui le rival de son élève. En revanche La Haye possède des tableaux de Jean Steen, sans parler de ceux qu’on admire dans les collections particulières. La Haye compte dans sa galerie plusieurs beaux Van de Velde, un Kuyp, deux Gérard Dow, cinq Van Dyck, trois Metzu, deux Ostade, un Mieris, quatre Rubens, trois Ruysdaël, deux Teniers, une superbe toile de Tilborgh, représentant un dîner de peintres chez Ostade, où l’on voit les portraits de Paul Potter et de sa femme. Ajoutez à cela un portrait de Terburg par lui-même, neuf Wouwermans, un Wynants, et une foule de beaux tableaux d’école, vous aurez en sommaire l’idée de la collection royale de La Haye.

Le musée d’Amsterdam doit sa fondation à Louis Bonaparte, et ce n’est pas l’un des moindres titres du souverain déchu de la Hollande à la reconnaissance de ses ex-sujets. Généralement, dans toutes ces provinces, on aime la mémoire du roi Louis pour tout le bien qu’il a fait ; et le gouvernement actuel, par une dignité noble et bien entendue, n’a jamais supposé qu’un souvenir aussi louable pût être blessant pour lui. Voilà de ces sentimens qui honorent à la fois un monarque et un peuple.

Ce musée de la seconde capitale du royaume n’est pas moins important que le premier. Il renferme les plus gracieux tableaux de Gérard Dow, au nombre de quatre, parmi lesquels la fameuse École, qui présente douze figures et cinq effets différens de lumière. On retrouve dans cette composition les qualités et les défauts du maître, une minutie puérile, compensée par une perfection sans égale. C’est bien là ce peintre monomane qui n’osait remuer sur sa chaise quand il travaillait, de peur qu’un grain de poussière ne vînt ternir la pureté de ses tons ; c’est bien là l’homme qui avouait un jour à Sandraert et à Bamboccio qu’il avait consumé trois grands jours à peindre un manche à balai ! Qui pourrait croire après cela que Dow fût élève de Rembrandt ?

Les quatre Mieris du musée d’Amsterdam, avec les deux Terburg et les deux Metzu, composent, en les joignant aux Gérard Dow, une espèce d’exhibition complète de cette petite école de détails et d’intérieurs si finement touchés, que les Hollandais estiment par-dessus toutes choses au monde. Metzu est cependant un Hercule pour l’audace et la largeur à côté de ceux que je viens de nommer ; c’est le Michel-Ange du genre. Et puis, son dessin est d’une rare correction, l’harmonie de sa couleur presque sans rivale. Ses figures ont du naturel ; ses étoffes sont coquettes sans être tourmentées. Les deux Terburg prennent rang parmi les plus ravissans qu’ait faits cet artiste, Lovelace voyageur, que la mauvaise humeur des maris de Madrid obligea de s’aller embarquer clandestinement pour Londres, et qui finit le cours de ses galanteries par devenir un bon gros bourgmestre à Deventer.

Le musée d’Amsterdam expose pour sa part quatre Paul Potter dont l’un est un chef-d’œuvre. C’est celui qui représente un bœuf brun groupé au premier plan avec un bouc, une génisse, un bélier, deux brebis et un agneau. Contre un arbre, une femme allaitant un enfant, et un berger jouant de la cornemuse ; au milieu, un cheval, un bœuf et un âne ; à la gauche, une colline boisée que gravit un troupeau de moutons. Un ciel brumeux, empreint de toute la mélancolie du jeune artiste, couronne heureusement le paysage.

Brauwer, David Teniers et Adrien Van Ostade composent une autre famille de peintres aussi heureux dans la reproduction des scènes de cabaret que Dow, Terburg, Mieris et Metzu le furent dans les sujets de salon et de chambre à coucher. Brauwer et Ostade étudièrent tous deux à Harlem, chez François Hals, et le célèbre Flamand Teniers se forma dans l’atelier de Brauwer. La parenté de leurs ouvrages se trouve donc expliquée par ce seul fait biographique. Chacun d’eux sut cependant s’approprier un style particulier, tout en traitant les mêmes sujets que les deux autres. Nous regrettons sincèrement que le musée d’Amsterdam ne possède qu’un seul tableau de Brauwer ; il en compte quatre de David Teniers et deux d’Adrien Van Ostade.

Il est à remarquer que François Hals, qui se trouve par hasard l’instituteur des maîtres de cette école, était un peintre de portraits assez célèbre de son temps, depuis éclipsé par Van Dyck. Le jour, il pratiquait de la belle et sage peinture, pleine de tenue et de dignité ; la nuit, il la passait dans les orgies des tavernes les plus crapuleuses. Ce fut en imitant ses mœurs, plutôt que ses ouvrages, que les élèves de Hals devinrent des maîtres eux-mêmes. Teniers et Van Ostade surent s’abstenir, dans leur vie réelle, des goûts et des habitudes que leur génie les portait à observer. Teniers devint même un homme de cour, honoré de la protection spéciale de l’archiduc Léopold, du roi d’Espagne et de don Juan d’Autriche, qui étudia la peinture d’après ses leçons. Mais Brauwer prit la chose au sérieux, et il mourut dans l’impénitence finale de l’ivrognerie. La collection de ses œuvres, représentant d’un bout jusqu’à l’autre des épisodes de cabaret, peut être considérée comme une véritable auto-biographie.

