Depuis l’Exil Tome VI Le Délégué de Paris aux Délégués des communes de France




J Hetzel (p. 123-128).

XXV

Le 16 janvier 1876, Victor Hugo fut nommé, par le Conseil municipal, Délégué de Paris aux élections sénatoriales.

Il adressa immédiatement à ses collègues, les Délégués de toutes les communes de France, la lettre publique qu’on va lire :

LE DÉLÉGUÉ DE PARIS
aux délégués des 36,000 communes de france

Électeurs des communes de France,

Voici ce que Paris attend de vous :

Elle a bien souffert, la noble ville. Elle avait pourtant accompli son devoir. L’empire, en décembre 1851, l’avait prise de force, et, après avoir tout fait pour la vaincre, avait tout fait pour la corrompre ; corrompre est la vraie victoire des despotes ; dégrader les consciences, amollir les cœurs, diminuer les âmes, bon moyen de régner ; le crime devient vice et passe dans le sang des peuples ; dans un temps donné, le césarisme finit par faire de la cité suprême une Rome qui indigne Tacite ; la violence dégénérée en corruption, pas de joug plus funeste ; ce joug, Paris l’avait enduré vingt ans ; l’empoisonnement avait eu le temps de réussir. Un jour, il y a cinq années de cela, jugeant l’heure favorable, estimant que le 2 Décembre devait avoir achevé son œuvre d’abaissement, les ennemis violèrent la France prise au piège, et, après avoir soufflé sur l’empire qui disparut, se ruèrent sur Paris. Ils croyaient rencontrer Sodome. Ils trouvèrent Sparte. Quelle Sparte ? Une Sparte de deux millions d’hommes ; un prodige ; ce que l’histoire n’avait jamais vu ; Babylone ayant l’héroïsme de Saragosse. Un investissement sauvage, le bombardement, toutes les brutalités vandales, Paris, cette commune qui vous parle en ce moment, ô communes de France, Paris a tout subi ; ces deux millions d’hommes ont montré à quel point la patrie est une âme, car ils ont été un seul cœur. Cinq mois d’un hiver polaire, que ces peuples du nord semblaient avoir amené avec eux, ont passé sur la résistance des parisiens sans la lasser. On avait froid, on avait faim, on était heureux de sentir qu’on sauvait l’honneur de la France et que le Paris de 1871 continuait le Paris de 1792 ; et, le jour où de faibles chefs militaires ont fait capituler Paris, toute autre ville eût poussé un cri de joie, Paris a poussé un cri de douleur.

Comment cette ville a-t-elle été récompensée ? Par tous les outrages. Aucun martyre n’a été épargné à la cité sublime. Qui dit martyre dit le supplice plus l’insulte. Elle seule avait désormais droit à l’Arc de Triomphe. C’est par l’Arc de Triomphe que la France, représentée par son assemblée, eût voulu rentrer dans Paris, tête nue. La France eût voulu s’honorer en honorant Paris. Le contraire a été fait. Je ne juge pas, je constate. L’avenir prononcera son verdict.

Quoi qu’il en soit, et sans insister, Paris a été méconnu. Paris, chose triste, a eu des ennemis ailleurs qu’à l’étranger. On a accablé de calomnies cette incomparable ville qui avait fait front dans le désastre, qui avait arrêté et déconcerté l’Allemagne, et qui, aidée par l’intrépide et puissante assistance du gouvernement de Tours, aurait, si la résistance eût duré un mois de plus, changé l’invasion en déroute. À ce Paris qui méritait toutes les vénérations, on a jeté tous les affronts. On a mesuré la quantité d’insulte prodiguée à la quantité de respect dû. Qu’importe d’ailleurs ? En lui ôtant son diadème de capitale de la France, ses ennemis ont mis à nu son cerveau de capitale du monde. Ce grand front de Paris est maintenant tout à fait visible, d’autant plus rayonnant qu’il est découronné. Désormais les peuples unanimes reconnaissent Paris pour le chef-lieu du genre humain.

Électeurs des communes, aujourd’hui une grande heure sonne, la parole est donnée au peuple, et, après tant de combats, tant de souffrances, tant d’injustices, tant de tortures, l’héroïque ville, encore à ce moment frappée d’ostracisme, vient à vous. Que vous demande-t-elle ? Rien pour elle, tout pour la patrie.

