CHAPITRE XX

QU’AJOUTERONT LES TRAVAUX DU XIXE SIÈCLE À NOTRE GLOIRE LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE ?


Au moment où va finir ce siècle que j’ai vécu presque tout entier, j’éprouve parfois le besoin de reporter mes regards en arrière et d’embrasser dans leur ensemble ses quatre-vingt-dix-sept années. Je me demande quelle figure il fera devant la postérité ; s’il paraîtra digne de ses deux illustres aînés ; quelle part personnelle, quelle part d’invention, de génie, il apportera à notre patrimoine de gloire intellectuelle : je dis intellectuelle, car mon étude portera seulement sur deux points : la littérature et la science.

Je crois avoir démontré, par l’exemple de Lamartine et de Victor Hugo, que l’avènement de la poésie lyrique dans notre littérature est l’œuvre du XIXe siècle. Mais je n’ai pas tout dit, car je n’ai parlé que des deux chefs. Or, autour d’eux, à côté d’eux, un peu au-dessous d’eux, s’étage et brille un groupe de poètes, bien autrement dignes que les artistes du XVIe siècles, du beau nom de Pléiade. Autant d’individus, autant d’individualités. A. de Musset, de Vigny, Béranger, Casimir Delavigne, Th. Gautier, Auguste Barbier, Leconte de l’Isle ― je ne parle que des morts- ont leur génie à eux, leur gloire à eux. Ils comptent, autour de ces deux astres de première grandeur, comme autant d’étoiles fixes ; ils font du Signe des deux Gémeaux, une constellation.

N’y a-t-il pas là un phénomène littéraire bien extraordinaire ? Où en trouver un second exemple ? Où ? Dans le XIXe siècle lui-même. Oui ! le XIXe siècle nous offre, trois fois encore, dans trois autres genres de travaux différents, le Roman, l’Histoire et la Science, ce même sujet d’étonnement et d’admiration : la création d’une grande école, avec une foule de créateurs.

Un coup d’œil comparatif, jeté sur les deux siècles précédents, expliquera ma pensée.

Je commence par le Roman.

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Qu’à été le Roman au XVIIe siècle ? Rien, car une seule œuvre a survécu : la Princesse de Clèves. Récit charmant, exquis, d’une grâce de forme délicieuse, mais où l’aimable auteur a quelque peu faussé son sujet, en prêtant aux chevaliers du XVIe siècle la délicatesse raffinée de sentiments et de langage des grands seigneurs de la cour de Louis XIV.

Au XVIIIe siècle, l’horizon s’élargit, le Roman prend une importance réelle. Gil Blas, les Romans de Voltaires, les Contes de Diderot, la Nouvelle Héloïse, Manon Lescaut, et cet admirable et abominable livre qui s’appelle les Liaisons dangereuses sont autant d’ouvrages originaux et durables. Malheureusement, ils sont tous marqués de la même tare. Tous, ils se meuvent dans un monde inférieur et malsain. Le Sage ne nous montre que des coquins ; l’abbé Prévost et Laclos que des coquines. La sentimentalité de Rousseau est mêlée partout de je ne sais quel manque de délicatesse qui touche à la grossièreté, et Diderot en a plus dit que je n’en saurais dire en un seul mot : Rien de plus doux que les faveurs d’une honnête femme ! Pas un souffle d’air pur dans tout cela.

Mais, vers les dernières années du siècle finissant, c’est-à-dire à l’aube du siècle qui va naître, (le XIXe siècle commence en 89), paraît tout à coup un Roman qui n’est pas moins qu’une révolution. Sujet, mœurs, personnages, situations, tout, dans ce chef-d’œuvre, étonne et enchante, tout, même le ciel sous lequel il se passe. Paul et Virginie nous ouvre à la fois deux nouveaux mondes, le monde de la nature avec toutes ses splendeurs, le monde de l’âme dans toute sa pureté. Cette jeune fille, préférant la mort à la honte de paraître nue devant l’homme qui veut la sauver, n’est-elle pas l’image même de la pudeur ? Après Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand : Atala, elle aussi, sacrifie sa vie à son vœu de chasteté, et c’est sous les auspices de ces deux génies poétiques, que le Roman moderne entre dans sa voie nouvelle : l’idéal.

