Dernier carnet de route au Soudan français - La fin de la mission Klobb/06

CHAPITRE II




SOMMAIRE
Départ de Kayes. — La Vengeance d’un Noir. — Philosophie du Courrier. — Mœurs des Lions. — Réminiscences de la Campagne de 1891. — Arrivée à Nioro ; la ville, le paysage, les habitants. — Les Ouled-Nacers. — En Tournée de postes. — Boulouli. — Dioko. — Les Indigènes et le Mahométisme. — Les journaux de France. — À propos d’Arton et des 104. — Au Village de Kassakaré. — Goumbou. — Description de la ville. — À Sokolo. — Histoire d’un pauvre Captif. — Le puits Bergelot. — Jonction avec le Commandant Goldschoen. — L’officier de Néré. — Longévité des Noirs. — le 14 Juillet à Sokolo. — Départ précipité pour Tombouctou. — Mort héroïque des capitaines de Chevigné et de la Tour. — Tombouctou la mystérieuse. — Le corps d’occupation d’Algérie, celui du Soudan. — Mort du capitaine Hugot. — Bamba. — Les deux Colonnes en marche. — Retour à Sokolo.



9 Avril 1897, en route vers Nioro.

Le 30 mars, le colonel de Trentinian rentré à Kayes, retour de sa petite colonne, m’a donné, en même temps qu’un peu d’eau bénite, le commandement du cercle de Norio. Je me suis immédiatement préparé au départ, et, ce matin à la pointe du jour, c’est-à-dire à quatre heures et demie, j’ai quitté mon lit de paille recouvert d’une natte ; j’ai enfourché mon cheval gris, piqué des deux, et fait ma première étape sur ma région. Ma suite n’était pas celle d’un grand chef : un palefrenier et un porteur. Rien de plus. J’ai bien un convoi de voitures pour mes bagages, mais je le fais partir le soir et marcher toute la nuit, préférant pour mon compte, et parce que je vais plus vite, voyager de jour.

À neuf heures, arrivée à Kanamakounou. — Petit village. — Marigot dans lequel il n’y a que des flaques d’eau pourrie. Mon campement est prêt. Diabé m’a préparé mon morceau de chèvre, que je ne peux pas manger, mon riz, ma salade de patates, mon café dont je déjeune. Puis, je me repose et j’écris.

Un événement tragique a marqué, avant-hier soir, notre passage au camp de Médine. J’étais en train de boire mon thé en regardant le petit croissant de la lune et les étoiles. Un peu plus loin, mes trois sous-officiers et le canonnier qui composent seuls l’état-major du convoi, étaient attablés, quand retentit un coup de fusil, puis un autre. La sentinelle crie aux armes, chacun se précipite sur son mousqueton ou son revolver. Le canonnier accourt et m’annonce que le maréchal-des-logis est mort. C’était le premier coup de fusil. Tout invraisemblable que cela fût à Médine, ce ne pouvait être qu’une attaque de Maures. Tout à côté de nous, près du Sénégal, il y en avait des bandes. On se jette sur eux. On frappe à tort et à travers. J’ai grand’peine à obtenir qu’on ne tue pas un malheureux, contre lequel il n’y avait d’autre preuve que sa présence. Enfin, j’arrive à calmer blancs et noirs, et à démêler la triste vérité. À l’endroit d’où était parti le second coup de feu, à quelques mètres de ma table, on trouve le cadavre d’un noir, soldat à la compagnie de conducteurs. Renvoyé à Kayes dans la journée, pour s’être endormi en faction la veille au soir, cet homme était revenu à la nuit et, se dissimulant derrière la case en paille du maréchal-des-logis, il lui avait tiré presque à bout portant, la balle qui venait de le tuer raide, il s’était ensuite sauvé à quelques mètres, et s’était tiré à lui-même, le second coup de feu qui l’avait envoyé au Paradis de Mahomet. Cette affaire-là est fâcheuse à tous les points de vue. Mes trois blancs me restent fort impressionnés. La vie déprimante de la colonie et, par surcroît, la mort de leur chef, c’en est trop pour leur jeunesse.

Un courrier est arrivé. Le second depuis mon départ de France. Mes lettres, que je lis et relis, sont pour moi d’un confort immense. Je n’en ai pas d’autre dans la solitude morale où je suis plongé. Ces bons petits papiers m’enlèvent à mon isolement pour me transporter un instant dans un monde plus affectueux, plus vivant, plus agréable. Car, plus encore que les autres années, je pense à la France, et à ceux que j’y aime, sans défaillance cependant et sans cesser d’être prêt pour les heures d’émotion.

La Crête n’a pas cessé de m’intéresser. Si l’opinion publique en France et en Angleterre n’est pas plus forte que le Gouvernement, et si les diplomates peuvent agir sans être gênés par elle, on peut encore voir une solution possible de la question. Si non, la bouteille à l’encre se cassera, et, ma foi, il y aura bien quelques années de troubles et de guerres plus ou moins sérieuses à la suite. Puissé-je ce jour-là être au poste de combat !

À la grâce de Dieu. Ne scrutons pas l’avenir. Attendons en faisant notre devoir. Le devoir, pour l’instant, est de supporter l’extrême chaleur, quarante degrés, et le soleil éclatant qui ne font défaut ni l’un ni l’autre.


Segalla, Dimanche 11 Avril 1897.

Jour de repos. Fortuitement, il est vrai.

Les moustiques m’ayant chassé de mon campement de Doro, où j’avais l’intention de coucher, j’ai fait mon étape cette nuit. De la journée je n’en avais eu un seul, quand le soir, vers sept heures, des myriades de ces affreuses bêtes, grosses comme des mouches se sont abattues sur nous. J’ai filé avec mon cheval et mes deux noirs, qui, sur la route, se sont trouvés rien moins que fiers. Deux lions nous accompagnaient de leurs rugissements. Nous ne courions cependant aucun risque, car, il paraît, que lorsque les lions, qui tiennent le mariage très en honneur, sont par couples, ils n’attaquent pas l’homme, un lion seul, au contraire, est, dit-on dangereux. La chose m’a été racontée à Kayes, par le sous-lieutenant Yoro Boubakar. Yoro Boubakar est là-dessus plein d’une expérience acquise à ses dépens, car il possède dans un village voisin de Kayes, un troupeau qui reçoit fréquemment la visite des lions.


