Delphine/Sixième partie

Delphine (1803)
Garnier Frères (p. 540-582).

SIXIÈME PARTIE


LETTRE I. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 1er juillet 1792.

Mon amie, j’ai causé la mort d’un homme ! c’est en vain que je cherche dans ma pensée des excuses, des explications ; je n’ai pas eu des intentions coupables, mais sans doute je n’ai pas su ménager le caractère de M. de Valorbe. Je n’aurais pas dû lui donner un asile dans ma propre maison : un bon sentiment m’y portait ; mais la destinée des femmes leur permet-elle de se livrer à tout ce qui est bien en soi ? Ne fallait-il pas calculer les suites d’une action même honnête, et trouver une manière plus sage de concilier la bonté du coeur avec les devoirs imposés par la société ? Si je n’avais pas de reproches à me faire, serais-je si malheureuse ? on ne souffre jamais à ce point sans avoir commis de grandes fautes.

Je repasse sans cesse dans ma pensée ce que j’aurais pu écrire à M. de Valorbe qui eût adouci son désespoir, quand je lui annonçai mon nouvel état : il me semble que la crainte fugitive de ce qui vient d’arriver a traversé mon esprit, et que je ne m’y suis pas arrêtée. Je cherche à me rappeler le moment où cette crainte m’est venue, le degré d’attention que j’y ai donné, les pensées qui m’en ont détournée. Je m’efforce de suivre en arrière les plus légères traces de mes réflexions, pour m’accuser ou m’absoudre. Je me reproche enfin de ne pas accorder à la mémoire de M. de Valorbe les sentiments qu’il demandait de moi, de ne pas regretter assez celui qui est mort pour m’avoir aimée ; je n’ose me livrer à m’occuper de Léonce : il me semble que M. de Valorbe me poursuit de ses plaintes ; il n’y a plus de solitude pour moi, les morts sont partout.

Vous le savez : autrefois, quand j’étais près de vous, je me plaisais dans la vie contemplative ; le bruit du vent et des vagues de la mer, qu’on entendait souvent dans notre demeure, me faisait éprouver les sensations les plus douces ; je rêvais l’avenir, en écoutant ces bruits harmonieux ; et, confondant les espérances de la jeunesse avec celles de l’autre monde, je me perdais délicieusement dans toutes les chances de bonheur que m’offrait le temps sous mille formes différentes. Cet été même, quand je n’avais plus à attendre que des peines, vingt fois, au milieu de la nuit, me promenant dans le jardin de l’abbaye, je regardais les Alpes et le ciel ; je me retraçai les écrits sublimes qui, dès mon enfance, ont consacré ma vie au culte de tout ce qui est grand et bon : les chants d’Ossian, les hymnes de Thompson à la nature et à son créateur, toute cette poésie de l’âme qui lui fait pressentir un secret, un mystère, un avenir, dans le silence du ciel et dans la beauté de la terre ; le merveilleux de l’imagination, enfin, m’élevait quelquefois dans la solitude au-dessus de la douleur même ; je me rappelais alors la destinée de tout ce qui a été distingué dans le monde, et je n’y voyais que des malheurs. Amour, vertu, génie, tout ce qui a honoré l’homme, l’homme l’a persécuté. Pourquoi donc, me disais-je, serais-je révoltée de mon sort ? quand j’ai osé sentir, penser, aimer, ne me suis-je pas condamnée à souffrir ? Et je levais des regards plus fiers vers ces astres qui ont recueilli toutes les idées, toutes les affections que les vulgaires habitants de ce monde ont repoussées. Cette disposition de mon cœur, m’était assez douce, elle m’aidait à supporter le nouvel état que j’ai embrassé ; mais, depuis la mort de M. de Valorbe, je ne sais quelle inquiétude, quel sentiment amer ne me permet plus d’être bien quand je suis seule.

Il faut que j’essaye d’une vie plus utilement employée, et que je fasse servir mon existence au bien des autres, pour parvenir à la supporter moi-même. Les plaisirs d’une bienfaisance continuelle, l’espoir de perfectionner mon âme en soulageant l’infortune, me ranimeront peut-être : les heures oisives que l’on passe ici me deviennent trop pénibles ; la rêverie me consume au lieu de me calmer ; je ne puis échapper à moi qu’en m’occupant sans cesse à secourir les souffrances de l’humanité. Écoutez mon projet, ma sœur, et secondez-le.

La société de madame de Ternan me devient chaque jour moins agréable ; je ne lui plais plus depuis que les malheurs que j’ai éprouvés me rendent incapable de chercher à la distraire ; elle a un fond de tristesse sans sujet, qui lui fait détester dans les autres les peines qui ont une cause réelle ; et jamais personne n’a été moins propre à consoler, car elle n’observe jamais que ce qui la regarde personnellement : on dirait qu’elle ne croit à rien qu’à ce qu’elle éprouve, et que tout ce qui l’environne lui parait devoir être une modification d’elle-même. Je voudrais quitter cette femme qui m’a fait tant de mal, et me réunir à quelque association religieuse, mais consacrée à la bienfaisance. Je n’ai pas la moindre vocation pour le genre de vie qu’on mène ici ; les pratiques continuelles et minutieuses que l’on m’impose sont, avec ma manière de voir, une sorte d’hypocrisie qui révolte mon caractère. Je ne veux pas cependant, comme madame de Ternan, m’affranchir presque entièrement des exercices religieux qu’on exige de nous ; je craindrais d’affliger, par mon exemple, mes compagnes qui s’y soumettent ; mais je voudrais remplir quelques devoirs qui fussent analogues aux idées que j’ai sur la vertu.

Hier, un religieux du mont Saint-Bernard est venu dans notre couvent ; je lui trouvai une expression de calme et de sensibilité que n’ont point nos religieuses. Je me promenai quelque temps avec lui ; il me raconta par hasard, et sans y attacher lui-même autant d’importance que moi, un trait qui pénétra mon cœur. Un vieillard de son ordre, accablé d’infirmités, et retiré dans l’hospice des malades, apprit cet hiver qu’un voyageur, tombé dans les neiges à peu de distance de son couvent, était près de mourir ; il se trouvait seul alors, tous ses frères étaient absents pour rendre d’autres services ; il n’hésita pas, il partit, et retrouva le malheureux voyageur expirant au milieu des neiges : il n’était plus possible de le transporter, il entendait avec difficulté ce qu’on lui disait. Le vieillard se mit à genoux près de lui, sur les glaces qui l’environnaient ; il se pencha vers son oreille, et tâcha de lui faire comprendre les paroles qui donnent encore de l’espérance au dernier terme de la vie : il resta près d’une heure dans cette situation, recevant sur sa tête blanchie et sur son corps infirme la pluie et les frimas, qui sont mortels au sommet des Alpes pour la jeunesse elle-même. Le vieillard élevait la voix ou l’adoucissait, suivant l’expression du visage de son infortuné malade ; il faisait pénétrer des consolations à travers les souffrances de l’agonie, et suivait l’âme enfin jusqu’à son dernier souffle, pour apaiser les peines morales, quand la nature physique se déchirait et s’annéantissait. Peu de jours après, ce bon vieillard mourut du froid qu’il avait souffert. Celui qui me racontait ce généreux dévouement s’étonnait de mon émotion.

« Croyez-moi, ma chère sœur, me dit-il, on est heureux de consacrer sa vie et sa mort au bien des autres ; que signifieraient nos engagements, nos sacrifices, s’ils n’avaient pas pour but de secourir les misérables ? La prière est un doux moment ; mais c’est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes que l’on jouit de s’entretenir avec Dieu ; la piété se renouvelle par la vertu, les exercices religieux sont la récompense et non le but de notre vie. Nous mettons de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous : c’est alors seulement que la protection divine se fait sentir au fond de notre cœur. » Voilà, ma chère Louise, ce qui peut être utile dans l’état religieux ; voilà le genre de vie que je veux adopter, que je veux suivre.

Hélas ! si l’infortuné Valorbe m’avait justifiée pendant sa vie comme il l’a fait à sa mort, je serais libre encore ; mais pourquoi regretter les vœux que j’ai faits ? ils m’ont été arrachés dans un moment de délire, ils n’avaient pour objet que d’échapper au plus grand des malheurs ; mais ces vœux me lieront plus fortement encore à l’accomplissement de tous les devoirs de la morale ; et si je puis consacrer toutes les heures de ma journée à des actes d’humanité, j’espère que je reprendrai du calme. Non, mon amie, je le sens, je n’ai pas mérité de souffrir toujours ; et si je conforme ma vie à la plus parfaite vertu, la paix de l’âme doit m’ètre un jour rendue.

Existe-t-il encore, ma chère Louise, dans le Languedoc ou la Provence, quelques établissements de charité tels que je les désire ? je pourrais peut-être obtenir de mes supérieurs la permission de m’y retirer, et je finirais près de vous ma vie qui ne peut être longue. Ma sœur, dites-moi que vous désirez me revoir : je n’en doute pas, mais il me sera doux de me l’entendre répéter.

LETTRE II. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 15 juillet 1792.

« Ne quittez pas le lieu où vous êtes, la retraite inconnue où vous vivez, ne venez pas près de moi à présent ; au nom du ciel, n’y venez pas ! » Voilà ce que vous m’écrivez ! Est-ce vous que mon malheur a lassée ? est-ce vous qui, fatiguée de mes égarements, ne voulez plus me tendre une main protectrice ? Écoutez, Louise : j’ai perdu successivement toutes mes illusions, toutes mes espérances ; mais si vous n’êtes pas ce qu’il y a de plus noble et de meilleur au monde, j’ignore ce que je suis moi-même ; je ne puis plus rien juger, rien aimer ; le ciel et la terre sont confondus à mes yeux ; je ne sais où poser mes pas, et je demande à la nature ce qu’elle veut faire de moi, quand elle m’ôte le seul appui sur lequel je reposais encore mon âme. Mais non, j’en suis sûre, vous m’expliquerez le mystère qui règne dans votre lettre : le sort renferme mille événements extraordinaires ; toutefois il en est un impossible, c’est que la bonté se démente, c’est que l’amitié sincère se détache par le malheur, c’est que vous ne soyez pas une amie parfaitement bonne et généreuse ! Réveillez-vous, Louise, réveillez-vous ! un motif qui m’est inconnu vous a dicté votre incroyable refus ; mais quel qu’il soit, ce motif, il ne doit rien valoir.

Peut-être croyez-vous qu’il est plus convenable pour moi de rester ici, que je ferais mieux de ne pas aller en France : ah ! ne me déchirez pas le cœur pour ce que vous croyez mon bien ; la douleur que vous m’avez causée est au-dessus de toutes celles que vous voudriez m’épargner ; les chances de l’avenir sont incertaines, et la douleur présente est le véritable mal. Plus je relis votre lettre, plus je me persuade que ce n’est point un sentiment froid, raisonnable, calculé, qui vous l’a dictée ; il y règne un trouble, une obscurité, une contradiction, qui me font craindre pour vous, pour moi, quelque grand malheur que vous redoutez, que vous me cachez. Léonce est-il malade ? est-il menacé de quelque péril ?

Vous dirais-je que de malheureuses superstitions se sont emparées de moi depuis que votre lettre a frappé mon esprit de terreur ? Le dernier mot que M. de Valorbe a écrit en mourant, c’était pour exprimer son désir d’être enseveli dans notre église. Nos religieuses s’y refusaient d’abord, parce que l’on avait répandu le bruit qu’il s’était tué ; mais j’ai mis tant de chaleur dans ma demande, que je l’ai enfin obtenu : j’attachais un grand prix à rendre à cet infortuné ce dernier hommage. Hier au soir, je voulus aller visiter son tombeau ; votre lettre m’avait inspiré plus de désir encore d’apaiser ses mânes. Je craignais pour Léonce ; j’avais besoin d’implorer toutes les protections invisibles que les infortunés appellent sans cesse dans leurs impuissantes douleurs. J’arrive près du tombeau de M. de Valorbe, je frémis du profond silence qui m’environnait, près d’un cœur si passionné, près d’un homme que la violence de ses sentiments avaient fait mourir. Je me mis à genoux, et je me penchai sur la pierre qui couvrait sa cendre. J’y versai longtemps des pleurs de pitié, de regret et de crainte. Quand je me relevai, mon premier mouvement fut de tirer de mon sein le portrait de Léonce, que j’y ai toujours conservé ; je voulus justifier auprès de lui la pitié que m’inspirait M. de Valorbe ; mais je trouvai le portrait entièrement méconnaissable : le marbre du tombeau de M. de Valorbe, sur lequel je m’étais courbée, l’avait brisé sur mon cœur !

