Depuis l’Exil Tome VI La Libération du territoire




J Hetzel (p. 75-83).

XVI

LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE

*

Je ne me trouve pas délivré. Non, j’ai beau
Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau,
J’étouffe, j’ai sur moi l’énormité terrible.
Si quelque soupirail blanchit la nuit visible,
J’aperçois là-bas Metz, là-bas Strasbourg, là-bas
Notre honneur, et l’approche obscure des combats,
Et les beaux enfants blonds, bercés dans les chimères,
Souriants, et je songe à vous, ô pauvres mères.
Je consens, si l’on veut, à regarder ; je vois
Ceux-ci rire, ceux-là chanter à pleine voix,
La moisson d’or, l’été, les fleurs, et la patrie
Sinistre, une bataille étant sa rêverie.
Avant peu l’Archer noir embouchera le cor ;
Je calcule combien il faut de temps encor ;
Je pense à la mêlée affreuse des épées.

Quand des frontières sont par la force usurpées,
Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert,
Avril peut rayonner, le bois peut être vert,
L’arbre peut être plein de nids et de bruits d’ailes ;
Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles,
Ont l’air de faire un songe et de frémir parfois,
Mais les canons muets écoutent une voix
Leur parler bas dans l’ombre, et l’avenir tragique
Souffle à tout cet airain farouche sa logique.

Quoi ! vous n’entendez pas, tandis que vous chantez,
Mes frères, le sanglot profond des deux cités !
Quoi, vous ne voyez pas, foule aisément sereine,
L’Alsace en frissonnant regarder la Lorraine !
Ô sœur, on nous oublie ! on est content sans nous !
Non, nous n’oublions pas ! nous sommes à genoux
Devant votre supplice, ô villes ! Quoi ! nous croire
Affranchis, lorsqu’on met au bagne notre gloire,
Quand on coupe à la France un pan de son manteau,
Quand l’Alsace au carcan, la Lorraine au poteau,
Pleurent, tordent leurs bras sacrés, et nous appellent,
Quand nos frais écoliers, ivres de rage, épellent
Quatrevingt-douze, afin d’apprendre quel éclair
Jaillit du cœur de Hoche et du front de Kléber,
Et de quelle façon, dans ce siècle, où nous sommes,
On fait la guerre aux rois d’où sort la paix des hommes !
Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais
Je n’oublierai Strasbourg et je n’oublierai Metz.
L’horrible aigle des nuits nous étreint dans ses serres,
Villes ! nous ne pouvons, nous français, nous vos frères,
Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez,
Être que par Strasbourg et par Metz délivrés !
Toute autre délivrance est un leurre ; et la honte,
Tache qui croît sans cesse, ombre qui toujours monte,
Reste au front rougissant de notre histoire en deuil,

Peuple, et nous avons tous un pied dans le cercueil,
Et pas une cité n’est entière, et j’estime
Que Verdun est aux fers, que Belfort est victime,
Et que Paris se traîne, humble, amoindri, plaintif,
Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif.
Rien ne nous fait le cœur plus rude et plus sauvage
Que de voir cette voûte infâme, l’esclavage,
S’étendre et remplacer au-dessus de nos yeux
Le soleil, les oiseaux chantants, les vastes cieux !
Non, je ne suis pas libre. 0 tremblement de terre !
J’entrevois sur ma tête un nuage, un cratère,
Et l’âpre éruption des peuples, fleuve ardent ;
Je râle sous le poids de l’avenir grondant,
J’écoute bouillonner la lave sous-marine,
Et je me sens toujours l’Etna sur la poitrine !

*

Et puisque vous voulez que je vous dise tout,
Je dis qu’on n’est point grand tant qu’on n’est pas debout,
Et qu’on n’est pas debout tant qu’on traîne une chaîne ;
J’envie aux vieux romains leurs couronnes de chêne ;
Je veux qu’on soit modeste et hautain ; quant à moi,
Je déclare qu’après tant d’opprobre et d’effroi,
Lorsqu’à peine nos murs chancelants se soutiennent,
Sans me préoccuper si des rois vont et viennent,
S’ils arrivent du Caire ou bien de Téhéran,
Si l’un est un bourreau, si l’autre est un tyran,
Si ces curieux sont des monstres, s’ils demeurent
Dans une ombre hideuse où des nations meurent,
Si c’est au diable ou bien à Dieu qu’ils sont dévots,
S’ils ont des diamants aux crins de leurs chevaux,
Je dis que, les laissant se corrompre ou s’instruire,

Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire
Que des guidons qu’agite un lugubre frisson,
Et des clairons sortis à peine de prison,
Tant que je n’aurais pas, rugissant de colère,
Lavé dans un immense Austerlitz populaire
Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux frémissants,
Je ne montrerais point notre armée aux passants !

