Derniers essais de littérature et d’esthétique/Poésie et Prison

Poésie et Prison[1].

La prison a produit un admirable effet sur M. Wilfrid Blunt poète[2].

Les Sonnets d’amour de Proteus, en dépit de leurs ingénieuses modernités à la Musset, de leur esprit rapide et brillant, n’étaient tout au plus qu’affectés ou fantaisistes.

Il n’y avait là que les souvenirs d’humeurs, de moments transitoires, tantôt de mélancolie, tantôt de douceur, et assez souvent ils étaient susceptibles de faire rougir.

Leur sujet n’avait rien d’élevé. Ils n’avaient pas de portée sérieuse.

On y trouvait bien des choses capricieuses et faibles.

D’un autre côté, In Vinculis[3] est un livre qui nous remue par la belle sincérité de son objet, sa pensée hautaine et passionnée, la profondeur et l’ardeur dans l’intensité du sentiment.

« L’emprisonnement, dit dans sa préface M. Blunt, est une réalité de discipline fort utile pour l’âme moderne, bercée qu’elle est par la paresse et le laisser-aller physique. Ainsi qu’une maladie ou une retraite spirituelle, il purifie et ennoblit, et l’âme en émerge plus forte et plus concentrée en soi ».

Certainement l’emprisonnement fut pour lui une manière de purification.

Les sonnets du début, composés dans la morne cellule de la prison de Galway et écrits sur les feuillets de garde du livre de prières du prisonnier, sont pleins de choses noblement pensées, noblement exprimées, et montrent que, si M. Balfour peut imposer le « régime de droit commun par ses réglements sur les prisons », il ne saurait empêcher « la hauteur de pensée », non plus que limiter, gêner en quoi que ce soit la liberté d’une âme d’homme.

Ce sont naturellement des œuvres d’une personnalité intense dans son expression.

Il ne pouvait en être autrement.

Mais la personnalité qu’elles révèlent n’a rien de mesquin, rien de bas.

Le cri pétulant de l’égoïste superficiel qui était la marque caractéristique des Sonnets d’amour de Proteus ne se trouve plus ici.

Il a fait place à une douleur ardente, à un dédain terrible, à une rage farouche, à une passion pareille à la flamme.

Un sonnet comme le suivant jaillit vraiment du foyer d’un cœur et d’un cerveau en feu :

    Dieu le sait, ce ne fut point d’après un plan mûri d’avance
    que je quittai le confortable séjour de ma paix,
    et que je cherchai cette lutte contre l’Impie,
    et que sans trêve, pendant des années qui ne cessent point,

    j’ai guerroyé avec les Puissances et les Principautés.
    L’âme que m’a faite la Nature, avant l’heure de ces querelles,
    était comme une sœur soucieuse de plaire,
    aimant tout, et par-dessus tout, le clan des hommes.

    Dieu le sait. Et il sait combien les larmes de l’Univers,
    me touchèrent. Et il est témoin de ma colère,
    sait comment elle s’alluma contre les meurtriers

    qui assassinaient pour de l’or, et comment sur leur route
    j’allai à leur rencontre. Et depuis ce jour-là, le monde en armes
    frappe droit à ma vie avec des colères et des alarmes.

Et le sonnet que voici a toute la force étrange de ce désespoir qui n’est que le prélude d’une espérance plus vaste :

    Je croyais accomplir un exploit de chevalerie,
    un acte de valeur, qui peut-être, aux yeux de celle
    qui fut ma maîtresse, laisserait un souvenir,
    comme parmi les nations. Et lorsqu’ainsi la bataille

    faiblit, et que des hommes jadis hardis, la figure blême,
    se tournèrent çà et là, cherchant des excuses à leur fuite,
    seul, je tins ferme, et par la supériorité de l’agresseur
    je fus accablé et mutilé cruellement.

    Alors je me traînai à ses pieds, devant celle dont la cause chérie
    m’avait engagé dans ces hasards, et je lui dis : « Regarde,
    les blessures que je reçus pour toi dans ces guerres ».

    Mais elle : « Pauvre estropié, crois-tu donc que j’épouserais
    un tronc sans membres ?… » Elle rit et se détourna de moi.
    Pourtant elle était belle et se nommait « La Liberté ».

Le sonnet qui commence ainsi :

    Une prison est un couvent sans Dieu :
    Pauvreté, chasteté, obéissance.
    Voilà ses règles

est très beau, de même que le suivant, écrit aussitôt après avoir franchi la porte de la prison :

    Nu j’entrai dans le monde de plaisir,
    Et nu j’entre en cette maison de souffrance.
    Ici, à cette porte je dépose le trésor de ma vie,
    mon orgueil, mes vêtements, et le nom que je portais parmi les hommes.

    Désormais le monde et moi nous serons comme deux.
    Aucun bruit de moi ne percera, pour le bien ou le mal,
    ces murs de douleur, ni je n’entendrai le vain
    rire et les larmes de ceux qui m’aiment encore.

    Ici quelle vie nouvelle m’attend ? Peu d’aise,
    une froide couche, des nuits sans sommeil,
    les ordres d’une voix dure, aucune voix qui apaise, qui plaise.

    Pour amis, de pauvres voleurs, pour livres des réglements sans
      signification.
    Cela, c’est la tombe, — non c’est l’enfer. Pourtant, ô Seigneur de
      puissance
    mon esprit, dans la lumière, verra encore la lumière.

Mais disons-le, tous les sonnets méritent d’être lus, et le Canon d’Aughrim la plus longue pièce du livre, est une description de main de maître, une description dramatique de la vie tragique du paysan irlandais.

La littérature ne doit pas grande reconnaissance à M. Balfour pour sa sophistique Apologie du doute philosophique, un des livres les plus ternes que nous connaissions, mais il faut reconnaître qu’en envoyant M. Blunt en prison, il a fait d’un rimeur habile un poète plein de gravité et de pensée profonde.

L’enceinte étroite de la cellule de prison semble bien en rapport avec l’étroit espace de terrain dont dispose le sonnet, et un injuste emprisonnement pour une noble cause donne à la nature de la force autant que de la profondeur.


  1. Pall Mall Gazette, 3 janvier 1889.
  2. WILFRID SCAWEN BLUNT, diplomate de 1858 à 1869. Après sa démission, il voyagea, soutint Arabi-Pacha (1882). En 1887, il prit part en Irlande au mouvement d’opposition à la Coercition et fut emprisonné à Galway et à Kilmainham pour avoir convoqué un meeting public dans le district de Woodford en 1888. C’est à la suite de cette incarcération qu’il publia In Vinculis (Note du traducteur.)
  3. In Vinculis, par Wilfrid Scawen Blunt, auteur du Vent et Tourbillon, des Sonnets d’amour de Proteus, etc., etc.