Derniers vers (Anna de Noailles)/Visite à Port-Royal-des-Champs
VISITE
À PORT-ROYAL-DES-CHAMPS
L’espace, une tiédeur nuageuse, et le chant
D’une source entravée, et qui va s’épanchant
Dans la mousse touffue. Au lointain se dessine
Le jardin de Pascal, la stèle de Racine,
Le colombier, avec son toit épais et roux,
Dont le modeste aspect tranquillement persiste,
Dominant le lointain et le royal courroux
Qui transperça le cloître et les cœurs jansénistes.
Les tilleuls, neufs et courts, ouvrent des bras tranchants.
Un blanc volubilis, à Port-Royal-des-Champs,
Est, ce matin d’été, brillant dans la résille
Qu’un rais vif du soleil noue ainsi qu’une vrille
À sa faible corolle au parfum de vanille.
Le jour mol et lassé repose sur le val.
Quoi ! c’est sous ce ciel lourd, sur ce morceau de terre,
Dans l’hostile rigueur du monde végétal,
Que l’esprit scrupuleux, moqueur, sublime, austère,
Vit resplendir soudain le Christ oriental
Tel qu’un jour il priait au Jardin des Olives ?
— Ni l’espace distrait, ni le bruit des eaux vives,
Ni le cours régulier des distraites saisons
N’ont imposé le doute à la haute raison !
Et je lève les yeux vers la nue, où s’allongent
Les nuages touffus qui dédaignent nos songes,
Et nous mépriseraient de languir aussi bas !
— Partout où mon regard a scruté la nature
J’ai vu l’effacement muet des créatures,
Sur qui se renouvelle un printanier combat.
Rien ne vient conserver l’humaine réussite !
Pas même une ombre pâle et pas même un écho
Ne flottent dans l’azur où l’été ressuscite
L’avoine scintillante et les coquelicots
Qui règnent sur l’argile où s’écroula César !
Les temples de Sicile, en leurs suaves sites,
Palpitent par le chaud glissement des lézards,
Cependant que les dieux, riants ou redoutables,
Sont inconnus des flots murmurant sur le sable.
— Pascal, suprême esprit, croyant persécuté,
Voici encore un vain, un animal été.
Que reste-t-il de vous, songeur, prince des hommes ?
Le siècle, captivé, vous écoute et vous nomme.
Mais cet encens ne peut toucher votre néant.
Je contemple l’éther, j’entends les océans,
Je suppute en tous sens la ténèbre et l’aurore,
Je confronte l’orgueil des humains et des cieux,
Et vous disiez : « Que de royaumes nous ignorent ! »
Quand votre âme exhalait son rêve ambitieux.
Sur vos cendres, le globe a le même visage.
Les roses poivriers, de leur mince feuillage
Font un dessin ténu sur les brillants chemins
De l’Hellade où marchaient Socrate et Diogène.
Innocence du temps, force que rien ne gêne !
Les caféiers fleuris, au parfum de jasmins,
Enivreront sans fin, de leur heureuse haleine,
Les bois empanachés de l’azur tropical.
Seul l’univers triomphe, ascétique Pascal !
— Et j’erre ce matin dans l’enclos romanesque
Où le bocage étend sa verdoyante fresque,
(Qui, pareille à l’églogue, a des gestes penchants),
Sur l’horizon houleux que vos yeux contemplèrent.
— Beau visage busqué, mon cœur eût su vous plaire
Par l’âpreté rêveuse et triste de mon chant !
J’ai, sans trouver les mots, qu’un seul de vous dépasse,
Tendu l’oreille au calme effrayant de l’espace.
J’ai tout interpellé, j’ai porté tous les faix.
Je connais l’infini du songe insatisfait.
Même avant le tombeau, mon front gît où vous êtes.
J’entends l’éboulement du sable sur la tête,
Et ce sombre « à jamais » niant les paradis !
Tous les doutes poignants, votre voix les a dits.
Et cependant, un Dieu de vos sanglots découle ;
Votre âpre solitude a rejoint une foule.
Vous avez abaissé, sous les cieux ennemis,
La fierté des corps vifs et des corps endormis.
Je reste un vaisseau droit qui domine la houle !…
Midi vient tout à coup, comme un éclatement,
Teinter d’un clair argent le tiède firmament
Où sommeille la pluie.
Un pigeon qui roucoule,
Et dont le chaud soupir va dans l’air s’épanchant,
Voile soudain votre ombre et me rend à moi-même.
— Je m’éloigne de vous, sombre ange trébuchant
À qui la mort offrait des promesses suprêmes.
Un cœur plus accablé refuse tout problème…