Dernière Neige/Texte entier

La Dépêche du Midi Voir et modifier les données sur Wikidata (La Depêche — 18 décembre 1938p. 2-7).

Dernière Neige
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Voici, dans quelques heures, le solstice d’hiver. Et voici la première neige. Elle me fait songer à celle qui sera la dernière. Les jeunes gens, armés de skis, se précipitent vers les trains qui conduisent aux sports d’hiver : ils me font songer à ceux qui pratiqueront les sports des derniers jours, quand viendra le dernier hiver… C’est loin dans l’avenir, très loin d’ici… La nuit est immense. Des myriades d’étoiles scintillent dans les profondeurs d’un ciel étrangement noir, mais ces étoiles ne sont plus celles que nous voyons aujourd’hui. Des astres se sont éteints. D’autres, qui ne nous apparaissent encore que comme des nébuleuses, se sont condensés, allumés, et brillent d’un vif éclat. Notre Soleil ne flambe plus que pauvrement ; il regarde s’étioler autour de lui la famille des planètes qui sont nées de lui et qui persistent à tourner autour du centre originel, mais qui meurent ou qui sont mortes. La Terre lutte ; ses derniers restes de chaleur, mal protégés par la couche trop mince de l’atmosphère, s’irradient dans l’infini, perdus. Une suprême clarté, comme d’une lampe dont l’huile s’épuise, émane encore de notre globe, s’éteignant par à-coups, reprenant par sursauts.

Le refroidissement du Soleil et la consécutive anémie de la Terre ont changé toutes choses : la congélation des vapeurs d’eau qui flottaient dans l’espace a raréfié l’atmosphère à mesure que ces vapeurs, réduites en neige, s’entassaient sur le sol ; l’eau s’est solidifiée en glaçons ; il n’y a plus d’air que dans les bas-fonds. Le bleu du ciel, n’étant que l’illumination de notre enveloppe gazeuse par les rayons solaires, a cessé d’être ; du même coup a disparu toute perspective aérienne, et, avec elle, le dégradé des tons, la sensation des distances, la suave coloration des aurores, la splendeur des couchants. Le Soleil se lève, brusque ; il lance des rayons secs dans le ciel qui reste noir et où persistent à côté de lui les clous lumineux des étoiles… Une clarté dure découpe les formes. L’ombre des choses est nette. La matière n’aurait pas perdu ses antiques colorations, mais la couche de neige recouvre tout, en sorte que le paysage sans reliefs est uniformément livide sur fond noir, comme le négatif d’un cliché.

La mappemonde aussi présente une configuration nouvelle. Le glissement des masses continentales, un peu ralenti d’abord par le durcissement des océans, s’est trouvé enfin arrêté par la soudure universelle. L’Europe est gelée, et l’Asie, et l’Afrique presque entière, aussi bien que l’Océanie ; des trois Amériques, il ne reste plus qu’une bande équatoriale. Les deux régions polaires se sont graduellement élargies en progressant l’une vers l’autre : ces énormes calottes de gel qui tendent à se rejoindre ont pétrifié tout et resserré la vie sur le ruban de l’Équateur. Chez les hommes qui habitent là, on raconte que d’héroïques explorateurs, jadis, s’étaient aventurés parmi les glaces hyperboréennes de l’Espagne et de l’Algérie, n’avaient su reconnaître, sous les banquises immobilisées, ce qui fut continent, ce qui fut océan. La douce Méditerranée, avec ses vagues couvertes de givre, reste figée dans un froid dont les hivers du Groënland ou du Spitzberg ne nous donnent à présent qu’une idée approximative. Les restes de la vie terrestre, étranglée entre les deux tropiques, se sont réfugiés en un double asile : l’un se cache dans la région des Guyanes et des Guinées : l’autre, de création plus récente, est formé par les alluvions qui, cinq mille ans plus tôt, ont réussi à unifier les Antilles ; cette partie du globe, la plus jeune, est restée longtemps la plus fertile, engraissée qu’elle était par les détritus de la mort septentrionale. Longtemps on a pu y voir les manifestations ultimes de la vie animale et végétale : en des endroits privilégiés, des pins et des érables se hissaient encore, pareils à des brins d’herbe ; quelques bouleaux et de misérables chênes atteignaient la hauteur de nos blés. Mais tout cela, peu à peu, a péri. Les races d’animaux sauvages, sans refuge et sans nourriture, ont été abolies l’une après l’autre. Les rennes, qui savent découvrir les pousses de lichen, et les loups, qui chassent les rennes, survécurent un moment ; quelques ours qui erraient encore parmi les neiges et les derniers condors tombèrent à leur tour. Quant aux espèces domestiquées, trois ou quatre avaient résisté, grâce à la protection de l’homme, qui leur procurait auprès de lui un abri souterrain et une pâture chimique ; mais les plus vivaces s’anémiaient  ; il ne restait plus que de rares couples de bisons, descendus à la taille des molosses, et plusieurs chiens de montagne, gros à peine comme nos chats.

