Dernier carnet de route au Soudan français - La fin de la mission Klobb/Texte entier

Préface




Il faut remercier la digne veuve du Colonel Klobb d’avoir voulu publier le Carnet de Route de son mari. Car ces notes ne sont pas seulement intéressantes par les faits et les détails qu’elles relatent ; elles offrent une leçon continue d’énergie, de patience, de sérénité et de soumission au Devoir.

Le Colonel Klobb est une âme limpide et forte. Il exprime avec clarté et bonhomie des sentiments simples et salubres, de ces sentiments nécessaires, sur lesquels repose l’existence même de la Nation.

Il aime son dur métier, et en conçoit la grandeur. Il est parfaitement naturel il ne dissimule pas son plaisir lorsqu’on lui rend justice ou qu’on le charge de quelque commandement nouveau, c’est-à-dire d’un peu plus de devoirs qu’auparavant. Il a toujours présente à l’esprit l’utilité publique de sa tâche. Il est, dans le même moment, « humain » et « patriote », et n’y sent pas de contradiction.

Écoutez-le parler de ses soldats nègres « … Le poste tout entier a manifesté sa joie en apprenant ma nomination. Mes bons troupiers noirs m’aiment beaucoup, parce qu’ils me connaissent depuis longtemps, que je parle leur langue, et parce qu’ils voient que, moi aussi, je les aime bien. Ces noirs ont, peut-être, tous les défauts qu’on voudra, mais ils sont bons comme du pain ; ils n’ont ni méchanceté ni rancune… »

Et encore « … Je ne détruis rien… Et il va de soi que je suis encore plus ménager de la vie des hommes que de celle des animaux. Ça ne va pourtant pas sans peine. Il faut une patience infinie pour arranger des affaires sans tuer. Mais, avec de la politique, on y parvient ».

D’ailleurs, le jugement fort libre : « … Les Touaregs sont de meilleurs maîtres que les autres habitants de ce pays. Ce sont de grands seigneurs. S’ils ne connaissent ni l’électricité, ni les chemins de fer, ils ont certainement moins de vices que les Européens. Je ne leur en connais guère d’autre que celui d’être maîtres d’un pays que les Français veulent prendre. Les Oulmidens n’ont pas encore compris que c’était leur seul tort… Aussi, suis-je un peu gêné pour chanter aux villages mon antienne sur la supériorité de la domination française. Invariablement, ils me disent qu’ils n’ont pas à se plaindre de Madidou. Alors, je leur réponds qu’étant le plus fort, je serai le maître ».

Et il le sera, car c’est sa consigne, son devoir précis et immédiat. Mais, soyez sûr que, tant qu’il restera là, les Oulmidens n’auront pas à regretter Madidou.



Le Carnet de Route s’arrête au 11 juillet 1899 interruption émouvante ! Il est suivi du Rapport officiel sur la mort de Klobb.

Il y a des actes d’héroïsme brillants, triomphants, glorieux, tels que ceux par lesquels on enlève une place, on sauve une armée, on remporte une remporte une victoire. Ces actes-là, on les accomplit de bon cœur, avec élan, avec emportement, avec une sorte de joie…

Mais il est des devoirs pénibles et sans éclat, qu’on remplit par raison et sans enthousiasme, et qui veulent surtout de la résignation, une abnégation froide, une volonté sèche, une dure et patiente maîtrise de soi.

Le Colonel Klobb, poursuivant Voulet à travers les villages incendiés, puis tombant sous ses balles sans vouloir se défendre, est le héros du devoir difficile, obscur, ingrat.

Honorons d’autant plus sa mémoire ! Car nul soldat, peut-être, n’a montré un courage de qualité plus rare que le Colonel Klobb à Damangara, le 14 juillet 1899, — jour de la Fête nationale !


Jules Lemaître.



AVERTISSEMENT



Cinq années se sont écoulées depuis le jour où des télégrammes, venus du Soudan et du Dahomey, apportèrent à Paris la stupéfiante nouvelle du meurtre du Lieutenant-Colonel Klobb par la mission Voulet.

Aujourd’hui que l’émotion soulevée par le douloureux événement qui retentit d’un bout à l’autre de la France est apaisée, il nous a paru opportun de faire paraître, parmi les nombreux documents qui sont en notre possession, le Journal de route du Colonel Klobb.

Un double désir à réaliser nous y décide.

Le premier serait de bien établir que, si le Colonel Klobb accepta la fatale mission qui devait lui coûter la vie, ce ne fut que dans la droiture de son âme.

Le second, que nous ne craignons pas d’avouer, est de perpétuer sa mémoire.

« Klobb, écrivait de lui le général Borgnis-Desbordes, est resté ce qu’il était : un vigoureux soldat, un esclave de son devoir jusqu’à la mort, un sage dans toute l’acception du mot. Je ne connais pas de mort plus belle que celle de ce colonel, maintenant son monde immobile sous le feu de tirailleurs égarés par des chefs misérables, ayant tout prévu, tout ordonné pour le cas où il serait tué, et tombant à son poste sans une plainte, et sans doute avec l’amère pensée de ne plus jamais revoir une femme et des enfants qu’il adorait ».

Puisse cette impression d’un chef qui n’est plus, et que nous aimons à rappeler ici, être partagée par ceux qui apprendront, par la lecture de ce journal et par le récit de sa mort, à connaître le Colonel Klobb. En livrant ces pages aux lecteurs, nous ne formons pas d’autre souhait.


K.





Les premiers feuillets du journal de route, dont les pages suivent, ne sont rien de plus qu’un récit de départ et de traversée. Son tour colonial avait appelé le commandant Klobb, alors chef d’escadrons, à servir au Soudan. Quittant son service du ministère des Colonies, il partait pour Kayes, à la disposition du commandant supérieur, sans trop savoir ce qui serait fait de lui.

Le début du volume, un peu banal, sera peut-être trouvé fastidieux. Il nous a semblé, cependant, qu’un mélancolique intérêt s’attachait aux moindres détails d’une campagne qui devait avoir une fin si tragique, et tel quel, sans en rien supprimer, dans son décousu et dans sa forme négligée, nous donnerons le journal qui comprend une période de deux années, de février 1897, date du départ de France, à la veille de la mort, 14 juillet 1899.




CHAPITRE PREMIER




SOMMAIRE

Départ et Traversée. — La Vie à bord. — La Vie en Chaland. — Psychologie d’un Toucouleur. — Action du Soudan sur la Santé. — Ferveur des Musulmans. — Arrivée à Kayes. — Description de la Ville. — Les Noirs et le Catholicisme.



À bord du Brésil, le 14 Février 1897.

Une fois encore, la destinée m’appelle à courir le monde, et me voilà loin des miens, embarqué et en route pour le Soudan, où je resterai combien de temps ? C’est le secret de Dieu. Que la séparation ne soit pas trop longue, je ne l’ai jamais tant souhaité. Et que, cependant, je retrouve au complet et en bonne santé ceux que je laisse, et je ne me plaindrai encore pas. Belle morale, facile à prêcher, fort peu à pratiquer. Le retour est encore trop loin pour que, d’y penser, puisse m’être un encouragement. J’ai peine à vivre ailleurs que dans le présent ; peine à penser à autre chose qu’à ce que je viens de quitter ; peine à ne pas comparer ce que j’avais hier avec ce que j’ai aujourd’hui. En résumé, je suis triste, j’ai froid, et je m’ennuie, comme je m’ennuie sur tous les bateaux.

Je n’ai pourtant rien à redire sur ce pauvre Brésil qui est un grand et magnifique paquebot. Nous sommes peu de passagers, j’ai une belle cabine pour moi tout seul, ce qui me permet de m’étaler à mon aise. Le temps est beau, nous roulons quand même, la valise sur laquelle j’écris s’incline successivement de droite à gauche et de gauche à droite.

Nous sommes en ce moment sur la côte nord de l’Espagne. Nous doublerons bientôt le cap Finistère. Je ne suis pas descendu ce matin à la Corogne. Le temps de faire ma toilette, de me raser et de m’habiller, il était déjà question de lever l’ancre. Nous avons embarqué une quarantaine de pauvres émigrants. La ville, qui se déploie au fond d’une assez grande rade, vide de navires, mais peuplée de mouettes énormes, n’a aucun aspect particulier.


Saint-Louis, 22 Février 1897.

Débarqué du paquebot. — Arrivé au Sénégal. — Fait hier le voyage en chemin de fer de Dakar à Saint-Louis par 40 degrés de chaleur. — Bon début pour refaire connaissance avec le pays.

Demain à huit heures, nous partons pour Podor, à bord de l’Eugène Bonnier. J’arriverai le 25 ; là, je trouverai vraisemblablement des chalands qui me transporteront au Soudan en vingt jours. Trois semaines de supplice !


2 Mars 1897.
À bord du chaland l’Eugène Bonnier.

Les chalands trouvés à Podor, où je suis arrivé le 25 février, après deux jours de navigation à vapeur, n’étaient ni plus ni moins que quatre mauvais chalands à paillottes, amenant quelques sous-officiers et canonniers dont plusieurs étaient malades, et de la dyssenterie, encore ! On ne s’était pas mis en frais pour me faire chercher. Nous avons remplacé valides et invalides, et sommes repartis en sens inverse. J’ai peu de monde avec moi : Besanzon[1], deux médecins, deux civils, deux canonniers. Sans être pénible, notre vie de bord n’a rien de gai. J’en descends le matin, et je commence par suivre à pied pendant plusieurs heures. Aujourd’hui, où le temps était gris, et où le chaland ayant vent debout ne marchait pas vite, malgré les efforts de six gaillards attelés à une longue corde fixée au haut du mât, j’ai pu suivre jusqu’à dix heures. Hier, en revanche, nous avons mis par deux fois à la voile et filé bon train. Dans ces cas-là, il n’est plus question de marche ; il faut réintégrer son domicile. De onze heures à midi et demi, nous arrêtons pour déjeuner. L’après-midi, j’étudie la grammaire Poul, je lis les mémoires de Castellane, l’Orme du Mail ; j’écris, je fais ma toilette, je fume et je regarde les rives, les oiseaux qui volent par bandes, vers le soir, en suivant le lit du fleuve, d’un air très pressé. Mon fils et mes filles sont aussi l’objet de mes préoccupations. Maintenant que j’approche de la quarantaine, je me sens devenir un père ; ce métier ne me déplaît plus comme autrefois.

La nuit est tombée quand j’arrête le convoi. Il serait difficile de débarquer tout le matériel pour dîner et dresser sa tente. Le lit du fleuve est à six ou sept mètres au-dessous de la rive ; la berge est escarpée et mauvaise, et son ascension n’est pas sans quelque danger. Nous dînons donc dans notre chaland. Besançon se charge de la popotte, ce qui m’arrange fort ; je n’ai toujours aucune vocation pour le pot au feu. Enfin, je me glisse sous ma paillotte, je me couche et je dors jusqu’à cinq heures — plus ou moins bien. — Cette nuit, j’ai été incommodé par l’odeur d’un cadavre que j’avais vu avant de faire arrêter, et qui était cependant à plus de trois cents mètres en aval.

Les incidents du voyage sont nuls. Les impressions s’en ressentent. Depuis Saint-Louis, depuis Dakar, plutôt, je ne vois toujours que l’immense plaine. À peine y a-t-il des rides à la surface du sol. Dans quelques jours seulement, nous verrons les petites collines qui font l’ornement du Soudan.

À Podor, il faisait un vent abominable, j’ai eu toutes les peines du monde à faire dresser ma tente ; toute la journée, j’ai été, moi et mes affaires, couvert de sable, et incapable de m’en débarrasser.

Besanzon s’est distrait en tirant sur les caïmans pendant notre voyage en vapeur, sans succès d’ailleurs. Ces affreux animaux ont l’air de troncs d’arbres étendus sur la berge. Au premier coup de fusil ils se réveillent et plongent prestement dans l’eau. Moi, chasseur émérite, je me suis aperçu que j’avais emporté des cartouches qui ne vont pas dans mon fusil. Je ne peux donc même pas essayer de tuer quelques-unes des perdrix qui courent dans les champs de maïs, dont le Sénégal est bordé des deux côtés.

J’ai constaté que les Toucouleurs, qui habitent les rives, n’avaient pas changé d’une ligne depuis mon dernier Soudan. Il est toujours aussi difficile de se procurer du lait et des victuailles. Ce matin, j’ai eu un litre de lait pour un franc, et encore, avec des protections ! Dans cinq cents ans, nous verrons du haut du ciel ce qu’ils sont devenus et si la République en aura fait de bons électeurs. Leurs femmes et leurs enfants sont dans les champs de maïs, poussant des cris toute la journée pour empêcher les oiseaux de manger le grain. C’est peut-être plus amusant que d’aller à l’école, mais ça ne doit pas beaucoup développer l’intelligence. Et par dessus le marché, les oiseaux mangent le mil tout de même, car ils sont insolents comme nos moineaux de France.

Si je suis à Kayes le 20 mars, je m’estimerai heureux.


12 Mars 1897.

Changement de chaland. J’ai troqué le vingt-cinq contre le quatre, où, dans une chambre grande comme mon bureau de Paris, fermée par des persiennes mobiles et ordinairement ouvertes, je suis comme un prince. Ma table et moi sommes à peu près en équilibre, sur un bon plancher, et je n’ai plus, en écrivant, la crainte constante de voir mon encrier venir se promener sur mon pantalon blanc.

À midi, pendant que nous étions arrêtés, a défilé un convoi de cinq chalands, portant des officiers et des soldats rapatriés. J’y ai vu le brave Stirling, le garde d’artillerie modèle, qui est au Soudan depuis une dizaine d’années, et deux malades. L’un, le capitaine Chevallier, couché, avec une mine de l’autre monde, possesseur d’une énorme plaie, provenant d’une piqûre de morphine ou de quinine, que lui a faite un de nos distingués chirurgiens. La piqûre a mis une veine à nu. L’autre malade, un médecin, jeune, figure souriante, assis sur une chaise, vous répondant par des sons inarticulés quand on lui parle. Celui-là est paralysé au moins en partie. Et voici le bel état dans lequel on revient du Soudan !

Par ces chalands, j’ai pu avoir quelques nouvelles de la colonie. J’ai appris que le colonel de Trentinian[2] n’était pas rentré à Kayes, qu’on le supposait en colonne quelque part ; que, dans le même Kayes, il n’y avait pas de lieutenant-colonel, que le commandant Dunoyer était malade, etc., etc. J’ai conclu de tout cela que lorsque j’arriverais, dans sept ou huit jours, le colonel n’aurait pas reçu de lettre me concernant, que je n’aurais aucun ordre, et, que j’attendrais quelque temps une destination.

Le patron de mon chaland est un brave homme qui passe une partie de la journée en prières. Il embrasse le pont plus souvent que le député Grenier le pont de la Concorde. Je n’ai jamais vu de catholiques aussi fervents que le sont ces Musulmans. Je suppose que celui-là ne comprend rien à ce qu’il marmotte. Il avait commencé son manège avec une certaine timidité. J’ai tant fait la guerre aux Toucouleurs, que je ne passe pas pour un ami des Musulmans, tant s’en faut ! Mais, peu à peu, il s’est enhardi.

Pendant que mon bonhomme se livre à ses exercices de piété, j’étudie le Poul à force dans la grammaire de Faidherbe. Mes rapides progrès m’aident à passer le temps.


Kayes, 29 Mars 1897.

Étant parti de Paris le 10 février, je suis arrivé à Kayes le samedi 20 mars. Total, trente-huit jours de voyage. Les noirs ont manifesté leur joie de me revoir. Tous les interprètes que j’ai employés, les ouvriers de la Direction, tous les plantons, conducteurs et autres, tous les pauvres diables auxquels j’ai donné une pièce de dix sous, quelquefois de cent sous, une vieille veste ou quelque autre défroque, tous ces malheureux m’ont prodigué des démonstrations dont beaucoup étaient certainement sincères. Quant à Diabé[3]. qui m’avait télégraphié de Podor, qui avait envoyé un homme au-devant de moi, et dont le père m’avait reçu au village de Makhana en mettant les petits plats dans les grands, il ne se connaissait pas de joie pendant les premiers jours.

Le colonel de Trentinian, qui est en route et qui rentre aujourd’hui ou demain, ne m’a jusqu’ici donné aucun signe d’existence. Bernardy[4] s’est mis en quatre pour moi. J’ai réintégré un ancien domicile Diabé fait ma cuisine. Comme vie, j’ai à ma disposition tous les papiers que je veux consulter, deux mauvais chevaux pour circuler matin et soir ; pour tout, toutes les facilités désirables et tout ce qu’il me faut, et je suis cependant fort pressé de sortir d’une situation dans laquelle je ne me sens qu’un simple passager.

En ces neuf ans, où j’y débarquai pour la première fois, Kayes s’est transformé à son avantage. Je suis dans l’admiration. Où est le temps où on logeait sous des arbres ! Au jour d’aujourd’hui, chaque Européen a son installation, les sentiers sont devenus de bons chemins ; on peut sortir la nuit sans se casser le cou, les arbres qui ont été plantés par quelques gens dévoués, dont je m’honore de faire partie, ont poussé et donnent de beaux ombrages dans les rues principales, dans les cours des bâtiments militaires et ailleurs. Sur le plateau, où j’ai eu la gloire de construire le premier, on a trouvé moyen d’amener de l’eau et de creuser des puits ; le marché est également devenu très joli et très important ; il s’y vend presque autant de denrées qu’à celui de Saint-Louis, et les mauvaises odeurs ne vous y incommodent pas comme dans ce dernier. Bref, les résultats sont partout très satisfaisants.

La messe se dit dans une petite salle d’un bâtiment où sont logés les Pères. On y étouffe, comme dans toute église coloniale. Seuls, les blancs y viennent. Parmi ces blancs, les deux derniers dimanches, étaient deux femmes : la femme d’un trésorier, et la femme d’un pauvre commis du Commissariat, qui a un petit enfant. Le prêtre avait ses ornements violets et trois petites négresses habillées pareilles ont reçu la communion. La foi ne fait malheureusement pas de progrès chez les noirs, qui deviennent au contraire de plus en plus musulmans. J’ai peur que, dans quelques années, les pauvres Pères du Saint-Esprit n’en soient au même point qu’à leur arrivée en 1888. Il me reste cependant, avant de me prononcer sur l’impossibilité de lutter contre Mahomet, à voir les Pères Blancs à Segou et à Tombouctou.

Je suis arrivé à peu près avec le courrier. Les Havas de plus fraîche date nous tiennent au courant des affaires de Crète qui m’amusent beaucoup. Si, cependant, on envoyait de l’artillerie rejoindre les six cents hommes d’infanterie de marine qui y sont, et que l’on expédiât le premier chef d’escadrons, qui eût pu être moi, sans ce Soudan, cela ne m’amuserait plus autant ! Je pourrais bien, au contraire, en faire une maladie de dépit.





Bien qu’il en eût écrit et malgré ses craintes, le commandant Klobb, ne devait pas rester longtemps sans destination. Dix jours après son arrivée à Kayes, le commandement du Sahel, sur la lisière Nord de nos possessions, confinant au désert, lui était confié.

Il conservera ce commandement d’avril à décembre, date à laquelle il sera appelé à celui de Tombouctou. Pendant ces neuf mois, le commandant circule constamment dans son cercle, que nous pourrions comparer à l’une de nos vastes provinces, allant du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest de ses 800 kilomètres de commandement ; chevauchant, observant, notant, maintenant le moral de ses subordonnés, réalisant en tout et partout son rôle social de colonial.

Une petite expédition contre les Touaregs faite avec le commandement du cercle voisin, le récit toujours émouvant de la mort des capitaines de Chevigné et de la Tour, se trouvent également dans ce chapitre, auquel nous passons sans plus anticiper.




CHAPITRE II




SOMMAIRE
Départ de Kayes. — La Vengeance d’un Noir. — Philosophie du Courrier. — Mœurs des Lions. — Réminiscences de la Campagne de 1891. — Arrivée à Nioro ; la ville, le paysage, les habitants. — Les Ouled-Nacers. — En Tournée de postes. — Boulouli. — Dioko. — Les Indigènes et le Mahométisme. — Les journaux de France. — À propos d’Arton et des 104. — Au Village de Kassakaré. — Goumbou. — Description de la ville. — À Sokolo. — Histoire d’un pauvre Captif. — Le puits Bergelot. — Jonction avec le Commandant Goldschoen. — L’officier de Néré. — Longévité des Noirs. — le 14 Juillet à Sokolo. — Départ précipité pour Tombouctou. — Mort héroïque des capitaines de Chevigné et de la Tour. — Tombouctou la mystérieuse. — Le corps d’occupation d’Algérie, celui du Soudan. — Mort du capitaine Hugot. — Bamba. — Les deux Colonnes en marche. — Retour à Sokolo.



9 Avril 1897, en route vers Nioro.

Le 30 mars, le colonel de Trentinian rentré à Kayes, retour de sa petite colonne, m’a donné, en même temps qu’un peu d’eau bénite, le commandement du cercle de Norio. Je me suis immédiatement préparé au départ, et, ce matin à la pointe du jour, c’est-à-dire à quatre heures et demie, j’ai quitté mon lit de paille recouvert d’une natte ; j’ai enfourché mon cheval gris, piqué des deux, et fait ma première étape sur ma région. Ma suite n’était pas celle d’un grand chef : un palefrenier et un porteur. Rien de plus. J’ai bien un convoi de voitures pour mes bagages, mais je le fais partir le soir et marcher toute la nuit, préférant pour mon compte, et parce que je vais plus vite, voyager de jour.

À neuf heures, arrivée à Kanamakounou. — Petit village. — Marigot dans lequel il n’y a que des flaques d’eau pourrie. Mon campement est prêt. Diabé m’a préparé mon morceau de chèvre, que je ne peux pas manger, mon riz, ma salade de patates, mon café dont je déjeune. Puis, je me repose et j’écris.

Un événement tragique a marqué, avant-hier soir, notre passage au camp de Médine. J’étais en train de boire mon thé en regardant le petit croissant de la lune et les étoiles. Un peu plus loin, mes trois sous-officiers et le canonnier qui composent seuls l’état-major du convoi, étaient attablés, quand retentit un coup de fusil, puis un autre. La sentinelle crie aux armes, chacun se précipite sur son mousqueton ou son revolver. Le canonnier accourt et m’annonce que le maréchal-des-logis est mort. C’était le premier coup de fusil. Tout invraisemblable que cela fût à Médine, ce ne pouvait être qu’une attaque de Maures. Tout à côté de nous, près du Sénégal, il y en avait des bandes. On se jette sur eux. On frappe à tort et à travers. J’ai grand’peine à obtenir qu’on ne tue pas un malheureux, contre lequel il n’y avait d’autre preuve que sa présence. Enfin, j’arrive à calmer blancs et noirs, et à démêler la triste vérité. À l’endroit d’où était parti le second coup de feu, à quelques mètres de ma table, on trouve le cadavre d’un noir, soldat à la compagnie de conducteurs. Renvoyé à Kayes dans la journée, pour s’être endormi en faction la veille au soir, cet homme était revenu à la nuit et, se dissimulant derrière la case en paille du maréchal-des-logis, il lui avait tiré presque à bout portant, la balle qui venait de le tuer raide, il s’était ensuite sauvé à quelques mètres, et s’était tiré à lui-même, le second coup de feu qui l’avait envoyé au Paradis de Mahomet. Cette affaire-là est fâcheuse à tous les points de vue. Mes trois blancs me restent fort impressionnés. La vie déprimante de la colonie et, par surcroît, la mort de leur chef, c’en est trop pour leur jeunesse.

Un courrier est arrivé. Le second depuis mon départ de France. Mes lettres, que je lis et relis, sont pour moi d’un confort immense. Je n’en ai pas d’autre dans la solitude morale où je suis plongé. Ces bons petits papiers m’enlèvent à mon isolement pour me transporter un instant dans un monde plus affectueux, plus vivant, plus agréable. Car, plus encore que les autres années, je pense à la France, et à ceux que j’y aime, sans défaillance cependant et sans cesser d’être prêt pour les heures d’émotion.

La Crête n’a pas cessé de m’intéresser. Si l’opinion publique en France et en Angleterre n’est pas plus forte que le Gouvernement, et si les diplomates peuvent agir sans être gênés par elle, on peut encore voir une solution possible de la question. Si non, la bouteille à l’encre se cassera, et, ma foi, il y aura bien quelques années de troubles et de guerres plus ou moins sérieuses à la suite. Puissé-je ce jour-là être au poste de combat !

À la grâce de Dieu. Ne scrutons pas l’avenir. Attendons en faisant notre devoir. Le devoir, pour l’instant, est de supporter l’extrême chaleur, quarante degrés, et le soleil éclatant qui ne font défaut ni l’un ni l’autre.


Segalla, Dimanche 11 Avril 1897.

Jour de repos. Fortuitement, il est vrai.

Les moustiques m’ayant chassé de mon campement de Doro, où j’avais l’intention de coucher, j’ai fait mon étape cette nuit. De la journée je n’en avais eu un seul, quand le soir, vers sept heures, des myriades de ces affreuses bêtes, grosses comme des mouches se sont abattues sur nous. J’ai filé avec mon cheval et mes deux noirs, qui, sur la route, se sont trouvés rien moins que fiers. Deux lions nous accompagnaient de leurs rugissements. Nous ne courions cependant aucun risque, car, il paraît, que lorsque les lions, qui tiennent le mariage très en honneur, sont par couples, ils n’attaquent pas l’homme, un lion seul, au contraire, est, dit-on dangereux. La chose m’a été racontée à Kayes, par le sous-lieutenant Yoro Boubakar. Yoro Boubakar est là-dessus plein d’une expérience acquise à ses dépens, car il possède dans un village voisin de Kayes, un troupeau qui reçoit fréquemment la visite des lions.


Youri, 20 Avril 1897.

…… Souvenirs du combat du 3 janvier 1891. — Mon cheval blanc reçut une balle sur le pied au moment où je donnais des ordres à une compagnie qui était vigoureusement assaillie. Dans la nuit du 3 au 4, les Toucouleurs nous avaient vivement attaqués ; il y avait eu du désordre. Je suis allé voir le théâtre des exploits du colonel Archinard. Mon impression se fortifie encore : le colonel a magistralement opéré. Avec beaucoup d’autres que lui, cette campagne de Nioro eût pu être un désastre.

J’ai passé le Vendredi-Saint au poste de Yélimané où le capitaine Périer et moi, avons pu faire maigre. Yélimané est l’ancien quartier des spahis, remplacés maintenant par des garde-frontières. À Yélimané, j’ai quitté le convoi pour prendre une autre route, celle des montagnes. Je marche seul avec un spahis. Un chef Bambara me suit fidèlement, un Toucouleur important voulait en faire autant. Les chefs de villages me soignent, j’ai eu hier et avant-hier des tam-tams superbes ; — ces honneurs-là me coûtent fort cher.


Nioro, 4 Mai 1897.

À destination depuis quinze jours, et fort occupée, cette vie de Nioro dont j’ai pris le commandement le 25 avril y étant arrivé le 21.

Je passe quelques heures de la journée dans mon bureau, tout le reste du temps je circule à pied ou à cheval. Il y a de quoi travailler et s’intéresser largement ici. Tous les gens, Maures, Sarracolets, Toucouleurs et Peuls sont loin d’être inintelligents. Il y a même quelques jolis visages de Mauresques ou de Peuls, de peau très claire et de physionomie européenne, je suis loin des Cannibales du Congo, j’ai reçu ce matin un superbe chef Maure, bien habillé, bien coiffé d’un magnifique turban blanc ; il arrivait de Oualata, des confins du désert, et venait me saluer avant même d’avoir bu.

Le paysage est une vieille connaissance : immense plaine, avec à l’horizon quelques petites montagnes isolées à formes géométriques. Cette plaine est comme un vaste champ de manœuvre, où l’on peut galoper tant qu’on veut. Le terrain est excellent, à se croire sur celui de Fontainebleau avec, à ce terrain et à cette galopade, le revers de la température ; nous oscillons entre 40, 41, 42 et 43 degrés. Il est impossible de dormir la nuit autre part que dehors et à peine couvert. Les petites tornades sèches et l’insupportable chaleur lourde font leur apparition. Malgré tout, je me mettrai en route le 15 pour visiter les postes que j’ai sur ma frontière Nord. Je me dirigerai ensuite vers l’Est de ma région à Goumbou et à Sokolo ; sur la limite, je rencontrerai le commandant Goldschœn, qui commande à Tombouctou, afin de régler avec lui une question de frontière commune et diverses affaires avec les Maures. Fichue saison pour faire ce voyage. Mon absence sera cependant de deux ou trois mois.


Nioro, 15 Mai 1897.

Les courriers, toujours les courriers, qui représentent, dans notre exil, une bonne somme de travail et de la vie ; on les expédie, on les attend, on les reçoit, on y pense. Hier, j’en ai fait partir un pour Goumbou et Sokolo, les deux cercles qui forment la région du Sahel avec celui de Nioro, et aujourd’hui, j’en envoie un autre, et des plus volumineux, au Gouverneur. Il y a sept ou huit jours que le télégraphe est coupé. Nous avons su cependant l’épouvantable catastrophe du Bazar de la Charité. J’ai tremblé pendant vingt-quatre heures. Je ne me suis rassuré qu’en voyant que je ne recevais rien, à ce moment, le télégraphe fonctionnait encore et les câbles m’arrivaient aussitôt. Je suis anxieux d’avoir la liste ; je crains toujours d’apprendre la mort d’un ami ou d’une amie. Malheureusement, je pars pour Sokolo et n’aurai mes lettres que beaucoup plus tard.

Il me semble qu’il y a des siècles que j’ai quitté la France. La politique du Sahel ne suffit pas à me faire palpiter. Je trouve cela bien ordinaire. J’avais plus d’émotions en un seul jour de la campagne 90-91, que je n’en ai eu depuis que je suis ici. J’ai cependant eu la visite d’un shérif intéressant que je mettrai sur la voie des propositions assez sérieuses. Il y a aussi les Ouled-Nacers qui pillent tant qu’ils peuvent, mais dans le désert, en dehors de ce que nous habitons. Grodet[5] a cru très chic de signer un traité avec ces oiseaux de proie. C’est curieux ce qu’il y a des gens qui veulent « signer un traité ». Signer quelque chose avec les Ouled-Nacers équivaut à traiter avec Cartouche ou Mandrin. On n’appose pas sa signature à côté de celle de ces brigands-là.

La chaleur est effrayante. Le soir, on s’étend en mauresque, tout ouvert, sur un lit dur comme du bois et cinq minutes après, on n’est plus qu’une fontaine. Mes prochaines étapes seront cruelles.


Boulouli, 17 Mai 1897.

En route pour la tournée de postes projetée. Station à Boulouli. Programme habituel : visite du poste de spahis, revue des hommes à pied et à cheval, manœuvre, palabre, etc. J’habite une bonne case en paille. Hier, en revanche, pour en obtenir une, il m’a presque fallu sévir dans le village où j’étais. À l’annonce de mon arrivée, et sans tambour ni trompette, le chef du village était monté à cheval et s’était sauvé. Je crains que quelque sottise, du domestique noir du lieutenant, ne soit cause de cette fuite. Néanmoins, d’une manière générale, les Diawaras, la peuplade dont il s’agit ici, sont des gens difficiles ; ils sont très Musulmans, assez pillards, très bons cavaliers et éleveurs de chevaux.

Jamais nous n’avons eu à nous louer de leur attachement : l’année même de la prise de Nioro, le colonel Archinard avait dû envoyer une petite colonne chez eux pour les mettre à la raison.

Je suis enchanté de circuler, bien qu’à cause de l’excessive chaleur ce soit positivement fatigant. Mais quel drôle de pays ! Je me demande comment le gibier qui s’y promène peut y vivre en cette saison ; en dehors des pluies, il n’y a pas une goutte d’eau. De rivières, il n’en existe pas, et toutes les mares qui se forment en hivernage sont à sec. Or, en réalité, ces mares n’en sont même pas. Là, où une dépression de terrain forme cuvette, de l’eau s’accumule pendant les pluies. Immédiatement, quelques arbres poussent dans les abords ; vienne la saison sèche, l’eau disparaît, les arbres restent, et c’est à eux que l’on reconnaît l’emplacement de ce qui fut la mare.

