Andrée Vernay Dernière Terre

Dernière Terre (recueil)/Joie


                                              Ô Toi qui fus Notre Joie...

Après cet intervalle où vit seule l'obscurité de l'approche
    de mon âme,
De toute mon âme mystérieusement totale,
Dans ce pas dont je ne sais ni la longueur, ni la profondeur,
    mais où,
Comme la nuit comprime les choses dans l'ombre
Et semble les anéantir
- Alors qu'elle n'a fait que les rapprocher,
Les raccorder les unes aux autres :
En les rendant toutes également dociles à elle,
En leur donnant à toutes d'êtres : La Nuit -
Ce pas où, comme invisiblement, demeurent toutes
    choses dans la nuit
Invisiblement, toute mon âme demeure ;

Après cet intervalle dont je ne connais les dimensions
Qu'à l'étourdissement qui le précède
Blanche, lumineuse, éclatante, dévorée,
C'est Toi qui m'apparais,
Ô Joie posée jadis
Sur la côte du vent
Pour des fiançailles de désert et d'éblouissement !

                                      ⁂

Si je pouvais saisir le vocalisme de ton mystère,
Ou si je pouvais entendre les notes
Que répercute l'immensité,
Lorsque ce mystère prend le visage et le tremblement
    d'un ange...
Si je pouvais hisser jusqu'à la confidence des poussières
    d'or
Un seul mouvement du monde...
Si je pouvais revoir ton sourire et ne pas défaillir
Comme, au jardin, sous l'aveu inattendu d'un rayon
    d'octobre
Les dernières fleurs...
Si je pouvais me coucher contre la terre sans grelotter
    au frisson de son âge...
Si je pouvais supporter sans y tout consumer
Le vertige d'une étincelle sur les marches du passé...
Si je pouvais encore perdre dans tout ce qui vient
Le souvenir de ce qui est déjà venu...
Peut-être alors,
Telle que Tu fus une fois :
Naissante, pure et solennelle passagère
- Dont, présent ou perdu,
Tout reproduirait l'absence -
Peut-être alors, telle que tu fus en un temps qui me
    précéda,
Reviendrais-tu
Mettre sur le flanc blessé de toutes choses
Le parfum surnaturel de ton regard...

                                    ⁂

Tandis que, malgré la brûlure de sa convoitise et de son
    amour,
Le monde n'osait pas te retenir ;
Tandis que, tressaillant jusqu'au fond de lui-même de la
révélation qu'il venait de surprendre,
Le monde, dans un mortel effort de renoncement,
Brisait pour toi ses yeux d'étoile et d'eau,
Tu fus posée,
Ô Joie de jadis !
Comme l'enfant qui ne doit pas vivre,
Sur mes mains émerveillées d'adoration et d'espoir...

Puis, comme le narcisse des sables sous la tempête,
Lourd calice incliné pensivement sur sa tige,
Le monde se pencha sur lui-même...

Et Toi, petite fille qui poussait son cerceau,
Dans l'échevèlement de l'allégresse et de la course,
Le jeu qui t'avait conduite vers moi, déjà, te remmenait...

                                      ⁂

Mais ce que tu fus à ce moment-là
Alors que, submergeant toute attente et toute mémoire,
Tu envahissais la suprême portée,
Je ne pourrais le dire
Que si j'avais essoré toutes les mers et toutes les sources,
Pressé, mordu, éliminé, les cendres de l'azur et des terres,
Jusqu'à ce que, seul, demeurât
L'éclair, pur comme une flamme,
Où ton apparition reçut le don de mon âme.

                                       ⁂

Ô Joie qui, de mon espérance, trouva le partage,
Qui, de ma solitude, contint l'amour,
Qui, de mon amour, veilla la solitude
Et qui, de toute tristesse fit la voie préparée pour la
    jubilation...
De quel temps pourrai-je parler
Et de quel lieu ?
Comment traduirai-je,
Dans l'enchevêtrement des espaces et des ans,
Cette côte aux bras souples et chauds
Et l'heure où ton jeu et ma vie se rencontrèrent ?

Ô Joie !
Tout petit œuf sur lequel on ne peut pas resserrer sa
    main
Mais au contact duquel on peut s'évanouir,
Pourquoi m'as-tu abandonné, sinon parce que ton œuvre
    en moi
Qui était faite
Ne pouvais plus se corrompre...

                                    ⁂

Je sais que tu ne reviendra pas.
Je sais que tout cela fut rapide
Comme une pensée ou comme un repas de pauvre,
Et que, si tout avait duré davantage, c'est moi qui me
    serais rompu
Comme la maison ruinée qu'on charge par le haut...

De toi à moi
Rien ne pouvait être que de gage et d'absence.
Tu vins trop près,
Tu vins trop jeune alors que je ne l'étais plus assez,
Et je n'ai plus pour toi que la dévotion de cet amour qui
    baise ta trace.

                                   ⁂

Ô ma joie toute-petite !
Qui portais dans tes yeux
L'éclatement du monde,
Qu'ai-je laissé partir, puisque j'ai gardé, de tes yeux,
L'éclatement du monde ?
Et que, dans ce pli du front où je te cherche,
Les distances et les siècles viennent s'abîmer
Comme la nuit dans la lumière ?

Il fallait que tu fusses ma vie ;
Il fallait qu'à cette vie je fusse lié
Comme l'oiseau à son aile ;
Il fallait que tout me vînt d'elle et me fût pris par elle,
Afin qu'il y eût en moi cette faiblesse et cette permission
    de se perdre
Pour une claire petite enfant
Qui jouait au cerceau
Sur les sables de l'éternité...

                                    ⁂

Oh ! ce jour où mes mains et ma vie
Ont tremblé de te recevoir
Parce qu'elles savaient que tout ton avenir
Était dans ma mémoire...