Elle vous demande de mettre hors de question l’avenir. Elle vous demande de fonder la vérité politique, de fonder la vérité sociale, de fonder la démocratie, de fonder la France. Elle vous demande de faire sortir de la solennité du vote la satisfaction des intérêts et des consciences, la république indestructible, le travail honoré et délivré, l’impôt diminué dans l’ensemble et proportionné dans le détail, le revenu social dégagé des parasitismes, le suffrage universel complété, la pénalité rectifiée, l’enseignement pour tous, le droit pour tous. Électeurs des communes, Paris, la commune suprême, vous demande, votre vote étant un décret, de décréter, par la signification de vos choix, la fin des abus par l’avénement des vérités, la fin de la monarchie par la fédération des peuples, la fin de la guerre étrangère par l’arbitrage, la fin de la guerre civile par l’amnistie, la fin de la misère par la fin de l’ignorance. Paris vous demande la fermeture des plaies. À cette heure, où tant de forces hostiles sont encore debout et menacent, il vous demande de donner confiance au progrès ; il vous demande d’affirmer le droit devant la force, d’affirmer la France devant le germanisme, d’affirmer Paris devant Rome, d’affirmer la lumière devant la nuit.

Vous le ferez.

Un mot encore.

Dissipons les illusions. Dissipons-les sans colère, avec le calme de la certitude. Ceux qui rêvent d’abolir légalement dans un temps quelconque la république, se trompent. La république préexiste. Elle est de droit naturel. On ne vote pas pour ou contre l’air qu’on respire. On ne met pas aux voix la loi de croissance du genre humain.

Les monarchies, comme les tutelles, peuvent avoir leur raison d’être, tant que le peuple est petit. Parvenu à une certaine taille, le peuple se sent de force à marcher seul, et il marche. Une république, c’est une nation qui se déclare majeure. La révolution française, c’est la civilisation émancipée. Ces vérités sont simples.

La croissance est une délivrance. Cette délivrance ne dépend de personne ; pas même de vous. Mettez-vous aux voix l’heure où vous avez vingt et un ans ? Le peuple français est majeur. Modifier sa constitution est possible. Changer son âge, non. Le remettre en monarchie, ce serait le remettre en tutelle. Il est trop grand pour cela.

Qu’on renonce donc aux chimères.

Acceptons la virilité. La virilité, c’est la république. Acceptons-la pour nous, désirons-la pour les autres. Souhaitons aux autres peuples la pleine possession d’eux-mêmes. Offrons-leur cette inébranlable base de paix, la fédération. La France aime profondément les nations ; elle se sent sœur aînée. On la frappe, on la traite comme une enclume, mais elle étincelle sous la haine ; à ceux qui veulent lui faire une blessure, elle envoie une clarté ; c’est sa façon de rendre coup pour coup. Faire du continent une famille ; délivrer le commerce que les frontières entravent, l’industrie que les prohibitions paralysent, le travail que les parasitismes exploitent, la propriété que les impôts accablent, la pensée que les despotismes musèlent, la conscience que les dogmes garrottent ; tel est le but de la France. Y parviendra-t-elle ? Oui. Ce que la France fonde en ce moment, c’est la liberté des peuples ; elle la fonde pacifiquement, par l’exemple ; l’œuvre est plus que nationale, elle est continentale ; l’Europe libre sera l’Europe immense ; elle n’aura plus d’autre travail que sa propre prospérité ; et, par la paix que la fraternité donne, elle atteindra la plus haute stature que puisse avoir la civilisation humaine.

On nous accuse de méditer une revanche ; on a raison ; nous méditons une revanche en effet, une revanche profonde. Il y a cinq ans, l’Europe semblait n’avoir qu’une pensée, amoindrir la France ; la France aujourd’hui lui réplique, et elle aussi n’a qu’une pensée, grandir l’Europe.

La république n’est autre chose qu’un grand désarmement ; à ce désarmement, il n’est mis qu’une condition, le respect réciproque du droit. Ce que la France veut, un mot suffit à l’exprimer, un mot sublime, la paix. De la paix sortira l’arbitrage, et de l’arbitrage sortiront les restitutions nécessaires et légitimes. Nous n’en doutons pas. La France veut la paix dans les consciences, la paix dans les intérêts, la paix dans les nations ; la paix dans les consciences par la justice, la paix dans les intérêts par le progrès, la paix dans les nations par la fraternité.

Cette volonté de la France est la vôtre, électeurs des communes. Achevez la fondation de la république. Faites pour le sénat de la France de tels choix qu’il en sorte la paix du monde. Vaincre est quelque chose, pacifier est tout. Faites, en présence de la civilisation qui vous regarde, une république désirable, une république sans état de siége, sans bâillon, sans exils, sans bagnes politiques, sans joug militaire, sans joug clérical, une république de vérité et de liberté. Tournez-vous vers les hommes éclairés. Envoyez-les au sénat, ils savent ce qu’il faut à la France. C’est de lumière que l’ordre est fait. La paix est une clarté. L’heure des violences est passée. Les penseurs sont plus utiles que les soldats ; par l’épée on discipline, mais par l’idée on civilise. Quelqu’un est plus grand que Thémistocle, c’est Socrate ; quelqu’un est plus grand que César, c’est Virgile ; quelqu’un est plus grand que Napoléon, c’est Voltaire.