Dernier carnet de route au Soudan français - La fin de la mission Klobb/10

CHAPITRE IV




SOMMAIRE
Notification de l’envoi de la Mission Voulet. — Prise de Samory. — Le Cimetière de Tombouctou. — N’Gouna est tué. — Les Courriers : le Temps et la Vie Parisienne. — Arrivée du Capitaine Voulet.



Septembre 1898.

Le Gouvernement expédie la mission Voulet dans l’Afrique centrale. La mission passera naturellement par Tombouctou et Say : le Gouvernement me le notifie. Je fournirai cinquante tirailleurs et vingt spahis. J’escorterai la mission jusqu’à Gao ou Zinder, jusqu’à ce que je rencontre le commandant du Macina, et je m’assurerai la possession du fleuve. Tout ceci me permettra de mener à bien un projet qui m’est cher et pour lequel je travaille depuis longtemps. Je suis fort satisfait.

Je suis rentré à Tombouctou pour recevoir le chef Sakaoui. Je souhaitais vivement cette entrevue ; mes désirs ont été exaucés. Je repars demain pour el Oualedji. Je reviendrai ensuite, pour, vers Novembre, aller dans l’Est.


Tombouctou, 23 Octobre 1898.

Passé la revue des casernements avec les hommes dedans. Dans chaque chambre, trouvé ou une panoplie de lances et d’épées, ou une étagère avec des photographies, ou toute autre petite chose révélant chez son propriétaire un certain goût pour l’ameublement. Mentalement, j’ai fait un retour sur moi-même et constaté que ce sens du meuble me manquait totalement. Je me suis fait construire une belle case, spacieuse, bien aérée, très ouverte, mais les murs en sont absolument nus. J’ai, comme mobilier, une plate-forme, en petits bois jointifs, garnie d’une natte qui constitue mon lit ; deux chaises, et quatre tabourets en bois recouverts de peaux de mouton. Mes armes sont dans un coin. Ma galerie possède un second lit et des récipients dans lesquels on m’apporte de l’eau deux fois par jour. Habitent encore ma case, d’innombrables moineaux, à ventre rouge, qui font leurs nids dans les bois du plafond, des souris et des scorpions. Le chacal qui se promène en liberté dans le fort, et qui, la nuit, saute parfois sur mon lit pour y jouir des douceurs de la couverture, s’y rencontre aussi de temps en temps.

L’état sanitaire, pour bêtes et gens, est mauvais. Nous avons beaucoup de fiévreux et quelques dyssenteries. Deux de mes chevaux sont morts. Mes chameaux sont au vert dans la brousse. La campagne, qui était si jolie en Août, redevient grise ou plutôt jaune. Dans trois mois, la paille aura disparu et le sable seul restera. Les champs de pastèques, qui entourent la ville en hivernage, vont bientôt finir aussi. Depuis des mois, notre jardin ne produit plus rien du tout ; je mange des herbes à peu près quelconques en guise de salade. Heureusement qu’il y a riz et piment ; avec cela on va loin.


Tombouctou, 28 Octobre 1898.

Le colonel Audéoud a une heureuse étoile, Voilà Samory pris[1]. La convention anglo-française, et l’occupation de Kong, l’avaient rejeté dans l’Ouest, dans un pays de forêts sans débouchés, où il ne pouvait se mouvoir, et où les populations de sauvages anthropophages le traquaient. Il a fini par tomber entre nos mains. Toute, la boucle du Niger est maintenant définitivement conquise et occupée ; il reste à garnir le sommet du fleuve, de Tombouctou à Say ; c’est ce qui va être fait cet hiver.

Nous avons eu ce matin un petit service à l’église pour M… que l’on remporte en France. Pourquoi donc les familles tiennent-elles tant à ravoir les corps des leurs ? Ils sont bien, leurs morts, dans cette terre du Soudan, pour laquelle ils sont venus perdre la vie. Pourquoi ne pas les y laisser dormir ? Il me semble, à moi, que là est leur place. Là-dessus, cependant, chacun a un sentiment sur lequel on ne peut discuter.