Adrien Brauwer était fils d’une paysanne des environs de Harlem. Hals, dans ses promenades, flaira ce talent naissant et le raccola pour l’exploiter à son aise. Le pauvre Brauwer demeura des années entières renfermé dans un petit grenier chez maître François, qui lui donnait pour toute nourriture du pain et de l’eau, et l’obligeait, par des menaces et des corrections, à travailler sans relâche. Puis, quand Brauwer avait achevé sa besogne, Hals prenait le tableau et l’allait vendre à son profit. La femme de Hals, plus avare encore et plus inhumaine que son mari, renchérissait sur ses exigences, si bien que le petit Van Ostade, qui s’était introduit un jour furtivement par une lucarne dans le grenier de son camarade, lui conseilla de se sauver pour ne pas expirer sous la dent de la famine et les soufflets de son patron.

Voilà donc Adrien Brauwer au milieu des rues de Harlem, sans un florin dans la poche, à jeun de la veille, la figure longue, le teint pâle, passant comme une ombre le long des grands murs, et réchauffant à quelques rayons de soleil son esprit et ses sens engourdis. Par bonheur quelques sous lui restaient ; il entre chez un marchand de pain d’épices, et là il fait sa provision de la journée ; puis, quand il eut comblé le précipice de son appétit, il entra dans la grande église de la ville où les orgues étaient en jeu ce jour-là. Placé au pied du buffet, afin de ne rien perdre de cette harmonie enivrante, Adrien oublia pour un instant ses souffrances et l’inquiétude de son avenir. Mais il y fut rappelé bientôt par un gros visage renfrogné, qui surgit tout à coup entre ses regards et la voûte de l’église. C’était l’ami de son maître, qui le prit par le bras, et le ramena dans sa prison.

Il fut plus heureux pourtant une autre fois, car il eut la prudence de s’enfuir tout droit jusqu’à Amsterdam, où un aubergiste, nommé Van Soomeren, lui donna un asile à crédit. Ce brave homme fit même présent au jeune artiste d’une belle planche de cuivre, sur laquelle Adrien peignit aussitôt une dispute de soldats et de paysans, qui venait de se passer sous ses yeux.

Cependant un riche amateur, M. du Vermandois, s’arrêta à l’auberge du père Van Soomeren ; on lui fit voir le tableau ; il en offrit cent ducatons, qui furent acceptés, comme on le pense bien, avec des larmes de reconnaissance et de joie. M. du Vermandois venait de reconnaître, dans ce malheureux enfant, l’auteur des belles compositions que Hals lui vendait au poids de l’or.

Pourquoi faut-il qu’Adrien Brauwer n’ait pas su profiter de sa fortune ! Depuis ce jour, on ne le vit plus sortir des cabarets, que lorsque sa bourse et son crédit étaient à sec comme son gosier. Alors il saisissait ses pinceaux pour retourner bientôt joindre ses compagnons de plaisir. Le boulanger Craesbeke, son commensal et son ami, lequel, avec les leçons d’Adrien, devint aussi un peintre distingué, lui tenait fidèle compagnie dans toutes ses débauches ; Brauwer, Craesbeke et sa femme, jolie et complaisante personne, se lièrent si intimement, que tout était commun entre eux. La justice fut obligée d’intervenir au nom de la morale blessée, et l’association fut dissoute.

Brauwer se rendit d’Amsterdam à Anvers, où les remontrances et les prières du duc d’Aremberg et du grand Rubens ne purent le décider à changer de conduite. Il partit pour Paris, d’où il revint mourant de ses mauvaises mœurs. Il trépassa dans un hôpital, et on l’enterra au cimetière des pestiférés !

Telle est la vie d’Adrien Brauwer qu’il faut bien connaître pour juger ses ouvrages ; alors on s’explique pourquoi, reproduisant à peu près les mêmes scènes que Van Ostade et Teniers, il a remplacé l’esprit et la bonhomie de ses rivaux par une joie brutale et qui tient de la fureur. Ses disputes et ses rixes de buveurs font trembler plutôt que sourire ; quelquefois le sang coule. Brauwer est le Salvator Rosa des cabarets.

Je me contenterai de cataloguer ici les tableaux des autres principaux maîtres, qui forment le musée d’Amsterdam. Van Dyck y a trois pièces importantes, entre autres le portrait en pied, grandeur naturelle, de la princesse Marie d’Angleterre, femme du prince d’Orange, Guillaume ii, et celui de Glocester, frère de cette princesse ; Rubens, également trois pièces, dont l’esquisse de son Jésus portant la croix au Calvaire ; deux Ruysdaël ; six Van de Velde, dont une grande marine historique représentant la Prise du vaisseau anglais the Royal Prince par l’amiral Ruyter ; quatre paysages de Breughel de Velours ; trois Cuyp ; quatre Holbein ; six Carle Dujardin ; deux Van der Neer ; huit Jean Steen ; neuf Wouwermans ; trois Wynants, et huit Van der Helst. Au nombre de ces Van der Helst se trouve la toile remarquable qui a placé son auteur au premier rang des peintres hollandais ; elle représente un repas donné par les officiers de la garde civique d’Amsterdam, en commémoration de la paix de Munster (1648). Ce tableau se voyait autrefois dans la salle du tribunal de la maison de ville.

