Dernière maladie et ouverture du corps du roi Stanislas


DERNIÈRE MALADIE
ET
OUVERTURE DU CORPS DU ROI STANISLAS


Par M. le Dr C. SAUCEROTTE.




On connaît, dans ses principaux détails, le triste événement qui amena la fin inopinée du roi Stanislas, mais on n’est pas aussi bien renseigné sur sa dernière maladie, sur le traitement qui lui fut opposé, sur les lésions anatomiques constatées à l’ouverture de son corps ; cette dernière opération n’ayant pas fait, — on ne sait pourquoi, — l’objet d’un rapport officiel, bien qu’elle se soit passée en présence de plusieurs hommes de l’art.

C’est de ces diverses particularités dont je vais avoir l’honneur d’entretenir l’Académie. J’en dois la connaissance à un document manuscrit écrit de la main de mon aïeul, Nicolas Saucerotte, chirurgien ordinaire du roi de Pologne, signé par lui et par trois de ses confrères : Beaulieu, Chedville et Montaut.

Quoiqu’à l’âge avancé auquel était parvenu l’auguste malade (88 ans), le nombre et l’étendue de ses brûlures eussent pu faire porter, dès le début, un fâcheux pronostic, on ne sembla pas croire, dès l’abord, dans l’entourage du prince, qu’il courût un grand danger ; ou du moins on le dissimula. Le premier chirurgien, — chose singulière, — ne réclama pas le concours de ses collègues de Lunéville appartenant à la maison du Roi ; devoir de convenance auquel on ne manque guères, en pareille circonstance, surtout quand il s’agit d’un personnage aussi élevé, et que l’on encourt une aussi grande responsabilité. Ne faut-il voir là que l’effet d’une de ces mesquines rivalités dont notre profession a malheureusement offert en tout temps l’affligeant tableau ? Le document que je cite ne s’explique pas à cet égard : « On a laissé, disent ses auteurs, ignorer le danger du Roi jusqu’à la veille de son décès… Les gens de l’art ne s’efforcent point d’en approfondir les raisons ; cela ne ferait peut-être qu’augmenter leur douleur. »…

Stanislas avait été atteint à la joue, au ventre, à la main et à la cuisse gauches. De ces brûlures, la première était au premier degré, les autres au second.

On y appliqua, pendant les neuf premiers jours, de la pommade saturnée et des compresses imbibées d’eau végéto-minérale. Les hommes de l’art que je cite semblent croire que ce traitement « dessiccatif et répercussif » fut peu favorable à l’élimination des escarres, que des applications « adoucissantes et relâchantes » eussent peut-être, disent-ils, rendue plus facile. Mais il y avait, comme ils le reconnaissent, à tenir compte de l’âge du malade, qui suffisait bien à expliquer la langueur des forces expultrices. Quoiqu’il en soit, les neuf premiers jours se passèrent sans incidents remarquables, à part les douleurs qu’éprouvait l’auguste et courageux malade. À partir de là, la fièvre (fièvre de résorption) se déclara et ne le quitta plus. « On le mit alors à l’usage d’un apozème avec quinquina et nitre. » Les escarres restant sèches, on remplaça les premiers topiques par « un mélange de beaume d’arcæus et de styrax et par des compresses d’alcool camphré et ammoniacé, sur la fin, par l’onguent basilicum, et une forte décoction de quinquina… » dans les derniers jours, le roi tomba dans un assoupissement profond, la fièvre redoubla ; on administra le lilium[1] ; on passait de temps en temps sous le nez du malade l’eau de Luce.

Il mourut le 23 février 1766 à 4 heures du soir, après 18 jours de maladie.

Les hommes de l’art ci-dessus désignés, invités à assister à l’autopsie et à l’embaumement constatèrent les lésions suivantes :