Youri, 20 Avril 1897.

…… Souvenirs du combat du 3 janvier 1891. — Mon cheval blanc reçut une balle sur le pied au moment où je donnais des ordres à une compagnie qui était vigoureusement assaillie. Dans la nuit du 3 au 4, les Toucouleurs nous avaient vivement attaqués ; il y avait eu du désordre. Je suis allé voir le théâtre des exploits du colonel Archinard. Mon impression se fortifie encore : le colonel a magistralement opéré. Avec beaucoup d’autres que lui, cette campagne de Nioro eût pu être un désastre.

J’ai passé le Vendredi-Saint au poste de Yélimané où le capitaine Périer et moi, avons pu faire maigre. Yélimané est l’ancien quartier des spahis, remplacés maintenant par des garde-frontières. À Yélimané, j’ai quitté le convoi pour prendre une autre route, celle des montagnes. Je marche seul avec un spahis. Un chef Bambara me suit fidèlement, un Toucouleur important voulait en faire autant. Les chefs de villages me soignent, j’ai eu hier et avant-hier des tam-tams superbes ; — ces honneurs-là me coûtent fort cher.


Nioro, 4 Mai 1897.

À destination depuis quinze jours, et fort occupée, cette vie de Nioro dont j’ai pris le commandement le 25 avril y étant arrivé le 21.

Je passe quelques heures de la journée dans mon bureau, tout le reste du temps je circule à pied ou à cheval. Il y a de quoi travailler et s’intéresser largement ici. Tous les gens, Maures, Sarracolets, Toucouleurs et Peuls sont loin d’être inintelligents. Il y a même quelques jolis visages de Mauresques ou de Peuls, de peau très claire et de physionomie européenne, je suis loin des Cannibales du Congo, j’ai reçu ce matin un superbe chef Maure, bien habillé, bien coiffé d’un magnifique turban blanc ; il arrivait de Oualata, des confins du désert, et venait me saluer avant même d’avoir bu.

Le paysage est une vieille connaissance : immense plaine, avec à l’horizon quelques petites montagnes isolées à formes géométriques. Cette plaine est comme un vaste champ de manœuvre, où l’on peut galoper tant qu’on veut. Le terrain est excellent, à se croire sur celui de Fontainebleau avec, à ce terrain et à cette galopade, le revers de la température ; nous oscillons entre 40, 41, 42 et 43 degrés. Il est impossible de dormir la nuit autre part que dehors et à peine couvert. Les petites tornades sèches et l’insupportable chaleur lourde font leur apparition. Malgré tout, je me mettrai en route le 15 pour visiter les postes que j’ai sur ma frontière Nord. Je me dirigerai ensuite vers l’Est de ma région à Goumbou et à Sokolo ; sur la limite, je rencontrerai le commandant Goldschœn, qui commande à Tombouctou, afin de régler avec lui une question de frontière commune et diverses affaires avec les Maures. Fichue saison pour faire ce voyage. Mon absence sera cependant de deux ou trois mois.


Nioro, 15 Mai 1897.

Les courriers, toujours les courriers, qui représentent, dans notre exil, une bonne somme de travail et de la vie ; on les expédie, on les attend, on les reçoit, on y pense. Hier, j’en ai fait partir un pour Goumbou et Sokolo, les deux cercles qui forment la région du Sahel avec celui de Nioro, et aujourd’hui, j’en envoie un autre, et des plus volumineux, au Gouverneur. Il y a sept ou huit jours que le télégraphe est coupé. Nous avons su cependant l’épouvantable catastrophe du Bazar de la Charité. J’ai tremblé pendant vingt-quatre heures. Je ne me suis rassuré qu’en voyant que je ne recevais rien, à ce moment, le télégraphe fonctionnait encore et les câbles m’arrivaient aussitôt. Je suis anxieux d’avoir la liste ; je crains toujours d’apprendre la mort d’un ami ou d’une amie. Malheureusement, je pars pour Sokolo et n’aurai mes lettres que beaucoup plus tard.

Il me semble qu’il y a des siècles que j’ai quitté la France. La politique du Sahel ne suffit pas à me faire palpiter. Je trouve cela bien ordinaire. J’avais plus d’émotions en un seul jour de la campagne 90-91, que je n’en ai eu depuis que je suis ici. J’ai cependant eu la visite d’un shérif intéressant que je mettrai sur la voie des propositions assez sérieuses. Il y a aussi les Ouled-Nacers qui pillent tant qu’ils peuvent, mais dans le désert, en dehors de ce que nous habitons. Grodet[1] a cru très chic de signer un traité avec ces oiseaux de proie. C’est curieux ce qu’il y a des gens qui veulent « signer un traité ». Signer quelque chose avec les Ouled-Nacers équivaut à traiter avec Cartouche ou Mandrin. On n’appose pas sa signature à côté de celle de ces brigands-là.

La chaleur est effrayante. Le soir, on s’étend en mauresque, tout ouvert, sur un lit dur comme du bois et cinq minutes après, on n’est plus qu’une fontaine. Mes prochaines étapes seront cruelles.


Boulouli, 17 Mai 1897.