C’est sans doute là une belle peinture dont toutes les parties sont aussi sagement ordonnées qu’habilement exécutées. Les chairs, les étoffes, les accessoires, y sont traités d’une manière supérieure. Mais pour cela, comparer Van der Helst à Van Dyck et à Rembrandt, c’est aller beaucoup trop loin. Selon nous, Van der Helst manque de la plus précieuse qualité d’un grand peintre : il n’a pas de style, c’est-à-dire de caractère propre qui fasse que sa façon de voir et de rendre la nature n’appartienne qu’à lui, et non à d’autres, qualité qui distingue si éminemment Rembrandt et Van Dyck ; et puis la touche de Van der Helst est timide : il ne s’abandonne pas assez. Les vigoureuses compositions de Rembrandt qui sont là, tout à côté dans la même salle, ne contribuent pas peu à rendre plus sensibles ces défauts du rival qu’on veut lui donner.

Parmi les quatre Rembrandt du musée d’Amsterdam, deux surtout pénètrent d’admiration tout homme organisé pour comprendre la pensée écrite au bout du pinceau : les Cinq régens et la Garde de nuit sont, avec la Leçon d’anatomie de La Haye, les tableaux les plus grands de dimension et les plus merveilleux en même temps que ce sublime coloriste ait jamais produits.

Les Cinq régens appartiennent plus encore à la première manière de Rembrandt qu’à la seconde. Le sujet n’en est pas embrouillé ; quatre hommes vêtus de noir sont assis autour d’une table couverte d’un tapis rouge sur lequel est posé un registre ; un autre homme quitte son siége et semble parler à ses confrères dont les regards sont dirigés sur lui. Derrière, un serviteur qui attend des ordres ; voilà tout. Mais quelle puissance et quelle largeur dans la manière dont ces figures sont touchées ! Chaque coup de la brosse a créé son effet, ici un front, ici l’ombre de tout un côté de la face, ici un jet de lumière sur une pièce d’étoffe ; quelle aisance, et comme on voit que la main de l’artiste obéit à sa pensée sans tâtonnemens, sans essai, à coup certain ! De près le mécanisme du travail est à découvert. Ce sont des tons crus et pâteux, jetés à leur place avec assurance et liés entre eux par des glacis superposés qui fondent les ombres avec les lumières. À six pas c’est la nature elle-même ; une chaleur et une harmonie d’ensemble que nul peintre, si grand coloriste qu’il soit, excepté peut-être Rubens et Véronèse, n’a jamais rencontré. Il est constant cependant que Rembrandt n’avait pas, comme on dit, le travail facile. Il existe tel de ses portraits dont il a refait quatre et cinq fois la tête ; mais ce qui devait rester, il le faisait d’un seul trait.

C’est surtout le tableau de la Ronde de nuit qu’il faut étudier pour voir le maître aux prises avec toutes les difficultés de son art, mais aussi pour le saluer dans toute la magie de son triomphe. Ici il s’est abandonné à la fougue de son imagination ; les plus riches tons de la palette sont épuisés ; les lumières et les ombres semblent tournoyer et se combattre sur toutes les parties de la toile ; l’œil ébloui ne sait où se prendre parmi cette sublime confusion. On ne se rend raison de rien, mais on est subjugué. Il n’y a point encore ici de sujet proprement dit ; toute l’action réside dans le coloris. C’est un miraculeux chaos dans lequel l’esprit aime à s’égarer. Les critiques ne sont pas même d’accord si ce cadre représente un effet de jour ou de nuit. La version la plus vraisemblable est celle-ci. Rembrandt aurait voulu peindre le chevalier Kok, seigneur de Purmerland et d’Ilpendam, qui sort de sa maison ou peut-être de l’hôtel-de-ville, pour aller tirer aux buttes ; ses officiers et ses arquebusiers l’accompagnent ; un d’eux est en train de charger son arme. Sur le second plan passe une petite figure de femme vêtue fantastiquement comme une reine du pays des fées, laquelle porte à sa ceinture un coq blanc qu’on suppose être le but ou bien le prix des tireurs ; ce qui confirme encore cette hypothèse, c’est que l’un des arquebusiers a sur son casque une couronne de chêne ; on sait que c’était l’usage, parmi les confréries de ce genre, de couronner de chêne le vainqueur.

Les analyseurs, dont le métier consiste à appliquer l’équerre et le compas aux œuvres d’art, ne manquent pas de critiquer cette composition ; suivez le travail de leur humeur boudeuse, pas un coup de pinceau n’échappe à son odieux contrôle ; tantôt c’est une proportion trop grande ou trop courte, tantôt un clair ou une ombre portée dont on ne se rend pas raison, tantôt un outrage flagrant à la sainte unité ; ce qui les dépite le plus, c’est de ne pouvoir arriver à comprendre nettement le sujet que le peintre a voulu rendre. Insensés ! qui perdent leur temps à chercher des taches dans le soleil. Pourquoi vouloir que Rembrandt soit autre que la nature l’a fait ? Chaque partie de la création n’est-elle pas sortie des mains de Dieu avec une ame et un corps, avec ses qualités et ses vices ? Si le bon surpasse le mauvais, que voulez-vous davantage ? Là où l’admiration commence, la critique perd ses droits.