Plaignez-moi ; cette circonstance si simple me parut un présage ; il me sembla que du sein des morts M. de Valorbe se vengeait de son rival, et qu’un jour Léonce devait périr dans mes bras. Ce jour approche-t-il ? le savez vous ? voulez-vous me le cacher ? Ah ! cessez de vous montrer insensible à mon sort ! je ne puis le croire, je ne puis soupçonner votre cœur, et toutes les chimères les plus cruelles s’offrent à moi pour expliquer ce que je ne saurais comprendre.

LETTRE III. — MADAME DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 15 juillet 1792.

Les médecins ont déclaré que si Mathilde persistait à nourrir son enfant, elle était perdue, et que son enfant même ne lui survivrait peut être pas. Un confesseur et un médecin amené par ce confesseur soutiennent l’opinion contraire, et Mathilde ne veut croire qu’eux. Léonce s’est emporté contre le prêtre qui la dirige ; il a supplié Mathilde à genoux de renoncer à sa résolution, mais jusqu’à présent il n’a pu rien obtenir. Elle se persuade que toutes les femmes qui ne sont pas malades se font conseiller de ne pas nourrir, pour se dispenser d’un devoir ; et rien au monde ne peut la faire sortir de cette opinion. Elle sait une phrase pour répondre à tout : elle dit que, quand elle se sentira malade, elle cessera de nourrir ; mais que, n’éprouvant aucune douleur à présent, elle n’a point de motif pour céder à ce qu’on lui demande. On lui parle de son changement ; on lui retrace tous les symptômes alarmants de son état ; on veut l’effrayer sur le mal qu’elle peut faire à son fils : elle répond qu’elle n’y croit pas ; que le lait de la mère convient à l’enfant ; qu’un changement de nourriture serait très-dangereux pour lui, et qu’elle doit savoir mieux que personne ce qui est bon pour son fils et pour elle-même. Ces deux ou trois phrases répondent à toutes les conversations qu’on veut avoir avec elle, elle les répète toujours, les varie à peine ; et l’on sent en lui parlant, m’a dit M. de Lebensei, la résistance de l’entêtement, comme un obstacle physique sur lequel la force des raisonnements ne peut rien.

Quel triste spectacle cependant que cette altération du jugement, cette folie véritable, revêtue des formes les plus froides et les plus régulières ! Léonce est au désespoir surtout pour son fils. J’espère qu’il triomphera de la résistance de Mathilde ; elle l’aime, c’est le seul sentiment qui ait sur elle un pouvoir indépendant de sa volonté. M. de Lebensei ne quitte pas Léonce ; il ne se montre pas toujours à Mathilde, mais il est habituellement dans la chambre de M. de Mondoville, pour le soutenir et le consoler. Léonce, depuis huit jours, n’a pas prononcé le nom de madame d’Albémar. J’aime ce respect et cette pitié pour la situation de sa femme. Jamais cependant, je crois, il ne fut plus occupé de Delphine ! Agréez, mademoiselle, mes tendres hommages.

LETTRE IV. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 21 juillet 1792.

Hier la femme de Léonce a cessé de vivre ! c’est vous, mademoiselle qui l’apprendrez à madame d’Albémar. Je ne puis me refuser à vous exprimer la pitié que j’ai ressentie pour les derniers moments de cette jeune Mathilde ; je suis sûr que votre noble amie, loin de me blâmer, la partagera.

Depuis un mois, l’opiniâtreté de madame de Mondoville avait révolté tout ce qui l’entourait. Léonce surtout, inquiet pour son enfant, et ne sachant quel parti prendre, entre la crainte de réduire Mathilde au désespoir et le danger de son fils, n’avait cessé de montrer à Mathilde un sentiment contenu, mais très-blessé, lorsqu’il y a quatre jours une nuit plus alarmante que toutes les autres convainquit Mathilde de son état ; elle fit venir Léonce, et, lui remettant son fils entre les bras, elle lui dit : « Il se peut que j’ai eu tort de vous résister si longtemps ; mais les opinions que je vous opposais exercent un tel empire sur moi, que je leur sacrifie sans regret, à vingt ans, une vie que vous rendiez heureuse. Pardonnez, si votre volonté n’a pas d’abord obtenu ce que je ne faisais pas pour la conservation de ma propre existence. Je crains que la roideur de mon caractère ne vous ait donné de l’éloignement pour la religion que je professe. ; ce serait la pensée la plus amère que je pusse emporter au tombeau : n’attribuez point mes défauts à ma religion, elle n’a pu les corriger tous ; mais, sans elle, ils auraient fait mon malheur et celui des autres ; c’est elle qui m’inspire la force de quitter avec courage ce que Dieu même me permettait d’appeler le bonheur, une union intime avec le seul homme que j’aie aimé sur la terre. » Ces derniers mots touchèrent Léonce ; Mathilde s’en aperçut, et lui prenant la main : « Croyez-moi, lui dit-elle, ce cœur n’était pas si froid que vous le pensiez ! mais ne fallait-il pas l’habituer à la contrainte ? la vie religieuse est une œuvre d’efforts, et l’entraînement trop vif vers les penchants les plus purs détourne l’âme de son Dieu. »

Trois jours après cette conversation, Mathilde, se sentant tout à fait mal, voulut causer seule avec Léonce pour lui confier tout ce qui s’était passé entre elle et madame d’Albémar ; elle remit à son mari la lettre qu’elle avait reçue de Delphine, et qui exprime si noblement tous les sentiments généreux de cette âme angélique. Léonce, qui avait toujours conservé une sorte de ressentiment du départ de Delphine, éprouva l’émotion la plus vive en en apprenant la cause ; et, malgré tous ses efforts, il lui fut impossible, m’a-t-il avoué, de cacher à Mathilde l’admiration qu’il éprouvait pour la conduite de madame d’Albémar. « Vous l’aimez, lui dit Mathilde avec douceur, vous l’aimez encore ! et je meurs. Eh bien, avouez donc que Dieu me protège ! Croyez en lui, Léonce, et ne rendez pas inutiles les prières que je fais pour vous. » Ces mots si sensibles causèrent un remords douloureux à Léonce ; il se jeta au pied du lit de Mathilde, et couvrit sa main de larmes. Mathilde reprit de la force ; son cœur était satisfait de l’attendrissement de Léonce. « Vous épouserez madame d’Albémar, continua-t-elle ; c’est une âme sensible et généreuse ; mais je pense avec peine que votre bonheur, à l’un et à l’autre, est bien dépendant des hommes et des circonstances. L’honneur est votre guide, le sentiment est le sien ; mais vous n’avez point en vous-même un appui qui vous réponde de votre sort : prenez-y garde, Léonce, Dieu veut être notre premier ami, notre seul maître, et la soumission entière à sa volonté est l’unique moyen d’être affranchi de tout autre joug. Léonce, ajouta-t-elle d’une voix émue, Léonce, je voudrais emporter l’idée que vous serez heureux, mais je crains bien que vous n’en ayez pas pris la route. Si je pouvais obtenir de vous que vous élevassiez notre enfant dans mes principes ! Mais, hélas ! ce pauvre enfant ! qui sait s’il vivra ? Il sera bientôt peut-être un ange dans le sein de Dieu. » Tout à coup elle s’arrêta, comme si une idée l’avait troublée, et demanda son confesseur avec instance ; Léonce crut apercevoir qu’elle était inquiète d’avoir nourri son enfant trop longtemps. Il alla chercher le confesseur, et lui dit : « Monsieur, vous nous avez fait bien du mal ; tâchez de le réparer autant qu’il est en votre puissance. Écartez de Mathilde toute idée de remords. — Je ferai mon devoir, » répondit le confesseur, et il entra chez Mathilde. C’est un homme tout à la fois rempli de fanatisme et d’adresse ; convaincu des opinions qu’il professe, et mettant cependant à convaincre les autres de ces opinions tout l’art qu’un homme perfide pourrait employer ; imperturbable dans les dégoûts qu’il éprouve, et toujours actif pour les succès qu’il peut obtenir ; portant enfin, dans une persévérance que rien ne rebute, cette dignité religieuse qui s’honore des humiliations, et place son orgueil dans les souffrances mêmes et dans l’abaissement.

Il resta plusieurs heures enfermé avec Mathilde, et quand Léonce la revit, elle lui parut calme et ferme et ne cherchant aucune occasion de lui parler seule. Pendant toute la nuit qui précéda sa mort, cette jeune et belle Mathilde supporta courageusement toutes les cérémonies dont les catholiques environnent les mourants. J’étais retiré dans un coin de la chambre, derrière les domestiques qui écoutaient, à genoux, les prières des agonisants ; j’apercevais dans une glace le lit de Mathilde, et je voyais son confesseur approcher souvent la croix de ses lèvres mourantes. J’éprouvais à ce spectacle un tressaillement intérieur que tout l’effort de ma volonté ne pouvait vaincre. A-t -on raison, me disais-je, d’entourer nos derniers moments d’un appareil si sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant d’idées terribles l’imagination des infortunés qui expirent ? Le sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs ! Ne vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l’homme comme celle du jour, et faire ressembler, autant qu’il est possible, le sommeil de la mort au sommeil de la vie ? Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce qu’il aime doit écarter de lui cette pompe funèbre ; l’affection l’accompagne jusqu’à son dernier adieu ; il dépose sa mémoire dans les cœurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour lui la bienveillance du ciel : mais l’être infortuné qui périt seul a peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel ; que des ministres de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes qui expriment la compassion du ciel pour l’homme, et que le plus grand mystère de la nature, la mort, ne s’accomplisse pas sans causer à personne ni pitié ni terreur.

Léonce était resté toute la nuit appuyé sur le pied du lit de Mathilde, absorbé dans les impressions profondes qu’il éprouvait. Il m’a dit, depuis, qu’en voyant mourir, avec le calme le plus parfait, une femme si belle et si jeune, il se demandait pourquoi dans les peines du cœur on s’efforçait de vivre, puisque la mort causait si peu d’effroi, même au milieu de toutes les prospérités de la vie ; tant il est vrai que, dans la destinée la plus heureuse, il y a toujours une fatigue secrète d’exister qui console d’arriver au terme, quelque court qu’ait été le voyage.

Vous savez combien la physionomie de Léonce est expressive, et surtout combien la douleur s’y peint avec un charme et une énergie singulière ; il avait passé la nuit dans la même attitude, debout et immobile ; ses cheveux étaient défaits, et sa beauté était vraiment alors très-remarquable. Mathilde, qui avait fermé les yeux depuis assez longtemps, les ouvrit ; le premier objet qui frappa ses regards fut Léonce. « O mon Dieu ! s’écria-t-elle, est-ce mon époux ? est-ce un messager du ciel que je vois ? » À peine eut-elle dit ces mots, que son visage pâle se couvrit d’une vive rougeur ; elle appela son confesseur, et lui parla bas pendant quelques minutes ; j’entendis seulement qu’il lui répondait : « Vous pouvez, madame, dire à M. de Mondoville un dernier adieu, vous le pouvez ; mais, après l’avoir prononcé, vous devez rester seule avec nous. — Léonce, dit alors Mathilde eu serrant la main de son époux dans les siennes, Léonce, répéta-t-elle avec un regard où se peignaient à la fois et les ombres de la mort et le sentiment le plus vif de la vie, je vous ai toujours aimé ; ne conservez de moi que ce souvenir ! Jésus-Christ lui-même n’a-t-il pas dit qu’il serait beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ? Ne dédaignez point ma mémoire, ne foulez point aux pieds, sans tressaillir, le tombeau de celle qui n’a chéri que vous sur la terre. » Léonce se précipita vers Mathilde en pleurant ; peu de secondes après, le confesseur s’approcha du lit, et dit à Léonce : « Éloignez-vous, monsieur ; madame de Mondoville, ne se doit plus maintenant qu’à la prière et aux intérêts du ciel. » Léonce, irrité, se releva ; Mathilde prévit qu’il allait exprimer sa colère, et se hâta de lui dire : « Léonce, c’est mon dernier, c’est mon plus grand sacrifice ; mais il le faut, il le faut ! » Léonce, accablé par cet ordre, se retira, et ne revit plus Mathilde ; une heure après, elle expira.