Les Indigènes annoncent les pluies pour la fin de la lune, dans une quinzaine de jours. Ces pluies commencées, je ferai rentrer à Nioro tous les postes du Nord. À cause de leurs chameaux, qui ne supportent pas l’humidité, les Maures remonteront et ne seront plus à craindre.

Les grandes fêtes de la Tabaski avaient eu lieu avant mon départ de ma capitale, avec cérémonie à la Mosquée, courses de chevaux, tams-tams monstres. Rien pour moi n’était neuf. Seules, les courses m’ont amusé. Il y avait entre autres, une grande jument blanche réellement fort belle. Dans le village de Domboué, il y en a une pareille que je verrai demain. Personnellement et pour le moment, je suis médiocrement monté. Mais je change, et je changerai jusqu’à ce que j’aie trouvé tout à fait bien. Il faut se faire une philosophie.


Dioko, Dimanche 23 Mai.

Triste gîte, que ce pauvre Dioko ; misérable petit village où il n’y a pas une case propre, où l’eau est salée, noire, presque comme de l’encre, et où les habitants sont pauvres comme Job. Hier, au contraire, je m’étais arrêté dans un gros village, plein de captifs, où l’on m’a donné un superbe tam-tam ; les griots ont chanté mes louanges, ce qui m’a coûté quelques pièces de cent sous ; les chefs m’ont fait mille protestations ; les griotes ont dansé et les Mauresques m’ont beaucoup regardé, ainsi que M. Marthe, blanc, aussi. M. Marthe est un ancien caporal qui a déserté chez les Maures, qui y est resté huit ans et qui est actuellement mon interprète, pour le Maure. Toutefois, et malgré ces manifestations, je ne me leurre pas ; chez les Sarracolets, indigènes de cette région, rien n’est sincère, ils nous craignent et ne nous aiment pas, je ne sais pourquoi, tout au contraire, leurs compatriotes qui habitent les bords du Sénégal nous paraissent attachés. Je suppose que leurs marabouts qui, eux, surtout nous détestent, au nom de leur sainte religion, ne sont pas étrangers à la chose. À Bassaka, gros village où j’étais avant-hier, il y a une école, où le soir, vers l’heure de la prière, le sabbat est infernal. Ces bons nègres ne sont pas très ferrés sur la religion de Mahomet ; ils sont d’ailleurs parfaitement incapables de l’entendre. Certains disent des chapelets qui durent plusieurs heures en répétant simplement un Alhali qui veut dire « Dieu » ou « Au nom de Dieu ». Mais combien cette religion leur convient ! À cette époque de l’année, les gens, sauf les commerçants, qui, eux, voyagent beaucoup, n’ont absolument rien à faire du matin au soir. L’obligation d’utiliser une partie de leur journée à rester assis et à prier, se trouve donc être pour eux, et du même coup, un emploi du temps et une véritable distraction.

Le télégraphe est toujours coupé ; ou n’a pas de nouvelles de Kayes. Je n’ai reçu qu’une lettre de Tombouctou, par un courrier à cheval. Goldschœn m’annonce que son attention est absorbée par les événements qui se passent dans l’Est de sa région, et qu’il ne peut pas se déplacer en ce moment, quoi qu’il en ait reçu l’avis du colonel. Il a de la chance, celui-là, d’avoir son attention absorbée ! Je ne suis pas comme lui. Je me moque des Maures qui me racontent les grandes guerres qu’ils se font dans le désert. Je me contente de leur annoncer que je ne m’en mêlerai pas, qu’ils peuvent se tuer à loisir, mais que, s’il y a un seul vol sur mon territoire, je sévirai. Ils ne volent du reste rien du tout en ce moment ; cependant, ils fraudent la douane ; j’ai pincé plusieurs caravanes plus ou moins en défaut.

Fameuse récréation que les journaux de France, dans des villages comme celui-ci, où il n’y a rien à faire, rien à voir, rien à écouter. Je lis les articles historiques des Débats, et les articles moins graves du Journal. Je lis même Arton et la Crète, bien que les colonnes des journaux en soient un peu pleines pour ce qu’on y apprend. Tous ces hommes politiques sont-ils aussi coupables qu’on le dit ? Je n’en suis pas bien convaincu. Faire de bonnes campagnes au Soudan, au lieu de tant fréquenter le boulevard, voilà qui leur serait salutaire. Leurs idées s’éclairciraient, ils auraient moins besoin d’argent, et ils deviendraient immédiatement les plus honnêtes particuliers du monde, en admettant qu’ils ne le soient déjà.


Kassakaré, 26 Mai 1897.

Kassakaré est le siège d’une perception dans laquelle j’ai compté moi-même, hier, mille et quelques barres de sel, quatre-vingt-douze moutons, deux tonnes de mil, cinq cent quarante pièces de guinée, des kilos de sel en vrac, deux cent soixante-douze francs en argent. J’ai examiné les livres, et arrêté tous les comptes, il ne me reste plus qu’à signer l’inventaire. Le percepteur est un noir de la côte qui parle et écrit le français. Je n’ai eu aucun reproche à lui faire. Il est cependant possible qu’il filoute abominablement sans que je m’en aperçoive. Dans le doute, je l’ai félicité de la bonne tenue de sa comptabilité et de son magasin.

À Kassakaré, on peut se croire au bord de la mer, sur une belle plage de sable. Le vent et le sable y sont ; la mer manque, mais, il est toujours possible de se figurer qu’on lui tourne le dos. L’eau est excellente ; c’est la première bonne que je bois depuis longtemps ; celle de Nioro ne vaut rien, et celle que j’ai trouvée en route était ou sale ou salée.

Je cherche à obtenir des Maures des renseignements sur une route que je voulais prendre et qui, décidément, est sans une goutte d’eau sur quatre-vingts kilomètres. Je repars ce soir et marcherai toute cette nuit. Je connais mal les quarante-quatre kilomètres qui me séparent de mon séjour d’aujourd’hui à celui de demain. Le sable dans lequel je serai est extrêmement fatigant pour les hommes et pour les chevaux. Que ne puis-je arriver à me passer de bagages, et, par conséquent, d’hommes à pied ! Mais le moyen de vivre quinze ou vingt jours sans linge, sans savon, sans table, sans chaise, sans lit ? ce serait trop dur. Alors, je fais comme tout le monde, je traîne un convoi réduit au minimum, et c’est quand même trop.


Goumbou, 5 Juin 1897.

Il n’est pas de région où la pénurie de courriers se fasse plus sentir que dans la région du Sahel. Pour bénéficier des courriers, la veine, d’ailleurs, est de se trouver sur la route du Niger. Or, Nioro n’y est pas, Goumbou et Sokolo encore moins, il en résulte que de France, et même du reste de la colonie, nous ne savons qu’environ zéro. Pendant l’hivernage, dont nous approchons, ce sera encore pis. Le télégraphe qui, par parenthèses, ne fonctionne déjà plus entre Kayes et Nioro sera coupé partout. Actuellement, j’ai appris que le colonel de Trentinian était parti pour la France le 21 mai, mais je ne sais ni qui le remplace, ni, par conséquent, qui me commande. Par contre, si je suis privé des nouvelles de France, les nouvelles du désert m’arrivent de première main. Je sais que les Maures suivent tous mes mouvements et qu’ils s’intéressent vivement à mon voyage. D’autres encore s’y intéressent. Lorsque je suis arrivé à Goumbou, j’avais commandé une revue, les troupes m’attendaient ; je les ai fait manœuvrer, puis j’ai fait charger les spahis. Pendant ce temps, les Sarracolets du village n’étaient paraît-il, rien moins que rassurés. Je suis honorablement connu à Goumbou ; en 1893, après la révolte de ces braves gens, le colonel Archinard est venu ici, et c’est moi qui ai ramassé l’amende qui leur avait été infligée. Ils ne m’en veulent d’ailleurs pas le moins du monde ; le chef du village me rappelle tout cela avec force détails et en riant à cœur que veux-tu.

Représentez-vous une plaine à perte de vue ; une terre moitié terre, moitié sable, pas un arbre à l’horizon ; pas un d’aucun côté, rien qu’une courte broussaille. Dans le milieu, deux gros villages séparés par une légère dépression de terrain ; cette dépression sera un lac dans deux mois et restera lac pendant six à sept mois. Une dizaines d’arbres ont poussé sur les bords et y vivent. À cinq cents mètres du village un grand carré entouré d’épines : c’est le poste, divisé en trois compartiments : celui des tirailleurs avec autant de cases que d’hommes, les femmes par-dessus le marché ; celui des spahis avec les cases, les hommes, les femmes et les chevaux ; enfin, le quartier des Européens avec chacun une grande case couverte en paille. Il n’y a ici, pour bâtir, ni pierre, ni chaux, ni bon bois ; on construit avec de la terre et quelque mauvais bois pour soutenir les toitures en paille. Voilà Goumbou, mais tel qu’il est, ce pays me plaît. Un beau, peloton de spahis magnifiquement habillé, bien monté, bien commandé par le lieutenant de Barazzia, fait ma joie. À Nioro, j’ai le lieutenant de Cabarrus ; à Yélimané, le capitaine Périer. Cette cavalerie, que je fais manœuvrer avec bonheur, est le plus grand agrément de mon commandement.

Je viens de passer une semaine à Goumbou, je repars après-demain pour Sokolo, les affaires ne marchent pas bien de ce côté. La prise de Bacikounou a brouillé les cartes avec une tribu maure qui s’appelle les Allouchs. Les Allouchs sont alliés aux Touaregs ; j’ai reçu de leur chef une lettre qui ne respire rien moins que la paix.


Sokolo, 18 Juin 1897.

Arrivé le 15 à Sokolo, absolument vanné. Parti la veille à quatre heures du soir, l’étape a été cruelle : soixante kilomètres sans eau, dans un vrai désert, orage épouvantable, éclairs, tonnerre, obscurité, averse qui n’a fait de mon dolman blanc qu’une bouchée. Dès le 16, cependant, je me suis mis au travail, j’ai passé la revue des troupes, fait manœuvrer cavalerie et infanterie, fait un petit simulacre d’assaut sur le village des tirailleurs, inspecté les bâtiments, les cases, les magasins, reçu les chefs des Maures, des Bambaras et d’autres, puis j’ai écoulé la masse des papiers provenant de mes trois cercles, répondu aux lettres, aux télégrammes etc…

Je me suis arrêté au village de Guiri. Un soir, assis seul à ma table sur une petite place, j’étais non loin d’un puits de quarante mètres de profondeur, d’où deux ou trois captives tiraient de l’eau avec des calebasses attachées à de longues cordes. Entouré de nègres, le chef du village était également assis sur la place. Tout d’un coup, j’entends un grand cri, jeté par l’une des femmes occupées à tirer l’eau, puis plus rien. Personne ne bouge. Les conversations s’animent seulement un peu. Or, voici ce qui venait de se passer : l’une des captives s’était jetée volontairement dans le puits ; si les voix s’étaient élevées, c’était uniquement parce que les bons propriétaires se racontaient que la captive était une « Senoufo » et que « Senoufo étaient mauvais captifs ». Quant à lui porter secours, l’idée ne leur en était même pas venue.

Je les ai un peu secoués, tous ces braves noirs ; j’étais indigné, mais sans trop le laisser paraître ; ils n’y auraient rien compris. J’ai mis tout le village en branle pour trouver des cordes, puis j’ai promis une demi-pièce de guinée à un Maure, qui, solidement attaché, est descendu dans le puits et a ramené le cadavre. Mais j’ai appris depuis que le pauvre corps avait été attaché à une corde, puis traîné hors du village où le soleil et les corbeaux le feront disparaître. Ce sera la sépulture de la misérable captive, qui préféra se jeter dans le puits, plutôt que de continuer sa triste vie de bête de somme.

Je pars demain. J’ai en perspective une nouvelle étape de soixante kilomètres sans eau. La pluie en a mis un peu dans une mare ; mes chevaux, mes hommes et moi pourrons nous désaltérer. Ce ne sera pas de l’eau de roche ! Mais autre chose que de l’eau terreuse, nous n’en buvons pas plus d’un jour sur cinq.


Puits Bergelot, 19 Juin 1897.

Nous campons dans la brousse, à un point dénommé le Puits Bergelot. Ce Bergelot est un capitaine qui vient de rentrer en France avec de fameux droits à notre reconnaissance. Pendant son commandement de Sokolo, il a fait creuser un puits de soixante-dix mètres de profondeur, grâce auquel on peut couper en deux une étape qu’il fallait auparavant faire en une fois. Il y a bien quelques ombres au tableau, telles que eau sentant le poisson pourri, obligation de transporter avec soi une corde de quatre-vingts mètres pour attacher la calebasse, longueur de l’opération, l’aller et le retour demandant naturellement plusieurs minutes, et quand on retire la calebasse, la moitié de l’eau étant restée en route, etc… Mais, qu’est-ce que cela en comparaison de ne pas avoir d’eau du tout ?

Sous le nom d’escorte, je trimballe avec moi des porteurs, des spahis, des chevaux, des tirailleurs : c’est en réalité pour faire la police des caravanes et faire courir après les Maures, s’il y a lieu, beaucoup plus que pour me protéger. Les Maures n’oseraient jamais venir m’attaquer de jour ; lors même que je serais seul, ils se garderaient bien de m’assassiner ; je suis donc aussi tranquille qu’à Paris, et je cours infiniment moins de risques de perdre la vie que dans l’une des rues de la plus belle ville du monde.

J’arrive demain au village important de Nampala — huit cents habitants — j’y ai un poste de cavalerie. Ce village a été pillé par les Maures Allouchs au mois de février dernier. Ils y ont volé cinquante-sept personnes ; je les leur réclame avant de leur accorder la paix. Comme ils en ont vendu la plupart, et qu’en outre ils manquent de bonne volonté, ils n’en ont encore rendu qu’une partie ; de là, une source d’histoires possibles sur cette frontière.


Néré, 22 Juin 1897.

La jonction que Goldschoen et moi devions opérer est désormais un fait accompli. Goldschoen, suivi d’une imposante escorte de cavalerie et d’infanterie, est arrivé à midi, fatigué par une étape de cinquante kilomètres. Moi, avec une modeste petite troupe, commandant à moins d’hommes que lui, le lendemain seulement, mais frais et dispos. Je fais des kilomètres avec bonheur. Et pour cela, je me trouve dans le plus beau pays que l’on puisse rêver ; sauf dans les alentours des arbres à épines qui vous caressent désagréablement la figure, on peut à son aise courir et galoper partout. Malheureusement, j’ai toujours mes pauvres gens à pied. Je ne serai heureux que quand j’aurai pu installer les transports à chameaux pour les remplacer, ce que je ne puis faire en ce moment où il commence à tomber de l’eau ; sans le bon air sec, sans le sable, sans le délicieux petit chardon hérissé de piquants, qui pousse là où les salades ne se plaisent plus, le chameau n’existe pas.

Néré est le poste le plus au nord de ma région. J’y ai trouvé l’officier qui le commande à moitié mort, empoisonné, je pense, par du sublimé qu’il a pris en guise d’antipyrine. Je l’ai fait emporter en civière à Sokolo où je n’ai d’ailleurs pas plus de médecin qu’à Néré. Je n’en ai que deux sur mes huit cents kilomètres. C’est donc celui de Goumbou que je ferai appeler, auquel, aux grandes allures, il faudra huit jours pour arriver. Si mon pauvre capitaine doit se sauver, il se sauvera, mais ce sera bien tout seul.

La pluie est tombée une fois ici. Cette première averse nous a valu, dans notre eau, une invasion de petits poissons, presque aussi gros et longs comme une moitié d’allumette, avec un dos rouge et des yeux et une tête énormes. Si ça vaut mieux que des sangsues, trouver ces bestioles dans son verre n’a pourtant rien d’agréable.


Néré, 24 Juin 1897.

Je commence de nouveau à me plaire au Soudan et à prendre à mon service un très vif intérêt. Ce commandement du Sahel que m’a confié le colonel de Trentinian, est un beau commandement. Mon nouveau chef, le colonel Lamary, ne m’envoie que des lettres élogieuses, je n’ai qu’à me féliciter. Aussi, je ne suis pas pressé de retourner dans ces fours à potins, et à intrigues que sont nos bureaux de ministères. La vie de Paris est évidemment plus amusante que celle du cercle de Nioro ; mais ici, je me sens une action directe sur les affaires ; là-bas, je ne puis avoir qu’un droit de conseil ; au Soudan, je me vois plus utile ; cela me soutient pendant les mauvaises heures.

En ce moment, la pluie tombe à seaux sans que j’en reçoive une seule goutte dans ma paillotte qui est excellente et magnifique. Mes conserves et moi sommes convenablement abrités. Car j’ai des conserves, ayant acheté, à l’intention de mes jeunes lieutenants, champagne, confitures, boîtes de toutes sortes. Pour moi, je me passe merveilleusement et de mieux en mieux de tous ces extras. Et ce n’est pas à fréquenter les barbiches blanches d’ici, qui n’ont jamais bu que de l’eau et mangé du mil, que je perdrai ces bons sentiments. Parmi les dites barbiches, j’ai un ami qui a cent quatre ans. Je lui ai même donné, sur le choix d’une femme, au cas où il en voudrait prendre une dernière, quelques conseils qu’il a beaucoup goûtés.

De me plaire au Soudan m’en fait redevenir un fervent. Je me débrouille bien en Bambara, et je suis repris d’affection pour ces excellentes et naïves créatures que sont mes noirs. Je m’étais occupé d’un pauvre captif que j’avais eu comme porteur. Hier, je le revois travaillant dans un champ pour son maître. Du fond de sa brousse, il s’est mis à courir après moi, avec une brave figure toute remplie de joie, et de ces exclamations qui vous remuent. Évidemment, comme ressources intellectuelles, ils sont plutôt faibles ; mais comme bonté, ils n’ont pas leurs pareils : c’est le principal.


Sokolo, 19 Juillet 1897.

De cent cinquante kilomètres à la ronde, grands chefs et simples indigènes sont accourus à Sokolo à l’occasion du 14 juillet, pour assister à la « fête des blancs » comme ils le disent. J’avais donc élaboré à leur intention le programme suivant : D’abord petite manœuvre, qui, pour les indigènes, a certainement été le principal attrait de la journée. La compagnie de tirailleurs que j’ai à Sokolo était divisée en deux — à peu près quarante fusils de chaque côté — l’une défendait un village situé près de la ville : l’autre l’attaquait. Après une vive fusillade et un assaut, le village a été pris, et les défenseurs ont opéré leur retraite. Mais une fois masqués, ils ont fait un crochet et sont revenus près du poste où je leur ai donné un renfort de cinquante auxiliaires habillés pour la circonstance, et dix de mes spahis à cheval. Avec cela, ils attaquent le village dont ils ont été chassés, le reprennent, et les spahis en font le tour pour ramasser tout le monde. Je passe alors la revue, à la tête de mon état-major, composé d’un seul officier, l’autre ayant le commandement des tirailleurs, et je fais rentrer tout le monde dans son quartier, au pas de course. Une cinquantaine de noirs importants étaient à cheval. Après la manœuvre, courses de chevaux, puis courses d’ânes, montés par des gamins. Dans la journée, les petits négrillons ont cherché avec leurs dents des pièces de dix sous cachées dans des calebasses de farine ; il y a eu courses en sacs, et, pour les femmes, courses de grenouilles. Chaque femme portait sur la tête une calebasse où j’avais fait mettre quatre grenouilles. La première arrivée au poteau avec son complet de grenouilles recevait un prix. Pour surveiller la course, je m’étais mis à gauche du poteau. Seulement, ces bonnes Moussos se sont trompées. Au lieu de courir au poteau, elles ont toutes couru vers moi et calebasses et grenouilles ont voltigé sur mes genoux. J’ai été mis dans une déroute complète, si bien que j’ai dû faire recommencer la course ; toutes étaient arrivées en même temps ! Le soir, j’ai coffré un Maure, marabout important qui était ici en espion, et j’en ai lâché un autre, que j’avais mis en prison pour tentative de vol de femmes ; je n’ai gardé que son chameau. Avec une longue promenade le matin, une seconde le soir, avec un rôle d’impôt rectifié et envoyé à Kayes, tel a été mon quatorze juillet.


Soumpi, 10 Août 1897.

Je me disposais à expédier de Sokolo un volumineux courrier, quand m’est arrivé un télégramme me prescrivant de partir pour l’Est, jusqu’au Niger, et de m’en aller vers Tombouctou avec une petite colonne. Je me suis donc expédié moi-même, et me voici à Soumpi, sur les bords du Niger, à cinq jours en amont de Tombouctou. Je repars aujourd’hui pour Goundam, où me rejoindront, des quatre points cardinaux, des troupes que je conduirai à Tombouctou, ayant mes colis partout, sauf avec moi, et ne possédant même plus de tente.

Pour arriver jusqu’ici, j’ai pataugé dans tant de marais, reçu tant de tornades, que je n’ai pas de plus grand bonheur actuellement que d’être au sec.

L’origine des affaires pour lesquelles on m’envoie à Tombouctou est une invasion de Touaregs et d’Arabes Kountas, suivie d’une défaite de nos troupes. Une compagnie de tirailleurs et un peloton de spahis, envoyés contre eux, ont été entourés, puis détruits, à peu près jusqu’au dernier, de la façon la plus dramatique. Par trois fois, nos spahis ont chargé : un peloton commandé par le lieutenant de la Tour le premier ; celui-là a disparu en un instant. Le second peloton, lieutenant de Chevigné, a donné ensuite : deux ou trois hommes se sont sauvés. Enfin, en troisième, Libran qui a passé grâce au trou fait par Chevigné et par la Tour. Lui, seul blanc, est revenu blessé avec dix spahis. Trente autres spahis, deux brigadiers, deux officiers ont été tués. On a eu quelques détails, non par les survivants, qui ne savent à peu près rien, mais par un touareg qui a assez bien expliqué le combat. Contre les lances touaregs maniées avec une extraordinaire habileté, les sabres de nos cavaliers sont impuissants. Ils ont déployé le plus beau courage ; ça a été en pure perte.

À Tombouctou, l’on est resté sur ce grave échec. La situation m’y paraît cependant plus obscure que sérieuse. L’arrivée des deux cent cinquante hommes que je compte pouvoir rassembler l’éclaircira sans nul doute.


Tombouctou, 18 Août 1897.

J’y suis entré ce matin, dans la « mystérieuse », suivi de mes cinq cents hommes, soldats et porteurs. De Kayes, d’où j’avais reçu mes ordres, on croyait Tombouctou assiégée. Mais Tombouctou n’était point assiégée. Et sur mon chemin je n’ai pas eu à subir la moindre attaque. Je n’ai pu que le regretter. J’avais assez bien installé mon bivouac et dirigé ma marche pour espérer pouvoir taper ferme, le cas échéant, sur le célèbre N’Gouma.

Les Touaregs qui peuplent cette région ont de vilaines têtes. Il est facile de voir que l’on ne peut se fier à aucun d’eux. Nos bons Bambaras de tirailleurs ne comprennent rien d’aucune des langues qui se parlent ici : Arabe, Touareg, Sourhaïj et Poul.

Mes étapes, pour arriver à Tombouctou, ont été exténuantes, comme toutes celles qui se font en pays ennemi, où il faut à la fois marcher et se garder. En arrivant, j’ai trouvé tout le monde sous le coup du désastre des spahis. Cette impression n’est pas le moins grave de cette douloureuse affaire.

Quant à la ville, je n’en ai vu jusqu’à présent que les notables, qui ne sont pas ce qu’il y a de moins curieux ; et quant à l’installation, ça laisse à désirer. Tout le monde habite dans le fort Bonnier ; les officiers étant nombreux, on y est donc très serré.

Le temps est magnifique. Les gens venus avec moi sont en excellent état. Je suis sans doute pour quelque temps dans cette région nord. Mais, que devient mon pauvre Sahel ? Je me le demande non sans anxiété.


Tombouctou, 25 Août 1898.

Huit jours de Tombouctou, et déjà nouveaux projets de départ. Nous allons, Goldschoen et moi, faire une opération contre les Touaregs qui, au mois de juin, après avoir pillé Koriumé, à quelques kilomètres de Tombouctou, ont détruit nos spahis. Dans quatre ou cinq jours, lui par le fleuve, moi par terre, nous nous mettrons en marche pour une quinzaine. Après quoi, je rentrerai ici et j’en repartirai pour Sokolo. Comment ? Je n’en sais rien. Il pleut ; et les routes sont mauvaises. Il me faudra, ou passer par le désert, ou m’embarquer avec mes chevaux sur le fleuve pour aller jusqu’à Sansandig, et, de là, par terre, à Sokolo.

On ne saurait prévoir ce qui se passera pendant notre marche. Ce qu’il y a de plus vraisemblable, c’est que les Touaregs fuiront devant nous, quitte à essayer d’une attaque par surprise. La ville, par elle-même, avec une garnison suffisante, ne craint rien. Malheureusement, après la défaite des spahis, il y a eu des fautes commises, et nos ennemis, très enhardis par leur succès, ont trouvé beaucoup d’adhésions. Tombouctou compte plus de gens hostiles ou douteux que d’amis. De ceux-ci, il n’y en a guère, sauf les commerçants, et encore ! Tous musulmans, et quelques-uns fanatiques.

Tombouctou est construite sur des dunes de sable, entourée de tous côtés par les mêmes dunes, pas hautes, permettant cependant de s’y cacher. L’herbe, les arbustes épineux, les palmiers nains qui les tapissent faciliteraient les embuscades et les mauvais coups, aussi, ne s’éloigne-t-on pas sans armes. Tout est pourtant tranquille, les chefs des perturbateurs, Abidin et N’Gouma, étant à cent ou cent cinquante kilomètres. C’est contre eux que nous allons marcher, s’ils veulent bien nous attendre, ce qui, une fois encore, est douteux.

Dimanche. — Visite, avec l’interprète Ben-Saïd, un arabe d’Algérie, de Tombouctou, des trois mosquées de Djenguiriber, Sidi-Yaya et Sankoré et des maisons autrefois habitées par Barth, Lenz et René Caillié. Tombouctou est une véritable ville, avec des maisons bien fermées, dans lesquelles nous ne savons ni qui l’on reçoit, ni quels Touaregs ou quels Maures fréquentent, ni quel louche commerce se fait.

Pour ce qui est du commerce des captifs, nous sommes d’ailleurs beaucoup trop tolérants. Dans ma région, comme dans celle-ci, il se passe des choses que nous devrions avoir ordre de ne pas supporter. Il faut reconnaître aussi que nous ferions mieux si nous avions plus de troupes. Quand je pense qu’en Algérie, il y a 70.000 hommes et qu’au Soudan, nous pivotons avec deux ou trois mille, c’est navrant. On s’expose à un immense désastre le jour où un de ces agitateurs musulmans, qui sont nombreux sur notre frontière nord, aura deux ou trois succès successifs, ce qui peut arriver. À Tombouctou, tous étaient tellement terrorisés après l’affaire du mois de juin, que, lorsque la bande ennemie est venue piller tout près de la ville, la garnison n’a pas osé mettre le nez dehors. Ça n’aurait pas eu lieu, si, par économie, on n’avait pas réduit les compagnies de 159 à 125 hommes, et enlevé deux compagnies de la garnison de Tombouctou pour les envoyer dans le Macina où, soit dit en passant, cela marche encore plus mal qu’ici.

Je me porte bien, heureusement, sans quoi j’aurais peine à résister aux fatigues d’un hivernage aussi agité. Le malheur est que je dépense mes forces non pour moi, mais pour une région dont je ne suis pas le commandant. Pourvu, pendant ce temps, qu’il n’arrive rien dans mon Sahel où il n’y a ni troupes, ni chef !


Tombouctou, 1er  Septembre 1897,

Demain, sans prévoir le moins du monde si nous rencontrerons les Touaregs, Goldschoen et moi nous mettrons en route. Nous avons attendu la lune de manière à ne pas passer des nuits entières dans l’attente d’une attaque. Je pars avec une colonne par terre, non loin du Niger, en marchant dans l’est, tandis que Goldschoen est sur le fleuve, embarqué avec une compagnie et d’autres forces. Nous irons, sans doute, à un point nommé Rero, où nous formerons deux colonnes, l’une au nord, l’autre au sud, d’après nos renseignements recueillis sur l’ennemi. Je compte être de retour du 15 au 20, et repartir alors pour Sokolo par Goundam et Raz el Mâ.

Nous avons appris la mort de ce pauvre Hugot. Suite des fatigues d’une campagne, au moment où il venait de jouer un pôle brillant, comme commandant de colonne, dans la région Est. Que de tombes dans notre Soudan !


Bamba, 12 Septembre 1897.

Bamba — 210 kilomètres Est de Tombouctou. Je bivouaque au bord du Niger, sur une longue dune de sable blanc, entouré comme toutes les nuits d’une forte haie d’épines, gardé par des postes, gardé par des factionnaires, gardé aussi par la lune qui est pleine, et qui, pour sa bonne part, contribue, elle aussi, à me garantir des surprises. J’ai une pièce de canon et environ quatre cents hommes, infanterie et cavalerie. Jamais pareille colonne n’est venue jusqu’ici ; aussi, les Touaregs ne m’ont-ils ni inquiété, ni attaqué. Peut-être se risqueront-ils au retour. Je ne le crois cependant pas. La partie, pour eux, serait trop risquée contre une forte colonne qu’ils ne peuvent espérer surprendre. Ils se sont retirés de plus en plus dans l’Est et le Nord, où l’on ne peut les suivre sans chameaux porteurs d’eau.

Le commandant Goldschoen, avec une importante flottille, et cent cinquante hommes, vogue sur le Niger. Il brûle, sur la rive droite, quelques villages qui avaient fourni des contingents au dernier rezzou (colonne des Touaregs). Pas plus que moi, il n’a trouvé de résistance jusqu’ici, les principaux coupables ayant filé avant son arrivée. La saison ne nous est d’ailleurs pas favorable pour atteindre les Touaregs. Là où ils sont, la pluie tombe encore. Ils trouvent à boire et à manger pour leurs troupeaux. Cela leur permet de se tenir loin du Niger. Tous les deux ou trois jours, quand les inondations me permettent d’approcher du fleuve, la petite troupe navale de Goldschoen et la mienne se rencontrent. Ce qui nous manque, ce sont les guides, dont la mauvaise volonté est évidente. Je n’ai pu en trouver un seul, consentant à me conduire à un fleuve connu pour être fréquenté par les Kel-Antsar. Et cependant, parmi ceux que j’ai emmenés, il s’en trouve au moins deux ou trois qui connaissent la route.

Au nord du Niger, au point où je suis, c’est le désert, avec quelques puits, en plus ou moins bon état, fréquentés par des nomades, Arabes ou Touaregs. Le terrain est du sable, et la brousse n’est qu’arbres épineux en fleurs en ce moment et embaumant. La température est supportable. Les journées sont dures, toujours sans ombre, souvent en marche jusqu’à une heure avancée. J’ai pas mal de malades, je les évacue sur la flottille quand je la rencontre.

Pour moi, deux ou trois bonnes nuits sur le sommet des dunes, avec un petit vent frais et un air extra pur, m’ont remis des grosses fatigues des premiers jours.


Sokolo, 11 Novembre 1897.

Deux mois sans écrire. Deux mois sans incidents, dans mon Sahel, retour de notre petite expédition contre les Touaregs. Reprise de mon cercle, pas pour longtemps, car le courrier m’apporte une mutation : l’on me donne le commandement de la région Nord, avec ordre de me trouver dans ma capitale, Tombouctou, dans le courant de décembre, pour remplacer le commandant Goldschoen fatigué, qui demande à rentrer. Je suis si bien dans ma région du Sahel, si « coq en pâte », que j’aurai un vrai chagrin en quittant mon monde, qui me semble, peut-être m’abusé-je, fort content de mon administration. Mais Tombouctou, plus en vue, me paraît, en ce moment, un morceau assez lourd pour être tentant. La fermentation musulmane provoquée par Abiddin, et l’influence qu’y a N’Gouma, rendent la situation difficile. Ces messieurs sont deux hommes peu ordinaires ; l’un, comme agitateur et marabout, il a eu l’impudence de sommer les Français de Tombouctou de se faire musulmans ; l’autre, à cause de son courage et de sa force exceptionnelle. Il y aura donc quelque honneur à la débrouiller, et cela m’aidera à passer par dessus les désagréments matériels, tels que, de vivre enfermé dans son fort, toujours sur le qui-vive, d’avoir en face de soi une campagne infecte, etc., etc.