Si le musée d’Amsterdam n’a pu réunir que quatre tableaux de Rembrandt, il faut convenir du moins qu’ils sont heureusement choisis, et qu’ils révèlent mieux le génie de ce maître que la galerie de Médicis, par exemple, exposée dans notre musée du Louvre, ne nous fait connaître Rubens. On ne peut se flatter d’apprécier convenablement Rembrandt sans avoir vu les musées de la Hollande, de même qu’il faut avoir visité Anvers pour acquérir le droit de formuler une opinion sur le prince des coloristes flamands.

On sait qu’une partie des œuvres du grand peintre hollandais consiste dans les compositions gravées par lui-même à l’eau forte. Toutes les capitales de l’Europe ont acquis à grands frais les principales de ces gravures ; mais la plus complète collection existe dans le musée d’Amsterdam. Un vieillard d’une rare distinction, homme érudit et passionné pour les arts, fait en personne les honneurs de ce cabinet aux étrangers et aux artistes. Par les soins de M. Apostool, l’ordre le plus parfait règne dans la galerie de peinture et dans la bibliothèque, et ces trésors sont toujours ouverts à ceux qui les veulent admirer.

Parmi les collections particulières de tableaux et de dessins, je mentionnerai d’abord celle de M. le colonel de Céva, aide-de-camp du prince d’Orange, à La Haye. Elle est tout entière formée des productions de l’école contemporaine. C’est là que nous allons faire connaissance avec ces artistes modestes dont la gloire s’est presque concentrée dans les limites du royaume des Pays-Bas. Je dois dire cependant que les expositions de Dusseldorf ont été plusieurs fois enrichies des belles œuvres de Koëkoëk, de Schotel et de Schelfout[1], et que, dans les capitales allemandes, elles jouissent du crédit le plus honorable. J’ai visité la plupart des artistes modernes de la Hollande dans leurs ateliers, et j’ai formé le jugement que je vais hasarder sur eux, non pas seulement d’après les collections et les musées, mais aussi d’après les études et les esquisses, qui révèlent souvent, mieux qu’un ouvrage achevé ne le peut faire, la portée d’un talent. Ce sera certainement la première fois que la presse française se sera occupée de ces noms, mais il n’est jamais trop tard pour s’instruire de ce qu’on ignore et pour rendre justice à quiconque y a droit.

Koëkoëk, Schelfout et Schotel occupent le rang suprême dans l’estime de leurs compatriotes. Les deux premiers peignent plus spécialement le paysage, et le dernier la marine. M. le colonel de Céva vient d’acquérir le dernier tableau de Koëkoëk, et, au dire des artistes, le plus excellent que leur camarade ait produit. C’est une toile d’une moyenne dimension. Le sujet représente une forêt vers le mois de juin. Les premiers plans sont chargés d’arbres hauts et touffus avec des éclaircies dans l’épaisseur des taillis. Le soleil s’infiltre à travers les branches, et déroule çà et là de larges tapis dorés. La saison qu’a choisie le peintre a toujours été l’écueil des paysagistes. À cette époque de l’année, tout est verdure, même les reflets et les ombres, qui participent plus ou moins du ton général de la nature. L’auteur n’a pu échapper à ce vice de son sujet. Le premier aspect de sa toile lui est donc défavorable ; mais peu à peu les yeux se familiarisent avec cette teinte dominante, et découvrent les beautés partielles de l’œuvre. Le style de Koëkoëk a de la largeur et du relief ; les troncs de ses arbres sont chaudement colorés ; le feuillis en est habilement massé ; les lointains ont de la vapeur et de la fuite sans la moindre minutie de détails. On reconnaît là un peintre hardi et sûr de lui-même, qui attaque de front les plus invincibles difficultés. Les deux grandes qualités du paysagiste, qui se trouvent rarement réunies dans un seul homme, Koëkoëk les possède à un très haut degré, la précision du dessin et l’audace de la couleur. Sa manière se rapproche beaucoup, pour l’effet, de celle de Cabat, notre jeune et brillant artiste parisien. Je ne fais pas de doute que ses ouvrages, exposés au Louvre, n’obtinssent un égal succès.

Je n’ai pas été assez heureux pour rencontrer Koëkoëk en Hollande. Lors de mon passage, il était en tournée d’artiste sur les bords du Rhin. C’est, dit-on, un homme abrupt et quelque peu sauvage, plus courtisan des forêts que des salons. Son éducation s’est concentrée tout entière sur son art. Il ne parle que la langue de son pays.

Schelfout excelle à peindre les hivers, espèce de paysage qui a toujours eu beaucoup d’enthousiastes parmi les Hollandais : aussi néglige-t-il à présent toute autre composition pour contenter les amateurs des effets de glace et de neige. Ses deux derniers tableaux appartiennent à cette catégorie nationale ; l’un est exposé dans la galerie du colonel de Céva ; l’autre est encore dans l’atelier du peintre, qui le termine avant de le livrer à son propriétaire. La manière de Schelfout n’a rien de commun avec celle de Koëkoëk. Ce que celui-ci donne à l’ensemble, celui-là le consacre au détail. Chaque accessoire de son paysage est fini avec une égale perfection ; les premiers plans comme les lointains peuvent se regarder à la loupe. On voit l’herbe pousser sur les bords du cadre. Chaque morceau de glace brisé ressemble à un diamant à facettes exposé au soleil. Je parlais plus haut d’un manche à balai que Gérard Dow avait mis trois jours à peindre ; je gagerais que tel fragment de glace qu’on remarque sur l’avant-plan d’un tableau de Schelfout ne lui a pas coûté moins de temps à représenter ; c’est l’école de Miéris appliquée aux forêts et aux canaux. Voilà de ces productions qu’affectionnent les Hollandais. Aussi Schelfout est-il leur peintre par excellence. Un verre microscopique à la main, les pieds étendus devant un bon foyer de charbon, ils aiment à promener pendant des heures leur patiente et immobile admiration parmi ce monde infini de brins d’herbes sublimes, trop heureux s’ils pouvaient y découvrir un jour une sauterelle ou une mouche qu’ils n’auraient pas d’abord aperçue.