En route pour la tournée de postes projetée. Station à Boulouli. Programme habituel : visite du poste de spahis, revue des hommes à pied et à cheval, manœuvre, palabre, etc. J’habite une bonne case en paille. Hier, en revanche, pour en obtenir une, il m’a presque fallu sévir dans le village où j’étais. À l’annonce de mon arrivée, et sans tambour ni trompette, le chef du village était monté à cheval et s’était sauvé. Je crains que quelque sottise, du domestique noir du lieutenant, ne soit cause de cette fuite. Néanmoins, d’une manière générale, les Diawaras, la peuplade dont il s’agit ici, sont des gens difficiles ; ils sont très Musulmans, assez pillards, très bons cavaliers et éleveurs de chevaux.

Jamais nous n’avons eu à nous louer de leur attachement : l’année même de la prise de Nioro, le colonel Archinard avait dû envoyer une petite colonne chez eux pour les mettre à la raison.

Je suis enchanté de circuler, bien qu’à cause de l’excessive chaleur ce soit positivement fatigant. Mais quel drôle de pays ! Je me demande comment le gibier qui s’y promène peut y vivre en cette saison ; en dehors des pluies, il n’y a pas une goutte d’eau. De rivières, il n’en existe pas, et toutes les mares qui se forment en hivernage sont à sec. Or, en réalité, ces mares n’en sont même pas. Là, où une dépression de terrain forme cuvette, de l’eau s’accumule pendant les pluies. Immédiatement, quelques arbres poussent dans les abords ; vienne la saison sèche, l’eau disparaît, les arbres restent, et c’est à eux que l’on reconnaît l’emplacement de ce qui fut la mare.

Les Indigènes annoncent les pluies pour la fin de la lune, dans une quinzaine de jours. Ces pluies commencées, je ferai rentrer à Nioro tous les postes du Nord. À cause de leurs chameaux, qui ne supportent pas l’humidité, les Maures remonteront et ne seront plus à craindre.

Les grandes fêtes de la Tabaski avaient eu lieu avant mon départ de ma capitale, avec cérémonie à la Mosquée, courses de chevaux, tams-tams monstres. Rien pour moi n’était neuf. Seules, les courses m’ont amusé. Il y avait entre autres, une grande jument blanche réellement fort belle. Dans le village de Domboué, il y en a une pareille que je verrai demain. Personnellement et pour le moment, je suis médiocrement monté. Mais je change, et je changerai jusqu’à ce que j’aie trouvé tout à fait bien. Il faut se faire une philosophie.


Dioko, Dimanche 23 Mai.

Triste gîte, que ce pauvre Dioko ; misérable petit village où il n’y a pas une case propre, où l’eau est salée, noire, presque comme de l’encre, et où les habitants sont pauvres comme Job. Hier, au contraire, je m’étais arrêté dans un gros village, plein de captifs, où l’on m’a donné un superbe tam-tam ; les griots ont chanté mes louanges, ce qui m’a coûté quelques pièces de cent sous ; les chefs m’ont fait mille protestations ; les griotes ont dansé et les Mauresques m’ont beaucoup regardé, ainsi que M. Marthe, blanc, aussi. M. Marthe est un ancien caporal qui a déserté chez les Maures, qui y est resté huit ans et qui est actuellement mon interprète, pour le Maure. Toutefois, et malgré ces manifestations, je ne me leurre pas ; chez les Sarracolets, indigènes de cette région, rien n’est sincère, ils nous craignent et ne nous aiment pas, je ne sais pourquoi, tout au contraire, leurs compatriotes qui habitent les bords du Sénégal nous paraissent attachés. Je suppose que leurs marabouts qui, eux, surtout nous détestent, au nom de leur sainte religion, ne sont pas étrangers à la chose. À Bassaka, gros village où j’étais avant-hier, il y a une école, où le soir, vers l’heure de la prière, le sabbat est infernal. Ces bons nègres ne sont pas très ferrés sur la religion de Mahomet ; ils sont d’ailleurs parfaitement incapables de l’entendre. Certains disent des chapelets qui durent plusieurs heures en répétant simplement un Alhali qui veut dire « Dieu » ou « Au nom de Dieu ». Mais combien cette religion leur convient ! À cette époque de l’année, les gens, sauf les commerçants, qui, eux, voyagent beaucoup, n’ont absolument rien à faire du matin au soir. L’obligation d’utiliser une partie de leur journée à rester assis et à prier, se trouve donc être pour eux, et du même coup, un emploi du temps et une véritable distraction.

Le télégraphe est toujours coupé ; ou n’a pas de nouvelles de Kayes. Je n’ai reçu qu’une lettre de Tombouctou, par un courrier à cheval. Goldschœn m’annonce que son attention est absorbée par les événements qui se passent dans l’Est de sa région, et qu’il ne peut pas se déplacer en ce moment, quoi qu’il en ait reçu l’avis du colonel. Il a de la chance, celui-là, d’avoir son attention absorbée ! Je ne suis pas comme lui. Je me moque des Maures qui me racontent les grandes guerres qu’ils se font dans le désert. Je me contente de leur annoncer que je ne m’en mêlerai pas, qu’ils peuvent se tuer à loisir, mais que, s’il y a un seul vol sur mon territoire, je sévirai. Ils ne volent du reste rien du tout en ce moment ; cependant, ils fraudent la douane ; j’ai pincé plusieurs caravanes plus ou moins en défaut.

Fameuse récréation que les journaux de France, dans des villages comme celui-ci, où il n’y a rien à faire, rien à voir, rien à écouter. Je lis les articles historiques des Débats, et les articles moins graves du Journal. Je lis même Arton et la Crète, bien que les colonnes des journaux en soient un peu pleines pour ce qu’on y apprend. Tous ces hommes politiques sont-ils aussi coupables qu’on le dit ? Je n’en suis pas bien convaincu. Faire de bonnes campagnes au Soudan, au lieu de tant fréquenter le boulevard, voilà qui leur serait salutaire. Leurs idées s’éclairciraient, ils auraient moins besoin d’argent, et ils deviendraient immédiatement les plus honnêtes particuliers du monde, en admettant qu’ils ne le soient déjà.