Depuis ce moment Léonce n’a point quitté son fils, dont l’état est fort dangereux ; et je suis bien sûr qu’il n’a pas l’idée de s’en éloigner dans ce moment. Mais je ne doute pas non plus que, si son enfant était mieux, il ne partît à l’instant pour rejoindre Delphine. Il ne m’a pas encore prononcé son nom ; mais ce matin, comme nous étions ensemble à la fenêtre, au moment où le jour commençait à paraître, il me dit : « Voyez, mon ami ! c’est du côté de la Suisse que le soleil se lève, c’est de là que viennent tous ses rayons ! » Et il se tut, craignant d’exprimer ses pensées secrètes ; mais son visage trahissait des sentiments d’espoir qu’il aurait voulu cacher.

Mandez-moi dans quel lieu demeure Delphine, il faut en instruire Léonce : ah ! maintenant rien ne s’oppose plus à son bonheur ! Que l’infortunée Mathilde le pardonne, mais je bénis le ciel d’avoir enfin réuni pour toujours deux êtres qui s’aimaient, et qui désormais ne seront plus séparés ! Élise et moi, mademoiselle, nous vous offrons nos tendres et respectueux hommages.


LETTRE V. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À M. DE LEBENSEI.
Montpellier, ce 26 juillet.

Gardez-vous bien, monsieur, de laisser partir Léonce pour la Suisse ; il n’est point de dessein plus funeste. Il faut vous révéler un secret affreux, un secret qui anéantit toutes nos espérances au moment où le sort avait écarté tous les obstacles. Les persécutions de M. de Valorbe, la barbare personnalité d’une femme, un enchaînement de circonstances enfin dont l’ascendant était inévitable, ont précipité madame d’Albémar dans la plus malheureuse des résolutions ; elle est religieuse dans l’abbaye du Paradis, à quatre lieues de Zurich. M. de Valorbe, l’auteur de tous les chagrins de Delphine, est mort désespéré, lorqu’il ne pouvait plus rien réparer. Madame d’Albémar ne se repent que trop, je le crois, des vœux imprudents qui la lient pour jamais ; et cependant elle ignore encore la mort de Mathilde ! Je ne puis penser sans horreur au désespoir que vont éprouver Léonce et Delphine, quand elle apprendra qu’il est libre, quand il saura qu’elle ne l’est plus. On ne peut éviter qu’ils ne connaissent une fois leur sort ; mais il faut les y préparer, si toutefois il est possible qu’ils l’apprennent sans en mourir.

Je suis retenue dans mon lit par un accident assez fâcheux ; remplissez à ma place, monsieur, les devoirs de l’amitié ; vous avez plus de force et de caractère que moi ; vos conseils leur seront plus utiles que mes larmes ; secourez nos amis, jamais ils ne furent plus malheureux.

LETTRE VI. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 2 août.

Quelle nouvelle vous m’apprenez, juste ciel ! et il est parti ce matin avant que votre lettre me fût arrivée ! je vais le rejoindre ; dans deux heures j’aurai mon passe-port et je serai sur ses traces. J’ignore ce que je lui dirai, ce que je pourrai faire pour lui ; mais enfin il ne sera pas seul. L’infortuné ! quels événements funestes ont précédé le malheur qui va l’accabler ! Avant-hier il reçut la nouvelle qu’une maladie violente l’avait privé de sa mère, et deux heures après son fils est mort dans ses bras ! Au moment où ce pauvre enfant a cessé de vivre, Léonce s’est jeté sur son berceau avec des convulsions qui me faisaient craindre pour lui. « Mon ami, s’est-il écrié, tous mes liens sont brisés, tous, hors un seul ! Mais celui-là, si je le retrouve, je puis vivre ; oui, sur le tombeau de ma famille entière, barbare que je suis, l’amour peut encore me rendre heureux. » Hélas ! et j’entendais ces paroles sans me douter de ce qu’elles avaient d’horrible. Je croyais à l’espérance qu’il invoquait alors à son secours : depuis ce moment, il ne m’a plus prononcé le nom de Delphine.

Le lendemain, il a suivi l’enterrement de son fils jusqu’au cimetière de Bellerive, où il a voulu qu’on l’ensevelit. J’y ai été avec lui ; rien n’est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d’un enfant : cette cérémonie n’a rien de sombre ; il semble qu’on devrait plaindre davantage celui qui perd la vie avant d’avoir goûté ses beaux jours, et cependant j’éprouvais un sentiment tout à fait contraire. Ce qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l’ont précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n’ont pu conduire au but, et n’ont creusé que l’abîme où le temps et la douleur précipitent tous les hommes ; mais j’aime ces mots d’Hervey sur la tombe d’un enfant : « La coupe de la vie lui a paru trop amère, il a détourné la tête. » Heureux enfant ! dispensé de l’épreuve ! pauvre enfant ! que va devenir ton père ? prieras-tu pour lui dans le ciel ? ta mère se réunira-t-elle à toi ? Oh ! quel est l’esprit assez fort pour ne pas appeler ceux qui ne sont plus au secours des vivants qu’ils ont aimés ! Quel est le cœur qui n’invoque pas ce qu’il ignore, quand il succombe à ce qu’il éprouve ! Hélas ! maintenant que je sais de quel sort Léonce est menacé, il me semble que l’expression de sa physionomie en était le présage : il y avait des rayons d’espoir qui l’illuminaient tout à coup ; mais il retombait l’instant d’après dans la tristesse la plus profonde, comme si l’image du bonheur lui était apparue, et qu’une voix secrète eût empêché son âme de s’y confier.

Quand la cérémonie fut achevée, il se mit à genoux sur le gazon qui recouvrait les restes de son fils. Je n’avais jamais pensé qu’à la douleur d’une mère ; lorsque je vis la mâle expression des regrets paternels, ce jeune homme pleurant sur l’enfance, cette âme forte abattue, je fus touché profondément. Les femmes sont destinées à verser des larmes ; mais quand les hommes en répandent, je ne sais quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du cœur.

En sortant de l’église, Léonce me demanda d’aller avec lui dans le jardin de Bellerive. Quand nous fûmes arrivés à la grille du parc, il s’appuya sur un des barreaux sans l’ouvrir, et, après quelques minutes d’hésitation, il me dit : « Non, cela me ferait mal de me rappeler le passé ; qui sait si j’ai un avenir, qui le sait ? et sans cet espoir, comment affronter ces lieux ! Mon enfant, dit-il en levant les yeux sur l’église de Bellerive, mon enfant ! tu reposes près du séjour où ton père a goûté les seuls instants fortunés de sa vie ; toutes les espérances de mon cœur sont ensevelies ici. Ô destinée ! que me rendrez-vous ? » Sa voix s’altéra en prononçant ces derniers mots ; mais vous savez combien il a d’empire sur lui-même ; il reprit des forces, s’éloigna du jardin, et me fit signe de remonter en voiture avec lui.

Il ne me dit rien pendant la route ; mais quand nous fûmes arrivés chez lui, il m’annonça qu’il partait pendant la nuit. « Vous savez où je vais, me dit-il ; mon fils, ma femme, ma mère n’existent plus ; il n’y a plus qu’un seul objet d’espoir pour moi sur la terre : si je l’ai conservé, je vivrai ; s’il m’était ravi, quel droit le ciel même aurait-il sur l’être privé de tout ce qui lui fut cher ? Adieu. » Peu d’heures après, Léonce était parti, et ce n’est que ce matin que j’ai reçu votre lettre. Je me suis décidé à l’instant même ; je suivrai Léonce, et dès que je l’aurai retrouvé, je verrai ce que m’inspirera sa situation. Mais quand je pourrais lui proposer une ressource salutaire, ses opinions lui permettraient-elles de l’accepter ? Enfin, il faut le rejoindre, il faut qu’un ami soit près de lui dans le plus cruel moment de sa vie. Madame de Lebensei a consenti à mon absence ; j’ai obtenu un passe-port pour un mois ; ma première lettre sera datée de la Suisse. Adieu, mademoiselle, adieu, bonne et malheureuse amie ; que pourrons-nous faire pour sauver Delphine et Léonce ? quels conseils suivront-ils, si l’on osait leur en donner ?

LETTRE VII. — LÉONCE À M. BARTON.
Lausanne, ce 5 août.

Je suis venu ici en moins de trois jours ; je puis m’arrêter, maintenant que j’habite une ville où elle a été ; je n’ai pas encore de renseignements précis sur son séjour actuel, mais me voici sur ses traces, et bientôt je l’atteindrai. Mon cher Barton, que je suis honteux de l’état de mon âme ! Je viens de perdre une mère que je chérissais, une femme estimable, un fils qui m’avait fait connaître les plus tendres affections de la paternité ; en bien, vous l’avouerai-je ? il y a a des moments où mon cœur tressaille de joie. L’idée de revoir Delphine, de la retrouver libre, d’unir mon sort au sien, cette idée efface tout, l’emporte sur tout. Cependant ne croyez pas que j’aie faiblement senti les malheurs qui m’ont frappé : mon état est extraordinaire, mais mon âme n’est pas dure ; jamais même elle ne fut plus sensible ! J’éprouve au fond du cœur une tristesse profonde, je ne puis être seul sans verser des larmes : quand j’aurai retrouvé Delphine, je me livrerai à mes regrets, je pleurerai à ses pieds ; de longtemps, même auprès d’elle, je ne serai consolé ; mais dans l’attente où je suis, ce que je sens ne peut être ni du plaisir ni de la peine ; c’est une agitation qui confond dans le trouble l’espérance comme la douleur.

Vous m’avez connu de la fermeté, eh bien ! à présent je suis très-faible ; je crains, comme une femme, tous les mouvements subits : ce qui va se décider pour moi est trop fort ; il y a trop loin du désespoir à ce bonheur ; j’ai peur des émotions mêmes que me causera sa présence, et je me surprends à souhaiter un sommeil éternel, plutôt que ces secousses morales, si violentes que la nature frémit de les éprouver. Ah ! Delphine, qu’ai-je dit ? c’est toi, oui, c’est toi qui fermeras toutes les blessures de mon cœur ! Le premier son de ta voix, de ta voix fidèle à l’amour, va me rendre en un moment toutes les jouissances de la vie. Il me reste toi, toi que j’ai tant aimée ; d’où viennent donc mes inquiétudes ? Mon ami ! ne sais-je pas qu’elle m’aime, ne connais-je pas son caractère vrai, tendre, dévoué ? Je crains, parce que la revoir me semble un bonheur surnaturel ; depuis huit mois j’invoque en vain son image, depuis huit mois je souffre à tous les instants, je n’ai plus foi au bonheur ; mais c’est une faiblesse que ce doute : n’a-t-il pas existé un temps où je la voyais, un temps où chaque jour je passais trois heures avec elle ? Pourquoi ces heures ne reviendraient-elles pas ? elles ont été dans ma vie, elles peuvent encore s’y retrouver.

LETTRE VIII. — LÉONCE À M. DARTON.
Zurich, ce 7 août.

Je suis à six lieues de madame d’Albémar, je viens de le savoir presque avec certitude ; je ne doute pas, d’après ce qu’on m’a dit, que ce ne soit elle qui s’est retirée, il y a trois mois, dans l’abbaye du Paradis. Sensible Delphine ! c’est dans la retraite la plus profonde qu’elle a passé le temps de notre séparation ; depuis qu’elle a quitté Zurich, on n’a pas une seule fois entendu parler d’elle ; personne, même ici, ne la connaît sous son véritable nom ; mais sa généreuse conduite dans tous les détails de la vie, mais l’impression que ses charmes ont produite sur ceux qui l’ont vue, ne me permettent pas de m’y méprendre. J’ai reconnu ses traces divines, mon cœur en est assuré. Il est sept heures du soir, les couvents ne s’ouvrent pas pendant la nuit ; mais demain, avec le jour, demain je la verrai ! Ô mon cher maître ! quel avenir se prépare pour moi ! comme l’espérance ouvre mon âme à toutes les plus nobles pensées ! comme elle la dispose à la vertu ! Ah ! qu’elle me deviendra facile, quand cet ange sera ma femme ! elle sera un de mes devoirs : elle, un devoir ! Félicités éternelles ! divinités tutélaires ! toutes mes veines battent pour le bonheur ; que les morts me le pardonnent ! j’irai peut être les joindre bientôt, une vie si heureuse ne saurait être longue ; mais qu’on me laisse m’enivrer de ce moment.