Je fais ici le procès du genre plutôt que du talent de Schelfout. Dans la déplorable route où cet artiste habile est lancé, il est bon qu’une voix amie se fasse entendre à son oreille parmi les traîtres éloges dont il se voit bercé. Qu’il réfléchisse un peu sur lui-même ; qu’il regarde une fois en face un tableau d’Hobeema ou de son compatriote Ruysdaël, et fort du bon conseil qu’il aura puisé dans ces maîtres des maîtres, qu’il s’étudie sans relâche à se corriger de cette désolante perfection ! Il s’en faut que la nature se montre ainsi en toilette, peignée, ratissée, épongée. Dans le cadre étroit d’un intérieur on passe à Miéris et à Dow cette puérilité charmante ; mais en pleine campagne, sous les rayons du soleil, avec un horizon de plusieurs lieues, cela se peut-il supporter ? À cent pas de vous, vos yeux fussent-ils garnis des plus excellentes besicles du monde, distinguerez-vous ainsi les petits accidens d’une feuille ou d’une branche cassée, un caillou sur le chemin, les étoiles d’un glaçon ? Non, ou c’est une maladie du nerf optique que cette finesse de perception. Vous ne nous offrez pas un paysage, mais bien une série de petites miniatures fort jolies, fort agréables, qui seraient beaucoup mieux séparées l’une de l’autre et enfermées dans autant de médaillons. Voyez comme Ruysdaël est large ! comme il fixe sur sa toile les grands effets de l’ensemble et la physionomie de chaque groupe principal ! Nous embrassons tout d’un coup d’œil, le regard n’est accroché nulle part au détriment de l’effet général ; et pourtant le détail est chez lui traité de main de maître. Vous, vous nous montrez le détail du détail ! Les études de Schelfout sont, selon moi, bien supérieures à ses tableaux. Après tout, ce ne sera jamais un peintre vigoureux et hardi ; mais il prendra rang, quand il le voudra, parmi les paysagistes les plus gracieux et les plus fins.

Quoique l’opinion générale en Hollande place Schelfout au-dessus de Schotel, je préfère de beaucoup le style franchement marin de ce dernier à la coquette nonchalance des eaux de son rival. Schotel compose grandement, ou plutôt il se contente de faire poser la nature devant lui. Sa peinture sent le goudron. Pour être à même de mieux étudier son modèle, il habite, dans la ville de Dort, sa patrie, une petite maison dont les fenêtres sont penchées sur la Meuse. Ce fleuve, à cette petite distance de son embouchure, est, comme on sait, une espèce de mer. Assis devant son chevalet, Schotel voit tous les jours passer devant lui les navires, et il ne peut sortir de chez lui sans coudoyer une armée de matelots prenant le soleil ou le frais le long du mur de sa résidence. C’est une véritable frégate que l’habitation de Schotel. Cette singularité me frappa lorsque j’allai le visiter. On entendait distinctement les voix des marins du dehors et le commandement des patrons qui appareillaient ou jetaient l’ancre sous les croisées. Schotel travaillait au milieu de tout ce bruit, la pipe à la bouche et un bonnet de laine sur la tête. Il n’avait qu’à jeter un coup d’œil à travers les vitres pour donner à ses flots la physionomie que la nature leur prêtait en cet instant. Schotel connaît parfaitement la mer, et il ne l’affuble pas de ces incidens impossibles dont beaucoup de peintres de marines l’enrichissent si volontiers. Elle lui semble assez bien partagée de ses propres qualités. Les mouvemens de ses navires sont surtout bien en harmonie avec les eaux qui les soutiennent. On pourrait peut-être demander à sa couleur plus de tons chauds et vigoureux, quoiqu’il ait pour excuse la nature spéciale de son pays pendant sept mois de l’année. En effet, les mers du nord ne présentent, pendant cet espace de temps, que de larges nappes grises ou d’un blanc sale, rayées çà et là de bandes blanches, quand le vent les fait moutonner. Le ciel lui-même prend de cette teinte brumeuse, et le soleil pâle et défait semble mourir à l’horizon. Voilà ce dont il faut se convaincre avant de condamner cette couleur en dernier ressort. On pourrait cependant conseiller à l’artiste de nous donner de préférence quelques études des mers de juillet et d’août, s’il est jaloux de populariser sa réputation dans nos climats plus tempérés. Quoi qu’il advienne, le nom de Schotel s’inscrira glorieusement dans les fastes de sa ville natale, qui a déjà fourni quatre artistes de renom à La Hollande, Ferdinand Bol, l’un des meilleurs élèves de Rubens, Samuel Van Hoogstraeten et Nicolas Maas, disciples de Rembrandt, et enfin Camille Bisschop, élève de Bol, et qui peignait avec un rare talent des figures et des sujets sur bois, pour la décoration des riches appartemens.