Kassakaré, 26 Mai 1897.

Kassakaré est le siège d’une perception dans laquelle j’ai compté moi-même, hier, mille et quelques barres de sel, quatre-vingt-douze moutons, deux tonnes de mil, cinq cent quarante pièces de guinée, des kilos de sel en vrac, deux cent soixante-douze francs en argent. J’ai examiné les livres, et arrêté tous les comptes, il ne me reste plus qu’à signer l’inventaire. Le percepteur est un noir de la côte qui parle et écrit le français. Je n’ai eu aucun reproche à lui faire. Il est cependant possible qu’il filoute abominablement sans que je m’en aperçoive. Dans le doute, je l’ai félicité de la bonne tenue de sa comptabilité et de son magasin.

À Kassakaré, on peut se croire au bord de la mer, sur une belle plage de sable. Le vent et le sable y sont ; la mer manque, mais, il est toujours possible de se figurer qu’on lui tourne le dos. L’eau est excellente ; c’est la première bonne que je bois depuis longtemps ; celle de Nioro ne vaut rien, et celle que j’ai trouvée en route était ou sale ou salée.

Je cherche à obtenir des Maures des renseignements sur une route que je voulais prendre et qui, décidément, est sans une goutte d’eau sur quatre-vingts kilomètres. Je repars ce soir et marcherai toute cette nuit. Je connais mal les quarante-quatre kilomètres qui me séparent de mon séjour d’aujourd’hui à celui de demain. Le sable dans lequel je serai est extrêmement fatigant pour les hommes et pour les chevaux. Que ne puis-je arriver à me passer de bagages, et, par conséquent, d’hommes à pied ! Mais le moyen de vivre quinze ou vingt jours sans linge, sans savon, sans table, sans chaise, sans lit ? ce serait trop dur. Alors, je fais comme tout le monde, je traîne un convoi réduit au minimum, et c’est quand même trop.


Goumbou, 5 Juin 1897.

Il n’est pas de région où la pénurie de courriers se fasse plus sentir que dans la région du Sahel. Pour bénéficier des courriers, la veine, d’ailleurs, est de se trouver sur la route du Niger. Or, Nioro n’y est pas, Goumbou et Sokolo encore moins, il en résulte que de France, et même du reste de la colonie, nous ne savons qu’environ zéro. Pendant l’hivernage, dont nous approchons, ce sera encore pis. Le télégraphe qui, par parenthèses, ne fonctionne déjà plus entre Kayes et Nioro sera coupé partout. Actuellement, j’ai appris que le colonel de Trentinian était parti pour la France le 21 mai, mais je ne sais ni qui le remplace, ni, par conséquent, qui me commande. Par contre, si je suis privé des nouvelles de France, les nouvelles du désert m’arrivent de première main. Je sais que les Maures suivent tous mes mouvements et qu’ils s’intéressent vivement à mon voyage. D’autres encore s’y intéressent. Lorsque je suis arrivé à Goumbou, j’avais commandé une revue, les troupes m’attendaient ; je les ai fait manœuvrer, puis j’ai fait charger les spahis. Pendant ce temps, les Sarracolets du village n’étaient paraît-il, rien moins que rassurés. Je suis honorablement connu à Goumbou ; en 1893, après la révolte de ces braves gens, le colonel Archinard est venu ici, et c’est moi qui ai ramassé l’amende qui leur avait été infligée. Ils ne m’en veulent d’ailleurs pas le moins du monde ; le chef du village me rappelle tout cela avec force détails et en riant à cœur que veux-tu.

Représentez-vous une plaine à perte de vue ; une terre moitié terre, moitié sable, pas un arbre à l’horizon ; pas un d’aucun côté, rien qu’une courte broussaille. Dans le milieu, deux gros villages séparés par une légère dépression de terrain ; cette dépression sera un lac dans deux mois et restera lac pendant six à sept mois. Une dizaines d’arbres ont poussé sur les bords et y vivent. À cinq cents mètres du village un grand carré entouré d’épines : c’est le poste, divisé en trois compartiments : celui des tirailleurs avec autant de cases que d’hommes, les femmes par-dessus le marché ; celui des spahis avec les cases, les hommes, les femmes et les chevaux ; enfin, le quartier des Européens avec chacun une grande case couverte en paille. Il n’y a ici, pour bâtir, ni pierre, ni chaux, ni bon bois ; on construit avec de la terre et quelque mauvais bois pour soutenir les toitures en paille. Voilà Goumbou, mais tel qu’il est, ce pays me plaît. Un beau, peloton de spahis magnifiquement habillé, bien monté, bien commandé par le lieutenant de Barazzia, fait ma joie. À Nioro, j’ai le lieutenant de Cabarrus ; à Yélimané, le capitaine Périer. Cette cavalerie, que je fais manœuvrer avec bonheur, est le plus grand agrément de mon commandement.

Je viens de passer une semaine à Goumbou, je repars après-demain pour Sokolo, les affaires ne marchent pas bien de ce côté. La prise de Bacikounou a brouillé les cartes avec une tribu maure qui s’appelle les Allouchs. Les Allouchs sont alliés aux Touaregs ; j’ai reçu de leur chef une lettre qui ne respire rien moins que la paix.


Sokolo, 18 Juin 1897.