La brûlure de la joue gauche était superficielle. La plus considérable était à la partie gauche du ventre. Elle avait la forme et à peu près l’étendue d’une raquette de paume, dont la partie étroite se prolongeait sur la région lombaire jusqu’à environ 4 doigts de la colonne vertébrale. Le tissu cellulaire graisseux sous-jacent était enflammé, en certains points, à la profondeur de 6 à 7 lignes, et moins épais que celui de la partie opposée de l’abdomen. Il y avait, à la partie latérale et supérieure de la cuisse gauche, plusieurs brûlures contiguës, de l’étendue de la paume de la main environ, au total ; quelques autres encore, plus petites, sur le même nombre. Le métacarpe et les doigts de la main gauche, notamment les trois derniers, étaient atteints tant à leur partie interne qu’à leur partie externe, sans que les tendons ou les articulations fussent à découvert. Cependant, en incisant la peau, on trouva les tendons fléchisseurs de l’annulaire et du petit doigt « un peu racornis. » La plus grande partie des escarres n’était pas détachée ; les parties dénudées étaient d’un rouge vif, mais sèches et arides. — Les cuisses et les jambes surtout étaient infiltrées. On y voyait quelques phlyctènes. L’épiderme s’en détachait facilement, ainsi qu’au dos, où il y avait quelques taches gangréneuses. L’épiploon était privé de graisse, quoique le tégument abdominal eut encore, en certains points, 3 pouces d’épaisseur. La rate, d’un noir foncé, se réduisait en pulpe sous la pression du doigt. Il en était de même du poumon gauche, qui offrait des adhérences, du grand et d’une partie du petit lobe du foie, qui offrait aussi des adhérences très-fortes « mais anciennes » dans presque toute sa circonférence. La vésitude biliaire était vide, L’estomac et les intestins étaient vides et enflammés. La partie de l’arc du colon qui est sous le foie, et celle de l’estomac qui avoisine le même viscère étaient noires comme lui. Les vaisseaux sanguins contenaient peu de sang. Ce fait, disent les rapporteurs, et la vacuité du tube digestif nous font conjecturer que l’on n’a pas assez accordé non-seulement à l’habitude (le roi en santé mangeait beaucoup), mais aussi à la réparation des fluides. » La partie supérieure et postérieure du cerveau était enflammée, et déjà livide en certains points. « Enfin nous ne devons point passer sous silence la grosseur du cœur et le diamètre considérable de l’aorte qui, à sa sortie de ce viscère, surpassait le diamètre ordinaire d’au moins moitié, sans cependant être affectée. »

Les rédacteurs du document que nous venons de faire connaître le terminent en disant qu’ils ont eu l’intention, en le rédigeant : « 1o de faire connaître à l’Académie royale de chirurgie (en l’absence de tout rapport officiel) les détails concernant la maladie et l’autopsie du roi ; 2o de se laver des imputations calomnieuses (sic) auxquels ils sont en proie depuis le décès de ce prince, chez leurs compatriotes et à l’étranger, en faisant savoir « qu’ils n’ont été pour rien dans le traitement. »

Ont signé MM. : Beaulieu, Montaut, Chedville, Saucerotte. — Lunéville 8 mars 1766.

Quelle était donc la nature des « imputations calom nieuses » dont parlent ces graves confrères ? L’issue fatale d’une maladie dont on semble avoir pris à tâche de laisser ignorer le danger, fit-elle accuser d’impéritie les médecins qu’on supposait, en raison de leur position officielle auprès du prince, avoir été appelés ?

Toujours est-il qu’on peut regretter que Lagalaizière, qui avait la haute main en toute chose, n’ait pas fait prendre, en cette circonstance, toutes les dispositions qui devaient mettre à couvert sa responsabilité, et convaincre les populations qu’on n’avait rien négligé pour sauver le prince, objet de leur amour.

Ce qui nous semble incontestable, c’est que l’âge de Stanislas, la gravité de ses brûlures, les désordres considérables qui en furent le retentissement dans les viscères ne permettent pas de supposer qu’aucun traitement eut pu amener un dénouement heureux. Il est même peu probable que les lésions constatées dans les organes centraux de la circulation eussent laissé vivre plusieurs années encore l’illustre malade, comme on croyait pouvoir l’induire de sa robuste constitution[2].

Lunéville, le 20 décembre 1863.

Dr C. Saucerotte.
Membre correspondant de l’Académie de Stanislas.


  1. Mélange, aujourd’hui inusité, d’antimoine et d’autres métaux, selon les idées de Paracelse.
  2. M. Lallement a publié, dans le Journal d’Archéologie Lorraine pour 1856, une copie du procès-verbal dressé par le premier médecin et par le premier chirurgien du roi à l’occasion de l’accident arrivé à S. M. « Cette pièce laisse matière à plusieurs réflexions.

    1o Elle n’a pas toute l’authenticité désirable, ne portant pas de signature.

    2o M. Lallement suppose, d’après sa date (5 février 1766), qu’elle est de Parret, premier chirurgien, et Ronnon, premier médecin. Les médecins et chirurgiens ordinaires du roi n’y sont pas mentionnés, et les plaintes qu’ils formulèrent dans le document que je publie ici, prouvent assez qu’ils n’avaient pas été appelés.

    L’auteur ou les auteurs de cette pièce affirment que « M. Bagard a été appelé dès le début en consultation, et qu’il a approuvé le traitement ; que le chirurgien-major du régiment du roi a été également admis à donner son avis. » — Les signataires du rapport Saucerotte, etc., parlent, en effet, d’un chirurgien militaire introduit près du roi pendant le cours de sa maladie, mais ils paraissent avoir ignoré la visite de Bagard, qui, d’ailleurs, habitait Nancy, et n’est pas revenu.

    Les auteurs du rapport publié par M. Lallement songèrent beaucoup moins, c’est évident, à faire une relation médicale de l’événement qu’à remplir un devoir officiel, et à se mettre à couvert vis-à-vis de l’opinion. — Une dernière rectification. On lit dans l’histoire de M. Digot : « les médecins en ouvrant le corps pour l’embaumer trouvèrent les viscères dans le meilleur état possible. » Le document que je fais connaître prouve combien celle assertion est erronée.