Le genre historique paraît avoir peu d’attraits pour les peintres de l’école hollandaise contemporaine. Parmi ceux qui l’exploitent, je ne trouve à citer avantageusement que Eeckout[2]. Eeckout continue l’école de Rembrandt. Il a fait une étude spéciale des œuvres de ce brillant maître. On remarque aussi à La Haye, dans son atelier, d’excellentes copies des principaux tableaux de Rubens. Il a vu et connu nos artistes parisiens, et il est retourné dans sa patrie sans avoir dévié de la ligne qu’il s’était tracée dans ses études. Eeckout est bon coloriste et dispose avec talent les effets d’ombre et de lumière. Son principal défaut réside dans le peu d’expression qu’il donne à ses physionomies. Il a trop peur aussi parfois des tons heurtés dont son maître tirait un si prodigieux parti. Il faut plus d’abandon et d’audace pour marcher dans la voie de Rembrandt. Le tableau qu’Eeckout achève en ce moment, a pour sujet l’assassinat de Guillaume Ier dans le Prinsen-Hof, à Delft. Le prince, frappé à mort, tombe dans les bras de ses officiers au bas de l’escalier du palais. Un jour vif éclaire cette scène du premier plan, tandis que le milieu reste dans l’ombre, et que les marches supérieures, garnies de hallebardiers en cuirasses, reçoivent d’en haut une lumière mystérieuse et douce. Cette disposition rappelle celle de la Ronde de nuit. L’effet général en est excellent. Eeckout aurait sagement fait, disons-le-lui, de ne pas emprunter au vestiaire d’un théâtre les habits anti-historiques qu’il a jetés sur le dos de ses personnages.

Je ne parle pas, et pour cause, des tableaux historiques de M. Pieneman père, exposés dans le musée de La Haye. M. Pieneman est un professeur de l’académie royale d’Amsterdam. On sait ce qu’est la peinture de professeur, ce quelque chose sans défaut comme sans qualités, qu’on ne peut aimer ni haïr, à qui l’on tire en passant son chapeau, comme à une ancienne connaissance que l’on a rencontrée vingt fois, cent fois, mille fois, dans tous les musées où il y a des tableaux de professeurs. À la dimension près, c’est toujours le même tableau ; il y a un modèle pour cela comme pour la colonne dorique. J’en ai autant à dire de Kruseman, qui pourtant réussit assez bien quelquefois dans les éternelles études de paysans et de paysannes de Rome.

M. Pieneman fils représente des sujets de bataille, des uniformes, des chevaux. Horace Vernet semble être son chef d’école. Mœrenhout[3] traite le même genre avec beaucoup d’esprit et de délicatesse. Il peint aussi de gracieux paysages égayés par des figures d’animaux et par des villageois de la Frise et de la Zélande aux pittoresques costumes. Sa couleur est jolie, mais il manque généralement de modelé.

Geernaert[4] est un artiste belge qui fait sa résidence à Gand, mais dont presque tous les tableaux sont commandés et achetés en Hollande. Geernaert peint, comme Braackeler d’Anvers, des sujets d’intérieur dans le style des anciens maîtres flamands et hollandais ; il affectionne particulièrement la manière de Brauwer et de Jean Steen. Plusieurs de ses compositions sont charmantes d’abandon et de naïveté. Deux tableaux, entachés d’orangisme, qu’il eut le malheur de peindre après les évènemens de 1830, lui ont valu les persécutions de la police belge. Je fis route avec lui d’Anvers à Bréda ; le pauvre homme exportait quelques-unes de ses dernières compositions qu’il allait vendre à Rotterdam ; on les lui arrêta à la frontière, et force lui fut de les laisser retourner à Ostende pour être embarquées de là jusqu’au premier port hollandais. Ce sont de ces petites vengeances de police basses et de mauvais goût, dont la France fournit, malheureusement, sous tous les régimes, les plus nombreux exemples. Il est probable que ces misérables tracasseries se pratiquent à l’insu des ministres, par des subalternes trop zélés. Le roi Léopold, le protecteur éclairé et la providence des arts de son pays, eût certainement blâmé tout haut cette avanie sans prétexte et sans but, si de tels détails pouvaient aller jusqu’à lui. Après tout, l’auteur de ces deux fameux tableaux de la révolution belge est bien assez puni de sa faute, puisque le gouvernement hollandais ne les lui a pas même achetés.

Ou je me trompe fort, ou le spirituel peintre gantois a renoncé pour toujours à faire de la satire en peinture. Il est à souhaiter que le gouvernement belge ne proscrive plus ses innocentes esquisses, et qu’il encourage même un homme honnête et distingué qui vit de son pinceau, et qui honore sa patrie par ses talens. Acheter dorénavant les tableaux de Geernaert, au lieu de les mettre à l’index, serait à la fois, ce nous semble, une bonne action et une bonne affaire.