Arrivé le 15 à Sokolo, absolument vanné. Parti la veille à quatre heures du soir, l’étape a été cruelle : soixante kilomètres sans eau, dans un vrai désert, orage épouvantable, éclairs, tonnerre, obscurité, averse qui n’a fait de mon dolman blanc qu’une bouchée. Dès le 16, cependant, je me suis mis au travail, j’ai passé la revue des troupes, fait manœuvrer cavalerie et infanterie, fait un petit simulacre d’assaut sur le village des tirailleurs, inspecté les bâtiments, les cases, les magasins, reçu les chefs des Maures, des Bambaras et d’autres, puis j’ai écoulé la masse des papiers provenant de mes trois cercles, répondu aux lettres, aux télégrammes etc…

Je me suis arrêté au village de Guiri. Un soir, assis seul à ma table sur une petite place, j’étais non loin d’un puits de quarante mètres de profondeur, d’où deux ou trois captives tiraient de l’eau avec des calebasses attachées à de longues cordes. Entouré de nègres, le chef du village était également assis sur la place. Tout d’un coup, j’entends un grand cri, jeté par l’une des femmes occupées à tirer l’eau, puis plus rien. Personne ne bouge. Les conversations s’animent seulement un peu. Or, voici ce qui venait de se passer : l’une des captives s’était jetée volontairement dans le puits ; si les voix s’étaient élevées, c’était uniquement parce que les bons propriétaires se racontaient que la captive était une « Senoufo » et que « Senoufo étaient mauvais captifs ». Quant à lui porter secours, l’idée ne leur en était même pas venue.

Je les ai un peu secoués, tous ces braves noirs ; j’étais indigné, mais sans trop le laisser paraître ; ils n’y auraient rien compris. J’ai mis tout le village en branle pour trouver des cordes, puis j’ai promis une demi-pièce de guinée à un Maure, qui, solidement attaché, est descendu dans le puits et a ramené le cadavre. Mais j’ai appris depuis que le pauvre corps avait été attaché à une corde, puis traîné hors du village où le soleil et les corbeaux le feront disparaître. Ce sera la sépulture de la misérable captive, qui préféra se jeter dans le puits, plutôt que de continuer sa triste vie de bête de somme.

Je pars demain. J’ai en perspective une nouvelle étape de soixante kilomètres sans eau. La pluie en a mis un peu dans une mare ; mes chevaux, mes hommes et moi pourrons nous désaltérer. Ce ne sera pas de l’eau de roche ! Mais autre chose que de l’eau terreuse, nous n’en buvons pas plus d’un jour sur cinq.


Puits Bergelot, 19 Juin 1897.

Nous campons dans la brousse, à un point dénommé le Puits Bergelot. Ce Bergelot est un capitaine qui vient de rentrer en France avec de fameux droits à notre reconnaissance. Pendant son commandement de Sokolo, il a fait creuser un puits de soixante-dix mètres de profondeur, grâce auquel on peut couper en deux une étape qu’il fallait auparavant faire en une fois. Il y a bien quelques ombres au tableau, telles que eau sentant le poisson pourri, obligation de transporter avec soi une corde de quatre-vingts mètres pour attacher la calebasse, longueur de l’opération, l’aller et le retour demandant naturellement plusieurs minutes, et quand on retire la calebasse, la moitié de l’eau étant restée en route, etc… Mais, qu’est-ce que cela en comparaison de ne pas avoir d’eau du tout ?

Sous le nom d’escorte, je trimballe avec moi des porteurs, des spahis, des chevaux, des tirailleurs : c’est en réalité pour faire la police des caravanes et faire courir après les Maures, s’il y a lieu, beaucoup plus que pour me protéger. Les Maures n’oseraient jamais venir m’attaquer de jour ; lors même que je serais seul, ils se garderaient bien de m’assassiner ; je suis donc aussi tranquille qu’à Paris, et je cours infiniment moins de risques de perdre la vie que dans l’une des rues de la plus belle ville du monde.

J’arrive demain au village important de Nampala — huit cents habitants — j’y ai un poste de cavalerie. Ce village a été pillé par les Maures Allouchs au mois de février dernier. Ils y ont volé cinquante-sept personnes ; je les leur réclame avant de leur accorder la paix. Comme ils en ont vendu la plupart, et qu’en outre ils manquent de bonne volonté, ils n’en ont encore rendu qu’une partie ; de là, une source d’histoires possibles sur cette frontière.


Néré, 22 Juin 1897.

La jonction que Goldschoen et moi devions opérer est désormais un fait accompli. Goldschoen, suivi d’une imposante escorte de cavalerie et d’infanterie, est arrivé à midi, fatigué par une étape de cinquante kilomètres. Moi, avec une modeste petite troupe, commandant à moins d’hommes que lui, le lendemain seulement, mais frais et dispos. Je fais des kilomètres avec bonheur. Et pour cela, je me trouve dans le plus beau pays que l’on puisse rêver ; sauf dans les alentours des arbres à épines qui vous caressent désagréablement la figure, on peut à son aise courir et galoper partout. Malheureusement, j’ai toujours mes pauvres gens à pied. Je ne serai heureux que quand j’aurai pu installer les transports à chameaux pour les remplacer, ce que je ne puis faire en ce moment où il commence à tomber de l’eau ; sans le bon air sec, sans le sable, sans le délicieux petit chardon hérissé de piquants, qui pousse là où les salades ne se plaisent plus, le chameau n’existe pas.

Néré est le poste le plus au nord de ma région. J’y ai trouvé l’officier qui le commande à moitié mort, empoisonné, je pense, par du sublimé qu’il a pris en guise d’antipyrine. Je l’ai fait emporter en civière à Sokolo où je n’ai d’ailleurs pas plus de médecin qu’à Néré. Je n’en ai que deux sur mes huit cents kilomètres. C’est donc celui de Goumbou que je ferai appeler, auquel, aux grandes allures, il faudra huit jours pour arriver. Si mon pauvre capitaine doit se sauver, il se sauvera, mais ce sera bien tout seul.

La pluie est tombée une fois ici. Cette première averse nous a valu, dans notre eau, une invasion de petits poissons, presque aussi gros et longs comme une moitié d’allumette, avec un dos rouge et des yeux et une tête énormes. Si ça vaut mieux que des sangsues, trouver ces bestioles dans son verre n’a pourtant rien d’agréable.


Néré, 24 Juin 1897.

