CHAPITRE XVIII

LES TROIS DUMAS[1]


Certes, le général noir, Alexandre Dumas, a été une créature bien extraordinaire.

Certes, son fils était un être phénoménal. Certes, notre Alexandre Dumas, troisième du nom, tient dans son art une place qui n’est qu’à lui.

Mais il y a quelque chose de plus étonnant encore, c’est la façon dont ce père, ce fils et ce petit-fils se sont fondus ensemble, s’ajoutant l’un à l’autre, influant sur la nature l’un de l’autre, complétant la vie l’un de l’autre et arrivant à ce résultat inouï : rester trois et ne former qu’un. Ce ne sont pas trois individus, c’est une race. Ce ne sont pas trois drames, c’est une trilogie. Quelle leçon d’atavisme en action ! Quel argument pour l’abolition de l’esclavage ! Allez donc parler de l’infériorité de la race noire, quand vous voyez sortir d’une famille d’esclaves trois pareils exemplaires de l’homme !

L’aïeul a fourni le moule et le métal. Le métal est solide, le moule est superbe. Six pieds de haut ! Une musculature à la Michel-Ange ! Une forêt de cheveux noirs, crépus, entortillés, se tenant debout et formant couronne autour de sa tête ! Des yeux à la fois noirs et étincelants, comme des charbons allumés. Un teint d’ébène poli, des dents de coco, des lèvres couleur de sang ! Le dedans est pareil au dehors : on dirait que le soleil des Antilles a fait pousser en lui des qualités d’audace, d’énergie, de passion, gigantesques comme les végétations tropicales. À cheval, c’est un centaure ; à pied, c’est un hercule ; dans la bataille, c’est un héros.

Arrive celui qui sort de lui. Le type a un peu baissé. Cinq pieds dix pouces… pas plus ! Mais c’est la même exubérance de vie, le même bouillonnement de sève, le même esprit d’aventure héroïques ! Seulement, le fils a changé d’arme. Au lieu d’une épée, une plume. Mais, quelle plume ! Créatrice, féconde, jetant dans le monde tout un peuple d’êtres où revit son père ! Qu’est-ce, en effet, que d’Artagnan, Porthos, Bussy, Chicot, La Môle, sinon le général noir, aux seizième et dix-septième siècles, c’est-à-dire le chevaleresque mêlé à l’héroïque ! Le fils a jeté sur la race un rayonnement de gaieté, de bonté, d’esprit, d’imagination ; c’est la gloire poétique greffée sur la gloire militaire ! La grâce française unie à la fougue africaine. Quel joli croisement de races !

Arrive enfin le troisième porteur du nom. Qu’a-t-il ajouté à l’héritage paternel et que doit-il à ses pères ? Il leur doit d’abord ce qu’il était à vingt ans. Plus rien d’un colosse, mais un grand garçon bien découplé, bien membré, agile, adroit, actif, la mine vaillante, la moustache retroussée, la lèvre souriante, moqueuse, un peu insolente, enfin… quelqu’un. Un seul trait détonne sur cette figure, c’est l’œil. On m’a raconté que, dans une ancienne famille, un vieux serviteur, venant rendre hommage à un petit baron né de la veille, le regarda attentivement et dit : « Çà, c’est la bouche de monsieur ! Çà, c’est le front de madame ! Mais ce nez-là n’est pas d’ici ! » Eh bien, j’en dirai autant de l’œil de Dumas. Globuleux comme pour voir de plus de côtés à la fois, observateur, inquisiteur, inquiet, se portant sans cesse de droite à gauche, mélancolique… Mélancolique un œil qui s’appelle Dumas ! et bleu ! c’est un intrus dans la maison, c’est un œil du Nord, c’est un œil slave ! Soit ! Mais que vient-il faire là, cet œil slave, troublé, troublant, chargé de toutes les brumes du Nord ? Que signifie-t-il, sinon qu’un flot de sang nouveau est entré dans ce sang tropical ? Suivons-le donc à la trace, comme on s’amuse à suivre, à la sortie de Lyon, l’eau jaunâtre de la Saône se mêlant à l’eau verte du Rhône, et voyons ce qui va résulter de ce mélange.