P. S. J’apprends à l’instant que Henri de Lebensei est arrivé de Paris, et qu’il demande à me voir. Quel peut-être le motif de ce voyage ? J’aime M. de Lebensei, mais je ne sais pourquoi j’aurais voulu qu’il ne vint point ; je n’ai besoin de me confier à personne, mon âme est toute remplie d’elle-même, il m’en coûte de parler. C’est à vous seul, mon ami, qu’il m’était doux d’exprimer ce que j’éprouve. Combien je suis fâché que M. de Lebensei soit ici !

LETTRE IX. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 7 août.

Il est minuit ; j’ai vu Léonce ce soir, et je n’ai pu me résoudre à lui annoncer son malheur. Il lui reste une ressource, s’il avait le courage de l’embrasser : j’essayerai de l’y préparer. Je verrai madame d’Albémar dans peu d’heures, et je ferai tout pour secourir ces infortunés ! Jamais aucun des événements de ma propre vie n’a si vivement agité mon cœur !

Depuis sept heures du soir je suis à Zurich ; Léonce y était arrivé le même jour. J’ai appris d’abord où il demeurait ; je l’ai prévenu par un mot de mon arrivée, et j’ai été le voir un quart d’heure après. Il m’a bien reçu, mais avec une distraction très-visible : j’ai supposé qu’une affaire personnelle m’avait obligé de venir à Zurich, il ne m’écoutait pas ; enfin je lui ai dit que j’avais reçu de vos nouvelles ; votre nom rappela son attention, et il me dit qu’il partait à quatre heures du matin pour être à l’abbaye du Paradis au moment où l’on en ouvrait les portes ; il ajouta qu’il se croyait sûr d’y trouver Delphine. Je frémis de son projet, et j’eus la présence d’esprit de lui dire sans hésiter que vous me mandiez par votre dernière lettre que madame d’Albémar avait quitté ce couvent depuis quinze jours, pour se retirer dans une campagne près Francfort. Il tressaillit à ces mots, et me dit : « Encore quatre jours, quand je comptais sur demain ! » Et il porta sa main à son front avec douleur. « Si vous voulez, repris-je, je vous accompagnerai jusqu’à Francfort. » Je proposais ce voyage seulement dans l’intention de gagner encore quelques jours. « Vous êtes bon, me répondit-il, peut-être accepterai-je votre offre ; nous en parlerons demain matin. » Je voulais insister, et savoir quelque chose de plus sur ses projets ; mais il me regardait avec une sorte d’inquiétude qui me faisait mal, et je résolus d’aller d’abord, sans qu’il le sût, chez madame d’Albémar, pour la prévenir, à tout événement, de l’arrivée de Léonce. Ce dessein arrêté, je me promis de laisser encore à mon malheureux ami ce jour de repos, et je lui proposai d’aller nous promener ensemble sur le bord du lac de Zurich. Il y consentit, et ne me dit pas un mot pendant le chemin.

Arrivés dans une allée de peupliers qui conduit au tombeau de Gessner, nous nous avançâmes jusque sur le rivage du lac ; Léonce regarda tour à tour pendant quelque temps le ciel parsemé d’étoiles, et les ondes qui les répétaient : « Mon ami, me dit-il alors, croyez-vous qu’enfin je doive être heureux ? » Et il s’arrêta pour attendre ma réponse. Je baissai la tête en signe de consentement, mais je ne pus articuler un seul mot ; il ne remarqua point ce qui se passait en moi, tant il était absorbé dans ses pensées. « Pourquoi ne le serais-je pas ? continua-t-il. Ceux qui ne sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous l’objet du courroux de la Divinité qu’ils auraient ignorée ? Il y a tant de mystères dans l’homme, hors de l’homme ! celui qui ne les a pas compris doit-il en être puni ? sera-t-il condamné sur cette terre à ne jamais posséder ce qu’il aime ? S’il a respecté la morale, s’il a servi l’humanité, s’il n’a point flétri dans son âme l’enthousiasme de la vertu, n’a-t-il pas rendu un culte à ce qu’il y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu’il ait attribué au principe de tout bien ? Il est vrai, je l’avoue, j’ai attaché trop de prix à l’estime et à l’opinion publique ; mais qu’ai-je fait de condamnable pour les obtenir ? Ce que j’ai fait ! s’écria-t-il, j’ai soupçonné Delphine ! je pouvais l’épouser, et j’ai pris Mathilde pour femme ! Mathilde que je n’aimais point, et que je n’ai point su rendre aussi heureuse qu’elle le méritait ! Mon cher Henri, reprit Léonce d’une voix plus sombre, quel homme, en examinant sa vie, peut se trouver digne du bonheur ! et cependant comment l’espérer, si l’on n’en est pas digne ? — Combien n’y a-t-il pas dans votre vie, lui dis-je, de bonnes et de nobles actions qui doivent vous inspirer de la confiance ! — Oh ! reprit-il, la source de ce qui est bien est-elle entièrement pure ? On veut les suffrages des hommes pour récompense d’une bonne conduite, et c’est ainsi que la vertu n’est jamais sans mélange ; mais dans le mal il n’y a que du mal. Je repasse toute ma jeunesse dans mon souvenir, et j’y découvre des torts qui ne m’avaient point frappé. Serai-je heureux, serai-je heureux ? Est-il vrai que je vais revoir Delphine, m’unir à son sort pour toujours ? Je suis faible, bien faible ; il suffit du moindre présage, de votre silence quand je vous interroge, pour m’effrayer. » Je voulus m’excuser alors. « Asseyons-nous, me dit-il ; j’ai une palpitation de cœur très-douloureuse, parlez-moi, je ne peux plus parler ; mais ayez soin de ne me rien dire qui me trouble. Je vous en prie, donnez-moi du calme si vous le pouvez. »

Vous concevez, mademoiselle, ce que je devais souffrir ; je voyais mon malheureux ami comme un homme frappé de mort à son insu, et je n’osais ni le consoler, ni l’inquiéter, car il aurait suffi d’un mot pour bouleverser son âme. Je voulus tâcher de découvrir sa disposition sur les idées qui m’occupaient, et je lui demandai si, pour posséder Delphine, il s’exposerait cette fois, s’il le fallait, au blâme universel de la société. « Pourquoi cette question ? s’écria-t-il en se levant avec colère. Madame d’Albémar n’est-elle pas le choix le plus honorable, le caractère le plus estimé ? Que savez-vous, que croyez-vous ? — Je ne sais rien, interrompis-je, qui ne soit à la gloire de celle que vous aimez ; mais, dans les moments les plus agités de la vie, j’aime qu’on soit capable de réfléchir et de raisonner. — Je ne le suis pas, » me répondit-il brusquement, et il s’éloigna. Je le suivis, la bonté de son caractère le ramena, il revint à moi, et me dit en me tendant la main : « Vous qui saviez si bien trouver, il y a quelques mois, ce que j’avais besoin d’entendre, pourquoi depuis que vous êtes ici, l’état de mon âme est-il beaucoup moins doux ? — C’est que l’attente se prolonge, lui répondis-je. Partons demain pour Francfort. — Eh bien, oui, me répondit-il, je vous verrai demain. » Et il me quitta pour rentrer chez lui.

Dans quelques heures je serai à l’abbaye du Paradis ; madame d’Albémar soutiendra, je le crois, avec plus de force la nouvelle que j’ai à lui annoncer, elle n’a pas un instant cessé de souffrir ; mais ce qui me fait trembler pour Léonce, c’est qu’il a repris à l’espoir du bonheur avec confiance et vivacité. Je vous apprendrai dans ma première lettre comment j’aurai trouvé madame d’Albémar, et quel conseil elle adoptera dans son malheur. Ah ! je voudrais qu’elle se confiât entièrement à mes avis, sa situation ne serait pas encore désespérée. Je ne vous dis pas, mademoiselle, combien vos peines m’affligent ! je fais mieux que vous plaindre, je souffre autant que vous.

LETTRE X. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Près de l’abbaye du Paradis, ce 9 août.

Tous mes efforts ont été vains, ce que craignais le plus est arrivé : sans le souvenir de ma femme et de mon enfant, je ne sais si ma raison me suffirait pour supporter l’affreux spectacle de douleur dont je suis témoin. Il parait que Léonce ne s’était pas entièrement confié à ce que je lui avais dit du prétendu départ de Delphine pour Francfort, ou qu’il voulait du moins s’informer d’elle dans un lieu qu’elle avait habité longtemps. Hier matin il partit sans m’en prévenir pour l’abbaye du Paradis ; je le sus un quart d’heure après, au moment où je montais moi-même à cheval pour m’y rendre. Je me flattais encore de le rejoindre avant qu’il fût arrivé, et jamais, je crois, on n’a fait une course plus rapide que la mienne. Le soleil commençait à se lever ; je parcourais le plus beau pays du monde, sans distinguer un seul objet. J’aperçus enfin Léonce à un quart de lieue de l’abbaye, mais à deux cents pas de moi. Je redoublai d’efforts pour l’atteindre ; et, comme s’il eût craint que je le joignisse, il hâtait tellement le pas de son cheval, qu’il m’était impossible d’approcher de lui, même à la distance de la voix. Enfin il descendit à la porte de l’abbaye, et dit à l’instant même, ainsi que je l’ai su depuis, qu’il demandait à parler à une dame qui demeurait dans le couvent, de la part de mademoiselle d’Albémar. Je ne sais par quel malheureux hasard la tourière qui se trouvait là se rappela que ce nom avait été souvent prononcé par Delphine ; elle monta pour la prévenir que quelqu’un voulait la voir de la part de mademoiselle d’Albémar, et j’arrivais lorsqu’on disait à Léonce que la personne qu’il demandait était prête à le recevoir.

Je voulus le retenir au moment où il montait les premières marches de l’escalier du couvent. « Au nom du ciel ! m’écriai-je, écoutez-moi, Léonce, arrêtez ! — M’arrêter ! dit-il en se retournant vers moi ; qui sur la terre oserait me le proposer ? — Daignez m’entendre, répétai-je ; vous ne savez pas … — Je sais que Delphine est ici, interrompit-il avec fureur, et que vous vouliez me le cacher. C’en est trop ; ne prononcez pas un mot de plus ! » Il ouvrit la porte en finissant ces dernières paroles ; il n’était plus temps de rien essayer, le sort avait tout décidé.

Comme Léonce entrait dans le parloir, Delphine parut, revêtue de son voile noir, derrière la fatale grille : à ce spectacle, un tremblement affreux saisit Léonce ; il regardait tour à tour Delphine et moi, avec des yeux dont l’expression appelait et repoussait la vérité presque en même temps : « Est-elle religieuse ! s’écria-t-il, l’est-elle ! » À ces accents, Delphine reconnut Léonce, elle tendit les bras vers lui ; il s’élança vers la grille qu’il saisit, qu’il ébranla de ses deux mains, avec une contraction de nerfs impossible à voir sans frémir, et dit avec une voix dont les accents ne sortiront jamais de mon souvenir : « Mathilde est morte, Delphine ; pouvez-vous être à moi ? — Non, lui répondit-elle ; mais je puis mourir ! » Et elle tomba par terre sans mouvement.

Léonce la considéra quelque temps avec un regard fixe et terrible ; puis, se retournant vers moi, il s’appuya sur mon bras et s’assit avec un calme apparent, que démentait l’affreuse altération de son visage ; il se mit à me parler alors, mais il m’était impossible de le comprendre, car ses dents frappaient les unes contre les autres avec une grande violence, et ses idées se troublaient tellement, qu’il n’y avait plus aucun sens dans ce qu’il disait. Delphine, revenant à elle, fit demander à l’abbesse la permission d’entrer dans la chambre extérieure. Madame de Ternan, effrayée de l’arrivée de son neveu, n’osa ni se montrer ni refuser ce que lui demandait Delphine. Mon malheureux ami n’entendait déjà ni ne voyait plus rien ; lorsqu’on ouvrit la grille à Delphine, elle se précipita dans l’instant aux genoux de Léonce, et tint ses mains glacées dans les siennes, en lui prodiguant les noms les plus tendres. Léonce alors, sans revenir tout à fait à lui, reconnut cependant son amie, et, la prenant dans ses bras, il la pressa sur son cœur avec un mouvement si passionné, des regards tellement enthousiastes, qu’involontairement je levai les mains au ciel pour le prier de les réunir tous les deux ! Peut-être m’a-t-il exaucé ! Léonce serrant dans ses mains tremblantes les mains tremblantes de Delphine, et déjà dans le délire de la fièvre qui ne l’a point quitté depuis, lui disait : « D’où vient donc, mon amie, que tu m’apparais couverte de ce voile ? quel présage m’annonce cet habit lugubre ? n’est-ce pas avec des parures de fête que notre hymen doit être célébré ? Oh ! dégage-toi de ces ombres noires qui t’environnent, viens à moi vêtue de blanc, dans tout l’éclat de ta jeunesse et de ta beauté ; viens, l’épouse de mon cœur, toi sur qui je repose ma vie. Mais pourquoi pleures-tu sur mon sein ? tes larmes me brûlent ; quelle est la cause de ta douleur ? N’es-tu pas à moi, pour jamais à moi, à moi !… » Sa voix s’affaiblissait toujours plus ; en répétant ces paroles déchirantes, il pencha sa tête sur mon épaule, et perdit absolument connaissance.

