Derniers essais de littérature et d’esthétique/Un roman par un liseur de pensée

Un roman par un liseur de pensée[1].

On pourrait dire bien des choses en faveur du système qui consiste à lire un roman à rebours.

En général, la dernière page est la plus intéressante, et lorsqu’on commence par la catastrophe, ou le dénouement, on se sent en termes agréables de familiarité avec l’auteur.

C’est comme si on allait dans les coulisses d’un théâtre. On n’est plus mis dedans, et quand il s’en faut de l’épaisseur d’un cheveu que le héros ne périsse, quand l’héroïne est dans les transes les plus angoissantes, cela vous laisse parfaitement froid.

On connaît le secret jalousement gardé, et on peut se permettre de sourire on voyant l’anxiété tout à fait superflue que les marionnettes de la pièce croient de leur devoir de témoigner.

Dans le cas du roman de M. Stuart Cumberland, l’Insondable profondeur, ainsi qu’il l’intitule, la dernière page donne un vrai frisson, et nous rend curieux d’en savoir plus sur Brown, le médium.

Scène : une chambre capitonnée dans une maison de fous, aux États-Unis.

Un aliéné énonce des propos sans suite ; en se lançant avec fureur à travers la pièce, à la poursuite de formes invisibles.

— Celui-ci, c’est notre cas le plus marqué, dit un médecin en ouvrant la porte de la cellule à l’un des inspecteurs des aliénés. Il était médecin, et il est continuellement hanté par les créations de son imagination. Nous avons à le surveiller de près, car il manifeste des tendances au suicide.

Le fou se jette sur les visiteurs pendant qu’ils battent en retraite, et la porte se fermant sur lui, il se laisse tomber sur le sol avec un hurlement.

Une semaine après, le cadavre de Brown le médium est découvert, pendu au bec de gaz de sa cellule.

Comme on voit tout avec clarté ! Quelle force, quelle netteté dans le style ! Et quel air de réalisme dans cette simple mention d’un « bec de gaz ».

Certes, l’Insondable profondeur est un livre à lire.

Et nous l’avons lu, et même avec grande attention.

Bien que l’autobiographie y tienne une grande place, ce n’en est pas moins une œuvre de fiction, et quoi que la plupart d’entre nous soient d’avis qu’elle ne servira guère à démasquer ce qui est déjà démasqué, et à révéler les secrets de Polichinelle, il y aura sans doute bien des gens qui apprendront avec intérêt les trucs et les supercheries d’ingénieux médiums avec leurs masques de gaze, leurs baguettes télescopiques, leurs invisibles fils de soie, avec les étonnants coups qu’ils savent produire par le simple déplacement du muscle long-péronier.

Le livre débute autour du lit de mort de l’Alderman Parkinson.

Le Docteur Josiah Brown, éminent médium, lui donne ses soins et s’évertue à réconforter le brave négociant par la production de coups secs dans le bois de lit.

Mais M. Parkinson, qui désire vivement revenir auprès de Mistress Parkinson, après sa mort, sous une forme matérialisée, ne se tient pour satisfait qu’après avoir obtenu de sa femme la promesse solennelle de ne point se remarier, car à ses yeux, un mariage serait de la vraie bigamie. Après avoir reçu d’elle cette promesse formelle, M. Parkinson meurt, et son âme, au dire du médium, est escortée jusqu’aux sphères par une « troupe d’anges en robes blanches ». Tel est le prologue.

Le chapitre suivant a pour titre « Cinq ans après. »

Violette Parkinson, fille unique de l’Alderman, aime Jack Alston, qui est « pauvre, mais intelligent ». Mistress Parkinson ne veut pas entendre parler de mariage jusqu’au jour où feu l’Alderman se sera matérialisé et aura donné son consentement formel.

Une séance a lieu, où Jack Alston démasque le médium et fait voir l’imposture du Docteur Brown : ce qui est une sottise de sa part. En effet, il est chassé de la maison par Mistress Parkinson, furieuse, dont la confiance envers le docteur n’est pas le moins du monde ébranlée par cette malencontreuse révélation.