Ô peuple, toi qui fus si beau, toi qui, naguère,
Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre,
Toi de qui l’envergure effrayante couvrit
Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid,
Toi qui soufflas le vent des tempêtes sur l’onde
Et qui fis du chaos naître l’aurore blonde,
Toi qui seul eus l’honneur de tenir dans ta main
Et de pouvoir lâcher ce grand oiseau, Demain,
Toi qui balayas tout, l’azur, les étendues,
Les espaces, chasseur des fuites éperdues,
Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier,
Ô peuple, maintenant, assis sur ton fumier,
Racle avec un tesson le pus de tes ulcères,
Et songe.

Et songe.La défaite a des conseils sincères ;
La beauté du malheur farouche, c’est d’avoir
Une fraternité sombre avec le devoir ;
Le devoir aujourd’hui, c’est de se laisser croître
Sans bruit, et d’enfermer, comme une vierge au cloître,
Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments.
À quoi bon étaler déjà nos régiments ?
À quoi bon galoper devant l’Europe hostile ?
Ne point faire envoler de poussière inutile
Est sage ; un jour viendra d’éclore et d’éclater ;
Et je crois qu’il vaut mieux ne pas tant se hâter.

Car il faut, lorsqu’on voit les soldats de la France,
Qu’on dise : — C’est la gloire et c’est la délivrance !
C’est Jemmapes, l’Argonne, Ulm, Iéna, Fleurus !
C’est un tas de lauriers au soleil apparus !
Regardez. Ils ont fait les choses impossibles.
Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles.
Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fossé.
En les voyant, il faut qu’on dise : — Ils ont chassé
Les rois du nord, les rois du sud, les rois de l’ombre,
Cette armée est le roc vainqueur des flots sans nombre,
Et leur nom resplendit du zénith au nadir ! —
Il faut que les tyrans tremblent, loin d’applaudir.
Il faut qu’on dise : — Ils sont les amis vénérables
Des pauvres, des damnés, des serfs, des misérables,
Les grands spoliateurs des trônes, arrachant
Sceptre, glaive et puissance à quiconque est méchant ;
Ils sont les bienvenus partout où quelqu’un souffre.
Ils ont l’aile de flamme habituée au gouffre.
Ils sont l’essaim d’éclairs qui traverse la nuit.
Ils vont, même quand c’est la mort qui les conduit.
Ils sont beaux, souriants, joyeux, pleins de lumière ;
Athène en serait folle et Sparte en serait fière. —
Il faut qu’on dise : — Ils sont d’accord avec les cieux !
Et que l’homme, adorant leur pas audacieux,
Croie entendre, au-dessus de ces légionnaires
Qui roulent leurs canons, Dieu rouler ses tonnerres !

C’est pourquoi j’attendrais.

*

C’est pourquoi j’attendrais.Qu’attends-tu ? — Je réponds :
J’attends l’aube ; j’attends que tous disent : — Frappons !

Levons-nous ! et donnons à Sedan pour réplique
L’Europe en liberté ! — J’attends la république !
J’attends l’emportement de tout le genre humain !
Tant qu’à ce siècle auguste on barre le chemin,
Tant que la Prusse tient prisonnière la France,
Penser est un affront, vivre est une souffrance.
Je sens, comme Isaïe insurgé pour Sion,
Gronder le profond vers de l’indignation,
Et la colère en moi n’est pas plus épuisable
Que le flot dans la mer immense et que le sable
Dans l’orageux désert remué par les vents.

Ce que j’attends ? J’attends que les os soient vivants !
Je suis spectre, et je rêve, et la cendre me couvre,
Et j’écoute ; et j’attends que le sépulcre s’ouvre.
J’attends que dans les cœurs il s’élève des voix,
Que sous les conquérants s’écroulent les pavois,
Et qu’à l’extrémité du malheur, du désastre,
De l’ombre et de la honte, on voie un lever d’astre !