Delphine me reconnut alors, et me dit : « Vous le voyez, je lui donne la mort : je ne sais quel être je suis ; je porte le malheur avec moi, je ne fais rien que de funeste. Sauvez-le, sauvez-le ! — Écoutez-moi, lui dis-je, vos vœux ne sont point irrévocables ; ils peuvent être brisés, ils le seront. » Ces paroles la firent frissonner, mais elle les entendit sans en conserver le souvenir ; elle posa la tête défaillante de son ami sur son sein, et m’envoya chercher du secours : je revins avec deux tourières du couvent. Tous nos efforts pour rappeler Léonce à la vie furent d’abord vains ; Delphine, dont l’effroi redoublait à chaque instant, pressant Léonce dans ses bras, cherchait à le soutenir, à le ranimer, et lui répétait, avec cet abandon de tendresse qui fait d’une femme un être céleste, un être qui n’exprime et ne respire que l’amour : « Mon ami, mon amant, ange de ma vie ! ouvre les yeux ; n’entends-tu donc plus cette voix d’amour qui t’appelle, cette voix de ta Delphine ? Nous mourrons ensemble ; mais reviens à toi, pour me dire encore une fois que tu m’aimes : ne sens-tu pas mon cœur sur ton cœur, ma main qui presse la tienne ? Je ne sais ce que je suis, je ne sais quels liens m’enchaînent, mais mon âme est restée libre, et je t’adore : l’excès du sentiment que j’éprouve n’aurait-il donc aucune puissance ? La vie qui me dévore, ne puis-je la faire passer dans tes veines ? Léonce, Léonce ! » Il ouvrit les yeux à ces accents, mais il les referma bientôt après, repoussant de sa main Delphine même, comme s’il ne se trouvait bien que dans l’engourdissement de la mort.

Je remarquai l’embarras des religieuses témoins de cette scène, et je résolus de faire transporter Léonce dans une maison voisine du couvent, où l’on pourrait le secourir. Delphine ne s’opposa point aux ordres que je donnai ; et, quand on emporta l’infortuné Léonce sans qu’il eût repris ses sens, elle se mit à genoux sur le seuil de la porte, le suivit de ses regards tant qu’elle put l’apercevoir, et, baissant ensuite son voile, elle se releva et rentra dans son couvent.

Depuis ce moment, je n’ai pas quitté Léonce ; il n’a pas cessé d’être en délire : cependant les médecins me donnent l’espoir de sa guérison. Je vous manderai dans peu de jours, mademoiselle, ce que je veux tenter pour nos malheureux amis ; il faut que je recueille mes pensées pour l’importante résolution que je dois leur proposer ; en attendant, je leur prodiguerai tous les soins qui peuvent conserver leur vie. Ne vous affligez pas trop d’être loin d’eux ; daignez croire que mon amitié ne négligera rien pour les secourir.

LETTRE XI. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Près de l’abbaye du Paradis, ce 10 août 1792.

Léonce ne peut pas survivre à son malheur, et je suis certain qu’il a résolu de terminer sa vie. Il m’a interrogé plusieurs fois sur le récit que Delphine m’a fait des événements qui l’ont amenée à se faire religieuse : une circonstance se retrace sans cesse à lui, c’est la terrible crainte qu’a éprouvée Delphine de se voir perdue de réputation ; il sent que c’est surtout à cause de lui qu’elle n’a pu supporter l’idée d’être même injustement soupçonnée, et il se regarde comme l’auteur de son propre malheur. Sa fièvre a cessé, mais c’est parce qu’il est décidé, qu’il est calme : il m’a annoncé, avec une sorte de solennité, que dans quatre jours il voulait avoir un entretien, seul avec Delphine. « Madame de Ternan, me dit-il, ne me le refusera pas, après le mal qu’elle m’a fait ; elle me craint, elle redoute de me parler, mais elle n’osera pas s’exposer inconsidérément à m’irriter. Je veux revoir Delphine près de cette église où elle a permis que les restes de M. Valorbe fussent déposés. » Je connais Léonce, son caractère, sa passion, sa douleur ; je ne sais ce que moi-même je trouverai à lui dire dans sa situation pour l’engager à vivre, mais je sais mieux encore qu’il ne veut rien écouter. Delphine, vous n’en doutez pas, n’existera pas un jour après Léonce, et je laisserais périr ainsi ces deux nobles créatures ! Non, que tous les préjugés de la terre s’arment contre moi, n’importe ! je suis sùr que je fais une bonne action en essayant de rendre à la vie deux êtres dignes du bonheur et de la vertu ; je dédaigne ceux qui me blâmeront, ils ne m’atteindront pas dans l’asile de mon cœur, où je suis content de moi ; ils n’ébranleront point cette parfaite conviction de l’esprit, qui est aussi une conscience pour l’homme éclairé. Vous saurez dans deux jours, mademoiselle, l’issue de mon projet ; j’espère que vous l’approuverez, votre suffrage m’est nécessaire ; et plus je sais m’affranchir des vaines clameurs, plus j’ai besoin de l’estime de mes amis.

LETTRE XII. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 13 août, près l’abbaye du Paradis.

Je crois que mon projet a réussi ; cependant vous en allez juger : madame d’Albémar m’a particulièrement recommandé de ne vous laisser rien ignorer. J’ai été la voir hier matin. « Léonce va terminer sa vie, lui ai-je dit, sa résolution est prise ; voulez-vous le sauver ? — Dieu ! s’écria-t-elle, comment pouvez-vous me parler ainsi ! ai-je un autre espoir que de mourir avec lui ? peut-il en exister un autre ? Que prétendez-vous, en faisant naître en moi des émotions si violentes ? laissez-moi périr résignée. — Vous avez fait des vœux, repris-je, sans aucune des formalités ordonnées, ils vous ont été surpris cruellement ; je suis fermement convaincu que les scrupules les plus religieux pourraient vous permettre de réclamer votre liberté, si vous en aviez le moyen ; ce moyen, je vous l’offre. Il existe un pays, et ce pays c’est la France, où l’on a brisé par les lois tous les vœux monastiques ; venez l’habiter avec Léonce, et, bravant l’un et l’autre d’absurdes préjugés, unissez-vous pour jamais à la face du ciel qui l’approuvera. — Que me proposez-vous ? s’écria-t-elle avec un tremblement affreux ; puis-je y consentir sans honte ? le croyez-vous ? serait-il possible ? — Vous souvenez-vous, lui dis-je, qu’il y a près d’un an, lorsque je vous écrivis sur la possibilité du divorce, vous répondîtes que vous ne connaissiez qu’un devoir, un devoir dont ils dérivaient tous, celui de faire le plus de bien possible, et de ne jamais nuire à qui que ce fût sur la terre ? Eh bien, je vous le demande, qui faites-vous souffrir en brisant ces vœux insensés que le désespoir seul a pu vous arracher ? et vous sauvez Léonce ! lui pour qui vous avez pris la fatale résolution qui vous perd ! Ne m’avez-vous pas avoué que l’amour seul vous l’avait inspirée ? eh bien, que l’amour délie les nœuds funestes qu’il a formés ! — Quoi ! me dit encore Delphine, vous croyez impossible de consoler Léonce, de fortifier assez son âme pour qu’il puisse consacrer sa vie à la gloire et à la vertu ! Ne vous embarrassez pas de mon sort : je me sens frappée à mort, je sens que la nature va bientôt venir à mon secours : s’il veut vivre, je pourrai mourir en paix. — Non, lui répondis-je, je ne dois pas vous le cacher, rien ne peut engager Léonce à supporter sa destinée. — Et lui-même, reprit Delphine, accepterait-il un parti si contraire à ses idées habituelles, à l’opinion qu’il a toujours profondément respectée ? — Les grands malheurs, lui répondis-je, les malheurs réels font disparaître les défauts qui sont l’ouvrage des combinaisons factices de la société ; les loisirs et l’agitation du monde irritent les peines de l’imagination ; mais, aux approches de la mort, on ne sent plus que la vérité : Léonce, prêt à périr, saisira avec transport le moyen secourable qui ferme le tombeau sous ses pas ; permettez seulement que je lui donne cet espoir. — Laissez-moi, interrompit Delphine, j’ai besoin de quelques heures pour réfléchir sur l’idée la plus inattendue, sur celle qui bouleverse tout à coup mes esprits. Avant que le jour soit fini, vous aurez ma réponse. » Je la quittai ; le soir, elle m’envoya la lettre qu’elle avait reçue de Léonce, avec la réponse qu’elle m’avait promise ; les voici toutes deux :

LÉONCE À DELPHINE.

Delphine, dans le jardin de ta prison, non loin des lieux où tu n’as pas refusé un sombre asile même à ton ennemi, je veux te voir. Ne sois pas effrayée, j’ai besoin de quelques moments doux avant le dernier, je ne veux pas cesser de vivre dans la disposition où je suis ; il faut que ta voix m’ait attendri, il ne faut pas que mon âme s’exhale dans un moment de fureur ; rends-la digne du ciel vers lequel elle va remonter. Infortunée ! veux-tu mourir avec moi, le veux-tu ? C’est quelque chose qui ressemble au bonheur que de quitter la vie ensemble ; je te donnerai le poignard qu’il faut plonger dans mon cœur ; tu le sentiras, ce cœur, à ses palpitations terribles ; je guiderai le fer et ta main. Bientôt après tu me suivras… Non… attends encore, je le veux ; mais qui oserait exiger de moi que je survécusse à cette rage du destin qui nous sépare, lorsque tant de hasards nous réunissaient ! Je reste seul dans cet univers, où rien de ce qui me fut cher n’est plus auprès de moi. Qui maintenant a le secret de mes douleurs ? qui a connu ma vie passée ? pour qui ne suis-je pas un être nouveau ? faudrait-il recommencer l’existence avec un cœur déchiré ? Je la supportais avec peine, même avant d’avoir souffert ? que ferais-je maintenant ? Ah ! Delphine, donnons un dernier jour à nous voir, à nous entendre ; il y a, crois-moi, beaucoup de douceur dans la mort ; je veux la savourer tout entière. Je me fais de ce jour un long avenir ; oui, tous les sentiments que l’homme peut éprouver se trouveront réunis, confondus ; et quand le soleil se couchera, la nature, qui m’aura laissé goûter toutes les affections les plus tendres, ne sera-t elle pas quitte envers moi ? Lorsque je te reverrai, je porterai déjà la mort dans mon sein ; vers la fin du jour, mes yeux s’obscurciront par degrés, mais les derniers traits que j’apercevrai seront les tiens. Delphine, demain je te dirai tout ce que je pense dans cette situation sans avenir, sans espérance ; mon âme s’épanchera tout entière dans la tienne ; je goûterai les délices de l’abandon le plus parfait ; les liens de la vie seront brisés d’avance ; je n’attendrai plus rien d’elle qu’un dernier jour, une dernière heure d’amour passée près de toi. Delphine, ne crains rien, demain te laissera un doux souvenir ; espère demain, au lieu de le redouter. Que la mort de ton amant, ainsi préparée, te paraisse ce qu’elle est pour lui, un heureux moment dans un sort funeste ! Adieu.

Léonce.
DELPHINE À M. DE LEBENSEI.

Voilà sa lettre, monsieur ; elle achève de me déterminer. Écrivez-lui vos motifs ; ce qu’il décidera, je l’accepterai. J’aurais voulu pouvoir consulter une amie, madame de Cerlebe, que la maladie de son père retient loin de moi depuis plusieurs jours : son esprit n’égale sûrement pas le vôtre, mais elle est femme, et, son opinion sur les devoirs d’une femme doit être scrupuleuse ; n’importe, je m’en remets à vous. Je n’ignore pas cependant à quel malheur je m’expose ; il se peut que Léonce condamne ma résolution, et que je sois moins aimée de lui pour l’avoir prise : je préférerais les tourments les plus affreux à ce danger ; mais il s’agit de la vie de Léonce, et non de la mienne ; tout disparaît devant cette pensée. Je n’ai pu goûter un moment de repos depuis qu’un homme que je n’aimais point, a péri pour moi ; et je serais destinée à donner la mort au plus aimable, au plus généreux des hommes ! Non, la honte même, la honte, du moins celle qui n’est point unie aux remords, est plus facile à supporter que le désespoir de ce qu’on aime !