Je commence de nouveau à me plaire au Soudan et à prendre à mon service un très vif intérêt. Ce commandement du Sahel que m’a confié le colonel de Trentinian, est un beau commandement. Mon nouveau chef, le colonel Lamary, ne m’envoie que des lettres élogieuses, je n’ai qu’à me féliciter. Aussi, je ne suis pas pressé de retourner dans ces fours à potins, et à intrigues que sont nos bureaux de ministères. La vie de Paris est évidemment plus amusante que celle du cercle de Nioro ; mais ici, je me sens une action directe sur les affaires ; là-bas, je ne puis avoir qu’un droit de conseil ; au Soudan, je me vois plus utile ; cela me soutient pendant les mauvaises heures.

En ce moment, la pluie tombe à seaux sans que j’en reçoive une seule goutte dans ma paillotte qui est excellente et magnifique. Mes conserves et moi sommes convenablement abrités. Car j’ai des conserves, ayant acheté, à l’intention de mes jeunes lieutenants, champagne, confitures, boîtes de toutes sortes. Pour moi, je me passe merveilleusement et de mieux en mieux de tous ces extras. Et ce n’est pas à fréquenter les barbiches blanches d’ici, qui n’ont jamais bu que de l’eau et mangé du mil, que je perdrai ces bons sentiments. Parmi les dites barbiches, j’ai un ami qui a cent quatre ans. Je lui ai même donné, sur le choix d’une femme, au cas où il en voudrait prendre une dernière, quelques conseils qu’il a beaucoup goûtés.

De me plaire au Soudan m’en fait redevenir un fervent. Je me débrouille bien en Bambara, et je suis repris d’affection pour ces excellentes et naïves créatures que sont mes noirs. Je m’étais occupé d’un pauvre captif que j’avais eu comme porteur. Hier, je le revois travaillant dans un champ pour son maître. Du fond de sa brousse, il s’est mis à courir après moi, avec une brave figure toute remplie de joie, et de ces exclamations qui vous remuent. Évidemment, comme ressources intellectuelles, ils sont plutôt faibles ; mais comme bonté, ils n’ont pas leurs pareils : c’est le principal.


Sokolo, 19 Juillet 1897.

De cent cinquante kilomètres à la ronde, grands chefs et simples indigènes sont accourus à Sokolo à l’occasion du 14 juillet, pour assister à la « fête des blancs » comme ils le disent. J’avais donc élaboré à leur intention le programme suivant : D’abord petite manœuvre, qui, pour les indigènes, a certainement été le principal attrait de la journée. La compagnie de tirailleurs que j’ai à Sokolo était divisée en deux — à peu près quarante fusils de chaque côté — l’une défendait un village situé près de la ville : l’autre l’attaquait. Après une vive fusillade et un assaut, le village a été pris, et les défenseurs ont opéré leur retraite. Mais une fois masqués, ils ont fait un crochet et sont revenus près du poste où je leur ai donné un renfort de cinquante auxiliaires habillés pour la circonstance, et dix de mes spahis à cheval. Avec cela, ils attaquent le village dont ils ont été chassés, le reprennent, et les spahis en font le tour pour ramasser tout le monde. Je passe alors la revue, à la tête de mon état-major, composé d’un seul officier, l’autre ayant le commandement des tirailleurs, et je fais rentrer tout le monde dans son quartier, au pas de course. Une cinquantaine de noirs importants étaient à cheval. Après la manœuvre, courses de chevaux, puis courses d’ânes, montés par des gamins. Dans la journée, les petits négrillons ont cherché avec leurs dents des pièces de dix sous cachées dans des calebasses de farine ; il y a eu courses en sacs, et, pour les femmes, courses de grenouilles. Chaque femme portait sur la tête une calebasse où j’avais fait mettre quatre grenouilles. La première arrivée au poteau avec son complet de grenouilles recevait un prix. Pour surveiller la course, je m’étais mis à gauche du poteau. Seulement, ces bonnes Moussos se sont trompées. Au lieu de courir au poteau, elles ont toutes couru vers moi et calebasses et grenouilles ont voltigé sur mes genoux. J’ai été mis dans une déroute complète, si bien que j’ai dû faire recommencer la course ; toutes étaient arrivées en même temps ! Le soir, j’ai coffré un Maure, marabout important qui était ici en espion, et j’en ai lâché un autre, que j’avais mis en prison pour tentative de vol de femmes ; je n’ai gardé que son chameau. Avec une longue promenade le matin, une seconde le soir, avec un rôle d’impôt rectifié et envoyé à Kayes, tel a été mon quatorze juillet.


Soumpi, 10 Août 1897.

Je me disposais à expédier de Sokolo un volumineux courrier, quand m’est arrivé un télégramme me prescrivant de partir pour l’Est, jusqu’au Niger, et de m’en aller vers Tombouctou avec une petite colonne. Je me suis donc expédié moi-même, et me voici à Soumpi, sur les bords du Niger, à cinq jours en amont de Tombouctou. Je repars aujourd’hui pour Goundam, où me rejoindront, des quatre points cardinaux, des troupes que je conduirai à Tombouctou, ayant mes colis partout, sauf avec moi, et ne possédant même plus de tente.

Pour arriver jusqu’ici, j’ai pataugé dans tant de marais, reçu tant de tornades, que je n’ai pas de plus grand bonheur actuellement que d’être au sec.

L’origine des affaires pour lesquelles on m’envoie à Tombouctou est une invasion de Touaregs et d’Arabes Kountas, suivie d’une défaite de nos troupes. Une compagnie de tirailleurs et un peloton de spahis, envoyés contre eux, ont été entourés, puis détruits, à peu près jusqu’au dernier, de la façon la plus dramatique. Par trois fois, nos spahis ont chargé : un peloton commandé par le lieutenant de la Tour le premier ; celui-là a disparu en un instant. Le second peloton, lieutenant de Chevigné, a donné ensuite : deux ou trois hommes se sont sauvés. Enfin, en troisième, Libran qui a passé grâce au trou fait par Chevigné et par la Tour. Lui, seul blanc, est revenu blessé avec dix spahis. Trente autres spahis, deux brigadiers, deux officiers ont été tués. On a eu quelques détails, non par les survivants, qui ne savent à peu près rien, mais par un touareg qui a assez bien expliqué le combat. Contre les lances touaregs maniées avec une extraordinaire habileté, les sabres de nos cavaliers sont impuissants. Ils ont déployé le plus beau courage ; ça a été en pure perte.