Ma vie est calme à Sokolo, assez occupée pour que le temps y passe vite. Le matin, il fait frisquet. Les chevaux sont vifs ; je contemple les manœuvres des tirailleurs et des spahis, ce que je ferai encore bien plus à Tombouctou. Cette année sera une année de disette au Soudan, la sécheresse et les sauterelles ont presque tout ravagé.





Les adieux sont faits. Le colonel a quitté le commandement de son cercle de Sokolo. Le journal va nous relater, une fois encore, un récit de voyage, avec ses détails insignifiants, ses menus incidents de bagages, de porteurs, de convois, qui montrent de combien de privations est faite la vie des coloniaux en continuels déplacements. Puis ce sera Tombouctou, la cité lointaine, avec ses nomades, ses pasteurs, ses terres fertilisées, qui font songer malgré soi, à une page de Bible. Enfin, l’exposé de la situation, toujours embrouillée, de Tombouctou, avec ses intrigues, ses Touaregs, nécessitant de perpétuelles colonnes, dont l’une, du 15 mai au 3 juillet 1898, poussée jusqu’à Gao, est comprise dans ce chapitre.




CHAPITRE III




SOMMAIRE
De Sokolo à Tombouctou. — Arrivée à Tombouctou. — Le Jour de l’An. — Complications Touaregs. — Irrégularités des Courriers. — Le port de Kabara. — Suppression du droit de sortie sur les grains. — Le Ramadan. — Le Poste de Goundam. — Petite incursion vers la mare de Tahakin. — Le Lac Faguibin. — Préparatifs d’une colonne dans l’Est. — Fanatisme des Musulmans. — La Colonne. — Ses Résultats. — Un Jour de repos à Bamba. — Au Bivouac de Gourou. — Mentalité d’un Chef Touareg. — Retour à Tombouctou. — Visite du chef Cheboun. — Séjour à Goundam. — Bon naturel des noirs du Soudan. — Le 14 juillet à Tombouctou. — Le Courrier arrive. — Tristes pressentiments au sujet de la France. — Le Chef des Igouadaren vient à Tombouctou et N’Gouma envoie son fils.



Soumpi, 20 décembre 1897.

Mis en route pour Tombouctou, le 15 de ce mois, à quatre heures du matin. Les bagages et ceux du détachement de spahis, commandé par un lieutenant, que j’emmène avec moi, étaient portés par douze bœufs. Trois ou quatre de ces bœufs portant mal et marchant lentement, j’avais expédié le tout dès minuit, avec une petite escorte, ne gardant avec moi que mes couvertures, mes deux noirs, Diabé et Maka, et le domestique du lieutenant. À onze heures du matin, halte à Néré. Mais point de convoi, point de vivres, et, par contre, point de déjeuner. En fait de repas, le lieutenant et moi avons dû nous contenter de fumer des cigarettes et de boire de l’eau d’un puits creusé dans une ancienne mare. Le soir, rien n’étant encore arrivé, j’ai envoyé chercher un mouton et du lait au campement voisin, et, enfin restaurés, nous avons pu nous endormir sur de la paille.

Mes bagages et mes noirs s’étaient perdus dans la brousse. Ils y sont restés pendant quarante-huit heures ; je ne les ai revus que dans la nuit du surlendemain. Le guide s’était trompé ; bêtes et gens, égarés, avaient marché pendant vingt-quatre heures sans eau, ce qui est cruel pour des noirs.

Mon voyage se poursuit : Excellente température — bonne nourriture — déjeuners seulement un peu tardifs, vers midi ou une heure ; nuits courtes, mais bonnes. Je serai à Tombouctou vers le 28 décembre.


Tombouctou, 2 Janvier 1898.

Triste jour de l’an, que celui que l’on passe seul, sans parents, sans amis. Les vœux, que j’ai reçus en grand nombre, des officiers, des Pères, de quelques commerçants blancs ou noirs, des chefs de la ville, ne valent pas les leurs. La famille ne se remplace pas.

Aujourd’hui dimanche, messe. Quelques officiers me suivent à Notre-Dame de Tombouctou, que les petits captifs, qui sont instruits par les Pères Blancs, remplissent un peu.

Arrivé le 28 décembre. Pris le commandement de Tombouctou, aujourd’hui, 2 janvier. Rien de saillant n’a marqué mon voyage. Pour bizarre que cela paraisse, je n’ai souffert et ne souffre encore que du froid et du vent. À tel point, que je me demande comment les noirs peuvent supporter une température pareille sans en mourir tous. La route que j’ai prise, qui n’est pas celle que j’avais faite en août, pour venir également à Tombouctou, est très pittoresque entre Soumpi et Goundam. Le fleuve, au plus haut de la crue, remplit une quantité de grands lacs, séparés les uns des autres par des montagnes. Le terrain accidenté est parcouru par des bandes de sangliers, de biches, d’antilopes, et même d’autruches, dont j’ai vu un couple. Les lacs sont peuplés de milliers de canards. Brochant sur le tout, sont de nombreux Touaregs, possesseurs de superbes troupeaux de bœufs et de gros moutons, fort peu polis, et ne fournissant ni guides, ni vivres. À mon approche, leurs campements ont toujours cherché à déménager, afin de ne s’exposer, ni à venir me saluer, ni à satisfaire à mes demandes.

À Tombouctou, la guerre est encore une fois dans le voisinage. Abiddin et N’Gouma, qui avaient filé devant ma colonne de septembre, sont revenus et sont à cent cinquante kilomètres de la ville. Un détachement de cent vingt tirailleurs, montés sur des chalands et des pirogues, les observe sans pouvoir leur faire grand mal. Il est plus que probable que je vais encore me mettre en marche contre eux ; il y a malheureusement, à cette époque de l’année, de grandes difficultés d’organisation pour une colonne, à cause de la hauteur des eaux et de l’inondation, qui s’étend si loin, que les bateaux peuvent difficilement communiquer avec la terre.

Je suis loin de jouir du calme de Sokolo, ici, ce ne sont que mouvements de troupes, clairons, trompettes, affaires politiques. Je possède un commissaire, un trésorier-payeur, de l’artillerie, de la cavalerie, des chameaux, et, n’ayant que de jeunes officiers pour me seconder, j’ai beaucoup de travail. Nous sommes en plein moment de mutations. Treize sous-officiers français viennent de m’arriver de Kayes, après un voyage de cinquante jours, deux capitaines, cavalerie et artillerie, et le reste, suivent sur le fleuve.


Tombouctou, Janvier 1898.

Ma tranquilité à Tombouctou continue à être des plus négative. Toutes les nuits, je suis réveillé, soit par un courrier urgent, soit par un porteur de nouvelles.

J’ai des colonnes en route de tous côtés, et moi-même, d’un moment à l’autre, je pense prendre la direction de l’Est. Abiddin et N’Gouma, s’étant séparés, m’embêtent, l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest. Le chef des Igouadaren me berne par des négociations, en attendant que l’eau, baissant, lui permette de se joindre à Abiddin, et le chef des Berabichs m’a fait réclamer hier, assez insolemment, la réponse à sa dernière lettre. À toutes ces histoires de Touaregs, s’ajoute la présence d’un inspecteur qui vit à ma table. Je n’ai donc que peu ou point de repos.

Le voyage du ministre est terminé. Il a quitté Kayes, convaincu qu’il faudrait marcher contre Samory, mais non moins décidé à ne rien laisser faire avant les élections.

Pour me délasser de ma vie agitée, lettres urgentes, espions, émissaires, gens pressés sur des chameaux rapides, j’écris chez moi, entouré de la valetaille, qui prépare un dîner pour ce soir. Menu : soupe, bouilli de mouton avec moulouko (espèce de concombre), gras-double de Rodel, gigôt rôti avec salade, fèves accommodées de Rodel, flan et biscuit de la confection de Diabé, café, tafia, champagne. C’est superbe, mais l’ombre au tableau, c’est que je suis obligé de m’occuper de toute cette popotte, ne pouvant me fier ni à l’un, ni à l’autre de mes fidèles serviteurs, et cela m’assomme considérablement.


Tombouctou, 26 Janvier 1898.

Arrivée du courrier — très en retard — m’amenant un capitaine fou, tirant à tort et à travers coups de revolver et coups de fusil, et ayant blessé un laptot. Reçu également de bonnes lettres de mon chef. L’une, est une mise à l’ordre du jour pour la colonne de Bamba. Cette colonne de Bamba, si elle n’a pas été inutile, a été loin d’amener ce que j’aurais voulu : un combat sérieux contre toute la bande, qui m’aurait permis de râtisser un certain nombre de Touaregs. Je serais bien étonné si l’année se passait sans que je m’empoigne encore avec eux. Dans la poche du laptot blessé par le capitaine, on a trouvé une enveloppe crasseuse, contenant un télégramme officiel à mon adresse. Laptot et télégramme traînaient ainsi depuis Segou. Reçu encore, du gouverneur, confirmation, par lettre, de deux télégrammes qui ne me sont jamais parvenus. L’inspection est stupéfaite du nombre de réclamations que l’on fait et pourrait faire à ce propos. Il y a longtemps que, pour ma part, j’ai renoncé à demander et à obtenir quoi que ce soit.


Tombouctou, 11 Février 1898.

Le bruit court que le colonel doit venir à Tombouctou. J’en suis content. J’espère lui démontrer la nécessité de certaines choses. Nous ne sommes pas brillants. En ce moment, toutes les régions d’au delà du Niger, y compris la mienne, coûtent beaucoup et rapportent peu. Dans mon ancienne région du Sahel, il y a une telle pénurie de personnel, qu’il n’y a plus que des lieutenants partout. Heureusement qu’il reste encore quelques bons enragés du Soudan, qui se donnent, pour ne rien gagner, un mal du diable, et se multiplient par six pour faire marcher une boutique pour laquelle on ne donne qu’une faible partie de l’argent et des hommes nécessaires.

Ma politique va plutôt bien. Des quatre ennemis que j’avais en arrivant, j’ai nettoyé un et réduit un autre à l’impuissance : Je suis loin, oh ! bien loin du résultat final, mais je suis satisfait de celui-ci, obtenu sans bouger de Tombouctou, que je n’ai pas quitté depuis mon arrivée, le 28 décembre.


Kabara, 19 Février 1898.

Venu me mettre au vert à Kabara. J’en avais besoin. Le travail et les ennuis de mon premier mois de Tombouctou m’avaient fatigué. J’aurais préféré Goundam. Je n’ai pas osé m’éloigner autant. Les affaires de ma région ne marchent pas assez bien pour cela. Je crains toujours une de ces désagréables surprises, qui sont la monnaie courante de nos relations avec tous ces voleurs et ces traîtres de Touaregs.

Kabara est, aux hautes eaux, le port de Tombouctou ; il y arrive journellement des pirogues de toutes tailles, dont quelques-unes très grandes, et pouvant contenir cent hommes, sont remplies de mil, de riz, de tabac, de karité, de pain de singe, de calebasses, de courges, de bois, d’herbe, de paille, etc., etc. Ces grandes pirogues faites de planches cousues ensemble avec de la mauvaise ficelle, et constamment en réparations, sont construites à Dienné. J’en ai plusieurs de cette sorte dans ma flotte. L’une, entre autres, vient de couler à pic avec un détachement de trente tirailleurs et un officier. Personne, heureusement, n’a été noyé.

Tout ce qui se mange à Tombouctou, tous les bois qui sont employés aux constructions, une espèce d’herbe sucrée que font pousser les inondations, et que l’on coupe quand les eaux se retirent, tout arrive et repart de Kabara, où, en cette saison, le village et le bord de l’eau sont fort animés. Les pauvres petits ânes du pays font un métier aussi dur que les chevaux de fiacre de Paris ; ce sont eux qui, toute la journée, sont sur la route, où l’on enfonce dans le sable, et cela, en portant d’invraisemblables charges, en particulier des pièces de bois trois fois longues comme eux.

Les gens de Tombouctou et les Berabichs sont, en ce moment, très satisfaits : j’ai supprimé le droit de sortie sur les grains. C’était un véritable impôt de famine, cause en grande partie des troubles de 1897. Du coup, je me suis débarrassé d’Ould Méhémet, le chef des Berabichs, et les caravanes de sel, venant du désert, se sont mises en route dès que le dit Ould Méhémet, au reçu de ma lettre, leur en a donné l’autorisation. Cette question des Berabichs, qui ne pouvait se régler par la guerre, a fait travailler mon esprit plus d’une fois depuis le mois d’Août ; je suis tout à fait heureux de l’avoir tranchée.

Les graves affaires ne me font pas délaisser les petites : j’ai organisé une entreprise de fourniture d’herbe pour mes nombreux chevaux ; car j’ai ici trois pelotons de l’escadron de spahis ; le quatrième est à Sokolo.

À Kabara, aussi, est notre troupeau, que, d’ailleurs, je fais diminuer le plus possible, les moutons et les bœufs que l’on achète à volonté, étant beaucoup plus beaux que ceux que nous avons conservé quelque temps dedans. Un berger de louage ne sera jamais aussi bon qu’un berger qui conduit son propre troupeau.

Il fait depuis deux mois un vent qui soulève le sable et recouvre tout, vêtements, objets, ce qui se mange ou ce qui se boit, d’une poussière horrible. Le vent, déchaîné pendant le jour, cesse pendant la nuit, qui est toujours très froide, ce qui n’empêche pas le soleil de la journée d’être aveuglant. Pour un beau pays, Tombouctou ne l’est certes pas. Et je suis encore bien loin d’y avoir rempli la tâche que je pourrai, je crois, mener à bien. Car s’il faut, pour agir, savoir profiter des occasions, il faut non moins bien savoir les attendre.


Tombouctou, 23 Février 1898.

Hier au soir, fin du ramadan. Le soleil était à peine sous l’horizon, que les noirs prétendaient apercevoir le petit croissant de la lune. Personnellement, je ne l’ai guère vu qu’une demi-heure après. Mais dans leur empressement à rompre leur jeûne, ils ne m’ont pas consulté, les coups de fusil sont aussitôt partis de tous les côtés, et les tams-tams ont commencé leur infernale musique. Beaucoup de bons musulmans ne s’étaient nullement gênés, du reste, pour fumer toute la journée, tandis que d’autres buvaient l’absinthe achetée en cachette chez le traitant.

Aujourd’hui, tout Tombouctou est en liesse. Les notables : Milad, un Tripolitain, Moulaï el Bechci, Amet Baba, le cadi, et autres, m’ont dit qu’ils avaient magnifiquement habillé leurs femmes. Je suis obligé de les croire sur parole, car on ne voit pas de femmes « chic » dans les rues de Tombouctou. On ne voit guère que des captives ou des femmes de condition inférieure, toutes très sales. Nos femmes de tirailleurs et de spahis sont les plus propres. Tout ce qui est au service des blancs se lave et s’habille généralement mieux que le reste.

Je revais bien, sauf quand je pense à certaine compagnie que l’on voudrait me retirer, où alors je tombe malade de dépit.


Goundam, 18 Mars 1898.

Dans le calme du poste de Goundam, je suis venu reprendre ma bonne humeur, que toutes les affaires importantes ou insignifiantes, qui ne me laissent littéralement pas un instant de repos à Tombouctou, avaient fini par compromettre gravement. Je déteste décidément Tombouctou et ne m’y habituerai jamais ; c’est trop laid. Goundam est joli. J’ai fait hier l’ascension d’une montagne qui est à trois kilomètres du poste. Cette montagne n’a que cent mètres de haut ; mais les cailloux de toutes dimensions qui la couvrent, en rendent la montée et la descente difficiles. Après le coucher du soleil, les hyènes et les chacals, qui seuls l’habitent, nous ont salués de cris assourdissants. De là-haut, on voit, dans la direction du nord, la chaîne de montagnes qui se prolonge. Dans la direction de l’est, vers Tombouctou, la brousse grise ou verte ; au sud, le village et le poste de Goundam, au fond, les méandres du marigot de Goundam, qui est encore un fleuve en ce moment, et s’évase pour former le lac Télé ; à l’horizon, la montagne et le lac du Fati, l’un à côté de l’autre. Il n’y a pas beaucoup d’arbres dans ce tableau, c’est, néanmoins, un joli tableau. Les promenades à cheval sont meilleures aussi qu’à Tombouctou ; il n’y a pas que du sable comme autour de ma capitale. Il est, il est vrai, un autre inconvénient : les grosses mouches, nées de la baisse des eaux, qui font rage ; les pauvres chevaux en sont affolés.

Mes affaires de l’Est sont loin d’être arrangées, mais me laissent cependant un peu de répit. Je me propose donc, en conséquence, et si aucune tuile ne survient, d’aller jusqu’à Raz el Mâ.

Ici, bien que j’aie la tête pleine des Igouadarens ou des Berabichs, je me suis occupé de mon poste. J’ai passé une revue, rassemblé les miliciens, fait manœuvrer et tirer à la cible la garnison. J’ai fait faire un nouveau champ de tir, envoyé un canonnier à Tombouctou pour y apprendre la manœuvre du canon de 80, j’ai décidé la transformation du poste, la diminution de l’enceinte, la construction de magasins et d’écuries. J’ai examiné le troupeau qui est magnifique, et cherché des bergers et des vaches pour celui de Tombouctou, qui est affreux. Bref, j’ai mis trois jours à faire ce qu’à Tombouctou j’aurais dû expédier en moins d’un. Aussi, je me porte bien, d’autant mieux que j’ai reçu un courrier spécial du colonel[6], me laissant trois bateaux auxquels je tenais beaucoup, et m’affirmant que cinquante spahis et des tirailleurs, auxquels je tenais non moins, ne me seraient demandés que tout à fait provisoirement. La satisfaction que m’ont causée ces bonnes paroles, n’a pas manqué d’avoir sur ma santé la plus heureuse répercussion.


Raz el Mâ, 2 Avril 1898.

Sur l’annonce d’une incursion des Kel Antsars, je suis parti avec un petit détachement pour la mare du Tahakin ; de là, je suis revenu au sud du lac Faguibin, que j’ai longé jusqu’à Raz el Mâ, où j’ai un poste et où je m’arrête. Dans sa partie large, le lac Faguibin, qui est une curiosité du pays, est absolument comme la mer. Un vent violent souffle ordinairement dessus, et des vagues viennent déferler sur la plage de sable fin. Les dimensions du lac, que trois inondations du Niger ont constitué, depuis un siècle, varient tous les ans. Actuellement, l’eau qui finit d’être abondante, est en baisse, laissant des terres fertiles, que les noirs et les nomades se disputent. En revanche, la mare de Tahakin, au nord du lac Faguibin, n’a pas reçu d’eau depuis quatre ans. Partout le terrain est excellent ; le blé en est la culture principale, nous sommes en pleine moisson, et c’est la récolte de ce blé qui attire en ce moment les Kel Antsars de N’Gouma. Je repasserai par le même chemin pour retourner à Tombouctou.

À Raz el Mâ, on est dans le sable blanc. Le poste se compose de quelques paillottes entourées d’une triple haie d’épines. Il n’y a aucun village, ni à Raz el Mâ, ni dans les environs. C’est le bout du lac Faguibin ; seuls de nombreux campements de nomades, Maures et Touaregs, sont dans les environs. Presque tous mes chameaux sont ici ; je les avais envoyés à cause des mouches qui sévissent après la crue du Niger ; je vais en remmener une partie dans l’Est avec moi. Mes chameaux sont un point sur lequel j’ai beaucoup de peine à obtenir un résultat ; les noirs n’y connaissent rien, et des nomades, de ceux qui y connaissent, on ne peut obtenir aucun service fixe — surtout pour nous. — Nous ne ferons jamais rien de ces oiseaux-là. Ils sont pauvres comme Job, mais ne veulent pas travailler.

La région est tranquille. Je vais hâter, par une colonne dans l’Est, la conclusion de la paix, aux conditions que j’ai imposées aux Igouadarens. Il y a toujours des intrigues sans nombre entre tous les Touaregs, dont les chefs viennent de tenir de multiples palabres. Ils me paraissent cependant assez calmes en ce moment.


Raz el Mâ, 5 Avril 1898.

Sur ma dune de sable blanc, près des quelques mauvaises paillottes, entourées des trois baies d’épines qui clôturent le village des femmes, les parcs à moutons, à bœufs et à chameaux, et le petit marché où une douzaine de diaoulas installent leurs petites pacotilles, je suis toujours.

Les nuits sont encore froides ; le matin, au point du jour, je me lève vivement de dessus ma natte ; quelques minutes après le lever du soleil, la température s’élève et je suis réchauffé. Je monte immédiatement à chameau ; j’ai assez bien réussi dans ce sport, que je cherche à mettre à la mode, car, j’en attends beaucoup, au point de vue militaire.

D’une façon générale, Raz el Mâ est un bon séjour. La viande n’y manque pas, gibier et autre, non plus que les légumes ; le jardin qui est près du lac produit salade, betteraves, choux, navets, tomates. Mais le fond de la nourriture est viande, lait et riz fourni par la région et excellent. L’eau est donnée par le lac Faguibin, à trois kilomètres, sur lequel volent d’énormes canards, trop gros pour être tués avec un fusil de chasse. Le Faguibin est malheureusement rempli de caïmans.


Tombouctou, 15 Avril 1898.

Rentré à Tombouctou, je prépare de suite ma colonne dans l’Est, pour défaire d’avance le gros rezzou qui se forme contre Tombouctou. Je dégarnis la ville à peu près complètement, et je risque le gros coup. Si, cette fois-ci, les Touaregs fuient encore devant moi, leur prestige subira une rude atteinte. Mais j’espère bien les joindre, et les battre ou les razzier.


Tombouctou, 23 Avril 1898.

Un inconvénient assez sérieux retarde mon départ : les mouches à chameaux qui n’ont pas encore disparu le long du fleuve. Mes chameaux, si je les mettais en route dans ces conditions, seraient affolés et éreintés en quelques jours.

Ce fléau des mouches, décroissant à mesure que l’eau baisse, sera fini, j’espère, dans les quelques jours que j’ai devant moi, et qui me séparent de la fête du sacrifice des musulmans. Ce serait à cette date, le 2 Mai, que se mettraient en route, sur la ville, une masse de Hoggars, d’Igouadarens, de Maures, de Touaregs, qui veulent y arriver pour la piller disent-ils, avant que Samory, qui vient du Sud, n’y soit venu lui-même. Or, je ne me soucie pas d’attendre ces gens derrière les murs de mon fort.

Je me réjouis de l’obligation de faire cette colonne. Tous ces nomades commencent à m’échauffer les oreilles. Tout individu qui est bien avec les Français, et en relations avec eux, leur est suspect. Un pauvre diable, porteur d’une lettre qui m’était adressée par le chef de Bamba, a été arrêté par un Touareg, qui l’a conduit chez un marabout pour voir ce qu’il y avait dans la lettre. Le marabout a prononcé la sentence suivante : « Cet homme est un bon musulman, c’est vrai ; mais tout homme qui porte une lettre pour les Français, fût-il bon musulman, doit être tué. » Mon homme s’est échappé. Ça a été une chance.

Ce matin, des hommes d’un village du fleuve voisin de Tombouctou, sont venus me voir pour me raconter qu’ils avaient été jusqu’à Bourom, coude est du Niger, pour rechercher leurs gens pris par le rezzou, l’année dernière ; ils ont pu en racheter douze et les ramener sans encombre, en naviguant pendant la nuit seulement, et en se cachant pendant le jour. Un des deux hommes ne sait pas ce que sont devenus sa femme et ses enfants, échus sans doute en partage à Abiddin, qui les aura emmenés dans son désert. Nos opérations, au commandant Goldschoen et à moi, ont rendu bien de ces pauvres gens à leur village, mais il en reste encore beaucoup dehors.

Politiquement, ma colonne est bien préparée ; j’ai détaché des Igouadarens leurs vassaux, dont l’infanterie avait fait beaucoup dans le carnage de nos malheureux spahis, en Juin dernier. Je me suis assuré aussi la neutralité des Berabichs, qui, il est vrai, n’avaient pas pris les armes contre nous l’année dernière, mais qui en étaient bien près, quand je suis arrivé à Tombouctou, en Janvier. Bref, j’ai épuisé toutes les ressources de la diplomatie. Il me faut maintenant, pour pouvoir m’avancer encore, un succès militaire. Puissé-je l’avoir, ce succès ! Tombouctou reste à peu près sans garnison, à la grâce de Dieu. Je compte, pour préserver la ville, sur le respect que les Touaregs ont pour les murailles. Hier, j’ai fait faire une surprise de mon infanterie par la cavalerie. Mon infanterie n’a pu tirer que deux salves avant d’être abordée, et aurait été infailliblement enfoncée. Il serait cependant temps que j’inflige à nos adversaires un échec dont seuls les noirs des villages du Niger se réjouiraient. Pour les autres, d’un bout à l’autre de la région, y compris Tombouctou, tous seraient enchantés de nous voir mis à la porte.


Tombouctou, 11 Mai 1898.

Que croire des nouvelles qui m’arrivent de mes ennemis ? Ce que je me plais à imaginer, d’après ce que je reçois, c’est que j’ai réussi à les diviser.

Et là-dessus, je me mets en route, pour vingt à trente jours, avec ma colonne, laissant Tombouctou gardée, en tout et pour tout, par quatre-vingts hommes arrivés de Dienné, et soixante miliciens. Mais Tombouctou n’a rien à craindre de sérieux pendant que je suis dans l’Est, et ne me préoccupe guère. Ce que sera l’état sanitaire de la petite troupe que j’emmène m’inquiète beaucoup plus. Je prévois des malades, car malgré les grandes chaleurs dans lesquelles nous sommes, et le terrible vent d’harmathan, il fait assez froid la nuit. Or, il est impossible de coucher, dans les cases chauffées à blanc pendant la journée, il y a donc beaucoup de rhumes, de refroidissements, etc. Un médecin suivra sur le fleuve. Je le ferai partir quelques jours après moi, escomptant qu’au début tout ira bien.


En colonne.  
Près Bamba, 20 Mai 1898.

Cette fois encore, Abiddin et son rezzou ne feront pas grand mal. J’ai obtenu la soumission de deux fractions de Kel Antsars ; les autres sont partis je ne sais où, et les Igouadarens ont filé dans l’Est chez les Aouellimidens. Sans aucune affaire, les deux rives du fleuve sont à moi : les villages seuls sont restés, les nomades ont fui. Les Kel Antsars toutefois, ne sont pas loin ; leurs cavaliers à cheval et à chameau circulent tous les jours autour de moi, mais je n’ai pu encore en prendre aucun. Ceux qui ont fait leur soumission ont peut-être aussi l’intention de me trahir ; je leur ménage dans ce cas un ratissage complet à mon retour. Ce sont de vrais princes que ces Touaregs, lors même que, leur soumission faite, ils sont forcés d’apporter leurs moutons, leur attitude n’a rien de plat.

Ma colonne est moins forte que celle de l’an dernier. J’ai environ 350 hommes dont 40 spahis, 2 canons de 80 de M. et une quarantaine de chameaux. Si je ne puis obtenir une rencontre un peu sérieuse, je diviserai mon monde en deux pour occuper les deux rives à la fois, et pour empêcher les troupeaux de venir boire. Je resterai en campagne jusqu’aux pluies. À ce moment, les nomades trouvant des mares dans l’intérieur, quitteront les bords du fleuve. Je n’aurai plus rien à y faire.

Ma petite troupe se renforce de trois gros bateaux : le Mage, le Niger et le Lespiau, et de neuf grandes pirogues de Dienné, que j’ai achetées avec des bœufs et des moutons de prise. La dernière, que j’ai achetée cent quarante francs, provenait de la succession d’un juif mort récemment à Tombouctou. Détail non sans pittoresque : de son vivant, tout le monde faisait du commerce avec le juif. À sa mort, on n’a pas trouvé de captif qui voulût bien l’enterrer !


Bamba, 11 Juin 1898.

Jour de repos, pris sur une petite dune de sable légèrement ombragée. À peu près au milieu de mon camp, ma tente sous un arbre. Sous le même arbre, un poste, un factionnaire et un prisonnier. Derrière moi, la campagne ; devant moi, un petit bras du Niger ; entre le bras du Niger et ma tente, les chevaux, — au nombre de soixante-quinze — le parc à moutons, avec six mille cinq cents bêtes, qui, en ce moment, paissent avec deux cent quarante ânes et quarante vaches. À ma droite, les chameaux, quelques prisonniers, hommes et femmes. Entre le petit bras du fleuve et le fleuve, une île, dans laquelle j’ai un détachement, avec encore des porcs et des prisonniers. Enfin, sur le grand fleuve lui-même, à un kilomètre de moi environ, mes bateaux — une quinzaine — dont deux armés de canons-revolvers, avec mes vivres, les prises en sel et autres, le médecin, quelques malades. Plus loin encore, toujours devant moi, de l’autre côté du Niger, la grande île de Bamba, qui a deux ou trois kilomètres de large, et où est le village ; enfin, de l’autre côté de l’île, la dune blanche de la rive gauche, qui a été le point terminus de ma colonne de Septembre.

Cette fois, j’ai été plus heureux que l’année dernière et j’ai été plus loin. Les Touaregs des deux rives se sont sauvés avec leurs tentes, leurs femmes et leurs troupeaux : les Kel Antsars sur la rive gauche, les Igouadarens sur la rive droite. Les Igouadarens avaient tant annoncé qu’ils m’attendraient, que j’avais fini par le croire. J’ai été très désappointé de les voir se dérober. Le 22 Mai, je suis passé sur la rive droite du fleuve avec toute ma colonne, chameaux compris, qui ont nagé comme des poissons, et j’ai couru derrière les Igouadarens. Ceux-ci sortis de leur territoire, ont emmené avec eux les blancs qui tous étaient coupables, ayant, sans exception, marché contre Tombouctou en 1897. À Zonghoï, mes bateaux n’ont plus pu avancer, faute d’eau. Les Touaregs de la rive gauche, se sentant moins poursuivis, ont ralenti un peu. Un détachement que j’ai fait passer les a surpris, leur a tué du monde et pris des troupeaux. Le lendemain, même scène sur la rive droite.

Le 27, avec quatre jours de vivres, qui, hélas ! ont dû en faire huit, je suis parti sur mes chameaux. J’ai marché nuit et jour, j’ai dépassé Tossaye, Bouroum, et à Hâ, sur la branche descendante du Niger, j’ai encore attrapé la queue des Igouadarens, que j’ai canonnés au moment où ils venaient de repasser sur l’autre rive. Je ne les ai pas suivis pour plusieurs raisons ; la principale est que je n’avais rien à manger, ayant mes convois en arrière ; une autre, est qu’ils se sont réunis à Madidou et que j’ai les ordres les plus formels pour ne pas embêter Madidou — parce que Madidou, à son tour, pourrait embêter la région Macina. En revenant, j’ai encore une fois surpris des Touaregs, en passant le fleuve la nuit, ils ont eu pas mal de tués et beaucoup de troupeaux pris.

Je ne sais encore ce que pensent les Touaregs de tout cela ; mais, le fait d’avoir vu une colonne française les talonner de Tombouctou jusque entre Bouroum et Gao, a dû les faire réfléchir. Avec un peu plus d’eau dans le Niger, et le secours des bateaux, j’irais jusqu’au bout, à Say ou ailleurs. Si le colonel Audéoud veut bien, ce sera pour plus tard.

Je croyais connaître le désert, je me suis aperçu que je ne le connaissais pas du tout ; maintenant, je suis fixé. Le Niger le traverse à un ou deux jours à l’est de Bamba. Jusque-là, il y a encore, pas trop loin du fleuve, quelques arbres et des épines. Après, plus rien. Mes pauvres chameaux qui ont beaucoup marché et peu mangé, ont souffert. J’en ai cinq qui sont bien compromis. Mes chevaux sont fatigués aussi, je crois cependant m’être arrêté à temps pour éviter des pertes. Je ménage extrêmement ma cavalerie. Tout le monde, moi le premier, fait chaque jour dix kilomètres à pied. J’ai quelques malades, mais ni tués, ni blessés. J’ai atteint les Touaregs quatre fois ; je les ai surpris deux fois ; cela doit les étonner, car ils m’entourent de cavaliers et de méharistes. J’ai quelques opérations secondaires à faire avant de rentrer. Je ne pourrai aller vite, traînant à ma suite dix mille moutons que je ne peux faire marcher sans manger.