Au fond de mon cœur, je ne me crois pas coupable ; mais tout m’annonce que je serai jugée ainsi ; que j’offense l’opinion dans toute sa force, dans toute sa violence. Il suffira peut-être à Léonce de savoir que je n’ai pas repoussé un tel dessein, pour cesser de m’aimer. Eh bien, néanmoins, qu’il sache que je ne l’ai pas repoussé ! Si je lui deviens moins chère, il pourra vivre sans moi, je n’aspire qu’à sa vie ; tous les sacrifices sont possibles quand il s’agit de le sauver. Demain, il veut mourir ; demain s’éteindra dans mes bras cette âme héroïque et pure : la dernière fois que je l’ai vu, mes cris, mes pleurs l’ont ranimé, et dans quelques jours il serait de même étendu sans mouvement à mes pieds ; de même, mais pour toujours ! Je me dégrade peut être à ses yeux ; mais, soit qu’il refuse ou qu’il accepte, il vivra ; l’impression qu’il recevra de ce que vous allez lui proposer arrêtera son funeste projet ; si je détruis ainsi l’amour de Léonce pour moi, je saurai mourir ; mais alors il me survivra, c’est tout ce que je veux. Écrivez-lui donc, j’y consens.

Delphine.

Après avoir reçu la lettre de Delphine, j’écrivis à l’instant à Léonce ce que vous allez lire :

M. DE LEBENSEI À M. DE MONDOVILLE.

Serez-vous capable d’écouter un conseil courageux, salutaire, énergique ; un conseil qui vous sauve de l’abîme du malheur, pour élever Delphine et vous à la destinée la plus parfaite et la plus pure ? Saurez-vous suivre un parti qui blesse, il est vrai, ce que vous avez ménagé toute votre vie, les convenances, mais qui s’accorde avec la morale, la raison et l’humanité ?

Je suis né protestant ; je n’ai point été élève, j’en conviens, dans le respect des institutions insensées et barbares qui dévouent tant d’êtres innocents au sacrifice des affections naturelles ; mais faut-il moins en croire mon jugement, parce qu’aucune prévention n’influe sur lui ? L’homme fier, l’homme vertueux ne doit obéir qu’à la morale universelle ; que signifient ces devoirs qui tiennent aux circonstances, qui dépendent du caprice des lois ou de la volonté des prêtres, et soumettent la conscience de l’homme à la décision d’autres hommes asservis depuis longtemps sous le joug des mêmes préjugés, et surtout des mêmes intérêts ? Certes la morale est d’une assez haute importance pour que l’Être suprême ait accordé à chacune de ses créatures ce qu’il faut de lumières pour la comprendre et pour la pratiquer ; et ce qui répugne aux cœurs les plus purs ne peut jamais être un devoir ! Écoutez-moi : les lois de France dégagent Delphine des vœux que de fatales circonstances ont arrachés d’elle ; venez vivre sur le sol fortuné de votre patrie, et, vous unissant à celle que vous aimez, soyez l’homme le plus heureux et le plus digne de l’être. Vous voulez mourir plutôt que de renoncer à Delphine, et l’idée que je vous présente ne s’est point encore offerte à votre esprit ! Est-ce un époux qui vous enlève votre amie ? quel est le devoir véritable qui la sépare de vous ? un serment fait à Dieu. Ah ! nous connaissons bien peu nos rapports avec l’Être suprême ; mais sans doute il sait trop bien quelle est notre nature, pour accepter jamais des engagements irrévocables.

La veille du jour où madame d’Albémar a prononcé ses vœux, toute son âme n’était-elle pas livrée aux plus cruelles incertitudes ? Ces funestes vœux ne furent que l’acte d’un moment suivi du plus amer repentir ; et toute sa destinée serait attachée à cet instant passionné, qui l’entraîna comme une force extérieure dont elle ne serait en rien responsable ! Hélas ! d’un âge à l’autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence qu’entre deux êtres qui se seraient totalement étrangers ; et l’homme d’un jour enchaînerait l’homme de toute la vie ! Qu’est-ce que l’imagination n’a pas inventé pour se fixer elle-même ! mais de toutes ces chimères, les vœux éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature morale se soulève à l’idée de cet esclavage complet de tout notre avenir ; il nous avait été donné libre pour y placer l’espérance, et le crime seul pouvait nous en priver sans retour.

Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée ; mais l’Être tout-puissant et souverainement bon n’a pas besoin que sa créature soit fidèle aux vœux imprudents qu’elle lui a faits. Dieu, qui parle à l’homme par la voix de la nature, lui interdit d’avance des engagements contraires à tous les sentiments comme à toutes les vertus sociales ; et si d’infortunés téméraires ont abjuré, dans un moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n’est pas le bienfaiteur dont ils les tiennent qui peut leur défendre d’appeler de ce suicide pour faire du bien et pour aimer.

Je n’ai pas besoin de vous parler davantage sur la folie des vœux religieux, vous penser à cet égard comme moi ; mais si le malheur ne vous a point changé, la crainte du blâme agit fortement sur vous ; et lorsqu’à Zurich je voulais vous préparer à l’événement cruel qui vous menaçait, je vous vis tressaillir au moment où j’osais vous conseiller le mépris de l’opinion, ce mépris sans lequel je prévoyais que le bonheur ne pouvait vous être rendu. Peut-être aussi éprouvez-vous de la répugnance à faire usage des lois françaises, qui sont la suite d’une révolution que vous n’aimez pas.

Mon ami, cette révolution, que beaucoup d’attentats ont malheureusement souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu’elle assurera à la France : s’il n’en devait résulter que diverses formes d’esclavage, ce serait la période de l’histoire la plus honteuse ; mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu’il y a de noble dans l’espèce humaine, est si intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événements qui l’ont amenée.

Au reste, ai-je besoin de discuter avec vous ce qu’on doit penser des lois de France ! Jugez vous-même les circonstances qui ont accompagné les vœux de Delphine, la précipitation de ces vœux, les moyens employés par madame de Ternan pour abréger le noviciat : quel est le tribunal d’équité, dans quelque lieu, dans quelque époque que ce fût, qui ne relèverait pas Delphine de semblables engagements ! Aucun sentiment de délicatesse, aucun scrupule de conscience, ne s’opposent au parti que je vous propose ; il n’est donc question que d’un seul obstacle, d’un seul danger : le blâme de la plupart des personnes de votre classe avec qui vous avez l’habitude de vivre. Avez-vous bien réfléchi, mon cher Léonce, sur la peine que vous causera cet injuste blâme, quand il serait vrai qu’il fût impossible de l’apaiser ? Heureux, le plus heureux des mortels dans votre intérieur, vivez dans la solitude, et renoncez à voir ceux dont l’opinion ne serait pas d’accord avec la vôtre. Vous oublierez les hommes que vous ne verrez pas, et vous transporterez ailleurs qu’au milieu d’eux votre considération et votre existence. L’imagination ne peut se guérir, quand la présence des mêmes objets renouvelle ses impressions ; mais elle se calme, lorsque pendant longtemps rien ne lui rappelle ce qui la blesse. Il y a dans presque tous les hommes quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui les fait souffrir, une faiblesse qu’ils n’avouent jamais, et qui a plus d’empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent ; c’est comme une manie de l’âme, que des circonstances particulières à chaque homme ont fait naître : il faut la traiter soi-même comme elle le serait par des médecins éclairés, si elle avait dérangé complètement les organes de la raison ; il faut éviter les objets qui réveilleraient cette manie, se faire un genre de vie et des occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au lieu de vouloir l’asservir ; car elle influe toujours sur notre bonheur, alors même qu’on l’empêche de diriger notre conduite. Je ne viens donc point, avec des lieux communs de philosophie, vous conseiller de triompher de vos inquiétudes sur tout ce qui tient à l’opinion, mais je vous dis d’adopter une manière de vivre qui vous mette à l’abri de ces inquiétudes.

Votre amour pour Delphine doit vous rendre la solitude bien douce avec elle ; n’admettez dans votre intimité que quelques amis exempts de préjugés et qui jouiront de votre bonheur. Vous voulez mourir ? dites-vous. Mais n’est-ce pas immoler aussi Delphine ? Elle ne vous survivra pas, vous n’en pouvez douter ; et vous renonceriez l’un et l’autre à la plus belle des destinées, à l’amour dans le mariage, parce qu’il existera quelques hommes qui vous blâmeront ! Rappelez-vous un à un ces hommes dont vous redoutez le jugement ; en est-il qui vous parussent mériter le sacrifice d’un jour, d’une heure de la société de Delphine ? et pour tous réunis vous lui donneriez la mort ! Vous pouvez généraliser d’une manière assez noble les sentiments qu’inspire la crainte de blesser l’opinion des hommes ; mais représentez-vous en détail ce que vous redoutez : une visite qu’on ne fera pas à votre femme, une invitation qu’elle ne recevra pas, une révérence qui lui sera refusée ; vous aurez honte de mettre en balance le bonheur et l’amour avec ces misérables égards de politesse, que le pouvoir obtient toujours, quelque mal qu’il ait fait, chaque fois qu’il menace d’en faire plus encore.

Ah ! si votre conscience était d’accord avec ce que les hommes diraient de vous, chacun d’eux pourrait vous humilier, car votre cœur ne conserverait en lui-même aucune force pour se relever ; mais est-ce vous, Léonce, est-ce vous à qui l’amour et la vertu, les affections du cœur et le repos de la conscience ne suffiraient pas pour supporter la vie ? Si vous vous trouviez tout à coup transporté sur les rives de l’Orénoque avec Delphine, vous y seriez heureux, parfaitement heureux. Eh bien, vous avez de plus les plaisirs et les jouissances que la fortune et les arts de la civilisation peuvent donner. Serait-il possible que des êtres qui n’ont pour vous aucun genre d’attachement, des êtres qui emploieraient un quart d’heure de leur journée à vous blâmer, mais qui n’en auraient pas consacré autant a vous rendre le plus important service, serait-il possible qu’ils se plaçassent entre Delphine et vous, et vous empêchassent de vous réunir ? Ils seraient bien étonnés, Léonce, des sacrifices que vous leur feriez, ces redoutables censeurs ; ils seraient bien fiers d’avoir blessé de leurs petites armes un caractère qu’ils croyaient eux-mêmes au-dessus de leurs atteintes !

Votre sang, celui de Delphine, coulerait, non pour l’amour, non pour le remords, mais pour les frivoles discours de telle société, de tel cercle de femmes, parmi lesquelles vous ne daigneriez pas choisir une amie, mais à qui vous croyez devoir immoler celle que le ciel vous a donnée dans un jour de munificence !

Léonce, j’ai réduit votre désespoir à son unique cause ; désormais il ne peut plus en exister d’autres : j’ai dégradé dans votre esprit jusqu’à votre douleur. Repoussez les fantômes qui pourraient vous intimider encore ; regardez le ciel, revoyez la nature, parcourez pendant quelques heures les montagnes qui nous environnent, considérez la terre de leur sommet, et dites-moi si vous ne sentez pas que toutes les misérables peines de la société restent au niveau du brouillard des villes, et ne s’élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports continuels avec les hommes troublent les lumières de l’esprit, étouffent dans l’âme les principes de l’énergie et de l’élévation ; le talent, l’amour, la morale, ces feux du ciel, ne s’enflamment que dans la solitude. Léonce, vous pouvez être heureux dans la retraite, vous le serez avec Delphine. Vous êtes tous les deux pleins de jeunesse, d’amour et de vertu, et vous formez le projet d’anéantir tous ces dons avec la vie ! Dans les beaux jours de l’été, sous un ciel serein, la nature vous appelle, et la méchanceté des hommes vous rendrait sourds à sa voix ! L’intention du Créateur ne se manifeste qu’obscurément dans toutes ces combinaisons de la société, que les passions et les intérêts ont compliquées de tant de manières ; mais le but sublime d’un Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre cœur, vous le comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l’adorerez aux pieds de Delphine ! Mon ami, c’en est assez, votre cœur doit s’indigner de mon insistance. Delphine sait le conseil que je vous donne, Delphine l’approuve : c’est aux femmes peut-être qu’il est permis de trembler devant l’opinion ; mais c’est aux hommes, c’est à Léonce surtout, qu’il convient de la diriger, ou de s’en affranchir.