À Tombouctou, l’on est resté sur ce grave échec. La situation m’y paraît cependant plus obscure que sérieuse. L’arrivée des deux cent cinquante hommes que je compte pouvoir rassembler l’éclaircira sans nul doute.


Tombouctou, 18 Août 1897.

J’y suis entré ce matin, dans la « mystérieuse », suivi de mes cinq cents hommes, soldats et porteurs. De Kayes, d’où j’avais reçu mes ordres, on croyait Tombouctou assiégée. Mais Tombouctou n’était point assiégée. Et sur mon chemin je n’ai pas eu à subir la moindre attaque. Je n’ai pu que le regretter. J’avais assez bien installé mon bivouac et dirigé ma marche pour espérer pouvoir taper ferme, le cas échéant, sur le célèbre N’Gouma.

Les Touaregs qui peuplent cette région ont de vilaines têtes. Il est facile de voir que l’on ne peut se fier à aucun d’eux. Nos bons Bambaras de tirailleurs ne comprennent rien d’aucune des langues qui se parlent ici : Arabe, Touareg, Sourhaïj et Poul.

Mes étapes, pour arriver à Tombouctou, ont été exténuantes, comme toutes celles qui se font en pays ennemi, où il faut à la fois marcher et se garder. En arrivant, j’ai trouvé tout le monde sous le coup du désastre des spahis. Cette impression n’est pas le moins grave de cette douloureuse affaire.

Quant à la ville, je n’en ai vu jusqu’à présent que les notables, qui ne sont pas ce qu’il y a de moins curieux ; et quant à l’installation, ça laisse à désirer. Tout le monde habite dans le fort Bonnier ; les officiers étant nombreux, on y est donc très serré.

Le temps est magnifique. Les gens venus avec moi sont en excellent état. Je suis sans doute pour quelque temps dans cette région nord. Mais, que devient mon pauvre Sahel ? Je me le demande non sans anxiété.


Tombouctou, 25 Août 1898.

Huit jours de Tombouctou, et déjà nouveaux projets de départ. Nous allons, Goldschoen et moi, faire une opération contre les Touaregs qui, au mois de juin, après avoir pillé Koriumé, à quelques kilomètres de Tombouctou, ont détruit nos spahis. Dans quatre ou cinq jours, lui par le fleuve, moi par terre, nous nous mettrons en marche pour une quinzaine. Après quoi, je rentrerai ici et j’en repartirai pour Sokolo. Comment ? Je n’en sais rien. Il pleut ; et les routes sont mauvaises. Il me faudra, ou passer par le désert, ou m’embarquer avec mes chevaux sur le fleuve pour aller jusqu’à Sansandig, et, de là, par terre, à Sokolo.

On ne saurait prévoir ce qui se passera pendant notre marche. Ce qu’il y a de plus vraisemblable, c’est que les Touaregs fuiront devant nous, quitte à essayer d’une attaque par surprise. La ville, par elle-même, avec une garnison suffisante, ne craint rien. Malheureusement, après la défaite des spahis, il y a eu des fautes commises, et nos ennemis, très enhardis par leur succès, ont trouvé beaucoup d’adhésions. Tombouctou compte plus de gens hostiles ou douteux que d’amis. De ceux-ci, il n’y en a guère, sauf les commerçants, et encore ! Tous musulmans, et quelques-uns fanatiques.

Tombouctou est construite sur des dunes de sable, entourée de tous côtés par les mêmes dunes, pas hautes, permettant cependant de s’y cacher. L’herbe, les arbustes épineux, les palmiers nains qui les tapissent faciliteraient les embuscades et les mauvais coups, aussi, ne s’éloigne-t-on pas sans armes. Tout est pourtant tranquille, les chefs des perturbateurs, Abidin et N’Gouma, étant à cent ou cent cinquante kilomètres. C’est contre eux que nous allons marcher, s’ils veulent bien nous attendre, ce qui, une fois encore, est douteux.

Dimanche. — Visite, avec l’interprète Ben-Saïd, un arabe d’Algérie, de Tombouctou, des trois mosquées de Djenguiriber, Sidi-Yaya et Sankoré et des maisons autrefois habitées par Barth, Lenz et René Caillié. Tombouctou est une véritable ville, avec des maisons bien fermées, dans lesquelles nous ne savons ni qui l’on reçoit, ni quels Touaregs ou quels Maures fréquentent, ni quel louche commerce se fait.

Pour ce qui est du commerce des captifs, nous sommes d’ailleurs beaucoup trop tolérants. Dans ma région, comme dans celle-ci, il se passe des choses que nous devrions avoir ordre de ne pas supporter. Il faut reconnaître aussi que nous ferions mieux si nous avions plus de troupes. Quand je pense qu’en Algérie, il y a 70.000 hommes et qu’au Soudan, nous pivotons avec deux ou trois mille, c’est navrant. On s’expose à un immense désastre le jour où un de ces agitateurs musulmans, qui sont nombreux sur notre frontière nord, aura deux ou trois succès successifs, ce qui peut arriver. À Tombouctou, tous étaient tellement terrorisés après l’affaire du mois de juin, que, lorsque la bande ennemie est venue piller tout près de la ville, la garnison n’a pas osé mettre le nez dehors. Ça n’aurait pas eu lieu, si, par économie, on n’avait pas réduit les compagnies de 159 à 125 hommes, et enlevé deux compagnies de la garnison de Tombouctou pour les envoyer dans le Macina où, soit dit en passant, cela marche encore plus mal qu’ici.