Les années s’écoulent, puis, bientôt, peu à peu, un à un, l’élite des plus illustres écrivains du XIXe siècle pénètre et se répand dans le domaine entier de la fiction romanesque. Chacun y représente un côté différent : Balzac, le Roman social ; E. Sue, le Roman socialiste ; G. Sand, le Roman de la passion ; A. de Musset, le Roman de la fantaisie ; A. Dumas, le Roman historique ; O. Feuillet et Sandreau, le Roman du grand monde... Je m’arrête, car ces noms sont dans toutes les mémoires, et il me suffira d’y joindre Lamartine et Victor Hugo, qui n’ont pas besoin d’être définis, et Mérimée, déjà classique, pour avoir le droit de dire que, pendant soixante ans, le Roman a jeté dans notre littérature un éclat d’imagination incomparable et qui dure encore. Je n’en veux pour preuve que les obsèques d’A. Daudet. Cette cérémonie funèbre a ressemblé à un triomphe. Tombé la plume à la main, A. Daudet est passé tout à coup de la renommée à la gloire. Il a été acclamé autant que pleuré. Pourquoi ? Parce que cette acclamation a été en même temps une protestation ! Une protestation contre cette littérature fuligineuse et délétère qui a, trop longtemps, sali les livres et les cœurs. On n’en veut plus. Qu’est-ce que l’immense et légitime succès de Cyrano de Bergerac ? Encore une protestation, et ce qu’on a salué avec tant d’enthousiasme dans Alphonse Daudet c’est le dernier représentant de l’École du Roman moderne, tel que l’ont créé nos maîtres du XIXe siècle, c’est-à-dire l’École du charme, de l’invention, de l’émotion, de la lumière, de l’esprit français.

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Après le Roman, l’Histoire. Quatre chefs-d’œuvre la représentent au XVIIe siècle. D’abord, cet étrange livre, admirable comme forme, et presque puéril comme fond ; parti à la fois d’un génie immense et d’un esprit étroit, le Discours sur l’histoire universelle. Faire tourner les nations du monde et les âges innombrables de l’Univers autour d’une petite peuplade de Judée est certainement une conception aussi fausse que mesquine. Mais il en sort des pages si merveilleuses ; le style y est d’une telle magnificence ; les tableaux grandioses, les considérations profondes, les portraits de souverains, les portraits de grands hommes et de grands peuples s’y succèdent avec une telle profusion, qu’en lisant ce livre on se croit transporté dans un temple de Thèbes ou de Memphis. Quelques parties seules y restent debout, on s’y promène au milieu des ruines, mais ces ruines sont autant de monuments. Rien de plus immortel que ce livre à moitié frappé de mort.

Viennent ensuite trois ouvrages d’autant plus originaux que leurs auteurs ne sont pas des écrivains de profession. Retz, Saint-Simon, le chevalier de Grammont. Tous trois écrivent de génie, en amateurs, en grands seigneurs ; et, libres ainsi de toute convention, ils nous offrent trois types accomplis et absolument dissemblables de cette prose du XVIIe siècle, qui n’a d’égale, je crois, dans aucune langue. Mais les Mémoires, qui offrent à l’écrivain les matériaux d’histoire admirables, qui occupent une place si importante dans l’histoire, ne sont pas de l’histoire. Rien là qui ressemble à une grande école historique.

Au XVIIIe siècle, même observation. Certes, l’Esprit des lois et l’"Essai sur les mœurs sont des œuvres profondes et puissantes, mais isolées. La Grandeur et la Décadence des Romains est un livre admirable, mais individuel. L’Histoire de Charles XII et l’Histoire du siècle de Louis XIV sont deux livres charmants comme narration, mais individuels. Je vois là deux historiens illustres, je ne vois pas encore de grande école historique.

Arrive le XIXe siècle. Quel changement !

Quatre générations d’écrivains supérieurs se succèdent ou s’entremêlent, tendant toutes à un but nouveau et commun, mais par quatre routes différentes.