H. de Lebensei.

On porta cette lettre à M. de Mondoville : il resta trois heures enfermé depuis le moment où elle lui fut remise ; enfin, après ce temps, il donna sa réponse à mon domestique, d’un air calme mais sérieux. Il ne me fit point demander ; il défendit à ses gens d’entrer dans sa chambre le reste de la soirée. Voici cette réponse :

M. DE MONDOVILLE À M. DE LEBENSEI.

Delphine a donné son consentement à votre proposition, je l’accepte ; elle change mon sort, elle change le sien. Nous vivrons, et nous vivrons ensemble ; quel avenir inattendu ! Demain devait être mon dernier jour, il sera le premier d’une existence nouvelle. Delphine enfin sera donc heureuse ! Adieu ! mon ami, je vous dois la vie ; je vous dois bien plus, puisque vous croyez que Delphine ne m’aurait pas survécu : achevez de terminer les arrangements nécessaires à notre départ et à notre établissement ; je me sens incapable de tout, après de si violentes secousses.

Léonce de Mondoville.

Dans les premiers moments j’étais parfaitement content de cette lettre, et je la portai, plein de joie, à Delphine. Elle la lut d’abord vite, une seconde fois lentement ; puis, me la remettant, elle me dit : « Le parti qu’il prend lui coûte cruellement ; examinez quelle est sa première pensée : le consentement que j’ai donné à ce parti ; et plus loin il espère que je serai heureuse ! Dit-il un seul mot de lui ? et cette manière de vous charger de tous les détails n’est-ce pas une preuve qu’ils lui sont tous pénibles ? et bien d’autres nuances encore… Mais il vivra ; l’impression est faite, il vivra. Mon ami, ajouta-t-elle, ne terminez rien, je veux seule conserver la décision de mon sort. J’obtiendrai de madame de Ternan, que ma douleur fatigue et qui redoute le ressentiment de Léonce, la permission d’aller prendre les eaux de Baden, près de Zurich : l’état de ma santé motive cette demande, elle ne me sera point refusée. Je serai seule avec Léonce, nous causerons librement ensemble : et, quoi qu’il arrive, je l’aurai fait du moins renoncer au projet funeste qui menaçait sa vie. »

Voilà, mademoiselle, dans quelle situation se trouvent maintenant les deux personnes du monde qui mériteraient le plus d’être heureuses. J’espère que, pendant le séjour de madame d’Albémar à Baden, ses inquiétudes et les peines de Léonce se dissiperont entièrement : je leur ai donné tous les secours que l’amour peut recevoir de l’amitié ; leur sort maintenant ne dépend plus que d’eux seuls.

LETTRE XIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bade, ce 18 août 1702.

Vous avez su, ma sœur, par M. de Lebensei, tout ce qui me concerne ; les nouvelles de France l’ont forcé à nous quitter : son inquiétude pour sa femme ne lui laissait plus un moment de repos. Ce matin, à mon arrivée à Baden, il est venu me voir avec Léonce pour prendre congé de moi. Je n’avais pas revu Léonce depuis les propositions faites par M. de Lebensei, j’avais cru plus convenable de lui défendre de revenir à mon couvent ; mais cependant sa résignation à cet ordre m’a étonnée. Son émotion, en me retrouvant ce matin, m’a profondément touchée, et du moins j’ai vu que je n’avais rien perdu dans son cœur. Nous ne nous sommes point parlé seuls ; je le craignais, mais lui aussi ne l’a pas cherché ; nous sommes uniquement occupés l’un et l’autre du départ de M. de Lebensei : il était simple que moi je ne parlasse que de ce départ ; mais Léonce, pourquoi ne me forçait-il pas à m’entretenir d’un autre sujet ?

Louise, cet espoir d’être à Léonce, en rompant mes vœux, ne m’avait d’abord inspiré que de la terreur ; il s’est emparé de mon âme maintenant avec toutes ses séductions : ne croyez pas cependant que si je démêle dans Léonce une peine, un regret, je ne sache pas briser ce dernier lien avec la vie que l’amitié de M. de Lebensei a su tout à coup renouer pour moi. « Non, Léonce, si mon cœur n’est pas content du tien, je ne t’en accuserai point, je te pardonnerai ; mais je saurai te rendre au monde, à ses gloires ; et, quand ma perte ne sera plus pour toi qu’un regret qui te permettra de vivre, il me sera libre de mourir. » Il y a bien longtemps, ma chère Louise, que je n’ai reçu de vos lettres : êtes-vous malade, ou plutôt ne voulez-vous pas me parler sur ma situation ? Vous avez raison ; je craindrais de connaître votre opinion, si elle ne s’accorde pas avec mes désirs. Je suis dans un de ces moments de la vie où l’on ne veut se soumettre qu’aux événements ; je ne demande aucun conseil, je suis entraînée par un sentiment tellement irrésistible, que rien de ce qui n’est pas lui ne peut avoir d’empire sur moi. Je ne crois point, non, je ne crois point que je prenne l’heureuse et terrible résolution qui me rendrait libre ; mais ce n’est aucun des motifs qu’on pourrait me présenter qui me fait hésiter. Je suis fière de ma passion pour Léonce, elle est ma gloire et ma destinée ; tout ce qui est d’accord avec elle m’honore à mes propres yeux : depuis que je ne crains plus de troubler par mon amour le bonheur de personne, je m’y abandonne comme les âmes pieuses à leur culte. Je ne suis rien que par Léonce ; s’il m’aime, s’il me choisit pour compagne, devant qui pourrais-je rougir ? qui ne serait pas au-dessous de moi ? Mais lui, que pense-t-il ? qu’éprouve-t-il ? ma sœur, le devinez-vous ? pourriez-vous me l’apprendre ? Ah ! ne me parlez que de lui.

LETTRE XIV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bade, ce 20 août.

Non, il ne s’abandonne pas sans regrets à notre avenir, non ! Hier au soir nous nous sommes trouvés seuls pour la première fois depuis plus d’une année, après tant d’événements terribles pour tous les deux ; en entrant, il a cherché des yeux M. de Lebensei, qu’il ne savait pas encore parti : autrefois, en me voyant, il ne cherchait plus personne ! il s’est approché de moi, et m’adit : « Ma chère Delphine, j’ai perdu ma respectable mère, mon fils, ma famille entière. » Il s’est arrêté, puis il a repris : « Mais je vais m’unir à toi, je serai encore trop heureux. » J’ai serré sa main sans rien dire ; hélas ! il faut que je l’observe. Heureux le temps où je lisais dans mon propre cœur tout ce que le sien éprouvait !

Un silence a suivi les derniers mots de Léonce, puis il a passé ses bras autour de moi, et m’a dit : « Delphine, te voilà, c’est bien toi, tu as quitté cet habit qui ressemblait aux ombres de la mort ; ah ! combien je t’en remercie ! — Oui, lui dis-je, je l’ai quitté pour un temps. — Pour toujours ! reprit-il ; c’était pour moi que tu avais prononcé ces vœux, je dois les rompre, je dois te rendre l’existence que tu as sacrifiée pour moi ; je dois… » Il s’arrêta lui-même, comme s’il avait senti que ce mot de devoir, si souvent répété, pouvait blesser mon cœur. Ah ! reprit-il, j’ai tant souffert depuis quelque temps, que je suis encore triste, comme si le malheur n’était pas passé. — Nous parlerons ensemble, répondis-je, de tout ce qui nous intéresse, de notre avenir… — De quoi parlerons-nous ? interrompit-il précipitamment ; tout n’est-il pas décidé ? Il n’y a rien à dire. — Plus rien à dire ? repris-je. Ah ! Léonce ! est-ce ainsi … » Il ne me laissa pas finir le reproche inconsidéré que j’allais prononcer. Il se jeta à mes pieds, et m’exprima tant d’amour, que je perdis par degrés, en l’écoutant, toutes mes inquiétudes ; quand il me vit rassurée, il se tut, et retomba de nouveau dans ses rêveries. Il voulait que je fusse heureuse ; mais quand il croyait que je l’étais, il n’avait plus besoin de me parler. Je veux qu’il s’explique, je le veux. Qui, moi, j’accepterais sa main s’il croyait faire un sacrifice en la donnant ! Son caractère nous a déjà séparés ; s’il doit nous désunir encore, que ce soit sans retour ! Si ce dernier espoir est trompé, tout est fini, jusqu’au charme même des regrets : dans quel asile assez sombre pourrais-je cacher tous les sentiments que j’éprouverais ? suffirait-il de la mort pour en effacer jusqu'à la moindre trace ? Ah ! ma sœur, est-ce mon imagination qui s’égare ? est-il vrai… Non, je ne le crois point encore ; non, ne le croyez jamais.

LETTRE XV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bade, ce 24 août.

Aujourd’hui, Léonce et moi nous sommes sortis ensemble pour aller sur les montagnes et dans les bois qui environnent Bade ; il était huit heures du matin, jamais le temps n’avait été si beau. « Ah ! me dit Léonce quand nous fûmes à quelque distance de la ville, qu’il est doux de contempler la nature ! elle fait oublier les hommes ! Enfonçons-nous dans ce bois, que je ne voie plus les habitations, qu’il n’y ait que toi et moi dans l’univers ; ah ! que nous y serions bien alors ! — Et quel mal nous font, lui répondis-je, d’autres êtres qui vivent et meurent comme nous, s’aiment peut-être, souffrent du moins presque autant que s’ils s’aimaient, et méritent notre pitié, alors même que nous avons le plus de droit à la leur ? — Quel mal ils nous font ? reprit Léonce avec véhémence, ils nous jugent ! mais n’importe, oublions-les ! » Et il marcha plus vite vers la forêt où il me conduisait. Je pâlis, les forces me manquèrent ; depuis quelque temps je souffre assez, et peut-être la nature me délivrera-t-elle des perplexités de mon sort. Léonce vit l’altération de mes traits, il en éprouva la peine la plus vive et la plus touchante ; il me conjura de m’asseoir ; et, me prodiguant les expressions et les promesses les plus tendres, il ne s’aperçut pas qu’en me rassurant sur ses pensées les plus secrètes, il me les révélait et m’apprenait ce qu’il ne m’avait pas dit encore.

Je ne laissai rien échapper, en lui répondant, qui pût lui faire remarquer ce que j’avais observé ; mais je revins, résolue de l’interroger demain solennellement, et de le dégager de toutes les promesses qu’il m’avait faites : mais dans quel état sera-t-il, quand je lui découvrirai son propre cœur ? que deviendrai-je moi-même ? Je cherche en vain une ressource, toutes me sont ravies ; une idée me vient, je la saisis d’abord, et la réflexion me prouve qu’elle est impossible. Quand tout espoir est perdu, quand il ne reste plus une situation où l’on puisse être je ne dis pas heureux, mais soulagé, la vie ne devrait-elle pas cesser d’elle-même ? Mais, hélas ! la nature, prodigue de douleurs, semble s’arrêter mystérieusement avant la dernière, avant celle qui, surpassant nos forces, nous délivrerait de l’existence.

Je croyais avoir beaucoup souffert, et cependant je ne connaissais pas le supplice d’être contrainte avec celui qu’on aime, de sentir, lorsqu’on est seule avec lui, le malaise qu’on éprouverait s’il y avait dans la chambre un tiers qui vous empêchât de lui parler. Quand Léonce était absent je l’appelais de mes regrets ; maintenant il est près de moi, et je n’ai pas retrouvé le bonheur ; il m’aime, je le sens, autant qu’il m’a jamais aimée, et néanmoins nous ne nous entendons pas ; nos âmes s’évitent : jamais les devoirs qui nous séparaient, les torts même qu’il m’a supposés, n’ont mis entre nous une semblable barrière. Une explication la renverserait, mais nous frémissons l’un et l’autre de cette explication, parce que nous sentons bien qu’il y va de la vie. Je l’exigerai de Léonce cependant une fois ; mais chaque mot qu’il me dira, oui, chaque mot sera irréparable ! C’est le fond de son cœur que je veux connaître, ce sont les sentiments intimes qui renaîtraient bientôt dans toute leur force, quand un mouvement d’amour les lui aurait fait oublier.