Quand on compare l’auteur des Mousquetaires à l’auteur du Demi-Monde, on reste stupéfait. Jamais un père et un fils n’ont été si pareils et si dissemblables. Ils suivent la même carrière l’un et l’autre ; ils ont autant de talent dramatique l’un que l’autre ; autant d’esprit l’un que l’autre ; autant d’audace et d’initiative l’un que l’autre ; mais ce n’est ni le même esprit, ni la même audace, et ils marchent par deux chemins absolument différents vers le même but. Le père est un spontané, un instinctif, un improvisateur ; le fils, un réfléchi, un patient, un méditatif. Le génie du père ressemble à un torrent qui coule à pleins bords et même par-dessus bords. Le talent du fils, contenu, circonscrit, est une source qui creuse profondément son lit. Le père n’a qu’un objet : faire rire et faire pleurer. Le fils y ajoute : faire penser. Dès la première pièce du fils, la similitude et la différence éclatent. Qu’est-ce, en effet, que la Dame aux camélias ? En apparence, une aventure de jeunesse racontée par un jeune homme, avec la verve paternelle.

En réalité, ce n’est pas moins qu’une révolution dramatique. Seulement, l’auteur ne s’en doute pas. Il ne sait pas où il va. Mais une force cachée et toute-puissante le pousse… l’instinct, la vocation. Marguerite Gautier, la courtisane poétisée, ne monte pas seule sur la scène ; elle y entraîne après elle toute une caste, tout le peuple des femmes déchues, ou prêtes à déchoir. Voilà les modèles futurs du poète et voilà sa place dans son art. C’est un peintre de mœurs, c’est un moraliste. Que nous sommes loin de la Tour de Nesle et de Mademoiselle de Belle-Isle !

À sa troisième pièce, le jeune auteur se révèle aux autres et à lui-même. Le Demi-Monde ne porte pas seulement la marque d’un talent dramatique de premier ordre ; c’est l’œuvre d’un observateur original. Dumas a découvert dans Paris un coin de société inconnu : il le peint, il le juge, il le nomme.

Le temps marche, les œuvres se succèdent, la pensée de l’auteur s’accentue. Il prend en main la cause de la fille-mère dans le Fils naturel, dans les Idées de Mme Aubray, dans Monsieur Alphonse, dans Denise ; il peint spirituellement, dans le Père prodigue, la courtisane homme d’affaires ; dans l’Ami des femmes, il réconcilie le mari avec la femme ; dans l’Étrangère, il délivre la femme de son mari ; dans la Femme de Claude, il inaugure la théorie de Tue-la !

Après ses pièces, ses préfaces ; de moraliste il devient philosophe. Il dogmatise ce qu’il a dramatisé. Il aborde toutes les questions sociales qui touchent aux femmes, la séduction, la recherche de la paternité, l’adultère, le divorce. Il va plus loin, il prend à partie le sexe tout entier.

Personne n’en a jamais dit tant de bien et tant de mal. Il défend les femmes et il les méprise. Il réclame pour elles des droits égaux à ceux des hommes, tout en leur refusant le bon sens d’un garçon de quatorze ans, et, dans cette lutte fiévreuse pour et contre l’éternel féminin, il concentre, il fond ensemble toute la puissance dramatique de son père, toute la combativité de son grand-père et toute sa force personnelle de logicien, de dialecticien, de penseur ; c’est un remueur d’idées, parfois paradoxal, chimérique, mais toujours intéressant parce qu’il est sincère, et passionnant parce qu’il est passionné.

En veut-on la preuve ? Que l’on compare les Fourchambault d’Émile Augier et le Fils naturel. C’est le même sujet, les mêmes personnages, la même situation : une fille séduite abandonnée ; un fils élevé par la mère seule ; un séducteur marié, qui est ruiné par sa femme et sauvé par le fils qu’il a renié. Seulement, dans la pièce d’Émile Augier, tout est touchant, intéressant, habile, amusant. L’œuvre de Dumas est plus forte, plus puissante, mais amère et pénible. Pourquoi ? Parce qu’Augier n’a cherché, dans les Fourchambault, qu’une œuvre d’art, tandis que Dumas a poursuivi, avant tout, le châtiment d’une grande lâcheté ; le Fils naturel est un réquisitoire ! Dumas envoie devant les assises de la conscience publique le séducteur qui a abandonné son fils ! Il l’abaisse devant son fils ! Il le punit par la générosité de son fils ! Il l’exécute ! C’est un justicier.