Pourtant la mort de ce globe qui n’en peut plus vient de rencontrer un obstacle : le génie de l’homme.

Au reste, la population humaine, réduite à quelques millions de créatures, ne comportait plus que deux peuples à qui des identiques conditions de vie imposaient des régimes sensiblement pareils. Dans un pays comme dans l’autre, les foules se massaient, enfouies en des villes profondes qui n’étaient en réalité que d’énormes fourmilières, artificiellement aérées et éclairées. Nul n’en sortait pour son plaisir, puisqu’il y avait péril de mort à s’aventurer sur l’écorce terrestre, où l’air manquait : on n’y accédait qu’à l’aide de scaphandres, analogues à ceux qui nous servent aujourd’hui pour descendre sous l’eau ; un voyage à la surface était une forme de suicide, d’ailleurs très exceptionnelle, car les issues étaient soigneusement calfeutrées et gardées par les agents de l’État. Force était cependant d’aller au-dehors recueillir la neige nécessaire à la fabrication de l’eau. Le fonctionnement régulier de cette récolte constituait le problème vital par excellence, et le soin de l’assurer figurait au premier rang des nécessités dont l’urgence était capable de pousser quelques audacieux hors du terrier natal. Cette tâche homicide incombait à une certaine classe de prolétaires qu’on appelait les « mineurs d’eau ». Somptueusement payés et amplement honorés, puisqu’ils risquaient leur vie dans l’intérêt commun, ils formaient dans l’État une corporation puissante et parfois tyrannique. Pour obvier à ses exigences, la République des Tecks essaya, certain jour, de confier la récolte des neiges aux condamnés à mort ; mais cette expérience ne procura que des fournitures détestables, et le gouvernement dut, à nouveau, recourir à l’emploi des mineurs d’eau.

