Derniers essais de littérature et d’esthétique/M. Morris, au sujet de la tapisserie

M. Morris, au sujet de la tapisserie[1].

Hier soir, M. William Morris a fait une très intéressante et très attrayante conférence sur le tissage du tapis et de la tapisserie, à l’Exposition des Arts et Métiers qu’abrite actuellement la nouvelle Galerie.

M. Morris avait deux petits modèles des deux métiers employés, celui du tapis, où l’ouvrier est assis en face de son ouvrage et le métier à tapisserie plus compliquée, où le tisserand est assis en arrière, tournant le dos à son travail, a son dessin esquissé sur les fils verticaux, et voit, dans un miroir, l’image du modèle, ainsi que le tableau, à mesure que celui-ci tend à son achèvement.

Il s’est étendu longuement sur la question des teintures, a fait l’éloge de la garance et du kermès pour les rouges, du précipité de fer ou ocre pour les jaunes, et de l’indigo ou du pastel pour les bleus.

En arrière de l’estrade, étaient suspendus une jolie tapisserie flamande du quatorzième siècle et un superbe tapis de Perse datant d’environ deux cent cinquante ans.

M. Morris a fait remarquer la beauté du tapis, son délicat dessin de fleur d’épine-vinette, d’iris et de roses, l’absence voulue d’imitation et de teintes dégradées.

Il a montré les combinaisons qui réalisent la grande qualité du dessin décoratif, qui est à la fois la clarté et la netteté dans la forme, chaque contour étant d’un tracé exquis, chaque ligne bien marquée dans son intention et sa beauté, et l’effet total étant celui de l’unité, de l’harmonie, presque du mystère, les couleurs étant si parfaitement assorties entre elles, et les petites indications de couleurs claires si habilement disposées soit pour le ton, soit pour l’éclat.

Les tapisseries, a-t-il dit, étaient pour le Nord ce que la fresque était pour le Sud, notre climat étant un nombre des raisons qui guidaient dans le choix des matières destinées à couvrir les murs.

L’Angleterre, la France et les Flandres furent les trois grands pays des tapisseries. Les Flandres, grâce à leur grand commerce, marchèrent en tête par la splendeur des couleurs, et leur superbe dessin gothique.

La note fondamentale de la tapisserie, le secret de son charme, consistait, ainsi que M. Morris l’apprit à son auditoire, à couvrir tous les coins, et jusqu’au dernier pouce de surface, de dessins gracieux, fantaisistes et suggestifs.

De là ces merveilles des grandes tapisseries gothiques, où les arbres de la forêt se montrent en différents endroits, l’un par-dessus l’autre, chaque feuille parfaite en sa forme, en sa couleur, en sa valeur décorative, pendant que simplement vêtus, en costumes d’un beau dessin, des chevaliers et des dames se promenaient en des jardins richement fleuris, et chevauchaient, le faucon au poing, par de longs arceaux de verdure, ou s’asseyaient pour écouter le luth et la viole, sous des tonnelles émaillées de fleurs ou près de fraîches et gracieuses eaux.

D’un autre côté, lorsque le sentiment gothique fut mort, que Boucher et d’autres se mirent à dessiner, ils nous produisirent de vastes étendues de ciel bleu, une perspective soignée, des nymphes prenant des roses, et cela traité d’une façon superficielle, artificielle.

Vraiment, Boucher est sorti meurtri assez cruellement des mains vigoureuses de M. Morris. Il fut copieusement injurié, et les Gobelins modernes, ainsi que les cartons de M. Bouguereau, n’ont pas eu plus de chance.

M. Morris a conté quelques charmantes anecdotes au sujet des antiques travaux en tapisserie, du temps où, dans les tombes égyptiennes, les morts étaient ensevelis dans ces étoffes à dessins, dont quelques spécimens se voient au Musée de South Kensington, jusqu’au temps du Grand Turc Bajazet, qui, ayant fait prisonniers quelques chevaliers chrétiens, ne voulut accepter d’autre rançon pour eux que « des tapisseries historiées de France, et des gerfauts ».

En ce qui concerne l’emploi de la tapisserie dans les temps modernes, M. Morris a fait remarquer que nous étions plus riches que le Moyen-Age, et qu’ainsi nous devrions être mieux en mesure d’encourager cette façon charmante de couvrir les murs, qui est absolument sans rivale au point de vue du ton artistique.

Il a dit que la limitation imposée par la matière et la forme obligeait même le dessinateur doué d’imagination à nous créer quelque chose de vraiment beau et décoratif.

« A quoi bon mettre l’artiste dans un champ de douze acres et lui dire de dessiner une maison ? Donnez-lui un espace limité, et il se voit obligé par cette limitation, à concentrer et à remplir uniquement de choses attrayantes la surface étroite dont il dispose ».

L’ouvrier donne aussi au dessin original une très parfaite richesse de détail, et les fils, avec leur couleur variée et leurs délicats reflets, ajoutent à l’œuvre une nouvelle source de plaisir.

« Là, a-t-il dit, nous trouvons une parfaite unité entre l’artiste doué d’imagination et l’ouvrier manuel. »

Le premier n’avait point une liberté excessive ; le second n’était point un esclave.

L’œil de l’artiste voyait, son cerveau concevait, son imagination créait, mais la main du tisserand avait aussi son rôle dans l’œuvre merveilleuse. Elle ne copiait pas une chose déjà faite, mais créait une seconde fois, donnait une forme nouvelle et attrayante à un dessin qui avait besoin, pour atteindre à sa perfection, du concours de la navette, et devait traverser une matière différente et admirable avant que sa beauté eût une véritable floraison, pour qu’elle s’épanouit en une expression absolument juste, en effet artistique.

Mais, a dit M. Morris pour conclure, pour avoir de grandes œuvres, il faut que nous en soyons dignes.

Le mercantilisme, avec son méprisable dieu, le Bon Marché, son indifférence calleuse envers l’ouvrier, sa vulgarité innée de nature, voilà notre ennemi.

Pour gagner quelque chose de bon, il nous faut sacrifier quelque chose de notre luxe, il faut que nous pensions davantage à autrui, davantage à l’État, au bien public.

« Nous ne saurions obtenir à la fois la richesse et le luxe, a-t-il dit, nous devons faire choix entre eux ».


  1. Pall Mall Gazette, 2 novembre 1888.