Je me porte bien, heureusement, sans quoi j’aurais peine à résister aux fatigues d’un hivernage aussi agité. Le malheur est que je dépense mes forces non pour moi, mais pour une région dont je ne suis pas le commandant. Pourvu, pendant ce temps, qu’il n’arrive rien dans mon Sahel où il n’y a ni troupes, ni chef !


Tombouctou, 1er  Septembre 1897,

Demain, sans prévoir le moins du monde si nous rencontrerons les Touaregs, Goldschoen et moi nous mettrons en route. Nous avons attendu la lune de manière à ne pas passer des nuits entières dans l’attente d’une attaque. Je pars avec une colonne par terre, non loin du Niger, en marchant dans l’est, tandis que Goldschoen est sur le fleuve, embarqué avec une compagnie et d’autres forces. Nous irons, sans doute, à un point nommé Rero, où nous formerons deux colonnes, l’une au nord, l’autre au sud, d’après nos renseignements recueillis sur l’ennemi. Je compte être de retour du 15 au 20, et repartir alors pour Sokolo par Goundam et Raz el Mâ.

Nous avons appris la mort de ce pauvre Hugot. Suite des fatigues d’une campagne, au moment où il venait de jouer un pôle brillant, comme commandant de colonne, dans la région Est. Que de tombes dans notre Soudan !


Bamba, 12 Septembre 1897.

Bamba — 210 kilomètres Est de Tombouctou. Je bivouaque au bord du Niger, sur une longue dune de sable blanc, entouré comme toutes les nuits d’une forte haie d’épines, gardé par des postes, gardé par des factionnaires, gardé aussi par la lune qui est pleine, et qui, pour sa bonne part, contribue, elle aussi, à me garantir des surprises. J’ai une pièce de canon et environ quatre cents hommes, infanterie et cavalerie. Jamais pareille colonne n’est venue jusqu’ici ; aussi, les Touaregs ne m’ont-ils ni inquiété, ni attaqué. Peut-être se risqueront-ils au retour. Je ne le crois cependant pas. La partie, pour eux, serait trop risquée contre une forte colonne qu’ils ne peuvent espérer surprendre. Ils se sont retirés de plus en plus dans l’Est et le Nord, où l’on ne peut les suivre sans chameaux porteurs d’eau.

Le commandant Goldschoen, avec une importante flottille, et cent cinquante hommes, vogue sur le Niger. Il brûle, sur la rive droite, quelques villages qui avaient fourni des contingents au dernier rezzou (colonne des Touaregs). Pas plus que moi, il n’a trouvé de résistance jusqu’ici, les principaux coupables ayant filé avant son arrivée. La saison ne nous est d’ailleurs pas favorable pour atteindre les Touaregs. Là où ils sont, la pluie tombe encore. Ils trouvent à boire et à manger pour leurs troupeaux. Cela leur permet de se tenir loin du Niger. Tous les deux ou trois jours, quand les inondations me permettent d’approcher du fleuve, la petite troupe navale de Goldschoen et la mienne se rencontrent. Ce qui nous manque, ce sont les guides, dont la mauvaise volonté est évidente. Je n’ai pu en trouver un seul, consentant à me conduire à un fleuve connu pour être fréquenté par les Kel-Antsar. Et cependant, parmi ceux que j’ai emmenés, il s’en trouve au moins deux ou trois qui connaissent la route.

Au nord du Niger, au point où je suis, c’est le désert, avec quelques puits, en plus ou moins bon état, fréquentés par des nomades, Arabes ou Touaregs. Le terrain est du sable, et la brousse n’est qu’arbres épineux en fleurs en ce moment et embaumant. La température est supportable. Les journées sont dures, toujours sans ombre, souvent en marche jusqu’à une heure avancée. J’ai pas mal de malades, je les évacue sur la flottille quand je la rencontre.

Pour moi, deux ou trois bonnes nuits sur le sommet des dunes, avec un petit vent frais et un air extra pur, m’ont remis des grosses fatigues des premiers jours.


Sokolo, 11 Novembre 1897.

Deux mois sans écrire. Deux mois sans incidents, dans mon Sahel, retour de notre petite expédition contre les Touaregs. Reprise de mon cercle, pas pour longtemps, car le courrier m’apporte une mutation : l’on me donne le commandement de la région Nord, avec ordre de me trouver dans ma capitale, Tombouctou, dans le courant de décembre, pour remplacer le commandant Goldschoen fatigué, qui demande à rentrer. Je suis si bien dans ma région du Sahel, si « coq en pâte », que j’aurai un vrai chagrin en quittant mon monde, qui me semble, peut-être m’abusé-je, fort content de mon administration. Mais Tombouctou, plus en vue, me paraît, en ce moment, un morceau assez lourd pour être tentant. La fermentation musulmane provoquée par Abiddin, et l’influence qu’y a N’Gouma, rendent la situation difficile. Ces messieurs sont deux hommes peu ordinaires ; l’un, comme agitateur et marabout, il a eu l’impudence de sommer les Français de Tombouctou de se faire musulmans ; l’autre, à cause de son courage et de sa force exceptionnelle. Il y aura donc quelque honneur à la débrouiller, et cela m’aidera à passer par dessus les désagréments matériels, tels que, de vivre enfermé dans son fort, toujours sur le qui-vive, d’avoir en face de soi une campagne infecte, etc., etc.

Ma vie est calme à Sokolo, assez occupée pour que le temps y passe vite. Le matin, il fait frisquet. Les chevaux sont vifs ; je contemple les manœuvres des tirailleurs et des spahis, ce que je ferai encore bien plus à Tombouctou. Cette année sera une année de disette au Soudan, la sécheresse et les sauterelles ont presque tout ravagé.




  1. Ancien gouverneur du Soudan.