Bivouac Gourou, 25 Juin 1898.

Calme et paisible est le bivouac d’où j’écris. Mes prisonniers et mes troupeaux regagnent Tombouctou. Je n’ai gardé que quelques bœufs et que quelques moutons comme viande sur pied. Je cours en ce moment après les Touaregs qui ne se sont pas sauvés dans l’Est avec les autres, et qui, sans doute, voudraient passer inaperçus. J’ai eu de la peine à trouver des guides pour venir où je suis, au sud du Niger. J’espère que demain je ferai aux Imedediens la douce surprise de les découvrir, eux et leurs bœufs. Il faut qu’ils paient leur rezzou de l’année dernière contre Tombouctou.

Je serai à Tombouctou dans cinq jours environ. Les tirailleurs commencent à beaucoup parler de leurs Fatmata ; maintenant qu’il n’y a plus d’ennemis sérieux en présence, et que, par conséquent, les marches et le service de garde sont moins pénibles, le veuvage de près de cinquante jours que j’ai dû leur imposer, leur pèse lourdement. La pluie tombe depuis la nouvelle lune, pas au point cependant d’être gênante ; quelques officiers ou sous-officiers commencent aussi à être malades ; bref, pour tout le monde il sera bon de rentrer. Quant à moi, je n’aime pas assez Tombouctou pour m’y installer, et je n’y resterai que pour me débarrasser du travail accumulé derrière moi.

Reçu hier l’un des chefs que j’ai maltraités et qui est venu demander la paix. Ce chef m’a franchement avoué tous ses méfaits — ou au moins ce que, comme commandant français, je suis obligé de considérer comme méfait. Car piller des villages, pour un Touareg, c’est ce qu’était piller ses serfs pour un noble chevalier du moyen âge, rien de plus. Par ailleurs, faire la guerre aux Français, c’est être agréable à Dieu. Je lui rendrai ses femmes, au chef, moyennant rançon. Il y en a de jeunes et de vieilles, avec une collection complète d’enfants. Cette smalah serait difficile à nourrir, il lui faudrait beaucoup de lait, et Tombouctou n’a de pâturages que pendant les pluies. C’est donc presque moi qui ferai la bonne affaire en me montrant magnanime.


Tombouctou, 5 Juillet 1898.

Trouvé Tombouctou, où je ne suis rentré que le 3, plus affreux que jamais. Les gens sont enchantés de mon expédition, d’autant plus que, de mes négociations préalables avec les Berabichs, sont résultés des arrivages de sel énormes. Tous viennent me dire qu’ils sont contents, que les affaires marchent bien, qu’ils prient Dieu que je reste longtemps, et ainsi de suite. En outre, vingt mille francs de prises que j’ai faites paieront mes dépenses supplémentaires. L’argent est le nerf de la guerre. Tout sera bien. Hier au soir, nous est tombée une tornade comme il y en a rarement. Les maisons de la ville, construites en terre sablonneuse, ont coulé comme du sucre sous l’action de l’eau ; deux hommes ont été tués par des chutes de matériaux. Ma maison neuve a fondu ; je regardais les pilotis diminuer peu à peu de volume pendant que l’eau inondait tout par terre. Ce matin, les habitants réparent leurs maisons. Leur consolation sera de voir pousser les koukani, espèce de pastèque sans goût, à peu près la seule chose qui vient bien dans le sable, et qu’ils sèment dans leurs dunes.

Nous attendons le courrier. Bonne occasion de philosopher : chacun a un motif important pour le désirer, et chaque motif est différent, bien entendu ; les préoccupations de l’un sont complètement étrangères à l’autre. Et tous s’arment de jumelles, pour voir s’il n’arrive pas sur la route de Kabara, le bienheureux sac, avec tout ce qu’ils souhaitent dedans !

J’écris de moins en moins. Le temps me manque pour mes lettres particulières et cependant, les journées ont vingt-quatre heures à Tombouctou comme partout ailleurs. Quand on est si loin, d’ailleurs, on n’a jamais les réponses à temps, et les lettres ne constituent plus une conversation, mais un rapport ; on finit par les supprimer.

Reçu ce matin la visite du chef Cheboun avec ses Touaregs. C’est la troisième fois que je le vois depuis mon arrivée. Précédemment, il n’était venu qu’une fois. Il voulait avoir quelques tuyaux sur les conditions de paix que je vais faire aux Igouadarens. J’espère que Sakaoui, leur chef, viendra en personne me demander la paix. Ce résultat qui ne paraît rien, est cependant quelque chose, car, de tous les chefs, il n’en est qu’un qui ait consenti à venir chez les blancs : Cheboun, déjà nommé ; les autres font la paix ou la guerre, mais ne veulent pas nous voir ; ils traitent par des intermédiaires, comme des potentats.


Goundam, 1er  Septembre 1898.

Après avoir terminé tout ce que je pouvais faire à Tombouctou, je me suis mis en route, à petites journées, pour Goundam. Brousse délicieuse, feuillage tendre, sable recouvert d’un joli gazon vert, petites fleurs jaunes et blanches, mimosas embaumant, hiros, arbres qui n’ont pas d’épines, répandant une odeur de « sauvage » tout à fait agréable. Mes compagnons de route, un lieutenant et l’interprète français, se sont livrés à des chasses fructueuses ; au tableau, canards, biches, oiseaux divers. Mais à eux deux, et bien que nous en ayons rencontré au moins cinquante, ils n’ont pas été capables de tuer d’outardes. Les outardes sont d’énormes oiseaux, gros comme des autruches, et ressemblant, dans une certaine limite, à des poules. Avec mes mauvais yeux, je ne les reconnais que lorsqu’ils volent, car ils se tiennent d’ordinaire fort loin.

En arrivant à Goundam, cérémonial ordinaire : revue de tirailleurs, examen du poste, visite des magasins, des armes, etc., etc…, à la suite duquel on m’a apporté mon courrier, avec des masses de petits bleus à l’adresse du « lieutenant-colonel Klobb ». — Le poste tout entier a manifesté sa joie en apprenant ma nomination. Mes bons troupiers noirs m’aiment beaucoup, parce qu’ils me connaissent depuis longtemps, que je parle leur langue, et parce qu’ils voient que, moi aussi, je les aime bien. Ces noirs ont, peut-être, tous les défauts qu’on voudra, mais ils sont bons comme du pain ; ils n’ont ni méchanceté, ni rancune, surtout les Bambaras, les Malinkés, et aussi les noirs de la région, les Songhaïs, dont malheureusement, je ne parle pas la langue.

La crue du Niger, qui a commencé le 1er  juillet à Kabara, n’est pas encore arrivée ici. Résultat : privation des bains que l’on ne peut prendre qu’aux hautes eaux.


Tombouctou, 3 Septembre 1898.

Je ne montais pas un cheval noir, à la revue du 14 juillet, mais bien mon bon gris rouanné qui est devenu le rêve. Le capitaine Robbe me présentait les troupes. Je suis sorti du fort au galop, et j’ai ainsi dégringolé la pente qui conduit à la plaine. J’avais beaucoup de troupes, et j’avais fait sortir — ce qui ne s’était jamais vu — tous les canons qui sont ordinairement perchés sur les bastions, c’est-à-dire sept, qui ont tiré une salve en l’honneur de la France. Les trois couleurs flottaient comme tous les jours sur la maison que j’habite, et, de plus, sur les bastions des deux forts, sur la tour de Notre-Dame de Tombouctou, ainsi que sur la maison du commerçant Colas. L’après-midi, il y a eu réjouissances diverses, mais je n’ai pu rien faire d’exceptionnel. J’étais sans fonds. Le petit crédit alloué d’ordinaire pour célébrer la fête, ne m’a été notifié que le 13 août. J’ai eu bien envie de l’employer à célébrer la fête de l’Empereur !

Les courriers, que nous venons de recevoir, vont vite en ce moment — quarante à quarante-cinq jours. Vers la fin de Septembre, nous retomberons aux soixante jours. L’écrasement des Espagnols, qui ne manquent cependant pas de courage, et qui sont de fameux soldats, me cause un chagrin, d’autant plus profond, que j’y vois un avertissement pour les moins riches, les moins nombreux ou les plus mal gouvernés. Dans dix ou vingt ans, nous réunirons complètement ces trois conditions. Les colonies où nous nous esquintons y passeront. La roue de la fortune peut encore tourner pour la France. Puissé-je ne pas m’en aller dans l’autre monde avant d’avoir assisté à notre relèvement !

Ici, mes affaires marchent bien. J’ai réussi à faire venir à Tombouctou même, pour me demander la paix, le chef des Igouadarens. Je lui ai fait des conditions qu’il a bien été obligé d’accepter, et dont la plupart existaient de fait. Il est réduit à merci. Le chef des Kel Antsars, le fameux N’Gouna, m’a envoyé son fils pour me demander la paix ; je lui ai répondu que je ne traiterais que si son père venait lui-même.





Le nom du capitaine Voulet, avec quelques ligues sur sa mission, et sur l’ordre que le lieutenant-colonel Klobb reçoit de l’accompagner, va apparaître pour la première fois.

Il n’est ici question que de la note de service parvenue par le courrier ; l’arrivée du capitaine Voulet à Tombouctou est également signalée.

Le colonel Klobb, toujours à Tombouctou, paraît surtout occupé de son cercle, de sa capitale et des événements qui se déroulent au Soudan.




CHAPITRE IV




SOMMAIRE
Notification de l’envoi de la Mission Voulet. — Prise de Samory. — Le Cimetière de Tombouctou. — N’Gouna est tué. — Les Courriers : le Temps et la Vie Parisienne. — Arrivée du Capitaine Voulet.



Septembre 1898.

Le Gouvernement expédie la mission Voulet dans l’Afrique centrale. La mission passera naturellement par Tombouctou et Say : le Gouvernement me le notifie. Je fournirai cinquante tirailleurs et vingt spahis. J’escorterai la mission jusqu’à Gao ou Zinder, jusqu’à ce que je rencontre le commandant du Macina, et je m’assurerai la possession du fleuve. Tout ceci me permettra de mener à bien un projet qui m’est cher et pour lequel je travaille depuis longtemps. Je suis fort satisfait.

Je suis rentré à Tombouctou pour recevoir le chef Sakaoui. Je souhaitais vivement cette entrevue ; mes désirs ont été exaucés. Je repars demain pour el Oualedji. Je reviendrai ensuite, pour, vers Novembre, aller dans l’Est.


Tombouctou, 23 Octobre 1898.

Passé la revue des casernements avec les hommes dedans. Dans chaque chambre, trouvé ou une panoplie de lances et d’épées, ou une étagère avec des photographies, ou toute autre petite chose révélant chez son propriétaire un certain goût pour l’ameublement. Mentalement, j’ai fait un retour sur moi-même et constaté que ce sens du meuble me manquait totalement. Je me suis fait construire une belle case, spacieuse, bien aérée, très ouverte, mais les murs en sont absolument nus. J’ai, comme mobilier, une plate-forme, en petits bois jointifs, garnie d’une natte qui constitue mon lit ; deux chaises, et quatre tabourets en bois recouverts de peaux de mouton. Mes armes sont dans un coin. Ma galerie possède un second lit et des récipients dans lesquels on m’apporte de l’eau deux fois par jour. Habitent encore ma case, d’innombrables moineaux, à ventre rouge, qui font leurs nids dans les bois du plafond, des souris et des scorpions. Le chacal qui se promène en liberté dans le fort, et qui, la nuit, saute parfois sur mon lit pour y jouir des douceurs de la couverture, s’y rencontre aussi de temps en temps.

L’état sanitaire, pour bêtes et gens, est mauvais. Nous avons beaucoup de fiévreux et quelques dyssenteries. Deux de mes chevaux sont morts. Mes chameaux sont au vert dans la brousse. La campagne, qui était si jolie en Août, redevient grise ou plutôt jaune. Dans trois mois, la paille aura disparu et le sable seul restera. Les champs de pastèques, qui entourent la ville en hivernage, vont bientôt finir aussi. Depuis des mois, notre jardin ne produit plus rien du tout ; je mange des herbes à peu près quelconques en guise de salade. Heureusement qu’il y a riz et piment ; avec cela on va loin.


Tombouctou, 28 Octobre 1898.

Le colonel Audéoud a une heureuse étoile, Voilà Samory pris[7]. La convention anglo-française, et l’occupation de Kong, l’avaient rejeté dans l’Ouest, dans un pays de forêts sans débouchés, où il ne pouvait se mouvoir, et où les populations de sauvages anthropophages le traquaient. Il a fini par tomber entre nos mains. Toute, la boucle du Niger est maintenant définitivement conquise et occupée ; il reste à garnir le sommet du fleuve, de Tombouctou à Say ; c’est ce qui va être fait cet hiver.

Nous avons eu ce matin un petit service à l’église pour M… que l’on remporte en France. Pourquoi donc les familles tiennent-elles tant à ravoir les corps des leurs ? Ils sont bien, leurs morts, dans cette terre du Soudan, pour laquelle ils sont venus perdre la vie. Pourquoi ne pas les y laisser dormir ? Il me semble, à moi, que là est leur place. Là-dessus, cependant, chacun a un sentiment sur lequel on ne peut discuter.


Tombouctou, 1er  Novembre 1898.

Voulet m’arrive demain. Je suis anxieux. Il me paraît s’élancer sans trop savoir ce qu’il fait. Une conversation avec lui me fera connaître si c’est cela, ou si c’est le contraire. Je l’attends donc impatiemment. Je crois que je me mettrai en route vers le 15, et je crois non moins que c’est trop tôt, et que Voulet ne pourra pas passer avec ses bateaux. Cette mission va me permettre de réaliser mes projets et de prendre possession de la partie du Niger que nous n’avions pas encore ; je suis donc enchanté qu’elle ait lieu, mais j’ai peur qu’elle n’ait pas d’autre utilité.

En attendant mon proche départ, je m’occupe beaucoup de l’embellissement et de l’assainissement de Tombouctou, qui en a besoin. Le commerce marche très bien. Il n’y a pas eu de longtemps de meilleure année que celle-ci. Les noirs me bénissent, je doute que chez les Touaregs il en soit de même. Je fais démolir les maisons qui enserrent le fort Nord, pour lui donner de l’air et pour faire une belle place, je fais faire une chasse acharnée aux ânes crevés, aux immondices de toutes sortes que l’on jette dans la ville, et je m’évertue à obtenir un peu de propreté.

Hier soir, fête de la Toussaint. Les Pères Blancs ont fait, au cimetière, une petite cérémonie, à laquelle nous avons tous assisté. Que de tombes, déjà, dans notre pauvre cimetière de Tombouctou, où cependant ne sont plus les quatorze de la colonne Bonnier !


Tombouctou, Novembre 1898.

Me voici débarrassé de N’Gouna. Ce bonhomme nous tenait en échec depuis 1894. Ma dernière colonne l’avait beaucoup réduit. En Septembre, il m’avait berné avec des propositions de paix, m’avait envoyé son fils pour traiter, et, tout en ce faisant, me trompait en venant chercher des grains dans son ancien pays, chez ses anciens sujets qui n’osaient rien lui refuser. Cette fois-ci, son stratagème n’a pas réussi. J’ai leurré les envoyés et ai fait partir une petite troupe pour Emellah, à quatre-vingts kilomètres, sans autre eau que celle portée par les chameaux. Après deux marches de nuit, il a été atteint et invité à suivre le lieutenant et à venir à Tombouctou. En fait de réponse, il s’est sauvé au grand galop de son beau cheval blanc. Il a fallu tirer. Un feu à répétition l’a tué. Cette fin me délivre d’une grosse préoccupation en mon absence. N’Gouna était un colosse, craint de tout le monde et obéi au doigt et à l’œil par les Kel Antsars.

Du coup, la différence d’attitude des tribus, entre Janvier et aujourd’hui, est devenue notoire. Tous ces enfants du désert se sont mis à filer doux. Deux petites tribus que j’avais dû traiter sévèrement, mais dont j’avais ménagé les femmes, sont devenues presque des amies. Les Touaregs ont du bon. Ils sont francs, et point trop enfoncés par l’Islamisme dans la haine du Français. Je les préfère aux Arabes. Qu’ils nous aiment ? ce serait franchement trop leur demander. Nous leur prenons tout sans leur donner de compensation. Moi-même, je sévis quand il le faut. Ils en trouveront quand même de plus durs que moi, et me regretteront peut-être quand je serai parti.

Les courriers abondent : deux en trois semaines. Cela nous promet une fameuse disette pour plus tard. N’importe, prenons le bien quand il nous vient. Je n’ai reçu que la moitié de mes journaux, l’autre a été subtilisée en route. Cela arrive souvent, quand le paquet contient des Vie Parisienne. En revanche, je n’ai jamais entendu les abonnés du Temps se plaindre de ne pas recevoir régulièrement leur grave journal.





Le Lieutenant-Colonel Klobb, se conformant aux instructions qui lui ont été données, va se diriger vers Say en accompagnant la mission Voulet.

Il n’est trace, dans le journal, qu’aucun dissentiment se soit élevé entre les deux officiers. Les tâches et les idées de chacun ne sont ailleurs que sur eux-mêmes.

Le Colonel Klobb semble uniquement absorbé par la création de ses postes sur le Niger. Il n’y aura pas lieu d’en être surpris, si l’on songe que la création de ces postes, en fortifiant des résultats précédemment obtenus, était la réalisation d’un désir longuement caressé.




CHAPITRE V




SOMMAIRE
En Colonne vers Bamba. — Description de la route. — Création du Poste de Bamba. — Marche en deux Colonnes sur chaque rive. — Prise de troupeaux sur les Touaregs Kel es Souks. — En face de Gao. — Menaces des Aouellimidens. — Le Cheval d’Abiddin. — Bravoure des Touaregs. — La Mission Voulet n’est plus avec le Lieutenant-Colonel Klobb.



Tiptal, 23 Novembre 1898.

Pour la troisième fois, sur la route de Bamba. Mais, ayant fait cette route chaque fois à une époque autre, je la trouve différente. En Mai, on peut longer le Niger d’assez près. En Septembre, les inondations forcent à rester éloigné de cinq kilomètres, en moyenne, du fleuve, et, en Novembre, j’en suis à dix. On marche de dune en dune, dans un pays assez boisé, où il y a quelques campements, ou plutôt quelques traces de campements de nomades, et beaucoup d’antilopes. Le terrible vent de l’hiver n’est pas encore levé, ce ne sera que pour Décembre et Janvier. La température est excellente. Les menus le sont moins : rien à manger, dans cette brousse, autre que de la viande et du riz. Pas de villages, donc pas de poulets, pas d’œufs, même pas de biscuit, tout ayant été mangé pendant la dernière colonne. Du pain de quatre jours, qui nous est arrivé par pirogue, a été trouvé excellent. Que mes préoccupations sont donc peu intellectuelles !


Samgoï, 2 Décembre 1898.

Mon fameux et tant souhaité poste de Bamba est désormais chose faite. Quatre bâtiments sont achevés, les autres seront finis dans un mois. J’ai passé à Bamba quatre jours bien remplis par l’organisation du poste, par les ordres à donner, par les promenades et par les reconnaissances à effectuer aux environs, toutes faites sur un superbe chameau blanc.

Ma marche dans l’Est continue, et je continue non moins à me préoccuper de trouver de la viande. Ma colonne, augmentée des 400 rationnaires de Voulet, mange ferme. Il me faut 1,000 kilogs par jour. Je me ravitaille en grains par des envois de Tombouctou, en viande, sur le pays, au pis aller par la chasse. On m’a rapporté hier deux biches, deux kobas, un robert, un sanglier. Le robert est une grande biche blanche avec le dos fauve. Les kobas sont gros comme de petits bœufs.

Je marche sur deux colonnes, une sur chaque rive ; les Touaregs sérieux se concentrent sur Gao. M’attendront-ils ou se sauveront-ils ? Je n’en sais rien. Les Aouellimidens entrent en jeu : jusqu’ici, nous n’avions pas eu à faire avec eux. J’ai expulsé du pays des marabouts qui vivaient aux crochets des noirs du fleuve.

L’ouvrage qui est devant moi et qui est considérable me mènera jusqu’en mai 1899.


Près Gao, 13 Décembre 1898.

Après avoir passé le Niger à Tossaye, je me suis établi sur la rive droite du fleuve. Mes après-midi sont courtes, le jour tombe de bonne heure, et, comme il n’y a pas de lune en ce moment, on ne peut marcher la nuit. Je pars tard, j’arrive tard au bivouac, et je ne déjeune qu’à deux heures ; la journée est faite. Je n’ai pas beaucoup à écrire, heureusement ! À quatre cents kilomètres de Tombouctou, on reçoit peu de courriers, par contre, peu de réponses à expédier. J’ai eu la bonne fortune de trouver des guides qui m’ont conduit à des mares, dans l’intérieur. Des Touaregs, qui s’y étaient installés, ont fui à mon approche. Je ne leur ai pris qu’une cinquantaine de captifs, quinze cents moutons et cinquante ânes. C’étaient des Kels es Souks, qui, à leur qualité de Touaregs, joignent celle d’être d’affreux marabouts. À ce titre, ils peuvent compter sur ma bienveillance. De cette affaire-là, ils ont perdu leurs livres, que mes tirailleurs, après les avoir ramassés, et les trouvant trop lourds, ont jetés sur les chemins.

Je suis presque en face de Gao. Tout le pays s’attend à me voir repasser le fleuve pour en prendre possession. Gao est l’antique capitale de l’ancien royaume Sonrhaï. Hourst écrit dans son ouvrage qu’il est le deuxième Européen à en avoir vu les palmiers et la mosquée, je suis donc le troisième à jouir du même tableau ; mais je suis le premier qui puisse le contempler à loisir, et rien ne m’empêcherait d’aller camper dedans si le cœur m’en disait. Je n’irai pas pour le moment. Je dois continuer ma route pour faire filer la mission Voulet. C’est en revenant que je m’y établirai. Les Ilmedens ou Aouellimidens, que Hourst estime à 20,000 guerriers, dont un tiers cavaliers, sont les maîtres de Gao et du pays. Ils me font dire que, si je me borne à rester sur la rive droite, ils ne diront rien ; mais que, si je veux m’emparer de Gao et du pays, ils me feront la guerre et m’extermineront ; au demeurant, ils ajoutent que, s’ils ne réussissent pas, je serai le maître. C’est cette dernière hypothèse qui se vérifiera. Je ne me doute pas du temps pendant lequel j’accompagnerai encore la mission Voulet. Nous arriverons dans quatre ou cinq jours à Ansongo, où commencent les rapides, et je me demande si mes bateaux les passeront, ou non. Mes deux grands bateaux sont percés comme des écumoires, et ont leurs trous bouchés avec des chiffons quelconques ; à la première roche, je risque de les défoncer et de voir mes vivres aller par le fond. Voulet, lui, a des chalands en fer, plus solides, mais plus lourds. Je marche depuis plusieurs jours dans de grandes dunes de sable, que les rochers vont remplacer à partir de demain. Je suis monté sur un grand cheval noir que les gens du pays connaissent bien, comme ayant été le propre cheval d’Abiddin. Ils l’avaient vu, au mois de Juillet, marcher dans l’autre sens. Ce cheval, tel un cheval d’empereur romain, était nourri avec du lait et de la paille.

Ici, le pays ne produit point de mil, rien que du riz, excellent d’ailleurs.


Sur le Niger, 29 Décembre 1898.

Sur le fleuve, entre Gao et Ansongo. Donné pendant huit jours, dans des mares au sud du Niger, la chasse à des Touaregs. Ceux-ci ont fui, ne me laissant que du butin, troupeaux et captifs. L’un de nos commandants de cercle avait été dans les mêmes parages quelque temps avant moi, sans que je le sache, d’ailleurs. Attaqué pendant qu’il était en marche, il avait eu quelque peine à se dégager. Ces Touaregs sont d’une bravoure à toute épreuve. Ce jour-là, ils ont chargé en furieux, tous les chefs devant, comme à l’ordinaire. Le chef de la bande Diongui, a eu ses deux fils, ses deux gendres et son frère tués.

Je n’ai pas encore trouvé de résistance. Ces hommes, qui n’ont que leurs lances, tandis que nous avons fusils et canons, seraient des fous s’ils venaient m’offrir le combat lorsque je suis sur mes gardes. Ils fuient, tout en surveillant mes mouvements, et en attendant une occasion favorable pour m’attaquer et pour me surprendre.

Je n’ai plus avec moi la mission Voulet. Ses bateaux ont pu passer les premiers rapides réputés infranchissables, je ne serais pas étonné qu’elle passât les derniers.

Je vais occuper Gao. Je m’attaque là aux Aouellimidens. Je ne prévois pas ce qu’ils feront, mais je souhaite qu’ils résistent, car il faut en finir.







Ce n’est qu’en remontant vers Tombouctou, en rebroussant le chemin qu’il vient de faire que le Colonel Klobb crée ses postes sur le Niger. Il n’avait encore fait que les reconnaître pendant les semaines précédentes, alors qu’il descendait le Niger avec la mission Voulet. Ici, il les occupe, il y construit, il y laisse une garnison.

Au début du chapitre, le Colonel note sa nomination à un commandement, celui de la région Est-Macina, qu’il ne prendra jamais, car, par un brusque revirement, ordre tout au contraire lui sera donné de quitter le Soudan et de rentrer en France.




CHAPITRE VI




SOMMAIRE

Le Colonel est nommé au Commandement de la région Est-Macina. — Création du Poste de Gao. — Attitude des Habitants de Gao vis-à-vis des Français. — Histoires de Lions. — Distinction entre le Captif Touareg et le Captif Noir ou Maure. — Caractère du Touareg. — Ne rien dilapider, ne rien détruire, ne rien tuer. — De Tombouctou à Gao, le Niger est paisible. — Les Lances Touaregs. — On presse le Colonel Klobb de gagner Bandiagara et de prendre son nouveau Commandement.



29 Décembre 1898.

Ce matin même, j’ai reçu un ordre me nommant au commandement de deux régions, Nord et Est Macina. Cela veut dire que je suis remplacé à Tombouctou par un chef de bataillon, qui sera sous mes ordres, et que je commanderai également à la région Est Macina, dont le commandant, un autre chef de bataillon, résidera à Dori. Pour moi, je devrai demeurer à Bandiagara. Cela me donne le Niger depuis Dienné jusqu’à Say, avec la bordure des pays foulbés, qui vont de Dienné à Say. C’est un beau commandement qui m’est donné, afin d’assurer unité de politique à l’égard des Touaregs, je suis très content.

Je ne rentrerai donc sans doute pas à Tombouctou : je reviendrai par le Sud de ma nouvelle région en allant de l’Est à l’Ouest. Mais je ne suis rien moins que pressé de poser quelque part ; je n’éprouve nullement le besoin d’une maison ; un petit arbre me suffit et, quand j’ai une tente, je crois être dans un palais !

En même temps que ma nomination, m’est arrivé le courrier de France. Que de papotages ! que de potins ! Après deux ans de brousse, tout ça me paraît d’une telle sottise, que je me demande comment j’y puis couper quand je suis de retour.


Gao, 9 Janvier 1899.

Tout pacifiquement, me voici construisant un poste à Gao. Tirailleurs, conducteurs de bœufs ou d’ânes, porteurs, tout le monde terrasse, travaille, gâche de la terre, J’ai calculé les surfaces nécessaires, choisi un emplacement, pas trop loin du village, près du fleuve, tracé mon poste avec son mur, ses bastions, ses bâtiments, ses magasins, ses écuries. On s’est mis à la besogne il y a quatre jours, et aujourd’hui, on en est aux fondations du premier magasin. Ce n’est pas que ce soit très amusant ; seulement c’est très absorbant, et le temps passe.

Gao est un village en paille qui n’a de remarquable que sa mosquée. Après s’être promené dans la brousse pendant deux mois, sans voir de villages autres que ceux qui sont dans des îles, on trouve très beau d’en rencontrer un sur la rive, et plus beau encore de voir au milieu un monument en terre. Mais, en somme, ce n’est rien de plus, car, la première impression passée, on en a une tout autre : cette masse de terre absolument informe, qu’est la mosquée, est simplement ridicule. On devine que ce devrait être une coupole surmontée d’une tour. La coupole, mangée par la pluie et les années, a perdu sa forme, si jamais y en a-t-il eu une ! et la tour est décapitée ! Quelle misère !

Pas chaud, l’accueil des gens du village, pas plus que celui de leurs voisins. Les uns et les autres attendent évidemment pour s’avancer, que les Touaregs aient reçu la pile ou aient désarmé. Ajoutons, pour être sincère, que les Touaregs qui règnent ici sur les noirs, — les Oulmidens — en particulier leur chef, Madidou, ne sont pas voleurs. Ils pressurent évidemment les noirs, mais avec une certaine régularité. Nous pressurerons autant, je le crains. Les noirs le sentent. En outre, ils ne sont pas très sûrs de notre succès final. Les Oulmidens, pensent-ils, sont bien puissants. Et hésitants, ils se recueillent.

J’ai eu une alerte avant-hier. Les Touaregs de l’intérieur étaient venus au fleuve et devaient m’attaquer dans la nuit. Cela n’a été, hélas ! qu’une fausse alerte. J’ai fort peur qu’ils ne viennent point, et que je ne sois obligé d’aller à eux dans le pays, à peu près inconnu, et sans eau, où ils se trouvent en ce moment. J’attends cependant, leur laissant le temps de se soumettre sans combat, s’ils le souhaitent. Ne mettons pas tous les torts de notre côté.

Quel pays de gibier que celui-ci ! C’est invraisemblable. On rencontre dans la brousse, presque sans interruption des troupes de biches et de kobas ; tandis que des pintades et des lièvres vous partent entre les jambes. Les histoires de lions sont en masse ! Hier un homme a été très endommagé par un de ces animaux. Un autre s’est vu enlever une biche qu’il venait de tirer. J’ai enfin vu une girafe. Malgré ce que l’on en pourrait penser, cela ne file pas vite et peut se forcer à cheval. Le terrain de Gao est excellent, planté de gommiers, d’acacias, avec, de temps à autre, des espaces nus comme une glace, qui feraient des cirques ou des vélodromes idéals. Il fait froid. J’en souffre. Je suis mal habillé. Mes effets usés et mangés contiennent plus de morceaux de cuir que de drap. Heureusement, les peaux ne manquent pas. Au pis aller, tels que les captifs Touaregs, qui n’ont pas d’autre vêtement, on pourrait s’habiller d’un pagne de cuir. Ces captifs Touaregs tiennent beaucoup à leurs maîtres et à leur vie de désert. J’en ai déjà pris beaucoup, il est rare que je les garde. Tous finissent toujours par se sauver. Les captifs de noirs ou de Maures, au contraire, s’acclimatent vite chez nous. Les Touaregs sont de meilleurs maîtres que les autres habitants de ce pays. Ce sont de grands seigneurs. S’ils ne connaissent ni l’électricité, ni les chemins de fer, ils ont certainement moins de vices que les Européens. Je ne leur en connais guère d’autre que celui d’être maîtres d’un pays que les Français veulent prendre. Les Oulmidens n’ont pas encore compris que c’était leur seul tort. Les autres, ceux qui se sont soumis ou qui ont fui, l’ont compris. Aussi, suis-je un peu gêné pour chanter aux villages, mon antienne sur la supériorité de la domination française. Invariablement, ils me disent qu’ils n’ont pas à se plaindre de Madidou. Alors, je leur réponds qu’étant le plus fort, je serai le maître. Et cela clôt la conversation.


Gao, 22 Janvier 1899.

Toujours à Gao, avec, de droite et de gauche, des reconnaissances qui nettoient un peu le pays. Je me remettrai en route dans une huitaine. Les Oulmidens, plus au Sud, n’y tiendront, je crois, pas plus qu’à Gao. Il en sera d’eux comme des rapides réputés infranchissables, que les chalands de Voulet, chargés à couler bas, ont tous passés.