À tous les autres besoins, la science pourvoyait par l’exploitation des éléments minéraux trouvés dans les profondeurs du sol. Aux carrefours de la cité souterraine, des barboteuses purifiaient l’air décomposé et les usines de l’État y amenaient l’air respirable. Depuis des temps immémoriaux, l’homme ne mangeait plus ; il se nourrissait seulement. La chimie lui avait procuré les moyens de lutter contre l’inexistence des ressources organiques. Les laboratoires officiels envoyaient à domicile des flacons de pilules et d’essences destinées à l’alimentation des citoyens. Comme de juste, cette distribution était gratuite. En revanche, l’eau n’était dévolue qu’avec une extrême parcimonie. Maintes fois, des maladies endémiques résultèrent de la pénurie de l’indispensable liquide. Maintes fois aussi, des crises sociales furent occasionnées par les restrictions dont la masse du peuple souffrait intensément. Quelques-unes de ces émeutes prirent une gravité menaçante, et presque toujours elles furent suscitées par les agissements des « accapareurs d’eau. » On les guettait. Certains d’entre eux, qu’on appelait les « millionnaires, » passaient pour posséder, dans leurs réservoirs, jusqu’à deux ou trois millions d’eau (le million valait environ 2,120 litres). À différentes reprises, les services de la Santé avaient signalé les symptômes d’une maladie mentale qui affectait plus particulièrement les familles riches ou de haute origine : cette étrange pathologie se manifestait par une tendance peut-être héréditaire au gaspillage de l’eau. On se la procurait à des prix fantastiques ; même, quelques maniaques, paraît-il, la fabriquaient clandestinement chez eux pour l’employer à des ablutions ou autres superfluités. Ils furent parfois assez nombreux pour constituer une secte, dont la découverte donna lieu à des répressions sanglantes ; depuis lors, la police surveillait avec une extrême rigueur les abus de ce genre. Les fabriques d’eau étaient soigneusement gardées et la répartition s’effectuait avec une exacte sévérité. Cette sévérité même suscita des révoltes, mais les troubles durèrent peu : grâce à la mentalité de ces peuples qui vivaient détachés de toute idéologie abstraite, les causes de discorde ne se prolongeaient guère ; leur organisation mathématique faisait le reste, et tout rentrait dans l’ordre.

En de telles conditions qui confinaient chaque nation dans son logis originel et qui interdisaient d’une façon presque absolue les déplacements à la surface du sol, il semblait bien que les dissensions civiles fussent presque inévitables, à cause de l’extrême promiscuité des êtres d’une même race : mais il semblait aussi que l’humanité, désormais, n’aurait plus guère à craindre le choc d’une nation contre une autre. Le fait se produisit pourtant, et ce suprême geste de folie eut des résultats effroyables.


Les Troglodytes

Conte pour Noël
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Pour vous dédommager des jours froids que nous vivons, en vous laissant voir que peut-être il y en aura de pires, et pour que, par comparaison, vous trouviez quelque charme aux vicissitudes de l’existence présente, je vous ai proposé un voyage aux extrêmes confins de l’avenir : Refroidissement du globe terrestre, l’agonie de la planète uniformément solidifiée sous son enveloppe de neige… L’homme, si dégénéré qu’il fût, avait cependant moins souffert que les autres espèces, puisqu’il persistait à survivre. Confiné sur la zone équatoriale, il avait dû la creuser pour se réfugier sous terre. Ce troglodyte de la dernière heure n’était ni beau ni bon. Tout son corps était blême et glabre. Les crânes chauves et les visages ne présentaient plus trace d’aucun duvet ; même dans la jeunesse, l’épiderme de ses femmes ressemblait à un papier de soie qu’on a froissé. Les dents, inutiles, étaient tombées ; le maxillaire inférieur, mis hors d’usage par l’habitude de déglutir sans mâcher, s’était amenuisé au point de ne plus offrir, de profil, que le prognathisme d’un menton court et fuyant ; la bouche, fente étroite aux lèvres minces, faite pour la succion des tubes ou l’avalement des pilules, ne servait plus guère à la parole, trop fatigante dans l’air raréfié ; le nez s’était amoindri comme elle, tandis que les narines, accommodées à la fonction de surveiller la présence éventuelle des gaz délétères et à l’effort permanent d’aspirer la sécheresse de l’air, levaient leurs ailes vers les yeux et ouvraient le plus largement possible leurs fosses racornies. La partie inférieure du visage, ainsi atrophiée, semblait s’écraser sous le poids d’un front énorme, en sorte que les orbites se trouvaient descendues au milieu de la face. Les yeux, privés de cils, clignotaient ; l’iris, très large et brillant d’une pensée aiguë, était d’un gris dur ; la pupille, condamnée à passer des ténèbres totales à la clarté trop vive, rappelait celle des chats, tour à tour ronde ou filiforme, et l’expression du regard était cruelle.