On conçoit qu’un tel esprit ne s’arrêtât devant rien. Le scandale ne lui fait pas peur, il l’excite, il le tente ! Je me rappelle que, quelques jours avant la publication de l’Affaire Clémenceau, je me trouvais à dîner avec lui. « Eh bien, lui dis-je, croyez-vous à un grand succès ? ― Ce que ça va les faire gueuler !… » me répondit-il en riant. Je laisse au mot sa crudité, car il est typique. N’y voyez pas, de la part de Dumas, le désir de faire du tapage et le goût de la réclame ? Non ! C’est conviction profonde qu’il est dans le juste, qu’il est dans le vrai et qu’il faut faire cabrer le cheval pour le dompter plus sûrement. L’événement lui a donné raison. Il l’a dompté.

Il y a là un fait littéraire bien curieux.

Depuis cinq ou six ans, les pièces de Dumas, au lieu de se démoder, reviennent à la mode. Le Fils naturel, le Père prodigue, Monsieur Alphonse, repris à l’Odéon avec une interprétation relativement inférieure, ont eu un succès plus général qu’autrefois. Ce qui avait choqué ne choque plus. Ce qui avait plu, plaît davantage. Enfin, dernière preuve éclatante : au printemps dernier, l’Ami des femmes, presque tombé, il y a quelque trente ans, au Gymnase, a obtenu au Théâtre-Français un triomphe. Rien de plus simple. Parce que Dumas a eu, en 1864, le flair du public… de 1895. Il a deviné ce que nous aimerions. Ce n’est pas lui qui est venu à nous, c’est nous qui avons été à lui. Ses personnages de femmes, Mme de Simerose et Balbine, sont le portrait anticipé de nos névrosées actuelles. L’Ami des femmes est une pièce d’aujourd’hui… mais faite par un homme d’autrefois, c’est-à-dire amusante, spirituelle et bien faite. De là, l’enthousiasme universel. Les deux générations y ont trouvé leur compte. Les hommes de jadis ont applaudi la forme, le tour, le talent ; la jeunesse présente a crié bravo aux idées, aux personnages même, et la réputation de l’auteur est montée jusqu’à la gloire.

Entendons-nous, pourtant : l’enthousiasme n’a pas été sans quelques sérieuses réserves. Des personnes considérables ont dit : « Sans doute, M. A. Dumas est un cerveau puissant, un auteur dramatique de premier ordre, et personne ne connaît aussi bien que lui le monde qu’il connaît ; mais personne n’ignore davantage celui qu’il ignore. Il n’a pas l’air de savoir ce que c’est qu’une véritable honnête femme. Cherchez dans son répertoire un rôle de jeune fille, de sœur, de mère, qui soit absolument simple et naturel, vous ne le trouverez pas. Ses demoiselles sont plus ou moins artificielles, compliquées ; il manque trop souvent dans ses pièces un souffle d’air pur. »

Avouons-le franchement, ce reproche a un côté juste. Dumas n’a pas le sentiment des vertus de famille comme Émile Augier, mais combien de qualités originales rachètent ce défaut et comme toute critique a disparu dans l’événement du 27 novembre !

A. Dumas est mort ! mort en pleine gloire, en pleine force, à un âge qui, pour lui, n’était pas la vieillesse. Ce fut une émotion profonde, universelle, un chagrin public, même à si peu de distance du grand deuil national de la mort de Pasteur. Rien de tel que ces disparitions subites pour marquer la place qu’occupait un homme parmi ses contemporains. De tous côtés, on s’est rappelé tout le bien qu’avait fait Dumas ; toutes ses grandes qualités comme homme et comme confrère. Je ne dirai de lui qu’un mot : il sut plaindre et il sut admirer.