Les ressources matérielles ne nous manquent pas. Le gibier en fournit son contingent. Un koba remplace un petit bœuf à la distribution. C’est la même viande, plutôt meilleure. Les biches, beaucoup plus petites, ne pèsent guère plus qu’un gros mouton, et ne comptent pas. Je suis, en outre, à la tête de deux à trois mille moutons, dont je suis, malgré cette abondance, très ménager, comme du reste, d’ailleurs, tout ce qui est dilapidé étant perdu pour le pays. En conséquence, je donne les moutons que je ne consomme pas à des amis ou à des alliés. Je ne détruis rien. Toutes les destructions faites devant se traduire par une plus grande difficulté d’existence pour les postes que je crée. Et il va de soi que je suis encore plus ménager de la vie des hommes que de celle des animaux. Ça ne va pourtant pas sans peine. Il faut une patience infinie pour arranger des affaires sans tuer. Mais avec de la politique, on y parvient.

Le Niger, de Tombouctou à Gao, là où j’ai passé, est aussi paisible que s’il n’y avait pas eu le moindre mouvement. Tous les noirs sont dans ma main, soumis et obéissants, sans qu’un seul ait été châtié. C’est tout au plus si je déporterai deux ou trois chefs. Du côté Touareg, c’est un peu différent, il y en a pas mal qui ont disparu. Dans une des dernières reconnaissances, quatre nobles montés sont descendus de leurs chevaux et chameaux, pour attaquer, en se mettant en ligne, quatre spahis qui les poursuivaient ; les spahis, commandés par un sous-officier, ont mis pied à terre et se sont servis de leurs carabines. Mes spahis avec leurs sabres, sont incapables de lutter contre les Touaregs. Un Touareg envoie sa lance à dix ou vingt pas, et traverse son homme tout net. C’est effroyable.


17 Février 1899.

En route pour Bandiagara. J’ai reçu plusieurs télégrammes m’ordonnant de m’y rendre sans délai. J’ai passé le commandement de ma colonne au capitaine Cristofari, et je suis parti par bateau. Demain, je serai à Tombouctou, et, dans une quinzaine, à Bandiagara. Je regrette d’y aller. Non que le commandement n’en soit fort beau, mais je vais y être inondé de papiers, et j’aime mieux le désert que les papiers. Puis, et quoique ma besogne soit fort avancée, je n’ai pas mis la dernière main à ce que je voulais faire sur le Niger.

Mais le plus dur de l’opération est de me fourrer dans un bateau et de lâcher mes chevaux. J’ai peine à vivre sans ces animaux. Dans le bateau, je m’assomme. Je navigue de quatre heures du matin à huit heures du soir, avec deux heures d’arrêt dans la journée. Et impossible d’écrire avec les soubresauts que nous recevons à chaque coup de perche ou de pagaie. N’en parlons plus, et résignons-nous.

J’ai quitté la colonne avec laquelle je venais de me mettre en route, le 5 février. Depuis, j’ai trouvé confirmation de l’ordre qui m’appelait à Bandiagara. Mes affaires marchent parfaitement bien. Je diminue tous les jours le nombre de nos ennemis et je les empêche de se réunir pour faire quelque chose de sérieux. À Bamba, j’ai trouvé les résultats de deux colonnes combinées que j’avais envoyées de Bamba et de Tombouctou contre les récalcitrants des puits. Sans aucune dépense, tous mes postes sont abondamment pourvus. J’ai épargné gens, bêtes et argent, et cela n’en a été que mieux.

J’écris à l’ombre d’un tabarak. Le soleil n’est pas très fort, heureusement, car l’ombre d’un tabarak est modeste. Je marcherai cette nuit jusqu’à la fin de la lune, pour pouvoir arriver demain à Kabara. Je trouverai à Tombouctou des visages nouveaux, et peut-être n’y trouverai-je plus le capitaine R… changé de région, je ne sais pourquoi.





Le contre-ordre est arrivé ; on enjoint au Colonel Klobb de rentrer en France.

S’il y a chez lui un regret de ne pas poursuivre la tâche commencée, ce regret est bien atténué par la joie du retour.




CHAPITRE VII




SOMMAIRE
Ordre de rentrer en France. — Joie du retour. — Visite au fama Mademba. — Surprise occasionnée par les nouvelles de France.



25 Mars 1899.

Pourquoi suis-je en route pour rentrer en France ? Parce que j’ai reçu un télégramme me disant que, mon temps de séjour étant terminé, je devais rentrer. Pourquoi ai-je reçu ce télégramme ? Cela je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que j’ai obéi aussitôt, enchanté de revenir. Et je suis d’autant plus enchanté au fur et à mesure que je m’avance. Il y a assez longtemps que je suis au Soudan. Si j’attendais d’être malade pour quitter, ma santé est si bonne, que je pourrais attendre dix ans. Le plaisir de me retrouver au milieu des miens vaudra largement celui d’être avec mes soldats noirs.

Je serai de retour tout juste pour la bonne saison, bonne saison de France, bien entendu, en date du 5 au 15 Mai, car pour celles du Soudan, plus ou moins favorables à mes voyages, il y a longtemps que je n’y fais plus attention.

J’ai vu, sur mon chemin de retour, le fama Mademba. J’ai déjeuné avec lui. Sur des nattes, à côté de la table, étaient assises deux de ses femmes, et une dizaine de ses enfants, tous à peu près du même âge. Ma connaissance de la langue bambara m’a permis de causer aimablement avec « ces dames ». Je suis très connu dans la maison, comme dans toutes les maisons indigènes d’ailleurs ; nulle part, je ne suis dépaysé, quand je me promène au Soudan, il n’y a pas de poste où je ne passe, et où ne me viennent un certain nombre de gens m’ayant connu à telle ou telle époque. La question est toujours la même « Est-ce que tu reviendras ? » Je dis « oui », parce que j’ai toujours dit oui, les autres fois, et que toujours je suis revenu. En y réfléchissant, j’aimerais peut-être mieux prendre ma retraite au Soudan qu’à Paris.

Jusqu’à aujourd’hui, j’ai voyagé en bateau. Je puis dire que j’en ai assez. J’ai quitté Gargouna le 5 Février ; je me suis arrêté à Gao, à Bamba, à Tombouctou, à Mopti et à Segou. Ce matin, je suis parti de Koulikoro à cheval, ce qui m’a fait un sensible plaisir.

J’ai appris l’autre jour que M. Loubet était Président de la République. J’ignorais totalement que M. Félix Faure ne le fût plus. La nouvelle m’a causé une surprise assez naturelle. Un courrier de France, que j’attends aujourd’hui, me donnera un utile supplément d’informations.





C’est à mots couverts que le Colonel Klobb parle dans son Journal, et au premier moment, de la mission qu’il vient d’accepter, n’ayant pas cru, comme il va le dire, devoir refuser de marcher.

Ce regret de la France qu’il ne reverra plus, va dominer désormais comme un funèbre pressentiment.

Les notes assez complètes au début, vont devenir de plus en plus rapides. Il ne sera question ni des anciens poste, ou, partout, le Colonel est joyeusement reçu, ni de Tombouctou, où l’accueil qui lui fut fait fut une de ses dernières joies. Les minutes sont comptées. Le Journal est bref ; nous ne l’interromprons plus.

On y suivra le Colonel dans certains passages dont il est le premier à avoir parlé ; l’on devinera la fatigue des étapes, et l’on pressentira les privations endurées par la petite troupe de 35 hommes lancée à la recherche des 600 fusils du Capitaine Voulet.




CHAPITRE VIII




SOMMAIRE
Offre est faite au Colonel Klobb de rechercher la Mission Voulet. — À Nafadié. — Rencontre du P. Abiven. — 1,390 Kilomètres en vingt jours. — Au poste de Gao. — Le Poste d’Ausongo. — Ignorance complète sur la Mission Voulet. — Engagement avec les Touaregs. — Poste de Dounzou. — Zinder. — Bon accueil à Garoun. — Incident de pirogue. — Arrivée à Say. — Arrivée à Dosso. — Aspect du pays après Maouri. — Excellente réception de Bagadié à Matankari. — Le Capitaine Voulet serait en marche vers le Gober. — Les guides s’enfuient. — Villages ruinés. — Birnou-Konni. — Comparaison entre les Capitaines Cazemajou et Voulet.



Kayes, 25 Avril 1899.

Longtemps sans écrire. Je me rapprochais. Je me suis rapproché jusqu’au bateau qui devait m’emmener de Kayes à Saint-Louis. J’en avais visité la paillotte, je l’avais fait refaire, le soleil étant terriblement chaud ce mois-ci. Maintenant, au lieu de me diriger vers la France, où je me sentais attendu si impatiemment, je reprendrai après-demain la route de Bamako, que je viens de faire. À cinq heures du soir, j’ai été appelé ; l’on m’a offert une mission. Ordinairement, j’accepte ces choses-là. Cette fois, j’ai demandé jusqu’au lendemain matin pour réfléchir, mais j’ai répondu oui tout de même. Je n’ai pas l’habitude de refuser de marcher. Ce n’est cependant pas sans peine que je me suis décidé. J’avais regretté mon commandement de Bandiagara, mais n’en ayant plus ni l’occupation, ni la préoccupation, je n’avais plus que la pensée de rentrer rapidement, et, chaque jour, la France me paraissait plus belle. Je ne reprends pas sans un véritable serrement de cœur la route de l’Est. J’espère cependant retrouver mes esprits quand j’aurai abattu une partie de la route. Où va me conduire cette mission ? Quelle en sera la durée ? Peu importe en ce moment. Cela peut être assez court.

Je me porte bien heureusement. Nous sommes dans les terribles chaleurs qui diminueront un peu vers le 15 Juin. Il fait des 45 et des 47 degrés comme rien. C’est étouffant.


Nafadié, 3 Mai 1899.

Depuis quatre jours, je marche toute la nuit. Je serai à Bamako le 6 Mai, étant parti de Kayes le 27 Avril. Je suis encore mal habitué à me voir en route dans un sens opposé à celui de la France. J’en ai été trop près pour n’être pas cruellement désappointé et chagriné. Il me semble toujours que je vais recevoir une dépêche pour m’arrêter, dépêche que je recevrais sans peine, pour trente-six raisons.

À Kita, le brave Père Abiven, le supérieur des Pères Blancs, s’est exclamé en me revoyant. Pauvre excellent homme ! Il est là depuis quatre ou cinq ans, sans bouger et sans songer que, pour lui comme pour les autres, ce puisse être de trop.


Bamako, 6 Mai, 1899.

Arrivé hier à midi, ayant fait 65 kilomètres, et ayant un peu semé mon personnel en route. Je m’arrête vingt-quatre heures pour faire des emplettes, selle, conserves, étoffes, etc., emplettes que je ferai dans une maison fondée avec trois à quatre cent mille francs, empruntés par trois associés : le premier associé vient de mourir, le second est couché avec une dyssenterie très grave ; le troisième est rappelé en France pour faire son service militaire. Conseillez, après cela, aux gens d’aller coloniser ! Je repartirai ce soir. J’espère faire encore en une fois les 65 kilomètres qui me séparent de Koulikoro, pour m’embarquer sur un chaland. Passerai-je par Tombouctou ou non ? Je n’en sais rien encore. Je vais à Say, à la recherche de la mission Voulet qui est, je crois, dans les environs de cette localité. Mais les renseignements sont vagues. Pour faire ce que je fais, le ministre avait demandé un officier voisin de Say. Peut-être trouvera-t-il bizarre que ce soit un officier partant de Kayes qui soit désigné. En tous cas, il faut être là-bas le plus vite possible, c’est pour cela que je vais à marches forcées.

Il pleut depuis trois ou quatre jours ; c’est bien précoce. J’ai attrapé déjà une bonne tornade, si les pluies sont établies ; ce ne sera pas la dernière. Les beaux flamboyants tout rouges qui environnent ma paillotte dégouttent, je fais mettre des peaux de bœufs sur mes caisses et je m’en vais.


18 Mai 1899.

Ma pirogue navigue vers El Oualedji. Je serai le 20 à Kabara. De Kayes à Kabara, 1,390 kilomètres. Il m’aura fallu vingt-quatre jours pour les faire dans les conditions suivantes : 170 en chemin de fer, 400 à cheval, 825 en pirogue. Je ne fais que 63 kilomètres par jour avec ma pirogue. Je pourrais faire plus si l’eau n’était pas si basse, car je ne m’arrête qu’une heure et demie le matin, une heure et demie le soir, et de minuit à quatre heures pour laisser dormir les laptots. Pendant les seize à dix-sept heures qui restent, mes pauvres laptots travaillent sans s’arrêter. Je les ai changés à Mopti, je les changerai à Kabara. Ma pirogue tourne et roule plus que n’importe quel paquebot, le premier jour on a quelque peine à digérer ses repas. Maintenant, je suis fait à ce régime, tout en aspirant à en sortir, ce qui sera le 27, vers Gao. Comme service, j’ai toujours mon fidèle Diabé. Avec mes cuisiniers, j’ai peu de chance. J’ai dû renvoyer Maka, qui était par trop paresseux, j’en ai un autre, bon marcheur, bon chasseur, bon boucher, mais fichu cuisinier. Il est vrai que je ne lui donne guère de temps pour préparer ses repas. Pendant l’heure et demie d’arrêt, il lui faut trouver du bois, installer sa cuisine, et faire son dîner ou son déjeuner. Le riz et le piment sont toujours les bases principales de mes menus. Souvent j’ai du poisson ; il en est déjà sauté trois ou quatre dans mon bateau depuis que je suis en route. Aux basses eaux, en ce moment, il y en a beaucoup.


26 Mai 1899.

Arrivée à Tossaye. Le temps est mauvais.


27 Mai.

Une tornade nous contraint à ne partir que fort tard dans la matinée. Les gens d’Abdou avec leurs troupeaux viennent se mettre sous la protection du poste.


28 Mai.

Arrivée à Gao à deux heures du matin. On mouille en face du poste, de l’autre côté de l’île ; Il est difficile d’entrer dans le marigot semé de roches et dont la profondeur est variable. Le poste est grand, confortable, presque terminé, abondamment approvisionné en viande et en lait ; le canon est placé, les tirailleurs sont suffisamment gavés de nourriture et pourvus de femmes pour y être heureux ; tous sont au mieux avec la population. Idriss et ses gens sont sous la protection du poste, ainsi qu’Imetchas.


30 Mai.

Un tirailleur courrier dit avoir tiré sur des Touaregs à Gargouna. On ne voit cependant rien sur la rive, près de la grande dune, dont nous sommes séparés par une grande île. Les gens de Gargouna avec leurs bœufs, leurs moutons, leurs chevaux, sont dans une île, en amont de leur île ordinaire, et plus proche de Gourma.

Je couche près du village de Bara. Le chef ne paraît pas. Mon guide d’Idriss dit que les Kel Hara sont près du village.


31 Mai.

Ansongo. — Petit poste dans l’île éloignée du fleuve de 1,500 mètres. Le voyage en bateau devient difficile, à cause des nombreux cailloux, et du manque d’eau dans le Niger. J’irai plus vite, par terre, quoique les rives soient garnies de Touaregs. Ces Touaregs ont toujours les plus terribles projets. Leurs projets se traduiront sans doute par quelque pillage de village, car contre nos postes ils ne peuvent rien. Ne trouvant plus d’eau autre part, ils sont forcés de venir au Niger. Je ne sais rien encore de la mission Voulet qui devrait être depuis longtemps en route pour le lac Tchad, et je ne sais pas davantage si je pourrai la rejoindre.


1er  Juin 1899.

Départ d’Ansongo. Traversée de l’île, trois kilomètres, traversée du bras du fleuve sans difficulté. Marche de trois kilomètres dans le Gourma. Total, six kilomètres.


2 Juin 1899.

Marche de 35 kilomètres. — Je bivouaque près du fleuve après Kasga, avant Bentia. Deux cavaliers Touaregs surveillent tous mes mouvements.


3 Juin 1899.

41 kilomètres. — Au 15e kilomètre, on monte sur une grande dune qu’on traverse. Campements Touaregs en force et nombreux cavaliers. Je les aperçois vers cinq heures du soir. Les campements déménagent. Les cavaliers s’agitent, dessinent une charge et se rapprochent à 400 mètres pendant que les retardataires fuient avec les femmes et les troupeaux. Quelques feux de salve les font disparaître. À peine la nuit est-elle tombée que tous ces Touaregs reviennent à leurs campements et entourent mon bivouac en poussant des cris. Un de mes factionnaires est tué. Trois hommes en rampant ont voulu l’aborder. Je double chacun des deux factionnaires ; la haie qui nous entoure, est, du reste, très forte. La nuit se passe sans que je sois attaqué, mais non sans inquiétude. Toute la nuit les Touaregs s’appellent et ramassent les bagages restés en arrière.

L’incident s’est passé en aval de Karou. Peu avant le combat, quelques hommes sortis en pirogue du village de Karou ont abordé au Gourma et sont allés dans la brousse. Du village, personne n’est venu à moi. Les Touaregs étaient prévenus et par leurs cavaliers et par le village même, mais personne, moi, ne m’avait prévenu. Ils ont eu au moins un cavalier de blessé. Cet engagement me confirme dans mon opinion, qu’il est heureux que les Touaregs n’aient pas de fusils, car ils sont d’une bravoure à toute épreuve.


4 Juin 1899.

Quarante campements au moins s’étendent le long du Niger, et, beaucoup d’autres se trouvent derrière la dune. Tout est évacué. Je continue ma route sans autre incident que l’attaque du 3 Juin. Ce matin, je ne pars qu’au jour. Passé Labezenga, où il y a un village au bord du fleuve près de rochers sur lesquels sont installés des gens de Katouzou. Arrêt.


5 Juin 1899.

Poste et village de Dounzou, à 133 k 5 du poste d’Ansongo, en passant par le Gourma. Le poste de Dounzou est mal construit, et insuffisant au point de vue défensif. Le village est petit. Les Huras ont essayé d’enlever son troupeau, au lieutenant commandant. Ils lui ont tué trois tirailleurs. Quatre pirogues avec cinq tirailleurs m’emportent vers Zinder. Entre Dounzou et Tomaré le fleuve est parsemé de jolies îles. Les rapides sont très nombreux, mais les bozos sont adroits et se tirent habilement du danger.


6 Juin 1899.

Dix heures de marche. Je change les piroguiers à Tomaré et à Soulé. Ces villages ont des autruches. Les cases sont en paille de forme malinké. Un peu avant d’y entrer, je passe à côté de Kandadji, entre le village et la montagne. Kandadji vient d’être châtié par le capitaine Montgrand. Les habitants avaient élevé un mur en pierre pour se défendre contre les noirs. Ce mur est interrompu par places, sans doute faute d’entente dans le travail. Les gens de Kandadji seraient originaires du Bas-Niger.

Au delà de Tomaré, Gorekoiré. — Le village est abandonné.


7 Juin 1899.

Cinq heures et demie de marche. Toujours des rapides.

Zinder. — Zinder est un ensemble important de villages, de six mille habitants. Le poste est mal construit à tous les points de vue. Les cavaliers Huras, traversant le fleuve en amont de Dounzou, viennent en face du poste.

Douze pirogues indigènes et cinquante hommes me sont fournis par le village. J’embarque un détachement de quarante tirailleurs sur les pirogues.


8 Juin 1899.

Dix heures et demie de marche avec des passages difficiles. Je passe à Maloumberi, à Garoun, je trouve bon accueil.


9 Juin.

Onze heures et demie de marche. Sur la rive droite, des cavaliers suivent la flotille pendant un certain temps. Ce sont, disent nos gens de Zinder, des Kourteis d’Assoui qui ne nous veulent pas de mal. Leur attitude est étrange. Une de mes pirogues se casse dans les rochers. Youssoupi, chef des Kourteis, qui réside à Sorbo n’en a pas d’autre. On m’affirme que j’en trouverai au village de Koutoucallé. À Koutoucallé, je ne trouve rien non plus. J’en ramasse une en route. Arrêt à Houdei.


10 Juin.

Onze heures de bonne marche. Passé à Boubo, Saga, Liboré, Dounga.


11 Juin.

Huit heures de marche. — Say. — Le poste est en paille, sans aucune défense. J’organise mon convoi de bœufs et d’ânes. Je vais passer le fleuve et tâcher de retrouver Voulet. Je ne sais où il est. Rien n’est moins sûr pour moi que de l’atteindre. La France peut encore me revoir cette année.


15 Juin 1899.

Arrivée de mon détachement à Dosso, poste du Dahomey, commandé par le lieutenant Cornu. Dosso est la capitale du Zaberma d’environ cent villages. Il y a du mil, des troupeaux, surtout des bœufs, beaucoup de chevaux, quelques chameaux. Le terrain sablonneux est couvert d’herbe verte. Les cavaliers Zaberma ont la lance en bois, la grande flèche, le sabre et le bouclier Touaregs. Il pleut, mes colis et moi avons été trempés plusieurs fois. Le soleil est dur et plus dangereux quand il fait humide que quand il fait sec. Les chevaux, qui ont du ladre, attrappent en hivernage des coups de soleil sur la figure.

Le chef des villages de Sakaré à Maouri serait à Maouri. Maiaki, cavalier Zaberma, prétend que ces villages sont à lui. Maiaki est le neveu du Zermakey actuel. Sidiko est son fils.

Constitution de mon convoi[8] j’ai trente-six tirailleurs, trois cavaliers, l’interprète Baba-Kébé, le lieutenant Meynier et des guides Zaberma. Je quitte Dosso demain. Je pars dans la direction du Nord pour courir après Voulet sur lequel j’ai des renseignements auxquels je ne crois pas. Il serait assez loin. Ah ! si je n’avais été rappelé à Kayes, j’aurais été à Dosso un mois plutôt ; il n’en était alors qu’à 200 kilomètres ; je l’aurais trouvé.

Je n’ai reçu aucune nouvelle depuis le 20 Avril. Je n’espère rien recevoir, à moins que je ne sois obligé de revenir. Je connais ma route à peu près sur 200 kilomètres, après, plus rien. Je vis comme un sauvage, n’ayant pas fait un séjour de vingt-quatre heures depuis le 27 Avril. Je ne suis cependant pas trop fatigué.


11 Juin 1899.

Trente-neuf kilomètres. — De Tombokiri à Sakaré.


18 Juin.

Dix kilomètres. Je prends de l’eau à Maouri pour faire la grande étape Dougoumdouki. À Gorou, trouvé un Moussa revenant de chez Voulet où il a eu pour sa part treize captifs et deux chevaux. Il dit que Voulet a passé par Bogadiékoira (Matankari) et aurait cassé plusieurs villages.

Salamon. — Ce point est à une demi-journée au nord de Sokoto. Say, Dosso, Sokoto, sont sur le même parallèle. Je compte que je suis à trente kilomètres au nord de Sokoto.


18 et 19 Juin 1899.

Cinquante-neuf kilomètres. La brousse est inhabitée. Entre le Zerma et l’Arewa, c’est le désert sans eau. En sortant de Maouri, il y a une montée. On reste vraisemblablement sur un plateau élevé, sablonneux, couvert d’une forêt assez dense, jusqu’à ce que la route rencontre le Dallol qui court au Nord. On y descend. On le traverse à cinq kilomètres, jusqu’au gros village de Doungoundouki. Doungoundouki est adossé à une montagne à pic et entouré d’un tata peu élevé, précédé d’un très large fossé. Cette disposition défensive doit servir à l’écoulement des eaux. Dallol est évidemment un ancien lit de marigot. Le commencement de ma marche de nuit est marquée par un incident. À un signal convenu, mes porteurs d’eau de Maouri jettent leur eau et cherchent à se sauver dans les arbres ; cinq y réussissent. Je m’attendais à ce coup, mais on ne peut tout empêcher. J’avais dans des peaux de bouc de l’eau qui a suffi. Les dernières heures, de onze à une heure sont extrêmement dures à cause de la grande chaleur. Les étapes sont terribles pour les animaux porteurs et pour les piétons. Il y a pourtant de l’herbe, mais tous les quatre jours il y a les tornades qui surviennent en ce moment que commence la saison des pluies. Un village qui ne marque pas une très grande bonne volonté est bien près de s’attirer une affaire. Il finit par s’exécuter et par m’apporter les bœufs porteurs que je lui réclame.


20 Juin 1899.

Quatorze kilomètres jusqu’à Matankari ou Bagadiékoiro. — Excellente réception à Matankari. Bagadié, le chef du pays, a très bien reçu Voulet. Il en a été récompensé en étant dépouillé de ses chevaux, de ses chameaux et de ses poulets. Dans tous les villages où la colonne Voulet a passé, il n’y a plus un seul poulet. Doungoundouki est un village de captifs qui lui appartient. Baïdou, Ibla, Bazazaga, Didiani, d’autres villages encore, lui appartiennent également. Lui et ses gens parlent haoussa. Ils ont toujours habité le pays. Au temps du père de Bagadié ils buvaient du dolo ; ils n’en boivent plus. Ils sont généralement laids et se couvrent la tête de terre en signe de soumission. C’est Bagadié qui a fait construire autour de ses villages, ces tatas précédés d’un fossé, qui remplacent une palissade.

La terre ne produit que du mil. Voulet serait à Sabonbirni en marche vers le Gober, à dix jours devant moi. À moins d’obstacles inattendus, je considère comme certain de le rejoindre. Puis je continuerai la marche vers l’Est, qui est le but de la mission, en songeant que je devrais être en France depuis bien longtemps, si j’avais continué mon voyage de Kayes vers Saint-Louis.


22 Juin.

Tougana. — Vingt-deux kilomètres. La route sort de Dallol à Doumkouki, s’élève, puis monte sur un plateau. On redescend dans une plaine qui paraît être un autre Dallol, moins bien dessinée que le Dallol et où sont les villages.

Accueil convenable au village de Maouri. Tornade.


23 Juin.

Départ à une heure du matin. Les deux guides de confiance fournis par Bagadié disparaissent au moment du départ. Je prends au village trois hommes qui me conduisent à Baïzou. Je marche jusqu’à sept heures du soir, avec une grande halte à une mare. La journée n’est pas pénible, il y a beaucoup d’eau sur la route, à cause de la tornade de la veille. Les gens de Baïzou, des Haoussas et quelques Peuls, se sont sauvés. Ce village appartient à Maitouriré, neveu du chef de Sokoto, qui habite Godebaoua. Il appartint, ainsi que d’autres, jusqu’à Birnou-Konni, au père de Bagadié.


24 Juin.

Baïzou. — Des hommes m’apportent du couscous et se sauvent. J’en prends un qui me sert de guide jusqu’à Birnou-Konni.


25 Juin.

Vingt-six kilomètres. Village de Doundoë. Vide. — Village d’Hela. Vide. — Tout près du village, trente hommes préparent leurs flèches, mais se sauvent à l’arrivée d’un renfort. Le village est ruiné par le capitaine Voulet. Bazaga, que je ne visite pas, a l’air vide, Dodébé est vide. Il reste dedans du mil et des haricots.


26 Juin.

Quarante kilomètres de marche difficile. La lune est voilée. Les fourrés sont épais jusqu’à Koulti. Trois bœufs se perdent. Les villages de Diouanès sont ruinés par Voulet.

Koulti est au pied d’une montagne en forme de chapeau de gendarme. Toutes les montagnes isolées ont des formes de trapèze ou de cône. Entre Koulti et Birnou-Konni il y en a une dizaine. La plaine est très riche.

Bazaga. — Grand village avec marché. Tous les villages qui sont plus ou moins brûlés ont été évacués sur mon passage, les troupeaux et les gens sont partis dans la montagne.

Birnou-Konni. — Très grand village. Magnifique tata, crénelé et avec grand fossé. Je n’y trouve que quelques hommes. Le chef, réfugié dans les environs, m’envoie de bonnes paroles, du couscous, un bœuf et trois moutons, mais ne vient pas. Le guide qu’il fournit se sauve en laissant son cheval. J’apprends par les habitants que le village, autrefois, a très bien reçu Cazemajou. Tout avait été préparé pour traiter de même la colonne Voulet, un coup de fusil ayant été tiré, les habitants sont montés sur les banquettes avec leurs flèches. Voulet alors, a disposé ses tirailleurs et a tiré ; les gens se sont sauvés, Voulet est entré dans le village, a tué mille hommes ou femmes, a pris les sept cents meilleures femmes, les chevaux, les chameaux, etc… Les quatre femmes du chef du village sont avec lui.

Ader est la route la plus courte pour aller à Sabon-Birni. Le pays est habité par des Touaregs blancs ; Ader, grand village, est habité par des noirs ; seul, le chef du village est un blanc.


27 et 28 Juin.

Derna. — Trente-quatre kilomètres. Mes guides s’égarent dans la nuit. Nous finissons par regagner une grande route sur laquelle se voit la trace du canon. Derna, village à tata, est vide comme presque tous. Des Peuls viennent se plaindre que le capitaine leur a pris leurs troupeaux. Nouvelle édition de la comparaison entre Cazemajou et Voulet.


29 Juin.

Vingt-neuf kilomètres. Je traverse pendant la nuit le village Mamandi. Incident du tirailleur et des cavaliers tués. Le marigot Diébé est un marigot à fond de sable, comme le Tarakolé dans le Guidioumé. Haunna, Serké de Baronnio avec quelques cavaliers parle de la colonne du capitaine. Il montre beaucoup d’empressement à faire apporter les vivres, par les villages qui sont tous évacués, et à faire venir les gens. Le capitaine aurait quitté Sabon-Birni il y a cinq jours pour le Gober et les villages de Birkandi et Tibiri.

Bamana appartient à Yesou, frère du chef de Sokoto. Un des petits villages s’appelle Yesou.

Deux des cavaliers sont montés sur des chevaux blancs. Ce sont les premiers vus depuis Say.


30 Juin.

Pas de guide au départ. Haunna n’a apporté qu’une faible partie de ce qu’il avait promis et ne reparaît plus. Des cavaliers me suivent et me précèdent. Comme ils deviennent nombreux, je les engage à s’en aller et on ne les revoit plus. Le village Malalé est occupé, j’y prends deux guides.

Rimaoua. — Situé au milieu de la forêt. Le tata a une seule porte. On y a accès par un chemin étroit. Le village est vide.

Le marigot Tiédé, est sans doute le Goulbi-Rima de la carte. Il n’y a d’eau que par places.

Falalia, invisible dans la forêt, ne serait pas brûlé.


1er  Juillet.

Incident du guide échappé. Dans les forêts de mimosas surtout, il y a de l’eau de pluie dans les mares.

Gollelé. — Vide, brûlé et sans vivres. Après midi, marche de quatre kilomètres et retour au village. Le guide dit s’être trompé.


2 Juillet.

Le guide pris à Maiali, qui me reste, me conduit encore une fois dans le Sud-Est, dans les lougans. Une correction lui fait prendre la direction Est et trouver un village. J’y prends deux hommes qui me remettent sur la route de Gollelé.

Sanna est vide mais non brûlé. Un habitant est pris. Le marigot coule vers l’Ouest.


3 Juillet.

Malembago, Alikamé, complètement brûlés, Sabon-Birni également. C’était un magnifique village avec un tata et au milieu des maisons dans le genre de celles de Segou. Au fur et à mesure que l’on avance, il y a de plus en plus de villages détruits par la colonne Voulet.

Le Goulbi roule beaucoup d’eau et a un fort courant.

Nulle part aucun habitant.

L’homme pris à Sanna, me donne les quelques renseignements suivants :

Le chef du Gober s’appelle Bakouderé. Il réside à Tibiri. Le chef de Mariadé était autrefois en guerre avec Gober. Actuellement, ils sont en paix, mais ils sont en guerre avec les Peuls. Ils ne paient rien à Sokoto. Le village de Sabon-Birni, dont le chef est le frère de Bakouderé, paie à Sokoto. Il fait cependant partie du Gober. Les habitants n’ont pas attendu Voulet. Ils sont allés au village de Danfara, à l’Ouest de Sabon-Birni. Les maisons de Sabon-Birni ont été faites par un homme du pays. Au Nord de Gober, on trouve deux jours de brousse sans eau ; suit le pays des Touaregs qui, eux, sont riches. Les deux pays s’appellent Kiredi et Mohaman-Deudelé. Des blancs l’habitent. En hivernage, ces blancs viennent au Gober avec des ânes et des chameaux, pour échanger du mil contre du sel ou des animaux. Ils ne volent pas.