S’ils agissaient peu, ces petits monstres remuaient sans cesse, agités de trépidations, secoués de spasmes furtifs ; ils n’y prenaient plus garde, car leur névropathie héréditaire, consécutive au long surmenage du système nerveux, était devenue une condition vitale de la race : ils tremblaient comme on respire. Ils dormaient peu, d’un sommeil coupé de réveils et hanté par des rêves. La pensée ne leur laissait aucun repos ; mais leur cœur était sans émoi ; aucune pitié ne le faisait battre devant aucune souffrance, aucun élan vers aucune joie : chaque créature vivait retranchée dans un égoïsme inexorable.

Ce qu’étaient leurs mœurs ? Elles n’étaient pas. Au sens humain de ce mot, ils n’avaient point de mœurs, mais des coutumes, des habitudes, ou, plus exactement, des modes de vivre, non pas décidés et voulus, mais imposés par les besoins. Ils possédaient des lois, certes, et fort strictes, mais les intentions morales qui servent à légitimer le principe de nos législations ne comptaient pas pour eux. Personne ne s’en souvenait. Ils admettaient socialement des nécessités, qu’ils renforçaient de sanctions, mais sans leur reconnaître d’autre origine ou d’autre valeur que la nécessité. Ils vivaient mathématiquement.

L’humanité, pendant trop d’ères successives, avait vu passer tous les dogmes, toutes les conceptions de la poésie et de la raison, tous les mythes et tous les symboles, toutes les possibilités idéalistes ou réalistes, et sa longue lassitude l’avait conduite à l’indifférence totale. Les abstractions, sous aucune forme, ne l’intéressaient plus. L’expérience accumulée par tant de générations et tant d’histoire aboutissait au refus de s’exalter encore pour quoi que ce fût. Ces calculateurs ne daignaient plus s’amuser au jeu d’établir une distinction quelconque entre le Bien et le Mal.

Ils n’aimaient rien. Ils avaient supprimé toute passion comme une dépense inutile de force, c’est-à-dire un appauvrissement, et par conséquent un danger. Ils vivaient chastes et impassibles, n’appréhendant point la mort et ne jouissant point de la vie. Le désir d’amour ne travaillait plus que de rares individus dont le cas pathologique relevait de la compétence des thérapeutistes. La fonction de procréer en vue du maintien de l’espèce faisait l’objet d’un mandat national, dûment réglementé par des textes.

Depuis neuf siècles, en effet, les destructions causées par le froid semblaient ne plus s’aggraver : l’homme avait su trouver le moyen d’attirer vers la surface de l’écorce terrestre les derniers frissons de chaleur qui vibraient encore dans le noyau focal. Le travail de décrépitude n’en continuait pas moins, au tréfonds de la planète ; mais, tant qu’une calorie subsisterait dans les entrailles du globe, elle devait appartenir à ce tyran malingre qui la revendiquerait pour son usage. Afin de prolonger l’agonie de sa race, l’homme retardait la mort d’un astre.

À vrai dire, il n’en retardait que les manifestations superficielles, et, par ce fait même, il coopérait au refroidissement final, puisqu’il accélérait, pour son bénéfice propre, la consommation des suprêmes réserves de chaleur. Il s’en souciait peu : l’égoïsme féroce qui caractérise l’espèce humaine dans ses rapports avec tout ce qui l’entoure s’exerçait encore, cette fois-là, selon sa mode accoutumée. La devise des derniers peuples restait : « Tout pour moi. » Les égoïsmes similaires continuaient à fonctionner avec une sérénité intégrale : sérénité, qui cependant n’était point la sécurité, car il peut toujours advenir qu’un conflit s’élève entre deux appétits qui convoitent le même objet, surtout quand cet objet répond à un besoin vital.