Au début, trois historiens-poètes : Chateaubriand, Augustin Thierry, Michelet.

Leur programme est le même : Recherche de la vérité et de l’art, et de l’art par la vérité.

Chacun suit sa voie.

Chateaubriand, au milieu d’autres travaux, ne jette sur le passé qu’un coup d’œil, mais c’est le coup d’œil du génie. On dirait une de ces projections électriques qui remplissent l’horizon d’une lumière si vive et si crue, que les objets les plus lointains sont transportés devant nos yeux et deviennent proches.

Augustin Thierry s’honore d’être son disciple, mais sans être son imitateur.

Lui-même nous a raconté, dans des pages qu’on n’a pas oubliées, ses longs voyages de découvertes à travers le XIe siècle ; ses stations de huit heures, au fort de l’hiver, dans les galeries glaciales de la bibliothèque Richelieu ; au plus fort de l’été, dans l’atmosphère caniculaire de l’Arsenal, de Sainte-Geneviève et de l’Institut. Penché sur ces monceaux de papiers et de parchemins noirs de poussière, il va, fouillant les chartes, les chroniques, les manuscrits, les légendes ; il écoute les chants des bardes, les cris de désespoir des vaincus ; il rassemble pièce à pièce, membre à membre, tous ces morts tombés en poussière, et au bout de longues années de séjour dans le royaume des ombres, il en sort, les yeux perdus, mais un livre à la main, un livre qui est à la fois une histoire et un poème : La Conquête de l’Angleterre par les Normands.

Michelet, aussi, s’est peint lui-même dans son passage aux Archives Nationales ; il ne se contente pas d’étudier les documents de toute sorte. Le soir, resté seul, il erre, il se promène dans les grandes salles vides comme dans des catacombes ; il y respire ; il y aspire l’âme des siècles évanouis, et il l’a fait passer dans ses livres.

Chateaubriand est un initiateur, Augustin Thierry un résurrecteur, Michelet un évocateur.

Après les poètes, un groupe plus austère.

Même recherche consciencieuse de la vérité.

Même respect pour les faits ; seulement, au lieu d’en tirer de la poésie, ils en tirent des idées. Ce sont les historiens généralisateurs. Citer Guizot, Fustel de Coulanges, Tocqueville, Mignet, c’est dire tout ce que leurs fortes doctrines ont apporté d’autorité et de gravité à notre école historique.

Avec les généralisateurs, les grands narrateurs, que je résume en Thiers.

Enfin, depuis vingt-cinq ans, a surgi une quatrième génération qui, tout en dérivant des trois autres, s’en distingue par une poursuite plus ardente, plus âpre, je dirai plus implacable de la vérité dans l’histoire. Archives de tous les pays, bibliothèques privées et publiques, manuscrits de famille, correspondances secrètes ; ils dépouillent tout ! Ils dévoilent tout ! Ils démasquent tout ! Ils revisent les grands problèmes. Ils refont les portraits des grands hommes ; et comme leurs études portent presque toutes sur le XIXe siècle, c’est-à-dire sur ce qui nous touche, ils nous passionnent en nous instruisant, et jettent un flot de vie puissante et nouvelle dans l’étude du passé.

Je disais quelque chose de tout cela un jour à l’Académie à un des plus brillants représentants de cette jeune école. ― « Si vous parlez de nous, me dit-il vivement, n’oubliez pas de nous faire des reproches. ― Quels reproches ? ― Ceux que nous méritons. ― Lesquels ? ― Notre besoin de creuser nous cantonne forcément dans tel ou tel coin de l’histoire. Nous oublions les idées générales. ― Tant mieux, lui répondis-je. Dans l’état actuel de toutes les connaissances humaines, on ne peut être quelqu’un, faire quelque chose, qu’en ne faisant qu’une seule chose. La spécialité seule mène à la supériorité. Le progrès général résulte de la réunion de tous les progrès particuliers. C’est justement parce que vous vous cantonnez dans un coin de l’histoire, que vous apportez une force de plus à cette école historique, qui est un des titres d’honneur du XIXe siècle. »

* * *

Arrivons au complément de cette étude, à la Science.