J’ai maintenant épuisé la liste des peintres les plus remarquables de l’école hollandaise contemporaine. Peu de nos lecteurs soupçonnaient sans doute l’existence de ces héritiers de Ruysdaël, de Rembrandt, de Wouwermans, de Brauwer et de Van de Velde. Si les descendans ne sont pas à la hauteur des chefs de la lignée, plusieurs du moins ont le bon esprit de chercher à marcher sur leurs traces, et de refuser un grain d’encens au veau d’or de la mode parisienne. Il est probable que la prochaine exposition du Louvre contiendra quelques-uns des tableaux dont je viens de parler. J’ai, pour ma part, cherché à décider leurs auteurs, et à leur persuader cette maxime, que la gloire d’un artiste a besoin du grand air de la popularité. Les peintres belges ont promis de suivre le même exemple, et nous sommes heureux de pouvoir annoncer à l’avance, pour notre prochain salon, les belles compositions historiques de Wapers, et les inspirations plus douces d’Eugène Verboekoven, ce continuateur de Paul Potter. Paris verra s’ouvrir de la sorte un congrès d’artistes, où tous les pays de l’Europe enverront bientôt leurs plus illustres représentans.

Si la peinture offre, en Hollande, quelques chances de fortune et de bien-être à ceux qui la pratiquent, il n’en est pas de même de la sculpture. Dans tous les pays du monde, la sculpture se meurt depuis la fin du xvie siècle ; le temps des demi-dieux et des héros est passé ; le catholicisme lui-même a renoncé à la pompe de son culte ; les symboles de pierre et de marbre s’en sont allés avec les manteaux de pourpre et les sceptres d’or. Nous remontons aux temps druidiques. Quatre blocs de pierre suffiront demain pour loger les princes de la terre et du ciel. Le budget traitera Dieu comme un directeur général, ou comme un préfet. Que faire dès-lors de l’art de Phidias et de Michel-Ange ? Et puis le marbre et les grands hommes deviennent rares, et la patrie est économe dans sa reconnaissance ; l’inscription du Panthéon lui semble moins onéreuse que la décoration de ses caveaux.

Il en est de même partout. Quelle mine ferait dans les brouillards de la Hollande un héros de marbre blanc que l’atmosphère habillerait constamment d’un manteau de noir de fumée ? Le pudique protestant ne manquerait pas non plus de crier au scandale, s’il voyait introduire le luxe des arts dans ses temples ; il a déjà donné des preuves de son intelligence dans les églises catholiques qu’il a dévastées et récrépies pour en faire un lieu digne de la croyance qu’il y prêche.

Concevez-vous la position d’un sculpteur en Hollande, au milieu de ces villes de briques et de cette population de protestans ? Il en existe un cependant, le seul que j’aie pu y découvrir ; on l’y conserve comme une rareté chinoise ou japonaise ; il s’en faut de peu qu’on ne mette une étiquette sur sa maison, et qu’on ne l’enferme dans une cage de verre. Ce sculpteur est un Belge nommé Royer, que j’avais connu autrefois à Rome, lorsqu’il achevait ses études. Ce Belge habite La Haye, et il n’a pour toute compagnie, dans son profond isolement, que les plâtres moulés qu’il a rapportés de ses voyages. La famille royale fait tout ce qu’elle peut pour lui donner du travail ; tantôt c’est une statue dont le roi fait présent à une ville ou à un musée ; tantôt un buste du prince d’Orange, ou d’une princesse ; tantôt une esquisse, tantôt une copie de l’antique. Quelques amiraux ou des gouverneurs revenus des Indes lui apportent parfois leur tête vénérable à modeler, et presque tous encore reculent devant la dépense d’un marbre. Il y a peu d’années, un grand poète hollandais vint à mourir ; Royer moula son visage, et d’après l’empreinte, il modela un buste admirable d’expression, Eh bien ! le croirait-on ? l’académie d’Amsterdam, la ville natale de ce poète appelé Bilderdyck refusa de commander au sculpteur une reproduction qui pût éterniser la mémoire de son plus illustre écrivain. La même académie ne voulut point consentir à ce qu’une statue de sept pieds et demi, exécutée par Royer, fût admise à la dernière exposition, de peur (ce sont les termes exprès du rejet) que l’introduction du bloc n’endommageât l’escalier du musée. Et la statue, encore enveloppée de sa caisse de sapin, fut renvoyée par les barques au sculpteur. Ce n’est pas de l’artiste que je tiens le fait dont je garantis pourtant l’exactitude : il eût eu sans doute trop à rougir d’un tel aveu. Ce malheureux sculpteur regrette bien sincèrement ses beaux modèles romains et le ciel inspirateur qui vit naître tant de chefs-d’œuvre ; sans la reconnaissance qu’il porte aux augustes personnages dont les encouragemens soutinrent son talent oublié, il aurait déjà quitté ce sol inclément pour aller revoir son soleil et ses marbres d’Italie.

Il résulte de ce que j’ai dit, que la peinture est à peu près le seul art qui soit cultivé et goûté par les Hollandais. Chaque particulier un peu riche possède une collection de tableaux, de dessins ou de gravures, plus ou moins étendue ; les plus belles sont celles de MM. Steengraght et Verstolk Van Zullen à La Haye, et de M. Van Loon à Amsterdam. Les pièces les plus importantes qui les composent sont de Brauwer, de Dow, de Jean Steen, Teniers, Metzu, Terburg, Van der Neer, Van Netzer et Ruysdaël. Elles contiennent aussi les plus magnifiques paysages d’Hobeema. On sait que les œuvres de ce maître sont fort rares. M. Van Loon m’a dit avoir payé l’un de ces paysages, d’une dimension ordinaire, la somme de 16,000 florins (plus de 32,000 francs). La collection de dessins nationaux de M. Van Zullen est peut-être la plus précieuse qui existe en Europe.