4 Juillet.

Étape de quarante-six kilomètres.


5 Juillet.

Il y a trois ou quatre ans, quatre villages marchant avec ou pour les Peuls, ont été ruinés par le chef de Danfara. La forêt, dans laquelle nous sommes, serait difficile à traverser en hivernage. Le marigot, que l’on passe deux fois, est un marigot qui vient de Maradi, qui coule de l’Est à l’Ouest jusqu’à Sabon-Birni et se jette dans le Goulbi. Il n’y a pas d’eau dedans.

Aragoumi. — Brûlé par Voulet.


5 Juillet 1899.

Je commence à être sur les boulets. Je cours toujours. Je suis sur le 5° longitude Est et je n’ai encore rien rejoint. Il est vrai que la colonne a un an d’avance sur moi. Je suis dans un village où je mange ce qui a échappé à l’incendie. Voulet brûle tout — exactement. Je ne rencontre pas de grandes difficultés : les habitants, terrorisés par le passage de Voulet, s’enfuient généralement en me voyant venir ; à la vue des tirailleurs, les arcs et les flèches leur tombent des mains.

Je suis dans un pays de forêts qui s’appelle Gober et où, cependant, je pourrais être fort ennuyé, d’autant que l’hivernage étant bien établi, on commence à patauger ferme. Avant le Gober, j’ai trouvé un pays de cavaliers. Un tirailleur, resté un peu en arrière, a été attaqué, mais sans succès. La grande difficulté est d’avoir des guides et des renseignements. J’attrape, de temps en temps, quelque malheureux dont j’extirpe ce que je peux ; l’un de ceux-là m’a promené deux jours dans la brousse, prétendant ignorer la route. Je ne pourrais continuer longtemps du train où je vais : mes animaux porteurs sont blessés ou fatigués. Aujourd’hui, je ne fais que 15 kilomètres, en ayant fait 46 hier, dans une brousse horrible et traversant je ne sais combien de marais et de fourrés. Les nuits passées à la belle étoile sont humides ; les moustiques font rage. Hier soir, après une journée de pataugis, au moment où la nuit est tombée, on n’a pas trouvé d’eau. Résultat : coucher sans boire ni manger pour tous les hommes, qui se refont aujourd’hui où il y a du mil et des haricots.

Les villages sont entourés de tatas splendides. S’ils étaient défendus, j’en pourrais bien prendre un ou deux — guère plus, car je perdrais du monde que je n’ai pas !

Je me porte bien. J’espère réussir, mais ce n’est pas une promenade ordinaire que celle que je fais !


6 Juillet.

Étape de dix-huit kilomètres. Je n’ai plus de montre depuis ce jour.

Tibiri. — Immense village avec beaucoup de vides, complètement brûlé. Les fossés, du fond au sommet du mur, ont 4 mètres 50. Femmes pendues.


7 Juillet.

Nous apercevons quelques hommes dans les lougans et quatre femmes allant à Tibiri.

Saboumacé, à en juger par l’aspect du pays, doit être en territoire français. Le sable ressemble à celui de Nampala. L’eau des puits est mauvaise.


8 Juillet.

Environ vingt et un kilomètres. Il y a du monde dans plusieurs villages. Un homme poursuivi envoie des flèches. Mon guide qui ne connaît rien se trompe sur la route.

Guidamsofa. — Bon petit village propre.


9 Juillet.

Vingt-cinq kilomètres. En sortant du village, à la nuit, trois flèches sont tirées devant moi, sur les hommes. Nous trouvons deux ruines. La première est un village cassé par les gens de Ader, la seconde, celle de Dendabou, par ceux de Hassina.

Petit village de Dillou. Mauvais puits. Depuis Tibiri, tous ces villages en dépendent. Ader un pays de noirs Gobers, où, cependant, les Touaregs sont maîtres. Mollo et Edeggir sont les deux chefs qui commandent. Edeggir est plus riche que Mollo.

À deux jours de marche de Gollelé, se trouve, dans l’Ader, le village de Guidansani. C’est de l’un de ses habitants que me viennent ces renseignements.


10 Juillet.

Séjour.


11 Juillet 1899.

Longue étape de brousse. Arrivée dans un village brûlé rempli de cadavres. Deux petites filles se balancent au bout d’une branche. L’odeur est infecte. Les puits ne donnent pas assez d’eau pour les hommes. Les animaux ne boivent pas, l’eau est corrompue par les cadavres.

Départ dans l’après-midi. En chemin, petit village dont les puits sont comblés par des cadavres. L’odeur est infecte. Nous faisons erreur sur la direction des traces de Voulet. Un homme blessé d’un coup de feu en cherchant à percer Baba de sa lance, me remet sur les traces et me conduit à Magarga. Le village est détruit, mais les puits abondent en eau bonne. Jusqu’à une heure assez avancée de la nuit, les hommes se pressent autour en rangs serrés.

Arrivée vers neuf heures.





Les dernières lignes tracées par le lieutenant-colonel Klobb sont du 11 juillet. Entre le 11 et le 14, jour de la mort, plus rien.

Cependant, le colonel a rejoint la mission Voulet. Les pourparlers qui doivent se terminer tragiquement, sont engagés. Les faits furent transcrits par le capitaine d’artillerie de marine Granderye.

Le rapport officiel, qui nous permet de suivre le colonel Klobb jusqu’à la dernière minute, est donc bien l’émouvante conclusion de ces quelques pages, l’épilogue douloureux de la mission que le colonel, une fois encore, n’avait cru devoir refuser.

On le trouvera plus loin, dans l’appendice qui suit ces lignes.




APPENDICE




Pour ne point arrêter le lecteur, nous avons supprimé en cours du journal toute note ou renvoi. Nous croyons bon, cependant, d’ajouter ici quelques pièces qui corroboreront et complèteront les renseignements contenus dans le Carnet de route du Lieutenant-Colonel Klobb.

La première est une courte biographie où sont rappelés, en quelques lignes, les états de service du Lieutenant-Colonel Klobb.

La seconde est un intéressant rapport sur la situation politique de Tombouctou. Le Colonel l’avait rédigé si peu de temps avant sa mort, que le rapport ne parvint en France qu’après la nouvelle de son assassinat.

La troisième pièce est le rapport officiel de M. le Gouverneur Bergès sur le désastre de la mission Klobb.

Nous avons pensé que ces trois documents complétaient utilement le journal du Lieutenant-Colonel Klobb.




I

NOTICE BIOGRAPHIQUE




M. le Lieutenant-Colonel Klobb



En sortant de l’École d’application de Fontainebleau, Klobb vint servir à Cherbourg. Il avait vingt-quatre ans, était d’un blond tirant sur le blanc ; moustache rare, mince et de manières élégantes et distinguées ; froid et réservé ; d’une correction parfaite sous tous les rapports. Il fut universellement apprécié et estimé de ses camarades et de ses chefs, car il était de relations franches et sûres, et il montrait déjà qu’il serait l’officier de devoir et d’honneur qu’il a été pendant toute sa carrière militaire, trop courte, hélas !

Il fit un premier séjour aux colonies, à la Guyane, de 1884 à 1886.

En 1888, sur sa demande, il accompagna le commandant Archinard au Soudan, qui s’appelait alors le Haut-Fleuve. Nommé directeur d’artillerie à Kayes, il s’occupa de la construction du chemin de fer et de l’édification de plusieurs bâtiments militaires ; son activité et son savoir-faire lui valurent, en 1889, la croix de la Légion d’honneur.

On peut dire que, depuis cette époque, il ne cessa de servir au Soudan, où il remplit pendant plusieurs années les délicates fonctions de chef d’état-major. À la prise de Diena, alors que les officiers d’infanterie étaient presque tous hors de combat, il prit le commandement en personne et dirigea la lutte dans le village qui fut enlevé de vive force ; il fut, dans cette affaire, dangereusement blessé à la tête. Nommé chef d’escadron le 1er  septembre 1892, il fut promu officier de la Légion d’honneur le 30 août 1894.

En août 1896, il représenta la France à l’inauguration du chemin de fer de Stanley-Pool, au Congo belge, et, à la suite de cette mission, il rédigea, sur les moyens de pénétration dans l’Oubanghi, un rapport qui lui valut des félicitations ministérielles.

Reparti pour le Soudan en 1897, il prit le commandement du Sahel, puis celui de la région Nord, à Tombouctou, et fut nommé Lieutenant-Colonel. Au cours de ce dernier commandement, il infligea de sérieux échecs aux Touaregs et fut chargé de diriger la mission Voulet-Chanoine le long du Niger, afin de lui éviter toute difficulté. Ce devoir accompli et son séjour colonial étant achevé, il effectuait son retour en France lorsqu’il fut arrêté à Kayes et chargé de prendre le commandement de cette même mission qu’il venait d’accompagner. On sait le reste et comment il périt, victime du devoir militaire, sous les coups d’un subordonné en rébellion.

Selon son formel désir, ses restes ne furent pas rapportés du Soudan.

Sous la pieuse garde des Pères Blancs, il repose dans le petit cimetière de Tombouctou, dont, avec une mystérieuse prescience, il parle dans son journal, précisément quelques mois avant sa mort.




II

LA RÉGION DE TOMBOUCTOU




Le dernier Rapport du Colonel Klobb



Koulikoro, le 23 mars 1899.
Le Lieutenant-Colonel Klobb à Monsieur le Général lieutenant-gouverneur du Soudan.

Rapport Politique

Mon Général,

J’ai l’honneur de vous adresser le présent rapport sur la situation politique de la région Nord au moment de mon départ de Tombouctou, le 24 février.

Je passerai en revue les nomades, puis les sédentaires, en revenant quelquefois sur certains détails qui n’ont pas trouvé place dans mes rapports précédents. Écrivant en chaland, sans aucun document, je vous prie de bien vouloir excuser le manque de précision de certaines dates.

Ce rapport comprend les paragraphes suivants :

1o Nomades de l’Ouest ;

2o Nomades du Nord ;

3o Nomades voisins de Tombouctou ;

4o Nomades du Sud ;

5o Nomades de l’Est ;

6o Nomades étrangers à la région ;

7o Population sédentaire ;

8o Généralités.


1o Nomades de l’Ouest

Maures Allouchs et Meschdoufs. — Lorsque j’ai quitté, à la fin de 1897, le commandement de la région du Sahel pour me rendre à Tombouctou, Sidi, le chef des Allouchs, paraissait disposé à cesser ses pillages et à exécuter les conditions de paix qui lui avaient été imposées. Il avait fait réparer, comme il le lui avait été demandé, les puits bouchés ou comblés, et il ne lui restait, pour prouver sa sincérité, qu’à venir trouver le commandant de la région soit à Sokolo, soit à Néré, comme je le lui avais proposé.

À cette époque, les Meschdoufs et leur chef Moamdoul Moctar étaient dans d’excellents termes avec nous ; seule, une fraction de cette grande tribu, celle des Ahel-Sidi, ayant tué un caporal de tirailleurs à Raz-el-Mâ, s’était vu interdire le territoire et était remontée vers le Nord.

Depuis cette époque, pour différentes causes, les Allouchs sont devenus plus pillards que jamais, et les Meschdoufs se sont joints à eux.

La région Nord n’ayant pas à intervenir dans la politique à l’égard des Maures, j’ai, d’une façon constante, ordonné au commandant de Raz-el-Mâ de traiter les Allouchs et les Meschdoufs soit en amis, soit en ennemis, suivant les avis que je recevrais du Sahel, surtout de ne jamais écouter de leur part aucune proposition et de les renvoyer au commandant du Sahel.

Mais je n’ai été tenu que très imparfaitement au courant des fluctuations de la politique du Sahel, et, d’autre part, les Maures sont adroits et intrigants. Ils ont cherché souvent à tromper les jeunes officiers qui ont commandé Sumpi, Raz-el-Mâ et Sokolo. À Raz-el-Mâ, ils y ont quelquefois réussi. Ainsi, un commandant de ce poste est entré en pourparlers avec une fraction Allouch et l’a laissée s’approcher du lac Faguibine ; un autre a laissé s’approcher les Ahel-Sidi et a demandé des instructions, tandis qu’il n’avait qu’à se conformer à celles adressées peu avant à son prédécesseur.

Autre part qu’à Raz-el-Mâ, il a pu être commis des erreurs de ce genre.

Cette affaire des Allouchs, qui est une petite affaire, devient interminable. Déjà, en mars 1897, vous vous en étiez préoccupé, mon général, vous m’aviez prescrit de me rencontrer avec le commandant de la région Nord[9], afin de nous entendre et de vous proposer des mesures propres à y mettre fin. Cette entrevue a eu lieu à Néré en juin 1897 ; elle n’a pas été sans résultats, mais elle n’en a pas eu de décisifs, surtout à cause des changements de personnes qui se sont ensuite produits.

Actuellement, les postes de Raz-el-Mâ et Sumpi ont ordre de traiter en ennemis les Allouchs et Meschdoufs. Le commandant de Sumpi doit veiller plus particulièrement à la ligne télégraphique, le commandant de Raz-el-Mâ doit empêcher principalement qu’un parti de Maures ne vienne piller les villages au sud de Faguibine ; il prêtera aussi, s’il y a lieu, son concours aux Kel-Antsars d’Allouda qui se prétendent toujours menacés par les Allouchs. J’ai prescrit aussi aux commandants de Sumpi et de Raz-el-Mâ d’envoyer successivement des reconnaissances au puits de Bougendouch : le lieutenant Cauvin y a été en novembre ; le lieutenant Hardelet en janvier, il y a fait une prise importante de chameaux ; a rapporté les renseignements que j’avais demandés sur la possibilité de construire un poste en bois, paille et épine.

Ce poste de Bougendouch, dont vous aviez prescrit la construction en 1897, n’a pas été fait à cette époque. En 1898, le colonel Audéoud n’a pas jugé son établissement opportun, maintenant que la situation est meilleure, le moment me paraît venu de construire le poste, ce qui peut être fait presque sans dépense. Contre les Allouchs, une action vigoureuse me paraît en ce moment le seul moyen pour mettre fin à leurs brigandages.

Kel-Antsars de l’Ouest et de l’Est. — Allouda, nommé chef des Kel-Antsars de l’Ouest par l’autorité française, avait demandé bien des fois au commandant Goldschœn et à moi-même d’être relevé de ses fonctions. Elles lui imposaient des obligations, notamment de nous prévenir des incursions de N’Gouna, dans l’Ouest, et de lui refuser du grain, obligation qu’il n’avait ni la force ni le courage de remplir, craignant le ressentiment de son frère, qui, pensait-il, finirait par faire sa paix, avec les Français et redeviendrait le maître. Après mes opérations de 1898, dans lesquelles N’Gouna et ses hommes en fuite perdirent beaucoup de biens, Allouda devint un peu plus brave. Je lui promis formellement, si jamais les Français faisaient la paix avec N’Gouna, qu’il ne serait pas autorisé à revenir dans l’Ouest, et que lui, Allouda, resterait le seul chef des Kel-Antsars établis près des lacs. Depuis cette époque, septembre 1898, Allouda est complètement gagné. Il me prévint de l’arrivée de N’Gouna à Emellah en novembre, et son attitude ainsi que la lassitude des partisans de N’Gouna obligèrent ce chef à se remettre aux mains de l’officier que j’avais envoyé à sa poursuite. Allouda n’est pas un brave, mais c’est un homme instruit et considéré comme parfaitement capable de commander à ses gens maintenant que N’Gouna a disparu.

Après la mort de N’Gouna, Allouda vint immédiatement à Tombouctou avec le fils de N’Gouna qui, au nom des Kel-Antsars de l’Est, venait demander la paix sans condition. Je demandai à Mohamed N’Gouna de m’apporter au préalable la moitié des biens de son père, biens dont la liste fut écrite sur ses indications, et il s’engagea à le faire sous peu de jours. Profitant de mon départ dans l’Est, N’Gouna ne donna plus signe de vie à Tombouctou ; il tenta de s’installer chez les Berabichs, puis chez les Hoggars, tandis que les Kel-Antsars, toujours insoumis, séjournaient dans leur puits habituel ou venaient se mêler aux Kel-N’Gounas soumis. Mis au courant de cette situation par le capitaine Robbe, je prescrivis que deux reconnaissances partiraient en même temps, l’une de Tombouctou, l’autre de Bamba, pour aller pourchasser les Kel-Antsars dans leur puits et les forcer à faire une soumission effective. Ces deux reconnaissances eurent un plein succès ; elles parcoururent avec facilité la ligne des puits, pour lesquels il était impossible auparavant de trouver des guides, elles ramenèrent, toutes deux, troupeaux et prisonniers. À mon passage à Bamba, le 12 février, j’y ai trouvé les prisonniers ramenés par le capitaine Guerette, et j’ai promis au fils d’Ibrahim Ag-Allaï d’accorder la paix à sa fraction (100 tentes), et l’autorisation de revenir sur leurs anciens territoires de parcours (rive gauche du fleuve, entre Ouarai et Bamba, et 4 puits), moyennant le paiement de 12 méharis. Il a accepté en me disant que ce que je lui demandais n’était rien en comparaison de l’autorisation que je lui donnais de revenir au fleuve.

En dehors de cette fraction d’Ibrahim Ag-Allaï, il reste environ 100 tentes pour lesquelles les conditions de soumission ne sont pas fixées, ces tentes sont celles qui avaient pour chef N’Gouna. Elles ne veulent pas de son fils pour lui succéder ; dès qu’elles en auront un, elles l’enverront à Tombouctou. Je leur ai fait dire que je n’autorisais aucun Kel-Antsar de l’Est à retourner dans l’Ouest pour s’y installer ; il me paraît mauvais d’introduire bénévolement un instrument de trouble parmi les Touaregs du Faguibine, qui sont presque tous autant cultivateurs que pasteurs et qui ne demandent qu’à vivre tranquillement.

J’ai l’honneur, mon général, de demander votre approbation pour les différentes conditions que j’ai faites aux Kel-Antsars.

Comme tribu de guerre, les Kel-Antsars n’existent plus, et, si quelques-uns d’entre eux ne veulent pas se soumettre, ils seront obligés de remonter jusque chez les Hoggars pour trouver un asile.

Je reviens aux Kel-Antsars de l’Ouest. Un frère de N’Gouna et d’Allouda, nommé Omnellah, habite ordinairement Emellah. Sa conduite à l’égard de l’autorité française laisse à désirer depuis longtemps ; j’ai laissé s’accumuler les griefs contre lui jusqu’à une occasion favorable pour agir. Cette occasion m’a été fournie par une réclamation d’Allouda lui-même contre Omnellah et par la mort de N’Gouna. J’ai envoyé saisir Omnellah. L’officier indigène chargé de l’opération l’a laissé maladroitement échapper ; mais il a pu saisir une partie de ses biens dont un cheval et quatre beaux méharis (novembre).

Omnellah est en fuite, mais il ne peut pas devenir dangereux ; c’est un gros poussah qui se remue difficilement.

Dans le cercle de Sumpi, les Kel-Antsars ont causé du trouble en débordant les limites qui leur sont assignées et en allant pâturer dans le Farimaké. Je les ai fait expulser en infligeant quelques amendes. Dans le même cercle, le commandant me signalait l’été dernier le passage de Touaregs de la rive gauche sur la rive droite. C’étaient des Kel-Tébérints, petite fraction maraboutique réclamée à la fois par Cheboun et Allouda. Je les ai laissés libres d’aller avec l’un ou avec l’autre, et ils se sont partagés.

Les villages de Niodougou et de Tondiaro, dans le même, sont encore en butte aux exactions des Kel-Antsars ; il ne s’y passe cependant plus rien de grave, et bientôt les habitants de ces deux villages sauront, comme leurs voisins, s’opposer eux-mêmes aux violences des nomades.

Allouda n’a pas assez d’autorité pour m’avoir été d’aucun secours dans le règlement de ces affaires ; j’espère que la mort de N’Gouna affirmera son autorité et qu’il pourra remplir convenablement ses fonctions de chef.

Tormos. — Les Tormos payent leur impôt avec Allouda. Ce sont des guerriers armés de fusils et c’est sur eux que compte Allouda pour le défendre contre les Allouchs. Leur chef, Seddik, est venu à Tombouctou, en 1898, pour me réclamer des chameaux qui lui avaient été pris à tort. Je lui ai rendu ses chameaux et n’ai eu, depuis, aucun sujet de plainte contre lui. Il est question, dans certains documents de 1896 et 1897, de Tormos soumis et de Tormos insoumis ; ceux-ci se sont dispersés et n’existent plus comme tribu.

Ousras. — Les Ousras sont de grands éleveurs de chameaux ; ils ne vivent que rarement dans le voisinage de Raz-el-Mâ et se tiennent, le plus souvent, très au Nord. Ils ont payé régulièrement l’impôt, mais souffrent de l’état de guerre qui existe à l’Ouest du Faguibine. J’ai vu leur chef à Tombouctou, en octobre.

Bou-Raddas. — Ils ont aussi, comme les Ousras, de nombreux chameaux, mais ils se tiennent plus près de nous et sont les plus proches voisins du poste de Raz-el-Mâ. Ils sont en très bonnes relations avec les Allouchs, et ces relations ont été cause pour eux de grandes tribulations pendant cette année 1898.

Le commandant de Raz-el-Mâ leur a saisi plusieurs fois soit des moutons, soit des caravanes de sel qu’ils gardaient ou envoyaient pour leurs amis Allouchs.

J’ai fait rendre beaucoup de ces prises en ne gardant que celles qui étaient certainement justifiées. Les Bou-Raddas qui sont convoyeurs de sel de Tasdi ont certainement fait beaucoup de pertes, et il en est résulté chez eux un mécontentement général qui s’est traduit par l’assassinat d’un Maure Deyloubat qui servait de guide au commandant de Raz-el-Mâ. Ce meurtre a été puni, et, depuis le mois d’octobre, les Bou-Raddas n’ont plus fait parler d’eux.

J’ai recommandé, en général, au commandant de Raz-el-Mâ, de traiter avec patience ces Maures, qui sont nos seuls voisins ; j’ai moi-même, pendant mon séjour à Raz-el-Mâ, accueilli favorablement plusieurs demandes qu’ils m’ont faites ; malheureusement, les hostilités avec les Allouchs et les Meschdoufs compliquent beaucoup la politique de Raz-el-Mâ, et le commandement de ce poste est un des plus délicats à exercer.

Haouen-Kadamet. — Je parle à part de ces vassaux de Tengueriguifs parce que, en réalité, le lien qui les rattache à Cheboun est très faible. Ils sont riches et nombreux. J’ai contre leur chef Tombo quelques motifs de défiance. Ses campements s’étendent du Diaouna à Diartou ; il est donc très certainement au courant des pillages faits par les Allouchs et, cependant, jamais il ne signale rien. D’autre part, il achète pour leur compte du grain dans les villages et le leur apporte à Bouguendouch et à Lerneb.

Tombo était en très bonnes relations avec le commandant Goldschœn, et Cheboun en avait pris ombrage.

Je n’ai pas continué ces relations et me suis conformé à l’esprit de la convention signée avec Cheboun en lui laissant toute autorité sur ses vassaux. J’ai ainsi contenté Cheboun, mais j’ai mécontenté Tombo, et il m’en témoigne de la mauvaise humeur.

Actuellement, pour l’empêcher de faire de la contrebande avec les Allouchs, j’ai fait reculer tous ses campements en arrière de la ligne de Raz-el-Mâ-Sumpi.

Deyloubats, Ould-Moumous et Hadji-Hacens. — Les petites tribus établies dans le triangle Sumpi, Raz-el-Mâ, Léré, souffrent beaucoup de l’état de guerre avec les Allouchs. Nous leur faisons payer un impôt, mais il n’en est pas moins vrai que nous n’assurons pas suffisamment leur sécurité et qu’elles sont sans cesse pillées. Aussi, elles se détachent de nous et les Deyloubats ne fournissent plus ni guides ni renseignements. Je recommande aux commandants de Sumpi et de Raz-el-Mâ beaucoup d’indulgence à leur égard.

Autres tribus. — Il est venu au Faguibine, dans le courant de 1898, une petite tribu, les Talib-Mostafs, que j’ai autorisée à y séjourner moyennant le paiement d’un petit impôt.

Il y a beaucoup de tribus maures qui, accidentellement, viennent faire boire leurs chameaux au Faguibine, tous les deux ou trois ans quelquefois seulement. Ces tribus, dont quelques-unes viennent commercer librement dans la région du Sahel, en payant les droits qui leur sont demandés, agissent tout autrement quand elles viennent au Faguibine ; elles ne demandent aucune autorisation à Raz-el-Mâ et ne cherchent qu’à passer inaperçues. Il en résulte des conflits, des prises, du désordre. J’ai prescrit depuis longtemps au commandant de Raz-el-Mâ de faire savoir aux Maures que, sauf ceux qui sont en guerre avec nous, ils pourraient venir librement au Faguibine, à condition de payer le droit de pacage du quarantième. Ces prescriptions n’ont eu guère de résultats, et tout récemment encore, au mois de janvier, des chameaux ont été saisis au nord du Faguibine. Pourquoi les Maures qui viennent très tranquillement dans la région du Sahel n’en font-ils pas autant quand ils viennent à Raz-el-Mâ ? Je ne le sais pas au juste. Il y a sans doute eu des prises injustes, peut-être des menées des Kel-Antsars et aussi des difficultés d’interprétation.


2o Nomades du Nord

Les seuls qui soient en relations avec nous sont les Berabichs, je parlerai plus loin de quelques autres nomades du Sud.

Berabichs. — Comme je l’ai écrit dans un rapport spécial sur ce sujet, les relations avec les Berabichs, rompues pendant l’hiver 1897-98, ont été renouées, et l’année 1898 a été bonne pour l’oussourou de Tombouctou.

Cependant, les relations des Berabichs avec nous ne sont pas ce qu’elles devraient être, celles d’une tribu soumise. Ould Méhémet, le chef de la tribu, est un musulman fanatique, il sait que les Français du Sénégal payent tribut aux Maures, et il trouverait bon qu’il en fût fait de même avec lui. Ould Méhémet n’est jamais venu à Tombouctou ; il ne paye aucune redevance, au contraire, il perçoit sur les caravanes qui entrent dans la ville un droit supérieur à celui que nous percevons nous-mêmes.

Après mes opérations de mai et juin contre les Igouadarens, Ould Méhémet m’envoya un messager spécial pour me dire que, maintenant, je n’avais pas de meilleur ami que lui. En septembre, je fis faire par le lieutenant Gressard et les chameaux une tournée dans les puits de Temtoun et Teneg-el-Ai, et, contrairement aux précédentes, Ould Méhémet ne me fit parvenir aucune protestation. Mais tout récemment, pendant mon absence, Ould Méhémet a encore envoyé à la Région une lettre assez impolie à propos de chameaux loués par le capitaine Robbe à des Berabichs.

J’avais l’intention de lui faire des reproches sérieux à propos de cette lettre et de profiter de cet incident pour l’engager à venir à Tombouctou. Cette démarche serait aux yeux de tous un acte de soumission à l’autorité française. Je crois qu’il est facile de l’obtenir ; la majeure partie des Berabichs connaît fort bien tout l’avantage qu’ils ont à retirer de leurs bonnes relations avec les Français.

Si Ould Méhémet, seul, persiste à ne pas vouloir comprendre, il pourra être remplacé dans son commandement par un de ses cousins qui, plus pauvre que lui, jouit cependant d’une grande réputation dans la tribu.

Les Berabichs ont été récemment pillés par les Hoggars, qui leur ont pris un millier de chameaux. Ils ont besoin de nous comme nous avons besoin d’eux pour l’azalai.


3o Nomades voisins de Tombouctou

Genonines. — Les Genonines sont tout à fait inféodés aux Berabichs, et leur chef suit fidèlement la politique d’Ould Méhémet. Ils payent leur impôt, mais, depuis les événements de 1897, ils n’ont rendu aucun service. Au contraire, ce sont eux qui ont averti N’Gouna de mon mouvement lorsque j’ai quitté Tombouctou, en mai. En passant dans leur campement, en novembre, je les ai avertis que nous ne voulions, dans les bons pâturages voisins de Tombouctou, que des nomades amis et qu’ils risquaient d’être invités à remonter vers le Sud, s’ils ne modifiaient pas leur attitude.

Imededrens. — Ceux qui sont campés autour de Tombouctou et qui portent ce nom, très répandu, sont d’anciens vassaux des Tengueriguifs dont l’autorité française a reconnu l’indépendance. Ils ne s’en sont guère montrés reconnaissants, particulièrement au moment des troubles de 1897 où ils ont disparu comme les autres. En juillet 1898, leurs chefs ont refusé de se charger de 5,000 à 6,000 moutons que j’avais, à grand’peine, ramenés de l’Est.

J’ai profité de cette occasion pour prendre une mesure dont, depuis longtemps, j’avais senti la nécessité. J’ai réservé un espace bien déterminé, ayant la forme d’un triangle, dont la base est le fleuve et le sommet Tombouctou, dont l’accès est interdit aux troupeaux des nomades. Auparavant, les nomades, principalement les Imededrens, venaient s’installer jusque sous les murs de Kabara, y manger l’herbe très rare à certaines époques et ne laissaient ainsi rien à tondre au troupeau du poste. Maintenant, notre troupeau, toujours bien nourri, peut soutenir la comparaison avec ceux des nomades, et Mohamed Ag Ahamé[10] est venu m’exprimer tous ses regrets de n’avoir pas accepté la charge des moutons. J’ai prescrit une mesure analogue dans les autres postes. Les troupeaux des villages ne sont pas, bien entendu, compris dans l’interdiction faite aux nomades.

Petites tribus. — Les Ahel Sidi Aalis, les Kel N’Kounders, les Kel Inchérias, les Kel Aouzas, les Chourfigas de Goundam, les Kountas du Sud payent leur impôt sans faire parler d’eux. J’ai demandé à ces tribus des conducteurs pour conduire les bœufs porteurs qui formaient mon convoi dans les dernières opérations ; elles se sont exécutées de suite et m’ont fourni des captifs qui ont très bien marché et fait leur service.

Le chef des Ahel Sidi Aalis est presque toujours avec Ould Méhémet et, en sa qualité de saint marabout, lui donne de mauvais conseils ; le chef des Kel N’Kounders était très écouté par N’Gouna.

Le chef de Kountas, Sidi Alouata, est presque toujours en voyage pour récolter des aumônes ; mais, comme il me l’a dit lui-même, ce commerce ne va plus fort.

Le prestige des Kountas est bien tombé, surtout depuis que les Touaregs ont compris qu’Abiddin les trompait.

En particulier, Sidi Alouata n’a jamais, je pense, bénéficié que du prestige de ses ancêtres ; il est absolument noir, et un noir ne peut pas avoir d’influence sur les Touaregs. Sidi Alouata est un bon marabout, pas du tout fanatique. Je lui ai donné, après les opérations de juin, une tribu de captifs prise à Sakaoui et qui avait autrefois appartenu à la famille de Beckay.


4o Nomades du Sud

Tengueriguifs — Je me suis assez longuement étendu dans mes précédents rapports sur mes excellentes relations avec Cheboun, je n’y reviendrai pas.

À la faveur des événements de 1897, tous les nomades soumis n’avaient pas payé l’impôt et ne l’ont apporté qu’en 1898. Je leur ai à tous réclamé l’impôt de 1898 avant la fin de l’année, à Cheboun comme aux autres, et ils ont payé sans rien dire.

Au moment de mon départ, j’ai appris que Cheboun était allé trouver le commandant de Raz-el-Mâ et avait manifesté des prétentions sur les villages dits « de l’Ataram ». C’est là une tentative comme en font tous nos sujets, noirs ou autres, pour essayer les nouveaux commandants de cercle. Cheboun a accepté définitivement d’être privé de ces villages.