En dépit de cette persistance de nos instincts jaloux, nous aurions tort d’imaginer que ces derniers représentants de l’espèce humaine fussent encore tels que nous sommes. Physiquement, intellectuellement, moralement, ils différaient de nous bien plus que nous ne différons nous-mêmes des hommes préhistoriques. La raison en est double : d’abord, ils s’éloignaient de nous par une durée bien plus longue que n’est actuellement la période écoulée depuis l’âge de la Pierre Éclatée ; ensuite, les conditions de la vie matérielle avaient changé infiniment plus qu’elles n’ont fait depuis la fin du Tertiaire jusqu’aux jours actuels. Le temps, le climat, toutes les urgences avaient modifié autour de ces êtres les conditions de l’existence et, partant, leurs besoins, leurs goûts et leur pensée. Simultanément, la transformation graduelle des fonctions organiques avait eu pour résultat la transformation des organes eux-mêmes. La taille de ces derniers humains — comme si elle eût participé à la réduction du monde habitable — était très inférieure à la nôtre : les plus forts atteignaient à peine les dimensions d’un enfant de dix ans ; mais leur boîte crânienne s’était démesurément amplifiée ; leur lourde tête, montée sur un cou grêle et fragile, oscillait sans cesse. L’ossature de ces corps qui, depuis tant de générations, avaient héréditairement perdu l’accoutumance de tout effort physique, s’était appauvrie à l’extrême ; leur musculature ne s’était pas moins atrophiée ; les membres étaient minces et courts : deux bras impropres au travail, deux jambes impropres à la marche, avec des pieds infimes ; en revanche, les mains s’étaient singulièrement déformées : la paume, aveulie par l’ignorance de toute action énergique, ne servait plus que de support à des doigts très longs et spatulés comme des doigts de violonistes : l’habituelle pression des claviers, des boutons, des manettes, des leviers avait fini par les rendre beaucoup plus aptes que les nôtres au maniement des outils délicats, mais inaptes à tout autre travail. Les machines sans nombre inventées par le génie de l’homme pour réduire au minimum la dépense de ses forces animales, savaient depuis longtemps le dispenser de tout labeur : motion ou locomotion étant la tâche des mécaniques dont il s’entourait, le maître avait subi le châtiment de son oisiveté : il s’étiolait. N’agissant plus, ne mangeant plus, buvant peu, ne respirant guère, toujours assis ou couché devant ses appareils, il avait la poitrine étriquée, l’intestin raccourci mais le ventre ballonné. Si ses os étaient frêles, ses articulations apparaissaient énormes, nouées par un arthritisme congénital ; et il vivait peu d’années.


La Der des Der
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Nous n’avons encore aucune idée de ce que la guerre pourra donner, dans l’avenir : nous sommes loin d’imaginer toutes les possibilités de la puissance destructive dont nos arrière-neveux disposeront dans deux cents ans, encore moins dans deux millénaires, ou dans vingt. Nous n’avons connu, jusqu’à présent, que des manifestations relativement bénignes de la nocivité humaine ; les historiens futurs ne manqueront pas d’être frappés par une singularité qui est le propre de l’époque actuelle : notre vingtième siècle leur apparaîtra comme une date de transition, l’instant critique où l’humanité rêvait mystiquement de supprimer la guerre, se délectait littéralement des thèmes pacifistes, et, du même coup, s’ingéniait à organiser dans l’ordre pratique les moyens d’inaugurer enfin des conflits vraiment dévastateurs.