Jusqu’à cet instant-là, gardons superbement,
Ô peuple, la fureur de notre abaissement,
Et que tout l’alimente et que tout l’exaspère.
Étant petit, j’ai vu quelqu’un de grand, mon père.
Je m’en souviens ; c’était un soldat, rien de plus,
Mais il avait mêlé son âme aux fiers reflux,
Aux revanches, aux cris de guerre, aux nobles fêtes,
Et l’éclair de son sabre était dans nos tempêtes.
Oh ! je ne vous veux pas dissimuler l’ennui,
À vous, fameux hier, d’être obscurs aujourd’hui,
Ô nos soldats, lutteurs infortunés, phalange
Qu’illumina jadis la gloire sans mélange ;
L’étranger à cette heure, hélas ! héros trahis,
Marche sur votre histoire et sur votre pays ;

Oui, vous avez laissé ces reîtres aux mains viles
Voler nos champs, voler nos murs, voler nos villes,
Et compléter leur gloire avec nos sacs d’écus ;
Oui, vous fûtes captifs ; oui, vous êtes vaincus ;
Vous êtes dans le puits des chutes insondables.
Mais c’est votre destin d’en sortir formidables,
Mais vous vous dresserez, mais vous vous lèverez,
Mais vous serez ainsi que la faulx dans les prés ;
L’hercule celte en vous, la hache sur l’épaule,
Revivra, vous rendrez sa frontière à la Gaule,
Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila,
Schinderhanne et Bismarck, et j’attends ce jour-là !

Oui, les hommes d’Eylau vous diront : Camarades !

Et jusque-là soyez pensifs loin des parades,
Loin des vaines rumeurs, loin des faux cliquetis,
Et regardez grandir nos fils encor petits.

*

Je vis désormais, l’œil fixé sur nos deux villes.

Non, je ne pense pas que les rois soient tranquilles ;
Je n’ai plus qu’une joie au monde, leur souci.
Rois, vous avez vaincu, vous avez réussi,
Vous bâtissez, avec toutes sortes de crimes,
Un édifice infâme au haut des monts sublimes ;
Vous avez entre l’homme et vous construit un mur,
Soit ; un palais énorme, éblouissant, obscur,
D’où sort l’éclair, où pas une lumière n’entre,

Et c’est un temple, à moins que ce ne soit un antre.
Pourtant, eût-on pour soi l’armée et le sénat,
Ne point laisser de trace après l’assassinat,
Rajuster son exploit, bien laver la victoire,
Nettoyer le côté malpropre de la gloire,
Est prudent. Le sort a des retours tortueux,
Songez-y. — J’en conviens, vous êtes monstrueux ;
Vous et vos chanceliers, vous et vos connétables,
Vous êtes satisfaits, vous êtes redoutables ;
Vous avez, joyeux, forts, servis par ce qui nuit,
Entrepris le recul du monde vers la nuit ;
Vous faites chaque jour faire un progrès à l’ombre ;
Vous avez, sous le ciel d’heure en heure plus sombre,
Princes, de tels succès à nous faire envier
Que vous pouvez railler le vingt et un janvier,
Le quatorze juillet, le dix août, ces journées
Tragiques, d’où sortaient les grandes destinées ;
Que vous pouvez penser que le Rhin, ce ruisseau,
Suffit pour arrêter Jourdan, Brune et Marceau,
Et que vous pouvez rire en vos banquets sonores
De tous nos ouragans, de toutes nos aurores,
Et des vastes efforts des titans endormis.
Tout est bien ; vous vivez, vous êtes bons amis,
Rois, et vous n’êtes point de notre or économes ;
Vous en êtes venus à vous donner les hommes ;
Vous vous faites cadeau d’un peuple après souper ;
L’aigle est fait pour planer et l’homme pour ramper ;
L’Europe est le reptile et vous êtes les aigles ;
Vos caprices, voilà nos lois, nos droits, nos règles ;
La terre encor n’a vu sous le bleu firmament
Rien qui puisse égaler votre assouvissement ;
Et le destin pour vous s’épuise en politesses ;
Devant vos majestés et devant vos altesses
Les prêtres mettent Dieu stupéfait à genoux ;
Jamais rien n’a semblé plus éternel que vous ;
Votre toute-puissance aujourd’hui seule existe.

Mais, rois, tout cela tremble, et votre gloire triste
Devine le refus profond de l’avenir ;
Car sur tous ces bonheurs que vous croyez tenir,
Sur vos arcs triomphaux, sur vos splendeurs hautaines,
Sur tout ce qui compose, ô rois, ô capitaines,
L’amas prodigieux de vos prospérités,
Sur ce que vous rêvez, sur ce que vous tentez,
Sur votre ambition et sur votre espérance,
On voit la grande main sanglante de la France.

16 septembre 1873.