Depuis l’Exil Tome VI Anniversaire de la République




J Hetzel (p. 57-60).

XI

ANNIVERSAIRE DE LA RÉPUBLIQUE

On lit dans le Rappel du 24 septembre 1872 :

« Un banquet privé, mais solennel, devait réunir de nombreux républicains de Paris, désireux de célébrer la date du 21 septembre 1792, c’est-à-dire l’anniversaire de la première république française, de la république victorieuse des rois. Cela a déplu à l’autorité militaire qui est notre maîtresse souveraine de par l’état de siége, et l’autorité civile a cru devoir consacrer les ordres de l’autorité militaire.

« Elle a commis une faute sur laquelle nous aurons à revenir, une de ces fautes difficiles à justifier, parce qu’elles n’offensent pas seulement le droit des citoyens, mais le bon sens public. Dans tous les cas, les organisateurs du banquet ont tenu à donner une leçon de sagesse à leurs adversaires, et le banquet a été décommandé.

« Mais quelques républicains ont voulu néanmoins échanger les idées et les sentiments qu’une si grande date leur inspirait. Ils le voulaient d’autant plus qu’un groupe de républicains anglais leur avait délégué un de ses membres les plus connus et les plus sympathiques, M. le professeur Beesly.

« Le banquet ne devait réunir qu’un petit nombre de convives.

« On remarquait parmi eux deux représentants de la députation de Paris, MM. Peyrat et Farcy ; un conseiller général de la Seine, M. Lesage ; plusieurs membres du conseil municipal de Paris, MM. Allain-Targé, Jobbé-Duval, Loiseau-Pinson ; plusieurs publicistes de la presse républicaine, MM. Frédéric Morin, Ernes, Lefèvre, Guillemet, Lemer, Sourd, Adam, Charles Quentin ; enfin quelques membres des divers groupes républicains, MM. Harant Olive, etc. M. le docteur Robinet présidait.

« Victor Hugo et Louis Blanc avaient été invités. Victor Hugo, qui est actuellement à Guernesey, et Louis Blanc, qui est à Londres, n’avaient pu se rendre à cet appel. Mais ils avaient envoyé des lettres qui ont été lues au milieu des applaudissements enthousiastes.

Voici la lettre de Victor Hugo :

Mes chers concitoyens,

Vous voulez bien désirer ma présence à votre banquet. Ma présence, c’est ma pensée. Laissez-moi donc prendre un moment la parole au milieu de vous.

Amis, ayons confiance. Nous ne sommes pas si vaincus qu’on le suppose.

À trois empereurs, opposons trois dates : le 14 juillet, le 10 août, le 21 septembre. Le 14 juillet a démoli la Bastille et signifie Liberté ; le 10 août a découronné les Tuileries et signifie Égalité ; le 21 septembre a proclamé la république et signifie Fraternité. Ces trois idées peuvent triompher de trois armées. Elles sont de taille à colleter tous les monstres ; elles se résument en ce mot, Révolution. La Révolution, c’est le grand dompteur, et si la monarchie a les lions et les tigres, nous avons, nous, le belluaire.

Puisqu’on est en train de faire des dénombrements, faisons le nôtre. Il y a d’un côté trois hommes, et de l’autre tous les peuples. Ces trois hommes, il est vrai, sont trois Tout-Puissants. Ils ont tout ce qui constitue et caractérise le droit divin ; ils ont le glaive, le sceptre, la loi écrite, chacun leur dieu, chacun leurs prêtres ; ils ont les juges, les bourreaux, les supplices, et l’art de fonder l’esclavage sur la force même des esclaves. Avez-vous lu l’épouvantable code militaire prussien ? Donc, ces tout-puissants-là sont les Dieux ; nous n’avons, nous, que ceci pour nous d’être les Hommes. À l’antique monarchie qui est le passé vivant, et vivant de la vie terrible des morts, aux rois spectres, au vieux despotisme qui peut d’un geste tirer quatre millions de sabres du fourreau, qui déclare la force supérieure au droit, qui restaure l’ancien crime appelé la conquête, qui égorge, massacre, pille, extermine, pousse d’innombrables masses à l’abattoir, ne se refuse aucune infamie profitable, et vole une province dans la patrie et une pendule dans la maison, à cette formidable coalition des ténèbres, à ce pouvoir compacte, nocturne, énorme, qu’avons-nous à opposer ? un rayon d’aurore. Et qui est-ce qui vaincra ? la Lumière.

Amis, n’en doutez pas. Oui, la France vaincra. Une trinité d’empereurs peut être une trinité comme une autre, mais elle n’est pas l’unité. Tout ce qui n’est pas un se divise. Il y a une première chance, c’est qu’ils se dévoreront entre eux ; et puis il y en a une seconde, c’est que la terre tremblera. Pour faire trembler la terre sous les rois, il suffit de certaines voix tonnantes. Ces voix sont chez nous. Elles s’appellent Voltaire, Rousseau, Mirabeau. Non, le grand continent, tour à tour éclairé par la Grèce, l’Italie et la France, ne retombera pas dans la nuit ; non, un retour offensif des vandales contre la civilisation n’est pas possible. Pour défendre le monde, il suffit d’une ville ; cette ville, nous l’avons. Les bouchers pasteurs de peuples ayant pour moyen la barbarie et pour but le sauvagisme, les fléaux du destin, les conducteurs aveugles de multitudes sourdes, les irruptions, les invasions, les déluges d’armées submergeant les nations, tout cela c’est le passé, mais ce n’est point l’avenir ; refaire Cambyse et Nemrod est absurde, ressusciter les fantômes est impossible, remettre l’univers sous le glaive est un essai insensé ; nous sommes le dix-neuvième siècle, fils du dix-huitième, et, soit par l’idée, soit par l’épée, le Paris de Danton aura raison de l’Europe d’Attila.

Je l’affirme, et, certes, vous n’en doutez point.

Maintenant je propose un toast.

Que nos gouvernants momentanés né l’oublient pas, la preuve de la monarchie se fait par la Sibérie, par le Spielberg, par Spandau, par Lambessa et Cayenne. La preuve de la république se fait par l’amnistie.

Je porte un toast à l’amnistie qui fera frères tous les français, et à la république qui fera frères tous les peuples.