C’est bien, en effet, au cours du vingtième siècle que nos philosophes se mirent d’accord avec nos politiciens pour déclarer que le choc des masses humaines, lancées les unes contre les autres, ne représentait qu’un mode barbare, indigne des temps nouveaux, et qu’il convenait d’y renoncer, quitte à trouver mieux. En bonne logique, ils avaient incontestablement raison, puisque ces levées de troupes et ces ruées n’étaient en somme que la réédition des procédés préhistoriques, amplifiés, mais non modifiés. La guerre ainsi pratiquée continuait à être ce qu’elle avait été à l’aube des âges ; son allure brutale et impulsive, avec les apports de l’héroïsme individuel, participait toujours du caractère naïf, un peu enfantin, qu’elle présentait quand la bête était lancée contre la bête ; la tactique et la stratégie n’offraient en somme qu’une réglementation technique des mouvements de la meute contre la meute, de la horde contre la horde ; l’artillerie, dont les progrès nous émerveillent, n’était qu’une extension ingénieuse de la balistique inventée par le singe qui lance une noix de coco ; la pierre lancée par une fronde n’a représenté qu’une étape intermédiaire entre cette invention du simien et les nôtres ; le plus monstrueux des obus n’est encore que le perfectionnement de cette même noix. Toutes les formes de la guerre moderne procèdent donc bien, comme disent nos philosophes, de l’époque primitive, et l’on peut à juste titre soutenir qu’elles sont des survivances de la barbarie, parfaitement surannées.

La civilisation ne s’en contentait plus. Elle avait droit à mieux. La science devait normalement se charger de lui fournir les progrès que réclament les temps nouveaux, et la science du vingtième siècle n’en est encore qu’à ses débuts : ce qu’elle a fourni en quelques lustres permet d’entrevoir les améliorations qu’elle saura procurer d’ici quelques mille ans. C’est à elle, et non plus aux militaires, que les peuples évolués s’adresseront, dès demain, pour obtenir les moyens de supprimer ce qui les gêne, et pour rendre libre la place qu’ils convoitent, quand cette place est encombrée par d’autres occupants.

Assez promptement les armées devinrent inutiles, et, d’un commun accord, elles furent abolies ; dès lors, les nations décidées à s’entre-détruire ne s’affrontèrent qu’avec plus d’efficacité. En bonne logique, on aurait pu le prévoir : la guerre n’ayant jamais été autre chose qu’une compétition de la vie, elle n’aurait pu disparaître que si la vie elle-même disparaissait. Le jour où les gouvernements renoncèrent à entretenir des armées, avec la candide illusion de croire qu’ainsi ils supprimaient la guerre ou les chances de guerre, ils avaient tout simplement donné à celle-ci sa forme la plus homicide : dans le vœu de l’abolir, ils l’avaient généralisée.

Qu’étaient, en effet, les armées combattantes, sinon les émissaires d’un pays, les représentants d’une race, postés en avant-garde, afin de couvrir et de défendre leurs congénères ? Les plus sanglantes mêlées ne constituaient donc que des escarmouches entre ces avant-gardes : ce rideau de troupes une fois retiré, le choc allait se produire entre les peuples eux-mêmes, et la bataille, au lieu de tendre à l’écrasement de l’armée adverse, tendrait dorénavant, avec beaucoup plus de puissance, à l’anéantissement même de la race ennemie.

La mission d’en découvrir les moyens incombait aux savants qui, durant des siècles, s’adonnèrent à cette tâche et la poursuivirent à l’envi : leurs trouvailles furent terrifiantes. Dès la fin du vingtième siècle, les résultats obtenus dépassent les conceptions les plus affreuses des romanciers les plus imaginatifs. Bientôt, il ne fut plus question d’opérer avec les faibles ressources qu’avaient procurées aux Européens de l’an 1990 la physique et la mécanique, la chimie et la bactériologie, ou les ondes à peine capables de détruire un million d’existences en quelques minutes. Au cours du troisième millénaire qui vit finir l’ère chrétienne, des nations disparurent et leurs noms se laissèrent oublier. Puis des races s’éteignirent. D’autres, peu à peu, se reconstituaient. Les types humains se réformaient sans que l’instinct de rivalité cessât de soulever les uns contre les autres les groupements de l’animal hargneux qui ne tolère pas la jouissance d’autrui à côté de la sienne.