Kel Témoulais. — Ils vivent souvent à côté des Tengueriguifs, et Cheboun affecte de s’occuper de leurs affaires. Je ne suis cependant pas bien sûr que Gfesten, le chef des Kel Témoulais, tienne beaucoup à voir se reformer l’ancienne confédération des Tademakets. Elle peut se reformer, du reste, sans que nous ayons besoin de nous en émouvoir. Les Kel Témoulais et les Tengueriguifs deviendront de moins en moins nomades. Cheboun, pendant cette année 1898, n’a pas transporté ses campements plus loin que deux ou trois marches. Le pays qu’il habite est magnifique, propre à la culture et à l’élevage et très facile à surveiller de Tombouctou.

Les bellats de Temoulai ont à Tombouctou une réputation bien établie de brigands ; les villages commencent cependant à s’enhardir et ont amené un de ceux qui avaient commis le plus de méfaits. Il a été puni ; depuis, il n’y a pas eu de plaintes.

Irreguenatens. — Assalmy, qui est imposé à 200 moutons, avait profité comme les autres, des événements de 1897 pour ne pas payer son impôt. Je le lui ai réclamé dès les premiers mois de 1898 sans succès.

J’ai alors saisi un troupeau que des Irreguenatens amenaient sur le marché de Tombouctou ; puis, au mois de juillet, en revenant de l’Est, j’ai fait une pointe dans le Sud. Les 200 moutons sont aussitôt arrivés à Tombouctou. Depuis, ayant appris par un Peuhl qu’il y avait chez les Irreguenatens un cheval provenant des spahis et pris, probablement, à l’affaire de Kara, j’ai réclamé le cheval et le cheval a suivi les moutons.

Les Irreguenatens viennent de payer de nouveau l’impôt, celui de 1898.

Pendant les quelques jours que je viens de passer à Tombouctou, j’ai reçu un envoyé des Irreguenatens, venu pour m’annoncer la mort d’Assalmy et l’avènement d’El Beckay son cousin. J’avais chargé l’envoyé de dire à son chef que j’allais à Bandiagara, et que je désirais recevoir la visite d’El Beckay, soit à Bandiagara soit à Hombori, au moment de l’hivernage. Les Irreguenatens sont peu connus à Tombouctou ; ils se tiennent en saison sèche au sud d’El Oualedji, et en hivernage vers Bambara et Hombori. J’ai eu quelques réclamations des villages du fleuve contre deux Touaregs de la tribu, et je n’ai pu obtenir satisfaction, ces individus n’obéissant pas à Assalmy. C’est pourquoi je me proposais de montrer des troupes dans ce pays des Irreguenatens vers le mois de juillet.


5o Nomades de l’Est

Igouadarens. — Sakaoui, après être venu à Tombouctou, s’occupa de réunir les chevaux d’impôt et les expédia en novembre. Ils furent refusés, sauf trois. Aussitôt qu’il sut une colonne en route vers Bamba, il se hâta de remplacer ceux qui avaient été refusés, et ses envoyés vinrent trois fois dans mon camp avant mon arrivée à Bamba. Le dixième et dernier cheval fut reçu à Bamba même. Depuis cette époque, il y a eu plusieurs fois des plaintes faites par les villages contre les Igouadarens, le plus souvent pour fort peu de chose. Sakaoui a toujours donné satisfaction, aussitôt que les plaintes lui ont été transmises par le commandant de Bamba.

Il a compris la faute commise en se joignant au rezzou d’Abiddin en 1897 ; il n’a rien gagné à ce rezzou, quoique ce soient les cavaliers Igouadarens qui aient décidé du succès de l’affaire de Kara ; les armes, la plus grande partie des chevaux et des captifs ont été pris par Abiddin même. Les pertes que les Igouadarens ont faites par suite de leur fuite en 1898, leur ont prouvé qu’ils ne peuvent plus se passer des bords du fleuve. L’échec que leur a fait subir le lieutenant Delestre et l’occupation du fleuve leur auront fait comprendre, définitivement, je l’espère, qu’ils ne pouvaient rien contre les Français et que même un succès comme celui de Kara ne pouvait pas leur donner un résultat sérieux.

Mais Sakaoui, comme tous les chefs Touaregs, n’a sur sa tribu qu’une influence limitée, en particulier, son cousin Sakib s’est toujours plu à lui causer du désagrément. Sakib a donc donné asile à Abdoul Samade, un petit marabout qui, seul, s’est associé à Abiddin en 1898. J’ai fait savoir à Sakaoui qu’il avait à se débarrasser d’Abdoul Samade, et un homme qu’il m’a envoyé à Tombouctou à mon passage m’a répondu qu’Abdoul serait chassé et Sakib avec lui, s’il ne voulait pas obéir à Sakaoui. J’ai donné l’ordre, d’une part, au commandant de Bamba, de s’emparer d’Abdoul Samade, s’il pouvait le faire sans entrer dans le campement Igouadaren.

Les fractions nobles et vassales qui ont été séparées des Igouadarens sont restées totalement séparées depuis, et j’ai maintenu cette séparation malgré les plaintes de Sakaoui. Les Tarbonacens et Kel Hékikans, fractions nobles, sont dans ce cas, pour une partie seulement ; les Kel Houllés et les Imededrens en totalité.

Kel Houllés. — Leur chef, Asoura, vient de mourir, et cet événement accentue encore la séparation avec leurs anciens suzerains, depuis l’hivernage, je leur ai assigné la rive gauche entre Tombouctou et Bero comme terrain de parcours, à l’effet de les soustraire à l’influence des Igouadarens que j’ai obligés à rester sur la rive droite.

Les Kel Houllés ne sont pas riches ; ils n’ont que des moutons, mais ils sont braves. Ils ont fourni tous les guides qui leur ont été demandés soit pour suivre le fleuve, soit pour aller dans les puits. Ils ont fait récemment, après en avoir demandé l’autorisation, une expédition assez fructueuse contre les Kel Antsars d’Ibrahim Ag Allai qui n’avaient pas encore fait leur soumission.

Je leur ai donné, en juin, une tribu de captifs appartenant aux Igouadarens.

Imededrens. — Ces anciens vassaux d’Oulmiden vivaient groupés avec les Igouadarens ; ils sont riches, ont des chevaux et des bœufs ; ils ont payé une forte amende, en juillet, pour avoir la paix, lorsque j’ai été les chercher ; ils sont maintenant séparés des Igouadarens et campés sur les deux rives, à hauteur de Boïa.

Vassaux voisins de Bamba. — Les trois tribus Touaregs qui ont été le plus particulièrement atteintes, le 25 mai et le 5 juin, m’ont à ce moment fait des propositions de paix que j’ai acceptées. Deux groupes se sont formés l’un, composé des Kel Guerisouanes et des Kel Teigiouanes, chef Miarata, s’est mis aussitôt sous la protection du lieutenant Delestre que j’avais laissé à Bamba, l’autre, composé des Imalkalkalens, chef Sido, a été de nouveau entraîné par les tribus insoumises.

Miarata, depuis cette époque, a été un excellent auxiliaire, il a fourni des guides au lieutenant Meynier pour plusieurs reconnaissances exécutées pendant l’hivernage et, récemment, les Guerisouanes ont fait plusieurs petites opérations pour leur propre compte, mais avec autorisation. Ils ont plusieurs fois razzié les Idemous, ont marché avec les Kel Houllés contre les Kel Antsars, enfin, ils m’ont suivi dans les mares de Barhano et de Kadiera, en décembre dernier. Ils s’enrichissent dans ces opérations.

Les Imalkalkalens sont revenus demander la paix, et je les ai autorisés à venir près de Bamba. Mais, tandis que je n’ai rien fait payer aux Guerisouanes, j’ai imposé aux Imalkalkalens une amende assez forte en plus de l’obligation de restituer tout ce qu’ils ont pris depuis le mois de juin.

Igtsillens. — Les Touaregs ainsi appelés sont très nombreux et ont des troupeaux de moutons considérables. Je ne connais pas bien leur situation dans la société Touareg ; ils ont pour toute arme un bâton. J’ai bien accueilli ceux qui sont venus demander notre protection ; j’ai vu, à Bamba, leur chef Hoy, et je l’ai autorisé à rester au bord du fleuve. Ils ont fourni un guide au lieutenant Meynier dans sa dernière opération aux puits de Maroafal.

Kel Tabankorts et Idemans. — Les Kel Tabankorts sont des nobles, les Idemans des vassaux, mais d’origine seulement et, de fait, absolument indépendants comme les Guerisouanes, les Imalkalkalens, les Imededrens et d’autres. Ils habitent soit le bord du fleuve, soit les puits du Nord, entre Eguedesch et Boroum. Ils sont très bien armés et montés en chevaux et chameaux. Ils ont pris part au rezzou de 1897 contre Tombouctou. Des Idemans marchaient souvent avec N’Gouna, notamment en février 1898, lorsqu’il est venu à Araouan et au Faguibine. Ils sont très redoutés des villages.

Les Kel Tabankorts n’ont pas encore été atteints, ils sont restés dans leurs puits de Chinkai et autres, au Nord de Tosaye, au moment de mon passage avec la mission Voulet.

Les Idemans, au contraire, ont déjà été atteints plusieurs fois. D’abord, le 5 juin, ils ont subi des pertes en hommes et en animaux. Au mois de janvier dernier, le lieutenant Meynier a fait contre eux une opération qui lui a fait le plus grand honneur[11]. Il les a rencontrés plusieurs fois dans les puits au Nord de Bamba, leur a tué des hommes, leur a pris un chef, réputé par ses pillages, et des troupeaux. Les Idemans ont été aussi pillés par les Guerisouanes.

Les Idemans et les Kel Tabankorts n’ont pas encore prouvé qu’ils désiraient la paix, cependant, au moment de mon passage à Bamba, une petite fraction Ideman qui a l’habitude de venir camper en face du village de Tenera paraissait disposée à entrer en relations.

Marabouts voisins de Bamba. — Sur la rive droite du Niger, entre les Igouadarens à l’Ouest, et les Tademakets à l’Est, le pays est parcouru par des nomades de tribus maraboutiques, Chiouks ou Chiokanes et Chérifs. Ces nomades sont riches en troupeaux, ils sont armés et prennent part avec les autres Touaregs à leurs guerres et pillages. Plus que les autres, ils exploitent les villages et, plus aussi que tous les autres, ils nous sont hostiles. Les villages d’Agata, d’Izamen, Garbané, Tinafoso, Hamgoundi et tout le groupe Songoi, appartiennent à des marabouts dont les principaux sont Handa, Saleck, Sidi Ya et Abdoul Samade. Quoique ces villages soient entre nos mains depuis le mois de mai, et que, depuis cette époque, il y ait toujours eu à Bamba un camp et un poste, les marabouts n’ont parlé de faire leur soumission que récemment ; l’un d’eux, Moussir, mort depuis, m’a même écrit une lettre insolente, et un autre, Abdoul Samade, n’a fait aucune proposition. Les villages, maintenant, ne dépendent plus que de l’autorité Française, et ils s’en sont montrés très heureux ; je les ai prévenus qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter du retour de leurs marabouts, même soumis, et que ceux-ci ne seraient pas autorisés à revenir près de leurs anciens villages. J’ai accepté à cette condition la soumission de Handa et de Saleck ; Sidi Ya m’a fait faire des propositions pendant que j’étais à Bamba, et il viendra prochainement se soumettre, il reste Abdoul Samade, dont j’ai parlé à propos des Igouadarens, et dont le mieux serait de se débarrasser, si l’occasion s’en présente. Plusieurs autres petits marabouts vivent, moitié nomades, moitié dans les villages, je les ai laissés en place en leur faisant payer plus ou moins, suivant chaque cas particulier. Tous ces marabouts sont la plaie du pays, et, comme partout, ils s’engraissent aux dépens des autres ; ils nous sont très hostiles. S’il était possible de s’en débarrasser, il nous serait facile de faire des Touaregs, qui sont des gens simples et pas fanatiques, de fidèles sujets. Je ne perds pas de vue, cependant, dans mes relations avec eux, qu’il ne faut pas lutter en face par la force contre l’influence musulmane, et, si je fais aux marabouts des conditions plus dures qu’aux autres, je ne leur en laisse pas voir le motif réel.

Tademakets ou Kel Boroms. — Cette tribu, qui est peu nombreuse, car elle ne compte que 40 nobles, est très guerrière. Elle habite toute l’année à hauteur des villages du groupe Borom, soit au bord du fleuve, soit dans les mares du Sud. Comme les Igouadarens et les Tengueriguifs, dont les Kel Boroms sont parents et alliés, ils ne possèdent pas de puits dans le Nord : ils sont absolument à notre merci du moment que nous occupons le fleuve.

Ils étaient réunis, au mois de décembre, aux Kel es Souks, dans les mares de Karhous, Kadiera et Tibourari, mais ne m’y ont pas attendu. Un de leurs chefs a été tué dans le combat du 24 juin contre le lieutenant Delestre ; ils désireraient faire la paix depuis la prise de possession de Gao.

J’avais l’intention de leur faire des conditions assez dures, analogues à celles faites aux Igouadarens. Ils pourront revenir sur leur territoire de parcours, à condition de ne plus rien demander aux villages et de payer six chevaux. J’ai l’honneur, mon général, de vous prier, le cas échéant, d’approuver les instructions en ce sens que j’ai laissées au commandant de Bamba.

Tenguereguedeschs. — Cette tribu comprend environ 120 nobles, montés sur de très bons chevaux. Elle habite ordinairement à hauteur des villages de Hâ, dont deux lui appartiennent, Ouani et Dangha. Les Tenguereguedeschs n’ont ni vassaux ni captifs ou, en un mot, peu. Ils sont très redoutés comme les Idemans, étant très pillards. Ils ont pris part au rezzou de 1897 contre Tombouctou et se sont, avec les Igouadarens et les Kel Boroms, enfuis devant ma colonne en mai. Depuis, ils n’ont cessé de faire de petites expéditions pour piller ; ils sont venus près de Bamba voler un troupeau à un marabout qui avait déclaré au commandant du poste ne rien posséder ; ils sont venus rôder autour de Gao au moment où je m’y suis installé et y ont volé des hommes. Ils sont depuis ce moment sur la rive gauche, et j’ai dirigé contre eux les deux reconnaissances du capitaine Cristofari et du lieutenant Hutin. La première les a atteints sérieusement au puits d’Argabech, le bruit a couru ensuite qu’ils avaient quitté le pays pour remonter dans l’Adrar, cela n’a rien d’impossible, car ils ne sont pas assez riches pour avoir besoin du fleuve et ont assez de chameaux pour aller au désert.

Oulimidens. — J’écris ce nom comme il est prononcé à Gao et par les autres Touaregs.

C’est le nom d’une des quatre grandes familles entre lesquelles Duveyrier partage les Touaregs, mais beaucoup de Touaregs de cette souche portent d’autres noms, tels les Igouadarens, les Dimicks, les Megalazens.

Les Oulimidens actuels ont trois chefs : Madidou, Eliacen, Rhiben ; ces trois chefs commandent à 1,200 nobles, à des vassaux, à des captifs, et possèdent sur le fleuve quelques villages entre Hâ et Ansongo. Ils sont beaucoup plus nomades que les Touaregs auxquels nous avons eu affaire jusqu’ici. En effet, Irreguenatens, Tengueriguifs, Igouadarens, Kel Boroms ne quittent pas le fleuve ou les mares du Sud ; ils ont des chevaux et peu de chameaux. Les Kel Antsars, plus nomades, possèdent des puits au Nord et des chameaux ; mais, tout en venant au bord du fleuve, ils y viennent isolément pour percevoir l’impôt ou en bandes pour quelque coup à faire ; ils séjournent habituellement dans des puits très éloignés du fleuve : 120 kilomètres. Ils ont de nombreux troupeaux de chameaux ; des 1,200 nobles Oulimidens, 1,000 sont montés à chameau, 200 à cheval.

Je ne veux pas, dans ce rapport, revenir sur ce que j’ai écrit dans mon compte rendu d’opérations au sujet des relations entre Oulimidens et Français. Madidou, dans sa naïveté de nomade, faisait profession d’être l’ami du commandant de Tombouctou et l’ennemi du commandant de Dori. Maintenant que les Oulimidens savent que ces deux commandants ainsi que tous les Français du Soudan obéissent à un même chef et que ce chef a donné l’ordre d’occuper le fleuve qu’ils considèrent comme leur propriété, ils ne peuvent être que nos amis. Mais, comme je l’ai dit dans mon compte rendu, Madidou sait qu’il ne peut pas lutter avec les Français ; il est obligé, pour l’honneur et les traditions de sa race, de se défendre contre l’envahisseur. S’il trouve une occasion favorable, il cherchera sans doute à livrer un combat après lequel l’honneur sera sauf et il pourra faire sa paix avec nous. J’ajoute qu’il est à souhaiter qu’il en soit ainsi. Les Oulimidens, comme les autres Touaregs nobles, deviendront des sujets d’autant plus sûrs et plus fidèles qu’ils auront mieux éprouvé notre force.

Il n’y a cependant rien d’impossible, soit à ce que les Oulimidens se soumettent sans combat, soit à ce qu’ils quittent le pays au moins momentanément. Pendant tout le temps que j’ai passé sur leur territoire, ils se sont toujours soigneusement tenus à distance et ils n’ont pu se réunir. Est-ce par défaut d’entente ou par impossibilité matérielle de réunir quelques milliers d’hommes loin du fleuve ?

La première hypothèse est la plus probable, et, dans ce cas, il est très possible que Madidou, au moins, cherche à entrer en arrangement sans avoir combattu. Eliacen et Rhiben, dans ce cas, suivront sans doute son exemple.

L’autre hypothèse est moins probable, mais est également possible. Pendant les mois de mars, avril, mai, il y a sans doute peu d’eau et de pâturages dans les puits ; même, cette année, il n’y a pas d’eau à Samit, qui est ordinairement une grande mare, point habituel de rassemblement.

Le voisinage du fleuve est fatal aux chameaux pendant toute cette saison qui est la période des mouches et de la décrue des eaux. Les Oulimidens, s’ils veulent combattre, ont donc intérêt à attendre le mois de juin, époque où leurs chameaux peuvent venir au bord du fleuve, où les villages sont facilement accessibles et où nos bateaux ont de la peine à circuler. Il est facile de parer à cette éventualité très redoutée des noirs des villages, et je leur ai donné à cet égard des assurances rassurantes.

Les Oulimidens peuvent aussi partir dans le désert ; leurs territoires de parcours sont immenses. Au Nord, ils sont limités par celui des Hoggars, avec lesquels ils sont en bonnes relations. Il n’en est pas de même entre les Oulimidens et leurs voisins de l’Est, les Dimicks et les Airs. Les Dimicks sont de souches Oulimidens, devenus aussi puissants que la tribu mère et toujours en guerre avec elle. Les Airs aussi sont constamment en guerre avec les Oulimidens, et ils ont l’avantage très probablement, car, en 1897, ils sont venus à la poursuite de leurs ennemis jusqu’à Gao et ont campé sur l’emplacement où s’élève le poste. D’après les renseignements actuels, les Oulimidens, s’ils quittaient le pays, iraient donc vers le Nord. Quelle que soit la direction de leur exode, elle ne serait pas plus désavantageuse pour nous que leur soumission. Ils iront grossir d’un millier d’hommes les maîtres du Sahara, mais resteront impuissants contre nos postes du fleuve.

Vassaux Oulimidens. — Les vassaux nous resteront certainement ; il faudrait une bien grande maladresse pour les laisser partir avec leur maîtres. La richesse de ces vassaux consiste surtout en moutons, et pour faire vivre de grands troupeaux de moutons, il faut les amener au fleuve au moins pendant trois mois de l’année.

D’autre part, les vassaux Oulimidens savent que ceux qui nous servent, au lieu de nous combattre, s’enrichissent, tels les Guérisouanes.

Un petit chef des Imetchds, nommé Borécheriche, qui était en relations avec Mariata, chef des Guérisouanes, le comprit le premier et vint se présenter à moi près de Hâ. Je ne lui imposai aucune autre condition que celle de me fournir des guides pour aller chercher les Tademakets et Kel es Souks dans les mares ; il s’exécuta de bonne grâce et fut largement payé sur le butin. Depuis ce moment, il attire à lui tous les Imetchds, et tous seraient déjà avec lui, s’ils n’étaient retenus par les nobles.

Les Imededrens[12], Kel Rezafs, Ibourdanens, tribus vassales, les Ibourlitens, tribu captive, ont également fait leur soumission. Tous les autres, dont actuellement nous ne connaissons même pas les noms, viendront faire leur soumission avant le mois de mai, et, à cette époque, les Oulimidens seront seuls.

Kel es Souks. — Les Kel es Souks ne sont pas, comme les Oulimidens, de grands nomades : ils sont, par leurs biens, beaucoup plus attachés au fleuve. Leur chef général, El Mekki, chef en même temps de la fraction la plus riche, celle des Kel Agadeschs, habite ordinairement l’île d’Ansongo ou les puits situés un peu au Nord.

La tribu des Kel es Souks est analogue à celle des Kel Antsars ; elle est à la fois guerrière et religieuse, et est très dispersée. Comme elle, elle nous suscitera, sans doute, longtemps de l’embarras.

Les Kel es Souks ont une grande influence sur les Touaregs et sur les noirs.

Aux Touaregs, qui sont tous illettrés, ils fournissent des écrivains et des marabouts pour faire le salam. Ces plumitifs se plaisent surtout à tout brouiller et à être grossiers lorsqu’ils écrivent à des infidèles. Ils ont marché avec tous les rezzous contre les Français ou leurs sujets, et après Abiddin, ils ont été la cause déterminante de la grande réunion des Touaregs en 1897.

Sur les noirs du fleuve, les Kel es Souks exercent une influence énorme. Beaucoup de villages leur appartiennent, et ce sont les plus riches, dans beaucoup d’autres, ils ont des élèves, des captifs ; à tous (entre Aï et Ansongo), ils fournissent les marabouts.

À l’égard des Kel es Souks, j’ai suivi la même politique qu’à l’égard des marabouts voisins de Bamba.

Un groupe de Kel es Souks habite les mares de la rive droite ; c’est ce groupe campé avec les Tademakets que j’ai razzié du 8 au 12 décembre ; aucun noble n’a perdu la vie dans cette affaire, mais ils ont perdu beaucoup de biens et tous leurs livres. Un autre groupe, avec El Mekki, était campé, en mars, dans des puits, à hauteur d’Ansongo, et je comptais les y rencontrer vers le 8 ou le 9 mars.

Une tribu vassale des Kel es Souks, les Deguicelens, m’a fait sa soumission à Gao, et je l’ai fait passer sur la rive droite pour bien l’enlever à ses maîtres.

D’après le commandant Crave, des Kel es Souks se livreraient au commerce. Je n’en ai pas eu la preuve ; mais, si cela, est, ce sont des vassaux ou, plus probablement, des captifs, et leur soumission ne les empêchera pas d’aller à Dori.

Touaregs du Sud. — Les Touaregs, qui étaient rassemblés à la mare d’Arsema le 21 décembre, et qui se sont enfuis sans combattre, étaient des Oudalens, des Ouaraouaras, des Kelkeris, des Kel es Souks, etc.

Les Oudalens et les Ouaraouaras sont sans doute retournés vers Dori et Aribenda, et je n’en ai plus entendu parler. Les Kelkeris sont allés dans les mares de Merei et de Gossi. En apprenant que je cherchais des guides pour aller à ces mares, ils m’ont fait faire des offres de soumission, les Kel Gossis, campés à la mare du même nom, en ont fait autant.

Tous ces Touaregs, qu’ils soient d’origine noble ou vassale, sont indépendants.

Les Logomatens étaient en majeure partie sur la rive gauche, avec leur chef Bokar Ouanzeidou. Au moment où je me mettais en marche de Gao sur Dounzou, Bokar, craignant sans doute de voir arriver la colonne, envoya à Dounzou faire des offres de soumission. Ce n’est pas la première fois qu’il fait de ces propositions. Mais j’estime que les Logomatens, qui sont devenus très acharnés après les Français, qu’ils ont cru faibles, ne les voyant pas beaucoup sortir de leur poste de Dori, doivent maintenant payer leur acharnement et leur erreur. Je n’ai fait donner aucune réponse à Bokar, j’ai seulement écrit au commandant de Dounzou d’avertir les villages que Bokar ne reviendrait plus jamais sur la rive droite. En partant, j’ai donné l’ordre au capitaine Cristofari de marcher sur Bokar Ouanzeidou, après avoir défait les Kel es Souks.


6° Nomades étrangers à la Région

Tous les nomades qui ont besoin du fleuve, soit qu’ils habitent ses bords, soit qu’ils n’y viennent qu’une partie de l’année, doivent être nos tributaires. La solidité de notre occupation est à ce prix.

Mais il est d’autres tribus qui, sans souvent habiter très loin du fleuve, n’en ont pas besoin et ne viennent jamais camper sur ses bords ; celles-ci doivent rester en dehors de notre action si nous ne voulons pas être entraînés à la conquête du pays du sable et de la soif. À l’Ouest et au Nord du lac Faguibine, entre Oualata et Araouan, le pays est peu ou pas habité ; les nomades le traversent, mais sans y séjourner.

Entre le méridien de Gouandam et celui de Tosaye, au contraire, il y a de très nombreux puits habités par les Berabichs, les Kountas, les Kel Antsars.

Plus à l’Est s’étend l’Adrar, pays de collines et de vallées dans le fond desquelles l’eau se trouve à une assez faible profondeur. Ce pays est habité par des Maures, surtout des Kountas. Plus à l’Est, dans le parallèle de Gao comme centre, sont les puits des Oulimidens.

Au Nord de toute cette région, depuis Tombouctou jusqu’à Gao, habitent les Hoggars ; plus à l’Est, les tribus issues des Oulimidens et les Airs ou Kel Ouis.

Berabichs. — Le chef des Berabichs s’intitule sur ses lettres : « Roi de l’Azaoua ». Ni lui ni ses hommes ne viennent jamais au fleuve. Les Gouanines, qui habitent à côté même de Tombouctou, sont agglomérés seulement avec les Berabichs sans leur être parents, et depuis peu d’années. Les Gouanines sont des Maures de l’Ouest, les Berabichs, des Glémans, Arabes de la Tripolitaine.

J’ai parlé longuement déjà des Berabichs, et, si j’y reviens, c’est à cause du double caractère que présente cette tribu et de l’importance des relations avec elle. Les Berabichs n’ont pas besoin, en effet, du fleuve, et leurs troupeaux se composent presque exclusivement de chameaux ; mais, d’autre part, ils n’en sont pas moins dépendants, dans une certaine mesure, des maîtres de ce fleuve.

Ce n’est que chez eux qu’ils peuvent écouler le sel de Taodeni dont ils sont les propriétaires et les principaux convoyeurs.

Nos relations avec les Berabichs doivent nécessairement tenir compte du double caractère de la tribu ; s’ils ne sont pas soumis à l’impôt, ils ne doivent pas, cependant, être indépendants. C’est pour cela que je voulais faire venir Ould Méhémet à Tombouctou.

Kountas. — Les Kountas, depuis qu’ils n’ont plus la suprématie religieuse, sont très dispersés.

Il en existe un groupe qui vit dans le Hogh, avec l’autorisation des Meschdoufs et qui s’est agité, en 1897, après l’affaire de Kara et la réception d’un messager d’Abiddin.

Le groupe Kountas soumis habite au Sud du fleuve, à côté des Touaregs ; j’en ai parlé.

Les Kountas Regagdas habitent des puits, depuis Araouan jusqu’à Tosaye. Ils n’ont pris part à aucun acte de pillage, et leur conduite a toujours été correcte et très réservée. Ils sont à la fois pasteurs et commerçants. Ils apportent du sel de Taodeni à Tombouctou, à Bamba, à Eguedesch, et vont jusqu’à Dori en passant par Gao. Les dernières reconnaissances faites dans les puits, l’occupation de Bamba nous ont amenés à rencontrer les Kountas Regaddas, et à entrer en relations avec eux autrement qu’à l’Oussourou de Tombouctou. J’ai reçu, en novembre, à Bamba, la visite d’envoyés auxquels j’ai fait bon accueil.

À mon dernier passage à ce poste, les mêmes sont venus me demander du secours contre Abiddin qui était, d’après eux, dans un puits au nord de Marzafal avec une colonne. J’ai refusé, sous prétexte que les Kountas marchaient avec les Idemans et que, ceux-ci n’étant pas soumis, je ne voulais pas leur porter secours.

En réalité, j’ai donné l’ordre au commandant de Bamba de ne pas s’engager aussi loin, d’attendre qu’Abiddin se rapproche du fleuve, et de l’empêcher avant tout de piller les villages.

D’autres Kountas que les Regaddas ont les puits entre Bamba et l’Adrar. Abiddin, dans les moments où il n’est pas sur les routes en train de faire ou d’essayer quelque mauvais coup, habite l’Adrar même, à 200 kilomètres au Nord de Tosaye.

Tous ces Kountas n’ont pas de relations avec nous, mais leur proximité va forcément créer ces relations à bref délai.

Abiddin le Kounti. — Ce serait une histoire curieuse à connaître que celle de ce chef de bandes ; elle s’est passée à semer la discorde partout où il est allé, du Touât au Macina.

Comment les Touaregs ont-ils consenti à marcher sous la bannière de cet étranger, et cela pour des expéditions dont le but final a toujours été la destruction de villages dont ils tirent leur subsistance ? Le prestige religieux des Kountas, les jongleries d’Abiddin et surtout la naïveté des Touaregs en sont les causes. Ce n’est pas le seul exemple qu’il y ait de l’exploitation par des Arabes de la simplicité des Touaregs, mais c’est un des plus caractéristiques.

L’expédition de 1897 a rapporté à Abiddin un gros butin en armes, chevaux et captifs. Tous ces captifs qu’il a eus pour sa part ont disparu, soit qu’il les ait conservés dans l’Adrar, soit qu’il les ait vendus dans le désert ; tous ceux, au contraire, qui ont été aux mains des Igouadarens ou autres Touaregs sont actuellement revenus dans leurs villages et beaucoup l’étaient avant même que ces Touaregs aient fait leur soumission.

Les Touaregs ne sont pas âpres au gain comme les Maures ; ils ont volontiers revendu aux noirs du fleuve les gens qu’ils avaient pris, et beaucoup aussi se sont évadés sans grandes difficultés.

Abiddin est revenu à Bamba en décembre 1897-janvier 1898 avec une troupe de trois à quatre cents hommes ; il s’avança jusqu’à Rero, mais sans pouvoir entamer les villages protégés par les hautes eaux.

Les canons-revolvers du Mage et du Niger et les 100 tirailleurs qui les montaient empêchèrent la jonction des Igouadarens campés sur la rive droite avec Abiddin campé sur la rive gauche et le mirent en fuite.

Cette saison des hautes eaux ne lui étant pas favorable, Abiddin projeta de refaire, en 1898, son expédition de 1897, et il revint en mai au bord du fleuve. Ce fut la raison déterminative des opérations que j’entrepris à cette époque. Les Touaregs, préoccupés de sauver leurs femmes et leurs troupeaux, ne purent pas réunir un rezzou ; mais Abiddin les détermina à le faire après mon retour à Tombouctou ; ils attaquèrent, le 24 juin, le lieutenant Delestre, qui leur infligea un échec sérieux.

Alors les Touaregs se séparèrent d’Abiddin ; Il reste seul avec deux ou trois cents hommes, mais il ne quitte pas pour cela la partie. Il revient sur le camp du lieutenant Delestre le 14 juillet, mais ses hommes s’enfuient au premier coup de canon.

Passant alors dans l’intérieur des terres, vers le Sud, il vient jusqu’à Rero ; les habitants de ce village, prévenus à temps, se sauvent dans la brousse. Les opérations, à cette époque où il commence à pleuvoir, ne sont pas faciles pour les gens d’Abiddin, principalement montés à chameau. Il revient vers l’Est sans avoir rien pu prendre et surprend le village d’Inzamen, dont il emmène toute la population, corde au cou. Comment ce saint homme qui ne fait la guerre qu’aux infidèles explique-t-il son droit d’emmener en captivité tous ces bons musulmans d’Inzamen ? Heureusement, le lieutenant Delestre, toujours à Sungoï, put surprendre Abiddin au moment où il voulait passer sur la rive gauche avec son butin, il le lui reprit et mit sa troupe en fuite. Abiddin se conduisit très courageusement dans cette affaire et chercha jusqu’au dernier moment à rallier sa troupe et à l’obliger à faire face aux tirailleurs.