Tombouctou, 1er Novembre 1898.

Voulet m’arrive demain. Je suis anxieux. Il me paraît s’élancer sans trop savoir ce qu’il fait. Une conversation avec lui me fera connaître si c’est cela, ou si c’est le contraire. Je l’attends donc impatiemment. Je crois que je me mettrai en route vers le 15, et je crois non moins que c’est trop tôt, et que Voulet ne pourra pas passer avec ses bateaux. Cette mission va me permettre de réaliser mes projets et de prendre possession de la partie du Niger que nous n’avions pas encore ; je suis donc enchanté qu’elle ait lieu, mais j’ai peur qu’elle n’ait pas d’autre utilité.

En attendant mon proche départ, je m’occupe beaucoup de l’embellissement et de l’assainissement de Tombouctou, qui en a besoin. Le commerce marche très bien. Il n’y a pas eu de longtemps de meilleure année que celle-ci. Les noirs me bénissent, je doute que chez les Touaregs il en soit de même. Je fais démolir les maisons qui enserrent le fort Nord, pour lui donner de l’air et pour faire une belle place, je fais faire une chasse acharnée aux ânes crevés, aux immondices de toutes sortes que l’on jette dans la ville, et je m’évertue à obtenir un peu de propreté.

Hier soir, fête de la Toussaint. Les Pères Blancs ont fait, au cimetière, une petite cérémonie, à laquelle nous avons tous assisté. Que de tombes, déjà, dans notre pauvre cimetière de Tombouctou, où cependant ne sont plus les quatorze de la colonne Bonnier !


Tombouctou, Novembre 1898.

Me voici débarrassé de N’Gouna. Ce bonhomme nous tenait en échec depuis 1894. Ma dernière colonne l’avait beaucoup réduit. En Septembre, il m’avait berné avec des propositions de paix, m’avait envoyé son fils pour traiter, et, tout en ce faisant, me trompait en venant chercher des grains dans son ancien pays, chez ses anciens sujets qui n’osaient rien lui refuser. Cette fois-ci, son stratagème n’a pas réussi. J’ai leurré les envoyés et ai fait partir une petite troupe pour Emellah, à quatre-vingts kilomètres, sans autre eau que celle portée par les chameaux. Après deux marches de nuit, il a été atteint et invité à suivre le lieutenant et à venir à Tombouctou. En fait de réponse, il s’est sauvé au grand galop de son beau cheval blanc. Il a fallu tirer. Un feu à répétition l’a tué. Cette fin me délivre d’une grosse préoccupation en mon absence. N’Gouna était un colosse, craint de tout le monde et obéi au doigt et à l’œil par les Kel Antsars.

Du coup, la différence d’attitude des tribus, entre Janvier et aujourd’hui, est devenue notoire. Tous ces enfants du désert se sont mis à filer doux. Deux petites tribus que j’avais dû traiter sévèrement, mais dont j’avais ménagé les femmes, sont devenues presque des amies. Les Touaregs ont du bon. Ils sont francs, et point trop enfoncés par l’Islamisme dans la haine du Français. Je les préfère aux Arabes. Qu’ils nous aiment ? ce serait franchement trop leur demander. Nous leur prenons tout sans leur donner de compensation. Moi-même, je sévis quand il le faut. Ils en trouveront quand même de plus durs que moi, et me regretteront peut-être quand je serai parti.

Les courriers abondent : deux en trois semaines. Cela nous promet une fameuse disette pour plus tard. N’importe, prenons le bien quand il nous vient. Je n’ai reçu que la moitié de mes journaux, l’autre a été subtilisée en route. Cela arrive souvent, quand le paquet contient des Vie Parisienne. En revanche, je n’ai jamais entendu les abonnés du Temps se plaindre de ne pas recevoir régulièrement leur grave journal.




  1. C’est pendant l’intérim du Colonel Audéoud comme lieutenant-gouverneur qu’un détachement de la colonne de Lartigue, commandé par le capitaine Gouraud captura Samory.