Je n’ai connu personne de plus compatissant pour les souffrances d’en bas et personne qui s’inclinât avec plus de respect devant les véritables grandeurs. Il fallait l’entendre parler de Lamartine. Je me rappelle que, quand Pasteur eut le désir de se présenter à l’Académie française, il voulut bien me consulter à ce sujet ; j’en parlai à A. Dumas. « Je lui défends, me répondit-il vivement, de venir me demander ma voix, c’est moi, qui irai la lui porter ; je tiens à le remercier de l’honneur qu’il nous fait en désirant être des nôtres. »

L’année dernière, quand Pasteur fut condamné à ne plus sortir de son fauteuil, Dumas, le jour de l’an, arrive rue Dutot avec un paquet de roses. Le malade ne put retenir ses larmes en voyant ces belles fleurs tomber sur ses genoux, de ces mains-là : mais Dumas ne le laissa pas s’attendrir, et il se mit à être si charmant, si amusant, si gai, si coquet d’esprit que, quand il fut parti, enfants et petits-enfants s’écrièrent : « Quel bonheur ! il l’a fait rire ! »

Enfin, le jour des obsèques de Pasteur, M. Vallery-Radot trouva cette lettre à son adresse :

Cher monsieur,

Je suis dans un état de santé qui ne me permet pas de supporter les trois ou quatre heures de la cérémonie d’aujourd’hui. D’un autre côté, je ne puis me faire à cette idée que je n’aurai pas porté mon tribut personnel à ce cher grand homme.

Alors, pour lui donner un dernier hommage de la grande affection et du grand respect que j’avais pour lui, je vous écris ce mot et je prends le chemin de fer de Marly pour vous le porter moi-même chez vous, afin que vous le trouviez à votre retour de Notre-Dame. De cette façon, j’aurai été avec vous autant que je l’aurai pu.

Croyez, cher monsieur, à tous mes sentiments les plus dévoués pour vous et toute votre famille.

A. Dumas

Un tel trait suffit à peindre un homme et il compte beaucoup, pour moi, dans ce qu’Alexandre Dumas a ajouté à l’héritage paternel et grand-paternel. Il y a là une note attendrie et poétiquement triste, qui est bien son apport personnel.

Un dernier mot servira de conclusion à cette petite étude d’atavisme.

On raconte qu’à la répétition générale du Demi-Monde, Alexandre Dumas père, assis à l’orchestre, applaudissait avec passion et pleurait de joie. Puis, à la fin de la pièce, se levant, il dit : »C’est égal !… je suis toujours le grand Jean-Marie Farina !… »

C’était bien l’avis de son fils. Il mettait son père cent fois au-dessus de lui. Sa préface des Trois Mousquetaires est un hymne d’adoration !… Eh bien, qu’il soit heureux ! Il a beaucoup fait pour celui qu’il a tant aimé. La mémoire des morts illustres est comme leur tombeau, elle a besoin d’entretien. Comme il a bien entretenu le culte de cette chère ombre ! Avec quel soin il a veillé au maintien du répertoire de son père, à la publication et à la publicité de ses romans ! Du reste, il n’y a pas eu de peine : le Père Dumas est si aimé ! Il a encore grandi depuis dix ans, et, son fils en ayant fait autant de son côté, leurs deux gloires se soutiennent l’une l’autre, se font valoir l’une l’autre, si bien que père et fils s’en vont tous d’eux, bras dessus bras dessous, à l’immortalité.

Ce n’est pas tout. Depuis la mort de Dumas, le chef de la famille, le général noir, est en train de ressusciter. Il sort des limbes de l’histoire, il revient dans notre monde. On voit apparaître sa tête crépue aux vitrines et dans les revues ; On cite ses prouesses… Qui donc le fait ainsi revivre ? Ceux à qui il a donné la vie. Le fils, et le petit-fils ont redoré le blason de l’aïeul. C’est de la gloire remontante !

  1. Cette étude sur Alexandre Dumas a paru quelques temps après sa mort.