Ici, je confesse l’embarras où je me suis trouvé. Je ne me sentais plus sur mon terrain. Je ne suis rien moins qu’un savant, et je n’avais nulle compétence pour parler de la Science.

Heureusement le hasard me vint en aide.

Le jour de la réception de M. Vandal, je me rencontrai sur l’escalier de notre bibliothèque avec un des mes confrères de l’Académie, un de ces hommes qu’on a bien raison de questionner, car, en le quittant, on en sait toujours plus qu’en l’abordant. Je vous le désignerai suffisamment si j’ajoute que c’est un grand savant qui est un très habile écrivain. En le voyant, saisi par je ne sais quelle inspiration subite, je lui dis à brûle-pourpoint : « Comment caractériseriez-vous le grand mouvement scientifique de notre siècle ? ― Comment ? me dit-il vivement, par un seul mot : C’est une explosion. Nos pères avaient commencé à charger la pièce d’artillerie, mais c’est nous qui avons tiré le coup de canon. ― Dites les coups de canon ! répondisje en riant, car, depuis soixante ans, ils ne s’arrêtent pas ! Tous les jours, explosions nouvelles ! inventions nouvelles ! découvertes nouvelles ! Voudriez-vous me nommer quelques-uns de ces grands esprits ?

― D’abord, au début, deux naturalistes de génie, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire.

― Je les ai connus tous les deux. Mais après eux ?

― Un physicien, Fresnel, que ses travaux sur la lumière l’ont immortalisé.

― Et après Fresnel ?

― Un astronome, Leverrier. Leverrier a lu dans le ciel, le front penché sur sa table de travail. Il n’a pas dit : Une planète est là ! Il a dit : Elle doit être là, et elle y était. Leverrier est le témoignage le plus frappant de la puissance du calcul... et du travail.

― Et après Leverrier ?

― Un mathématicien, un physicien, un chimiste, Ampère ! Ampère est, je crois, le plus prodigieux cerveau de notre temps. Il a touché à tout dans le domaine de la science, il a inventé partout, et il est resté partout l’homme de la Science pure. Son admirable mémoire sur l’électricité se termine par cette petite note jetée négligemment au bas de la page : « Pourrait servir à la transmission des nouvelles. »

― Et après Ampère ?

― Un simple minéralogiste, si vous consultez l’Annuaire de l’Institut, mais ce minéralogiste a joint la chimie à la minéralogie, et il a élevé ces deux sciences à une telle hauteur, qu’elles sont devenues : la science de la nature. Ajoutez que ce grand homme a eu tout à la fois le génie de la méthode et le génie de l’invention, et qu’on peut l’appeler, en outre, le bienfaiteur de l’humanité, c’est Pasteur ! Arrêtons-nous à ce nom, et disons, mon cher confrère, que dans l’avenir, quand on voudra qualifier notre siècle, on l’appellera le siècle de la science.

― Je réclame ! répliquai-je vivement, je réclame pour la poésie lyrique, pour le roman, pour l’histoire, et je complète votre définition en disant : Le XIXe siècle est le siècle de la science... et de l’imagination ! »

Là-dessus, nous nous séparâmes, je m’en retournai chez moi tout songeur, et le soir, mes pieds sur les chenets, je pensai à part moi : Allons, mon cher XIXe siècle, tu peux mourir, tu as bien accompli ta tâche ! Si le XVIIIe siècle a mérité, comme le demandait Michelet, le titre de grand, pour nous avoir conquis, rien que par la puissance de la plume, la liberté de conscience et l’égalité devant la loi ; Toi aussi, tu as fait ce que tes deux illustres prédécesseurs n’ont pas fait ; Toi aussi, tu nous as ouvert les routes inexplorées dans le domaine de l’art et de la pensée, et nous, tes fils, nous avons le droit de dire : l’antiquité a eu deux grands siècles : Athènes, le siècle de Périclès ; Rome, le siècle d’Auguste ; la France est plus heureuse, elle en a trois.