Voilà donc les amants séparés.

Jack s’embarque pour Terre-Neuve, fait naufrage, et est soigné avec attention, peut-être avec trop d’attention, par La-Ki-Wa, ou l’Étoile Brillante, jeune et charmante Indienne qui appartient à la tribu des Micmacs.

C’est une créature enchanteresse, qui porte un « collier fait de treize pépites d’or pur », une couverture de fabrication anglaise, et des pantalons de cuir tanné. En somme, ainsi que le fait remarquer M. Cumberland, elle a l’air d’être la « personnification de l’aube fraîche emperlée de rosée. »

Lorsque Jack, revenant à lui, la voit, il lui demande naturellement qui elle est.

Elle répond, en ce langage simple que nous a fait aimer Fenimore Cooper :

— Je suis La-Ki-Wa ; je suis la fille unique de mon père, le Grand Pin, chef des Dildoos.

Elle parle très bien l’anglais, et M. Cumberland nous en informe.

Jack lui confie aussitôt le télégramme suivant, qu’il écrit au verso d’un billet de cinq livres : « Miss Violette Parkinson, Hôtel Kronprins, Franzensbad, Autriche. — Sauvé — Jack. »

Mais La-Ki-Wa, chose fâcheuse à dire, se tient ce langage : « Le Blanc appartient à Grand-Pin, aux Dildoos, et à moi » et n’a garde d’envoyer le télégramme.

Par la suite, La-Ki-Wa offre sa main à Jack, qui la refuse et, avec la dureté de cœur qui est le propre des hommes, lui offre une affection fraternelle.

La-Ki-Wa regrette naturellement d’avoir prématurément laissé voir sa passion, et elle pleure :

— Mon frère, fait-elle, va croire que j’ai le cœur timide d’un daim avec la voix pleurante d’une papoose. Moi, la fille du Grand-Pin… Moi, une Micmac, montrer la peine que j’ai au cœur ! O mon frère, j’en suis confuse.

Jack la réconforte avec les vains sophismes d’un être civilisé et lui fait présent de sa photographie.

Pendant qu’il se rend au steamer, il reçoit de Gros Daim un morceau salé d’une enveloppe de biscuit.

La-Ki-Wa y a écrit l’aveu de sa conduite coupable à propos du télégramme :

« Il eut, nous dit M. Cumberland, des idées très amères au sujet de La-Ki-Wa, mais elles s’adoucirent par degrés, quand il se fut souvenu de ce qu’il lui devait. »

Tout finit heureusement.

Jack arrive en Angleterre juste assez à temps pour empêcher le Docteur Josiah Brown de magnétiser Violette, que l’intrigant docteur voudrait bien épouser, et il jette son rival par la fenêtre.

La victime est retrouvée « contusionnée et couverte de sang parmi les débris des pots à fleurs » par un policeman comique.

Mistress Parkinson garde la foi au spiritisme, mais elle ne veut plus entendre parler de Brown, après avoir découvert que la « barbe matérialisée » de feu l’Alderman était en « horrible, en grossier crin de cheval. »

Jack et Violette s’épousent enfin et Jack est assez cynique pour envoyer à « La-Ki-Wa » une autre photographie.

Quant à la fin du docteur, elle a été rapportée ci-dessus.

Si nous avions ignoré ce qui l’attendait, nous n’aurions pas été sans peine jusqu’au bout du livre.

Il y a trop, beaucoup trop de rembourrage à propos du Docteur Slade, et du Docteur Bartram, et autres médiums.

Les considérations sur l’avenir commercial de Terre-Neuve paraissent n’en pas finir. Elles sont insupportables.

Toutefois, il y a plus d’une sorte de public, et M. Stuart Cumberland est toujours assuré d’un auditoire.

Son défaut principal est la tendance au bas comique, mais il est des gens qui goûtent le bas comique dans la fiction.


  1. Pall Mall Gazette, 5 juin 1889.