Je serais bien venu à parler ici de la littérature hollandaise, puisque toute ma science, en cette matière, consiste à comprendre avec beaucoup de peine cinq ou six lignes du Staat-Courant, le Moniteur de La Haye. Je dois cependant, pour compléter cette série d’observations, hasarder une simple note sur son état actuel.

La langue française est assez familière aux personnes de la classe élevée, pour leur permettre de l’écrire avec quelque correction. Le duc de Saxe-Weimar a publié dans notre idiome, à La Haye, un remarquable récit de sa campagne de Java, et un éminent fonctionnaire s’est efforcé de réfuter, en quatre gros volumes, l’excellente histoire de la révolution belge de M. Nothomb.

La plupart de nos livres modernes sont traduits aussitôt qu’ils paraissent, et alimentent d’ordinaire la curiosité de ceux qui ne peuvent lire l’original dans les contrefaçons de Bruxelles. Il existe aussi quelques écrivains nationaux, dont le plus renommé est un jeune poète, M. Van Lennep, que ses compatriotes ont surnommé le Byron de la Hollande. L’ouvrage le plus estimé de M. Van Lennep est un roman historique tiré des annales de son pays au xvie siècle. J’ignore par quel hasard il n’est pas encore traduit en français. La fable en est quelque peu embrouillée ; on s’accorde généralement à louer les descriptions de lieux et de mœurs qui y sont semées avec abondance ; le style passe pour une des parties les plus brillantes de l’ouvrage. M. Van Lennep a publié les pièces de théâtre dont les titres suivent : Fiesque, le Village sur les limites, Vingt siècles de gloire, une Soirée en 1682, l’Apothéose de Van Speyck. Ses poèmes se composent de pièces détachées et d’idylles académiques auxquelles il faut joindre des traductions de Byron et des légendes au nombre de quatre : le Château de Ter Lude, Adgille, Jacqueline et Berthe, le Combat contre les Flamands[5].

Les publications à gravures et à vil prix, connues sous le nom de pittoresques, ont commencé à déborder dans la Hollande. Les digues et les polders se sont trouvés impuissans contre elles. C’est le trop plein de Paris qui s’écoule de ce côté, après avoir subi toutefois le remaniement de la traduction. Comme tout le monde sait lire dans les états du roi Guillaume, il en résulte que ces compilations obtiennent un succès assez lucratif pour leurs éditeurs.

Je terminerai ici cet aperçu de l’état des arts en Hollande. Comme partout, on y a vu la conscience et le talent de quelques hommes de choix luttant contre l’indifférence et le mauvais goût, et cherchant à empêcher l’idée commerciale et bourgeoise d’éteindre la dernière lueur du sentiment artiste ; le sculpteur renfermé dans son atelier, au milieu des plâtres antiques, pleurant sur le cercueil de briques où repose l’architecture morte ; le peintre cédant quelquefois, pour vivre, à la mesquinerie de son temps, mais d’autres fois aussi fuyant dans les forêts, ou plantant son chevalet au milieu des bricks et des goélettes pour brûler son dernier grain d’encens aux pieds de l’éternelle nature, sa déesse unique et souveraine ; le poète enfin, rompant sa dernière lance contre les pittoresques et les traductions, la forte lance de Vondel, du vieux Shakspeare hollandais ! Qu’ils prennent courage ces soldats de la milice intellectuelle ! Cette rage puritaine d’utilisme passera chez eux et chez nous ; l’esprit des masses ne peut pas toujours se nourrir d’arithmétique ; il faudra bien alors que nos honorables députés consentent à reconnaître la nécessité politique et morale de l’existence des arts, comme un de leurs collègues, sans plus y croire et sans plus la comprendre, décréta jadis l’existence de Dieu.


Alphonse Royer.
  1. Prononcez Koukouk, Skôtle, et Skelfâoute.
  2. Prononcez Yékâoute.
  3. Prononcez Mourenhâout.
  4. Prononcez Guernart.
  5. L’auteur est un jeune homme de beaucoup d’esprit, qui parle très couramment notre langue. Ses succès littéraires et scientifiques lui ont valu la décoration du lion des Pays-Bas, décoration qui a conservé le privilège, fort rare aujourd’hui, de n’être donnée qu’à des gens de mérite. M. Van Lennep m’a révélé un fait que je dois consigner ici, c’est que la langue hollandaise du moyen-âge est absolument la même que l’ancienne langue islandaise. M. Van Lennep comprend comme son propre idiome tous les écrits qui nous sont restés de ce peuple intéressant.

    Ceci me rappelle que dans un voyage récent à l’est de l’Europe j’entendis parler, au fond de la Transylvanie, l’ancienne et pure langue saxonne, qui s’est conservée parmi plusieurs peuplades des monts Carpathes. Si notre savant et illustre historien Augustin Thierry avait eu connaissance de ce fait, quelques centaines de lieues lui eussent épargné peut-être bien des études et des veilles.