Sauf dans l’affaire du 24 juin, où tous les Touaregs donnaient, la troupe d’Abiddin se composait de Maures, Kountas pour la plupart, et de Hoggars armés de fusils, tous étrangers au pays. Les seuls nomades du pays marchant avec lui ont été Abdoul Samade et ses Chiokaus, en janvier, et les Idemans, armés de lances et à pied pour la plupart. La promenade d’Abiddin dans l’intérieur, loin de l’eau, pour éviter la colonne Delestre, et le combat engagé en dernier lieu pour accéder au fleuve coûtèrent à Abiddin beaucoup de chameaux et de chevaux. Un très beau cheval, à lui appartenant et pris par le lieutenant Delestre, me sert de monture depuis.

Pendant cet hiver, Abiddin, dont le prestige sur les Touaregs a beaucoup baissé, n’a pas paru au fleuve, et il s’est contenté d’opérations plus modestes. Au mois de janvier, le lieutenant Meynier a été suivi pendant deux jours dans les puits du Nord-Est de Bamba par une troupe de chameliers d’Abiddin, ils l’ont entouré sans jamais oser l’attaquer. Au mois de février, Abiddin préparait un coup contre les Regagdas, du moins, c’est ce que ceux-ci m’ont dit.

La mort seule nous délivrera d’Abiddin.

Hoggars. — Les Hoggars ont pris la fâcheuse habitude de venir jusqu’au Niger pour piller ; je crois que ce n’est que depuis peu, et sous l’influence d’Abiddin.

Il y avait des Hoggars, comme je viens de le dire, dans toutes les bandes d’Abiddin ; enfin, il y en avait encore dans une petite troupe qui est venue piller le village de Bossi en juin 1898.

Pour le moment, il me paraît que cette apparition des Hoggars, si loin de leur pays, n’a rien d’inquiétant. Ce ne sont sans doute que des isolés qui marchent avec Abiddin. Abiddin connaît tout le désert, et il y trouvera toujours des brigands désireux de faire un peu de butin. Maintenant que le fleuve est occupé, il faut espérer cependant que les Hoggars perdront l’habitude d’y venir et resteront chez eux.

Ils sont tous armés de fusils ; s’il devient nécessaire de s’inquiéter d’eux nous pouvons les attendre en leur opposant les Berabichs.


7° Population sédentaire

Je me suis appliqué à toujours bien traiter les populations sédentaires ; j’ai pris possession du fleuve jusqu’à Ansongo sans déplacement de population, sans amende sérieuse et sans tirer contre elle un seul coup de fusil.

Cependant, aucun village ne m’a volontairement prêté le moindre secours contre les Touaregs : trois hommes seulement entre Tombouctou et Sinder se sont mis de notre côté, Ousman de Sungoï, Idrin de Lotokaro et Idrin de Boura. Tous les autres chefs de villages se sont, au contraire, montrés plutôt hostiles. J’ai usé avec eux de patience ; la terreur que leur inspirent les Touaregs est si profonde qu’elle les excuse dans une certaine mesure ; les bruits répandus par les Kel es Souks sur le compte des chrétiens ont contribué aussi à rendre leur attitude plus hostile. Cette hostilité a toujours été bénigne, et elle a toujours été facile à réduire sans employer les grands moyens.

Lorsque j’ai quitté Gao, ma patience avait déjà porté ses fruits, et les chefs de villages venaient déjà apporter des renseignements, faire connaître les biens à eux confiés par les Touaregs ; ils servaient aussi d’intermédiaires aux Touaregs pour leurs soumissions, et ce rôle, nouveau pour eux de protecteur des Touaregs, ne peut que contribuer à leur relèvement moral.

Les sédentaires de la région Nord sont des Arnas, des Sonrhais, des Gabibis ; on peut dire que tous, avant notre arrivée, n’étaient que des serfs, et l’empreinte de cette servitude est la marque de leur caractère. Les Gabibis, mélange de Sonrhais, sont plus asservis encore que les Sonrhais ; il faudra des années pour que cette race Sonrhai, égale et plutôt supérieure en intelligence à la race Bambara, reprenne de l’assurance et un sentiment plus digne de sa force et de sa dignité.

La population du cercle de Tombouctou, qui, sauf dans l’année 1897, a joui depuis notre arrivée d’une certaine tranquillité, est déjà en progrès. Celle du fleuve, entre Tombouctou et Borom, est bien pauvre, le pays est, de tous, le moins favorisé par la nature, et il a été beaucoup pillé. À partir de Borom, la population est moins clairsemée et plus aisée ; les villages Oulimidens et Kel es Souks appartenaient à des maîtres assez forts pour les protéger contre les pillards comme Abiddin, ces villages, surtout les Kel es Souks, sont assez riches et ne se plaignent pas des Touaregs.

Les Peuhls des cercles de Goundam et de Sumpi, les Chourfigs et autres sédentaires issus du croisement de Touaregs avec des noirs ou des Peuhls sont dans une condition très supérieure à celle des noirs du fleuve. Les Peuhls du cercle de Goundam sont cependant dans une situation inférieure à celle des Peuhls du Macina, les Touaregs les ont vaincus et leur ont fait perdre beaucoup de biens ; mais il ne les ont jamais asservis.


8° Généralités

Nous sommes maintenant très en contact avec tous les Touaregs qui ont accès au Niger, tous sont soumis ou près de l’être.

Il semble qu’on ait exagéré leur nombre et leur force.

Chaque tribu noble marchant sous un seul chef compte plus de 400 hommes.

Un chef de tribu, comme me l’a dit en propres termes Cheboun, n’a que l’exécution des décisions prises par l’assemblée des hommes de la tribu. La nécessité de tenir ces conciliabules avant toute opération, la dispersion des tribus rendent leur entente difficile pour une guerre générale.

Les vassaux sont beaucoup plus nombreux que les Touaregs nobles ; leur condition ne correspond pas toujours à ce nom de vassaux que nous leur donnons. Il y en a qui payent un pot de beurre comme tribut à leurs suzerains ; il y en a qui n’ont pas de suzerain. En général, tous les vassaux ne demandent qu’à être émancipés, et ils ne perdront pas grand’chose au nouvel état de choses.

Les Touaregs ont relativement peu de captifs, et la condition de ces captifs est bien supérieure à celle de cette même classe dans la société noire. Les captifs Touaregs vivent en tribus, et ces tribus deviennent peu à peu affranchies et indépendantes. Sans doute un Touareg qui a envie d’acheter un cheval n’hésitera pas à échanger quelques captifs ; cependant, et surtout dans certaines tribus, les captifs sont relativement heureux et toujours beaucoup plus que ceux des Maures. Les plus infortunés de tous sont ceux des noirs. Il en est une preuve bien caractéristique. Les captifs qui ont été enlevés aux chefs noirs auxquels nous avons fait la guerre au Soudan ont généralement été enchantés de leur nouveau sort, ceux que nous prenons aux Touaregs, sauf de très rares exceptions, se sauvent et vont rejoindre leurs maîtres.

Il ne faut pas espérer que les Touaregs apprécieront immédiatement les bienfaits de la conquête Française, ce serait trop demander à des gens que nous dépouillons. Cependant, nous avons le droit d’espérer qu’ils peuvent être nos amis dans l’avenir.

Ils sont incontestablement nobles et braves ; ils sont de mœurs simples, je dirais presque vertueuses ; ils ne savent ni lire ni écrire cette langue arabe qui est le lien qui réunit tous nos ennemis ; ils ne sont pas fanatiques musulmans. Toutes ces qualités, jointes à leur proche parenté avec nous, leur donnent, je crois, le droit d’être traités autrement que des noirs.

Rien ne s’oppose à ce que les Touaregs et les Français aient entre eux les relations les meilleures ; sinon le fait de la conquête. Nos procédés pourront la faire oublier et alors de tous les peuples conquis en Afrique, noirs ou arabes, les Touaregs seront les plus faciles à assimiler.


Lieutenant-Colonel Klobb,
de l’artillerie de marine,
Commandant supérieur des régions Nord et Nord-Est.


III

LE DÉSASTRE DE LA MISSION KLOBB




Rapport Officiel



SOUDAN FRANÇAIS

Région Nord-Est

Résidence de Say


RAPPORT
du capitaine d’artillerie de marine Grandeyre, résident de France à Say, sur l’attaque de la colonne Klobb par le capitaine Voulet à Damangara (Sinder).

La colonne Klobb, partie de Say le 11 juin, comprenait.

Le lieutenant-colonel Klobb, artillerie de marine,

Le lieutenant Meynier, infanterie de marine ;

35 tirailleurs, 1re  compagnie de Sinder ;

1 tirailleur soudanais du 4e de Tombouctou, ordonnance du lieutenant ;

2 gardes frontière de Say ;

1 spahi auxiliaire de Say ;

L’interprète de Say ;

2 palefreniers du poste de Say ;

1 indigène de Say, surveillant des âniers et conducteurs de bœufs porteurs ;

1 garçon du colonel ;

1 cuisinier du colonel ;

6 chevaux du poste de Say ;

12 ânes et âniers de Say ;

2 bœufs porteurs de Say et leurs conducteurs.

Elle arriva à Dosso le 15 juin, en repartit le 16 à 4 h. du soir, arrivait à Matankari le 21 et à Doundahé le 25.

À partir de là, l’itinéraire ne peut plus être fixé, les survivants de la colonne ne pouvant donner aucun autre nom de village que ceux de Kalongo et de Damangara. La colonne trouva tous les villages brûlés, abandonnés ou évacués précipitamment dès qu’elle était signalée. Elle fit un seul arrêt de quarante-huit heures dans le village A, où elle arriva le 9 juillet.

Là, le colonel, ayant pu faire rentrer quelques habitants qui s’étaient enfuis, apprit que Voulet n’était qu’à trois jours de marche en avant.

Il lui écrivit de suite une lettre pour le prier de l’attendre et la fit porter par les tirailleurs Mamadou-Kamara, Massa-Sidibé, Demba-Diara, et Zan-Taraoré.

Partis le 9 juillet, ils rejoignirent le convoi Voulet le lendemain 10 juillet, à 5 heures du soir, dans le village E.

Le premier blanc qu’ils virent fut le sergent d’infanterie de marine Bouthel. Il leur demanda d’où ils venaient, s’il y avait un convoi avec le colonel ; puis il monta à cheval pour aller porter la lettre du colonel à Voulet, qui se trouvait au village F.

Le sergent leur donna pour guide un tirailleur du convoi ; mais il revint presque aussitôt et leur fit faire demi-tour, en disant que Voulet leur donnait l’ordre de rester en arrière, de passer la nuit au convoi, et d’attendre au lendemain.

Le lendemain 11 juillet, le sergent Bouthel les fit équiper, et leur assigna une case en dehors du convoi.

Vers huit heures, Mamadou-Kandé, tirailleur auxiliaire, planton du sergent, vint les chercher. Le convoi partait et le sergent amena les quatre tirailleurs avec lui.

Au bout d’une heure environ, le convoi s’arrêta et campa au village G.

À midi, Voulet vint à G, fit appeler Mamadou-Kamara et dicta une lettre au sergent Bouthel, et l’emporta. Il la renvoya au sergent le soir, après l’appel, par un spahi.

Dans la nuit, le convoi se mit en marche.

Le sergent Bouthel donna l’ordre aux tirailleurs de le suivre. Arrivé à F, le convoi s’arrêta. La colonne Voulet était déjà en marche.

Mamadou-Kamara alla trouver le sergent qui lui dit de venir jusqu’au prochain village, que, là, le capitaine lui donnerait une lettre et qu’il pourrait retourner.

Sur le refus de Mamadou-Kamara, qui dit n’avoir pas pareil ordre du colonel, et que, si on ne lui donnait pas de lettre, il allait partir quand même, le sergent Bouthel tira de sa poche une lettre qu’il lui remit en disant :

— Le capitaine dit au colonel qu’il ne peut l’attendre ici parce qu’il n’y a pas d’eau, mais qu’il le trouvera dans le village suivant.

Outre Voulet et Bouthel, les tirailleurs n’ont vu que le maréchal des logis Tourot, des spahis, le sergent-major Loury, et ont entendu dire que le capitaine Chanoine était rentré pendant la nuit. Il y avait au convoi quantité de bœufs, de chameaux, d’ânes et de captifs, ainsi que quelques chevaux nus.

Partis le 12 juillet, à quatre heures du matin, ils retrouvaient le colonel sur la route le lendemain entre D et E, vers huit heures.

Le colonel lut la lettre, fit faire halte, la donna à lire au lieutenant et repartit jusqu’au village F que Voulet avait quitté la veille.

Aussitôt arrivé, il fit demander à Mamadou-Kamara s’il n’était pas trop fatigué pour repartir de suite et porter une nouvelle lettre qu’il venait d’écrire. Mamadou-Kamara accepta et repartit aussitôt avec les mêmes tirailleurs, sans même avoir mangé.

Ils rejoignirent Voulet vers cinq heures du soir, le même jour, 13 juillet, au village K. Un petit poste de spahis les arrêta en vue du village.

L’un d’eux prit la lettre et la porta à Voulet, qui fit venir les tirailleurs au village où ils ne trouvèrent que 7 sections de tirailleurs armés et équipés, l’arme au pied : 5 sections d’auxiliaires armés du 74, 2 sections de réguliers armés du 86. Le reste de la mission était parti avec Chanoine par la route plus à l’Est, route directe de I à L, petit village entre K et Damangara.

Voulet fit appeler Mamadou-Kamara, qui amena avec lui Demba-Diara, ne voulant pas être seul. Le docteur Henric était cependant dans le village, mais dans une autre case. Ils ne l’ont pas vu, c’est le spahi Mamadou-Moussa, de Bandiagara, qui l’a dit au tirailleur Demba-Diara.

Voulet était avec l’interprète Mamadou-Coulibaly.

Il demanda combien il y avait de tirailleurs avec le colonel, pourquoi le colonel venait. Mamadou-Kamara ayant répondu qu’il y avait 25 tirailleurs, mais qu’il ne savait pas pourquoi le colonel venait.

— Eh bien ! je vais te le dire, moi, si tu ne le sais pas, il vient ici pour me supplanter et prendre le commandement de la mission. Si c’est à cause de mes galons que le colonel vient m’em…, je n’ai plus besoin de mes galons. Je me f… des galons.

Il arracha ses galons des deux manches, les jeta à terre, puis les ramassa et les coupa en morceaux avec les ciseaux qu’il avait sur sa table. Et continuant :

— J’aimerais mieux mourir que de voir le colonel entrer ici, le colonel a en France un père, une mère, une femme, des enfants. Moi, je n’ai rien, je me f… de crever. D’ailleurs, je m’en f…!

Il fit sortir sa table, fit réunir par une sonnerie de clairons les gradés des sections qui se trouvaient là et leur dit :

« Le colonel Klobb vient ici parce que je vous ai donné beaucoup de captifs et de femmes. Il vient pour vous les enlever et les rendre libres. Vous le connaissez bien de Tombouctou et vous savez comment il agissait. Il faut me dire si vous serez content de cela, moi je ne serai pas content.

« Dites-moi si vous voulez m’obéir à moi, ou si vous aimez mieux obéir au colonel. »

Deux sergents, Diara-Kamara et Demba-Sara répondirent pour tous les autres (ils étaient une dizaine) qu’ils préféraient lui obéir à lui, feraient tout ce qu’il leur dirait, tout ce qu’il leur commanderait, qu’ils seraient plus contents ainsi.

Voulet écrivit alors au colonel, fit appeler les deux autres tirailleurs Zan-Taraoré et Massa-Sidibé, désarma Demba-Diara et Zan-Taraoré, menaça de les faire fusiller tous les quatre, prit un revolver sur sa table, ajusta Mamadou-Kamara.

— Si je te tuais, qui viendrait réclamer ?

— Personne, mon capitaine ; mais si je suis ici, c’est que j’ai été commandé par le colonel.

Enfin, à neuf heures du soir, il les congédia, en leur remettant la lettre dont la copie est ci-jointe, et en leur recommandant bien de dire au colonel que, s’il avançait, il le recevrait à coups de fusil. Quant aux tirailleurs, ceux qui ne seraient pas tués, il les emmènerait avec lui.

Parmi les indigènes présents au village K, furent reconnus :

1o Sergent Demba-Sara par Mamadou-Kamara et Demba-Diara ;

2o Sergent Diara-Kamara par Mamadou-Kamara ;

3o Caporal auxiliaire Semba-Kone par Massa-Sidibé ;

4o Spahi Mamadou-Moussa par Demba-Diara.

Partis à neuf heures du soir, Mamadou-Kamara et les tirailleurs guidés par trois spahis que leur avait donnés Voulet, marchèrent jusqu’au coucher de la lune ; puis les spahis, ayant déclaré qu’ils ne se reconnaissaient plus, tournèrent bride.

Mamadou-Kamara coucha où il était, dans la brousse, et s’aperçut le lendemain matin, au tout petit jour qu’ils étaient égarés.

Obliquant au Nord-Est, ils retrouvèrent la route de la veille en arrière du village H. Les spahis leur avaient fait prendre une route plus à l’Ouest et autre que celle que devait forcément suivre le colonel. Était-ce par ordre ou était-ce une erreur involontaire ?

Aux traces laissées sur la route, ils virent qu’ils avaient doublé le colonel et qu’ils se trouvaient derrière lui.

Ils traversèrent les villages H et I, virent le campement du colonel de la nuit dernière et continuèrent leur route sur K. En sortant de I, ils aperçurent de la poussière au loin, et pensant avec raison que c’était le colonel, Mamadou-Kamara qui avait mal aux pieds, donna la lettre à Massa-Sidibé pour la porter au plus vite au colonel.

Quand ce dernier fut en vue, Massa-Sidibé entendit les premiers coups de feu.

Le colonel était à cheval ; il se dirigea sur lui, mais quand il arriva sur le lieu de la fusillade, il vit les tirailleurs de Voulet s’avancer au pas gymnastique, baïonnette au canon.

Il passa à côté du colonel, le vit couché sur le côté gauche, du sang à la cuisse droite et une balle à la tête.

À côté de lui, son cheval tué, son casque traversé et le tirailleur Mamadi-N’Diaye tué.

Les tirailleurs Klobb fuyaient ; Massa-Sidibé les suivit en tirant, rejoignit le sergent vers dix heures et demie dans la brousse et lui remit la lettre de Voulet.

Quant à Mamadou-Kamara et aux deux autres, ils allongèrent le pas dès qu’ils entendirent les coups de fusil, mais, avant d’arriver, ils virent venir à eux, au pas gymnastique, le caporal Diatigi-Coulibaly, le tirailleur Malali-Dialo, et l’ânier Biga qui leur dirent que le colonel et le lieutenant étaient tués et que tous les tirailleurs se sauvaient.

Il était environ neuf heures.

Ils firent alors demi-tour et se sauvèrent jusqu’au village F, où ils avaient quitté le colonel la veille.

Ce n’est que le 17, à midi, qu’ils retrouvèrent le sergent dans le village A, où il était arrivé le matin avec tous ceux qu’il avait pu rallier.

Le colonel, après avoir envoyé sa deuxième lettre à Voulet, de F, à dix heures du matin, le 13, se mit en marche vers deux heures du matin, le guide lui ayant dit que Voulet était campé au village I.

Il y arriva vers sept heures du soir et ne trouva personne.

Il campa en dehors du village et repartit, le lendemain 14, dans l’ordre suivant :

Avant-garde. — 2 tirailleurs : Nambala-Keïta, Karounga-Diara.

1 guide.

40 mètres environ.

Colonne. — 2 gardes-frontière : Bakary-Taraoré, Igoudou-Tamboura.

Spahi auxiliaire : Mamadi-Coulibaly.

Le colonel.

L’interprète Baba-Quebé.

Le sergent Mamadou-Ouaké.

26 tirailleurs en file.

Le convoi avec le lieutenant.

Arrière-garde. — Caporal Diatigi-Coulibaly.

6 tirailleurs : Fogossé-Dioukebere-Guimé, Dieka-Koné, Mamadou-Taraoré, Moussa-Taraoré, Sadio-Taraoré, Birama-Sankaré.

Karounga-Diara entendit une sonnerie de clairon comme le soleil allait se lever. Le colonel, prévenu, donna l’ordre de hâter le pas. Une demi-heure après, on apercevait le village K.

Après l’avoir traversé, il était sept heures environ, un cavalier indigène rejoignit la colonne, remit une lettre au colonel et repartit.

Le colonel lut la lettre, fit halte, appela Meynier et lui tendit le papier.

— Voyez donc : Voulet dit que, si nous continuons à marcher, il va nous attaquer.

Meynier lut la lettre, demanda à passer en avant du colonel avec les tirailleurs et de riposter en cas d’attaque.

Le colonel refusa.

— Si Voulet veut faire le fou, je ne tiens pas à en faire autant.

Il fit appeler le sergent Mamadou-Ouaké et l’interprète Baba-Quebé et fit défense formelle aux tirailleurs et aux cavaliers de tirer, même en cas d’attaque.

— Si Voulet nous attaque comme il l’écrit, tous ceux qui ne seront pas tués, dit le colonel, devront retourner à Say dire ce qu’ils ont vu ; si tout le monde est tué, il y a encore des Français en France, ils viendront et chercheront à savoir ce qui s’est passé.

Baba-Quebé prévint les gardes-frontière, le sergent prévint les tirailleurs et envoya le caporal Tiemoho-Dialo prévenir ceux de l’arrière-garde.

Puis on se remit en marche.

Le lieutenant resta à côté du colonel qui fit déployer son pavillon par le garde-frontière Bakari-Taraoré.

Le tirailleur Makan-Diara, le premier, aperçut en arrière, à gauche, des tirailleurs dans la brousse. Il prévint le sergent qui les montra au lieutenant.

— Mon colonel, voilà des tirailleurs à notre gauche, dit Meynier.

Le colonel fit un à gauche pour leur faire face, fit dire à Bakari-Taraoré d’élever le pavillon à bout de bras pour qu’on le voie bien, fit serrer l’arrière-garde et de suite essuya deux feux de salve.

Il fit coucher tous ses hommes, restant seul à cheval avec le lieutenant, l’interprète, les gardes-frontière et le spahi.

Il leva les bras en criant

— Cessez le feu ! Cessez le feu ! Tirailleurs de Tombouctou, rassemblement ! Le colonel Klobb ! Cessez le feu ! Cessez le feu !

Puis à Meynier :

— Vous ne voyez pas d’Européen ?

— Si, mon colonel, il y a un sergent.

— Appelez-le.

— Sergent blanc, vous ne reconnaissez pas le colonel Klobb ? Voilà le drapeau ! Tirailleurs, il ne faut pas tirer, c’est le colonel Klobb, de Tombouctou !

Cette méprise de Meynier est très compréhensible : Voulet était en bleu et sans galons.

Voulet s’avança devant sa troupe et répondit :

— Il n’y a pas de sergent Européen. C’est moi, Voulet. Je ne me trompe pas. Je vous connais bien. Voilà le colonel Klobb. Mais je m’en fous. Je vais vous brûler la cervelle.

Le colonel, le lieutenant et les spahis étaient à peine à quatre-vingts mètres de Voulet.

Voulet se retira derrière sa troupe et fit de nouveau ouvrir le feu par salves, en recommandant :

— Visez bien les deux blancs.

On entendait les commandements très distinctement.

Dès les premiers coups de feu, le colonel était blessé à la cuisse droite, Meynier recevait une balle dans le ventre.

Il tira son sabre.

— Non, non, Meynier, remettez votre sabre, lui dit doucement le colonel en se frottant la cuisse où il venait d’être blessé.

Meynier venait à peine d’en abandonner la poignée qu’une balle en pleine poitrine le désarçonnait et l’étendait raide mort[13].

Le sergent Mamadou-Ouaké voyant le lieutenant tué, demanda, en le montrant au colonel, la permission de tirer.

— Non, non, pas de coups de fusil, ne tirez pas, répondit le colonel, immobile sur son cheval, regardant droit devant lui, admirable de calme et de sang-froid.

Presque aussitôt une nouvelle décharge le tuait raide d’une balle à la tête.

Voulet commanda alors :

— Feu à volonté.

Puis, passant en avant du rang, fit mettre la baïonnette et charger.

Des spahis, dissimulés jusque-là, se déployèrent aux deux ailes pour barrer la route et tenter de faire prisonniers tous les survivants.

Parmi les spahis, un nommé Bao-Dia-Kité, ancien brigadier auxiliaire de Say, cassé pour vol, et recruté par Chanoine à son passage, se fit reconnaître en criant aux fuyards, qu’il appelait même par leurs noms, que le capitaine leur faisait dire de venir, qu’on ne leur ferait pas de mal.

Son invitation fut accueillie à coups de fusil et le sergent Mamadou-Ouaké eut même le temps de lui répondre :

— Va dire à ton capitaine que, maintenant qu’il a tué le colonel et le lieutenant, personne ne viendra.

Le spahi auxiliaire Mamadi-Coulibaly, blessé, se sauva devant la charge et alla se cacher derrière un arbre, dans la brousse.

Il vit arriver les tirailleurs au pas de course, avec Voulet à pied, en tête, le vit se pencher sur le colonel, le dépouiller de son étui-revolver, s’en équiper et continuer la poursuite avec ses tirailleurs dans la direction de L. Une sentinelle avait été mise en passant aux bagages Klobb. Mamadi-Coulibaly est resté caché environ une demi-heure, puis il a gagné la brousse et rejoint peu après le sergent Mamadou-Ouaké.

Le lieu du combat a pu être déterminé d’une façon assez précise au moyen des renseignements donnés par le guide dans la matinée.

Cet indigène avait dit en sortant de K que l’on n’était plus qu’à deux heures de Damangara, très gros village où un blanc avait été tué il n’y avait pas très longtemps.

C’est certainement le Sinder de Cazemajou ; mais, en même temps, il expliqua que le pays s’appelait Sinder, comprenait une agglomération de gros villages fortifiés, autour desquels quantité d’autres petits villages ouverts. Il ajouta que, la veille, Chanoine était parti avec toute la mission par le chemin de gauche, laissant Voulet marcher sur K, et que Chanoine devait l’attendre à L, le 14.

Tout fait donc supposer que Voulet a quitté K le 14, de grand matin, quand le colonel entendit le clairon ; qu’il rejoignit Chanoine à L, qui n’est qu’à une heure de marche, et se rabattit vers le Nord-Ouest, en suivant la route Chanoine pour tourner la colonne Klobb et la prendre à revers.

Le colonel, l’ayant aperçu, ne fut pris que de trois quarts.

En quittant le champ de bataille, le sergent Mamadou-Ouaké n’avait avec lui que sept hommes. Il mit deux jours pour réunir la plus grande partie des survivants et battit en retraite sur Dosso.

Il arriva à A, le 17, dans la matinée.

C’est là que, vers midi, vinrent le rejoindre les survivants, Mamadou-Kamara, Zan-Taraoré, Demba-Diara, Malali-Dialo et Diatigi-Coulibaly.

Ce détachement, recueilli le 3 août, à Goron (Bankassan-Koïra), par le lieutenant Cornu, arriva à Dosso le 4 et à Say le 9 août.

Ci-après copie de la deuxième lettre écrite par Voulet au colonel et remise à Mamadou-Kamara, le 13 juillet, à neuf heures du soir, à K.

Cette lettre, écrite au crayon, n’est pas datée.

Le colonel n’en a pas eu connaissance.


Le capitaine Voulet, chargé de mission,
à Monsieur le Colonel Klobb.
Mon Colonel,

Avant même de m’adresser copie des pouvoirs en vertu desquels vous prenez, dites-vous, le commandement de la mission, vous m’envoyez deux notes comminatoires et conçues en termes presque grossiers. Cela m’est une preuve des sentiments peu généreux que vous nourrissez à mon égard. Vous vous êtes certainement rendu compte de l’infamie que vous avez commise à mon égard en venant ainsi, poussé par une ambition effrénée, me voler le fruit de mes efforts. Mais vous avez fait fausse route en supposant que j’accepterais bénévolement une déchéance semblable.

En conséquence, j’ai l’honneur de vous faire connaître :

1o Que je garde le commandement de la mission ;

2o Que je dispose de six cents fusils ;

3o Que je vous traiterai en ennemi, si vous continuez votre marche vers moi ;

4o Que mes hommes ont tous été consultés au sujet de savoir si nous devions accepter la situation que vous voulez nous offrir, et que tous sont décidés à me suivre dans la voie que j’ai indiquée plus haut ;

5o Que je suis résolu, en cette circonstance, à faire le sacrifice de mon existence plutôt que de subir l’humiliation que vous avez ordre de m’imposer ; mais, aussi, que je préfère jouer le tout et surtout ne pas laisser, par un suicide stupide, la place nette à un intrigant de votre espèce.

Vous ferez donc ce que vous voudrez, mais à partir du reçu de cette lettre, sachez qu’un pas en avant vous expose aux éventualités développées plus haut.

Signé : VOULET.

Le spahi auxiliaire Mamadou-Coulibaly et l’ânier blessé, de Say, ont remis chacun au capitaine résident de Say une balle 86 qu’ils ont extraite de leurs blessures.

La première, qui a brisé le fût de la carabine du spahi, avant de le toucher au bras, est légèrement déformée au culot, l’autre, arrivée directement dans la cuisse de l’ânier, est absolument intacte et encore recouverte de sang.

1o Blessés de la colonne rentrés à Say : 8.

6 tirailleurs : Karounga-Diara, 1 blessure ; Nambala-Keïta, 3 blessures ; Aldiouma-Malékou, 1 blessure ; Mou-Keïta, 1 blessure ; Dioula-Sidibé, 1 blessure.

1 spahi auxiliaire : Mamadi-Coulibaly, 1 blessure.

1 ânier, 1 blessure.

2o Blessés grièvement et restés sur le terrain (très probablement morts peu après) : 2

Interprète Baba-Quebé, 1 cuisse cassée.

Garde-frontière Bakary-Taraoré, 2 cuisses cassées.

3o Tués : 6.

4 tirailleurs Mamadi-N’Diaye, Ali-Diavara, Semba-Dumbia, Mamadou-Koné.

1 ânier.

1 conducteur de bœufs porteurs.

4o Disparus :

Le garçon du colonel, Diabé.

Palefrenier du colonel, Bilaly-Coulibaly.

Diabé a été vu se sauvant dans la brousse, mais on n’a pu le retrouver. Quant à Bilaly, personne ne sait où il a pu passer.

Signé : Granderye.
Pour copie conforme :
Le chef de bataillon commandant la région Nord-Est,
Signé : Simonin.

No 337. — Transmis à M. le colonel lieutenant-gouverneur p. i.


Bandiagara, le 28 août 1899.
Le commandant supérieur,
Signé : Septans.

No 682. — Transmis à M. le gouverneur général p. i., de l’Afrique occidentale.

Kayes, le 14 septembre 1899.
Le colonel, lieutenant-gouverneur p. i.
Signé : Vimard.

Transmis à M. le ministre des Colonies.

Le gouverneur p. i., chargé de l’expédition des affaires courantes du gouvernement général,
Signé : Th. Bergès.



  1. Capitaine d’artillerie.
  2. Alors Commandant supérieur de la Colonie.
  3. Ancien domestique noir du lieutenant-colonel Klobb.
  4. Capitaine d’artillerie de marine.
  5. Ancien gouverneur du Soudan.
  6. Colonel Audéoud.
  7. C’est pendant l’intérim du Colonel Audéoud comme lieutenant-gouverneur qu’un détachement de la colonne de Lartigue, commandé par le capitaine Gouraud captura Samory.
  8. — C’est avec ce convoi que le colonel fut attaqué par Voulet le 14 Juillet suivant.
  9. Le Colonel Klobb commandait alors la région du Sahel.
  10. Celui des chefs Imededrens qui vient le plus souvent à Tombouctou.
  11. Rapport laissé à Tombouctou.
  12. Troisième tribu de nom, différente des deux dont il a été parlé.
  13. Le lieutenant Meynier ne fut en réalité que blessé. Actuellement bien guéri et bien portant, il est capitaine d’infanterie coloniale.