En cela, les derniers hommes ne différaient guère de ceux qui nous ont laissé leur histoire. Bien qu’il n’en restât plus que deux groupes, et bien que ces groupes fussent séparés par des espaces que la congélation du globe rendait infranchissables, ils trouvaient moyen de se disputer la possession de quelque élément nécessaire à leur subsistance et de se haïr. – « Un de nous deux est de trop ! » De fait, la suppression de l’un eût assuré à l’autre des possibilités d’une durée que le partage du trésor commun ne permettait plus d’espérer. Ce trésor était l’ultime chaleur de la planète. Chacun des deux peuples en captait une part, trop importante au gré du peuple rival ; la fixation du nombre des calories accordées à celui-ci par le consentement de celui-là avait fait l’objet de pénibles tractations diplomatiques. Le peuple des Min, qui habitait la région de nos Guyanes, et, sur le versant opposé de la ceinture équatoriale, le peuple des Teck, terré dans les résidus de la Mélanaisie, ne cessaient de protester contre les abus de la partie adverse : chacun des deux, au dire de l’autre, captait frauduleusement, pour le chauffage de ses villes et la fusion de ses neiges, plus de calories que n’en autorisaient les conventions internationales. Des rapport d’espions aggravaient le mécontentement de chacun et les récriminations se faisaient de plus en plus acerbes. La situation devint tellement tendue que les Min rappelèrent leur ambassadeur. Dès lors, la guerre parut inévitable.

En conséquence, pour n’être pas pris au dépourvu, les deux gouvernements, dans le plus grand secret, décrétèrent la mobilisation générale. Il était facile de la réaliser sans attirer l’attention de l’ennemi, puisque les deux armées se composaient, l’une aussi bien que l’autre, d’une demi-douzaine de soldats, personnages fort sédentaires et d’un âge relativement avancé, qui n’accédaient à la fonction militaire qu’après avoir fourni les plus incontestables preuves de leur savoir ; chacune de ces deux armées se réunissait à la néoménie, pour surveiller le bon état des appareils de guerre et recevoir le rapport du généralissime, qui siégeait en permanence durant un mois lunaire et se retirait, cédant sa charge à un confrère : un tel roulement avait été reconnu nécessaire en raison de la vigilance qui s’imposait à cette sentinelle unique chargée de la sécurité nationale.

Les appareils des Min et ceux des Teck n’avaient aucune ressemblance ni dans leurs moyens d’action, ni dans les résultats qu’on attendait de leur emploi. Le procédé des Min tendait à produire en l’objet visé une désorganisation progressive de la matière : animal ou végétal, et même minéral, tout corps était désagrégé : sans cependant perdre sa forme, il se réduisait en une poussière de molécules qui gardaient leur cohésion apparente, mais qui étaient mortes et qui s’effondraient au moindre souffle. Ce moyen de combat présentait donc le bénéfice d’être sûr et universellement efficace ; en revanche, il était d’une lenteur relative, puisque son action intégrale s’exerçait en vingt-six heures. — Le procédé des Teck, au contraire, offrait les avantages de l’instantanéité ; mais il n’atteignait que les corps organiques : il les frappait d’une mort immédiate par commotion.

Le grand conseil des Min ayant décidé la mobilisation et l’attaque brusquée à minuit 27, le généralissime et ses aides commencèrent à minuit 34 l’émission de leurs ondes. À 1 h. 16, les premières atteintes du mal étaient signalées chez les Teck. Une enquête rapide leur révéla les origines du dégât et la riposte fut aussitôt décidée. À 2 h. 43, la commotion était lancée contre les Min, qui disparaissaient du monde. La dernière guerre avait duré exactement cent trente-deux minutes.

Les Teck eurent tout juste le temps d’apprendre leur victoire avant de disparaître à leur tour : leur désagrégation se poursuivit normalement ; elle était consommée le lendemain, à l’heure prescrite. Quand le pâle soleil se leva pour la seconde fois, l’homme n’existait plus. — Car la race des humains, par qui tant d’espèces ont péri, ne doit périr, elle aussi, que par l’homme.

Edmond HARAUCOURT.
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