Enfin, demain… non… c’est trop tôt ; je veux me donner quelques jours pour reprendre des forces ; quoi ! demain je saurais tout ! Non, retardons encore ; conservons ces impressions vagues et indécises qui me suspendent sur l’abîme, mais ne m’y précipitent pas sans retour. Louise, ne me refusez pas votre pitié ; jamais le malheur ne m’y a donné plus de droits.

LETTRE XVI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 30 août.

Mon sort n’est pas encore décidé, mais l’instant irrévocable approche. Hier, Léonce m’entretint des événements politiques de la France, de l’indignation qu’il en éprouvait, et du désir qu’il avait eu de rejoindre les émigrés pour faire la guerre avec la noblesse française ; il lui échappa même quelques mots qui pouvaient indiquer qu’il avait encore ce désir. Je restai confondue : c’était la première fois qu’il me parlait de lui indépendamment de moi ; c’était la première fois qu’il m’exprimait un sentiment, ou me faisait connaître un dessein, sans le rattacher, ou du moins sans chercher à le rattacher à l’amour : un froid mortel me saisit au cœur ; il me sembla que la nuit couvrait toute la terre, et je n’eus pas la force de prononcer un mot.

Léonce voulut continuer, et fit un grand effort pour articuler ces mots en se levant : « Pourquoi ne suivrais-je pas ce que l’honneur me commande ? » Je crus alors que tout était dit ; et sans doute mon visage exprima le désespoir, car Léonce, m’ayant regardée, s’écria : « Barbare que je suis ! » et tomba sans connaissance à mes pieds. Dieu ! que n’éprouvai-je pas en le voyant ainsi ! Les mouvements les plus passionnés de l’amour rentrèrent dans mon âme ; je rappelai Léonce à la vie, et quand il put m’entendre, je voulus renoncer à tout et lui pardonner jusqu’aux sentiments qui nous séparaient ; mais chaque fois que je commençais à m’expliquer, il m’interrompait en me disant : « Au nom du ciel, arrête je souffre trop ; veux-tu me faire mourir ? » Et l’altération de ses traits me faisait craindre qu’il ne retombât dans l’état dont il venait de sortir.

« C’est au cœur, me dit-il, que j’éprouve une souffrance aiguë. » Et il y portait la main, comme pour soulager une douleur insupportable. J’étais dans un trouble, dans une émotion qui surpassait tout ce que j’ai jamais éprouvé ; je craignais le mal que je pouvais lui faire en lui parlant, et cependant je souhaitais vivement lui rendre la liberté, et le délivrer d’un combat qui offensait mon cœur, quoique la peine qu’il en ressentait dût me toucher. Toute explication me fut impossible ; il évita, il repoussa tout, et me quitta, pouvant à peine se soutenir, mais ne voulant ni rester plus longtemps, ni rompre le silence.

Ah ! puis-je me dissimuler encore quels sont les sentiments qui l’agitent ! Ma sœur, pourquoi faut-il que j’aie eu de l’espérance ! ne savais-je donc pas que je n’échapperais jamais au malheur !

LETTRE XVII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 8 septembre 1792.

Le hasard a tout fait, je sais tout, mon parti est pris ; mais, je l’espère, il me coûtera la vie ! Depuis la dernière scène qui s’est passée entre Léonce et moi, nous continuions, par une terreur secrète, par un accord singulier, à ne nous point parler de nos projets à venir, et l’on aurait dit à nos entretiens, que nous n’avions aucun parti à prendre, aucun plan à former, mais seulement une situation douce et mélancolique.

Nous avions ainsi passé la matinée, tous les deux rêveurs, tous les deux craignant de mettre un terme à ces jours où, nous tenant par la main, nous nous promenions encore appuyés l’un sur l’autre. J’avais remarqué que Léonce prenait constamment un détour pour éviter de traverser la ville en me ramenant à ma maison ; je m’attendais, ce matin, qu’il ferait ce même détour, lorsque nous vîmes quelques personnes qui se hâtaient d’aller à la poste, parce qu’on y racontait disaient-elles de très-mauvaises nouvelles de France. Un mouvement irréfléchi nous engagea à les suivre, Léonce et moi ; mais lorsque nous fûmes au milieu du groupe qui environnait la maison de la poste, j’entendis des voix autour de moi qui murmuraient : Voyez-vous cette religieuse qui fuit de son couvent pour épouser ce jeune homme ! Des femmes d’une figure aigre et désagréable disaient : C’est avec ces beaux principes qu’on assassine en France ! comment souffre t-on un tel scandale ici ! Léonce fit un geste menaçant : je l’arrêtai. « Que voulez-vous ? lui dis-je ; redoutez un éclat qui serait plus funeste encore ; éloignons-nous. » Il m’obéit ; mais je vis des gouttes de sueur tomber en abondance de son front pendant le chemin qui nous restait à faire, et tour à tour la pâleur et la rougeur couvraient son visage.

Quand nous fûmes montés dans ma chambre, il se jeta sur un canapé, et, se parlant à lui-même, en oubliant que j’étais là, il s’écria : « Non, la vie ne peut se supporter sans l’honneur ! et l’honneur ce sont les jugements des hommes qui le dispensent ; il faut les fuir dans le tombeau. » Ces paroles, la violence de l’émotion qu’il éprouvait en les prononçant, ce que je venais d’entendre au milieu de la foule, tout enfin m’éclaira sur ma faute ! je vis la vérité, comme si je l’apercevais pour la première fois ; et je ne conçois pas encore comment j’ai pu croire que M. de Mondoville saurait braver la situation où nous nous serions trouvés, si nous avions suivi les conseils de M. de Lebensei.

« Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent ; je renonce pour jamais à la folle espérance qui avait rempli mon âme ; demain je vous quitte ; adieu. — Adieu ! répéta-t-il. Juste ciel ! qu’ai-je donc dit ? » Il se leva comme égaré, et retomba l’instant d’après dans l’accablement de la douleur. Je me plaçai près de lui ; et, avec plus de courage que je ne me flattais d’en avoir, je lui dis : « Léonce, ne vous faites point de reproches, nous nous sommes abusés l’un et l’autre ; non-seulement un caractère aussi délicat que le vôtre ne devait pas maintenant supporter l’idée de notre union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habitudes et ses réflexions n’ont pas affranchi du monde ; elle attirera sur vous le blâme universel, il faut y renoncer. — Misérable que je suis ! dit-il ; oui, je l’avouerai, aujourd’hui j’ai souffert ; la honte m’aurait-elle atteint ? La honte avec toi ! quoi ! prêt à te posséder, je te perdrais ! mon indomptable caractère nous séparerait encore une fois ! Si tu n’avais pas consenti à me suivre, si tu l’avais regardé comme impossible, je serais mort avec une idée douce, je serais mort sans me détester moi-même ; mais à présent tu te donnes à moi, je puis être ton époux, et cette infernale puissance, qu’on appelle l’opinion des hommes, s’élève entre nous deux pour nous désunir ! Exécrable fantôme ! s’écria-t-il dans un véritable accès de délire, que veux-tu de moi, en me représentant sans cesse sous les plus noires couleurs le mépris ? Le mépris ! qui a pu prononcer ce nom ? qui oserait en témoigner pour moi, pour elle ? ne puis-je pas poignarder tous ceux qui auraient l’audace de nous blâmer ? Mais il en renaîtra de leur sang, pour nous insulter encore : où trouver l’opinion, comment l’enchaîner, où la saisir ? Ô Dieu ! je veux déchirer ce cœur qui ne sait ni tout immoler à l’amour, ni sacrifier l’amour à l’honneur ; j’ai soif de la mort ! Dieu qui m’as créé pour tant de maux, détruis ton ouvrage ; je t’invoque, je t’offense, anéantis-moi ! — Arrête, lui dis-je, arrête ! il fera mieux pour nous, ce Dieu que tu méconnais ; je me sens mourir. » En effet, j’en éprouvais alors l’espérance. « Tu meurs, reprit Léonce, et tu aurais vécu pour moi, tu aurais été ma femme ! viens à l’autel, viens à l’instant même ; quand je te posséderai, je serai dans l’ivresse, je ne sentirai rien que mon bonheur ; suis-moi, décidons dans ce moment de notre vie : il est des résolutions qu’il faut prendre avec transport ; ne laissons pas aux réflexions amères le temps de renaître ! livrons-nous à l’amour qui nous inspire, ne laissons pas le froid de la pensée nous gagner ; je t’en conjure, n’hésite plus, ne tarde plus. — Insensé que vous êtes ! interrompis-je ; quel bonheur maintenant pourrais-je goûter avec vous ? Si j’avais découvert un seul regret dans votre coeur, il eût suffi pour empoisonner ma vie ; et j’oublierais les atroces combats que je viens de voir, je les oublierais ! Je fais devant toi, lui dis-je avec force, un serment plus sacré que tous ceux que je voulais rompre, car il est libre, car il est fait dans toute la force de ma raison : que le ciel me fasse périr à tes yeux, si jamais je suis ton épouse ! — Eh bien ! s’écria Léonce, que je perde et ton amour et jusqu’à ta pitié, si je survis à cette imprécation ! » Et il voulut sortir à l’instant.

Épouvantée de son dessein, je me jetai à genoux pour le conjurer de rester ; il fut ému à cet aspect, la pâleur mortelle de mon visage le toucha ; il me prit dans ses bras, et me dit d’une voix plus douce : « Pourquoi t’affligerais-tu de ma perte ? ne vois-tu pas que nous avons flétri notre sentiment, que je t’ai offensée, que tu dois me haïr, que je déteste ma faiblesse, et que je ne puis en guérir ? Tout est contraste, tout est douleur dans mon existence, laisse-moi mourir ! la fièvre intérieure qui m’agite cessera par degrés, quand mes forces m’abandonneront ; mais j’ai trop de vie encore, et les hommes, les hommes savent si bien irriter la puissance de la douleur ! Comment se venger de ce qu’ils font souffrir ? comment satisfaire le mouvement de rage qu’ils excitent ? « Dans ce moment, un régiment passa sous mes fenêtres, et une musique militaire très-belle se fit entendre. Léonce, en l’écoutant, releva la tête avec une expression de noblesse et d’enthousiasme si imposante et si sublime, qu’oubliant toutes mes douleurs, encore une fois je m’enivrai d’amour en le regardant. Il devina mes sentiments ; et, laissant tomber sa tête sur mes mains, je les sentis inondées de ses pleurs. La musique cessa ; Léonce, paraissant alors avoir retrouvé du calme, me dit : « Mon âme est plus tranquille ; il m’est venu d’en haut, de l’intelligence céleste qui veille sur toi, un secours véritablement salutaire ; adieu, mon amie, j’ai besoin de repos ; à demain. — À demain, répétai-je. — Oui, répondit-il, adieu ! » Et il me quitta sans rien ajouter. Il n’a point voulu me dire quels sentiments l’avaient occupé pendant qu’il écoutait cette musique. Aurait-elle réveillé dans son âme le dessein, d’aller à la guerre ? Ah Dieu ! dans quelle situation mes malheurs et mes fautes m’ont précipitée ! Demain je veux annoncer à Léonce que je retourne dans mon couvent, que je m’y renferme pour toujours ; il saura demain que je lui pardonne, que je le conjure de m’oublier ; oui, demain,… Ah ! qu’arrivera-t-il ? …

LETTRE XVIII. — LÉONCE À DELPHINE.
Ce 8 septembre 1792.

En remontant chez moi, j’ai appris les massacres qui ont ensanglanté Paris ; tout est douleur, tout est crime ! Qui a pu se flatter d’être heureux dans ce temps effroyable ? Ne vois-tu pas dans l’air quelque chose de sombre, quelques signes avant-coureurs des événements funestes ? Non, je ne te reverrai plus ; écoute-moi… que vais-je te dire ? Je pars ; eh bien, tu le sais… n’entends-tu pas le reste ?…

Notre situation était horrible, je rougissais de mes faiblesses sans pouvoir on triompher ; tout était bouleversé dans nos rapports ensemble. Je te repoussais, toi que j’adore, je repoussais le bonheur sans lequel je ne puis vivre ; la douleur allait faire de moi le plus méprisable insensé, lorsque hier, en écoutant cette musique qui rappelait les combats, je me suis senti ranimé. J’ai su depuis d’affreuses nouvelles, elles ont achevé de me décider. Dans les combats, les hasards m’appartiennent ; et je saurai, quand je voudrai, les diriger sur ma tête. Non, ce n’est qu’au milieu de la guerre que je pouvais supporter la douleur de te quitter ; c’est là que la mort toujours facile, toujours présente, vous aide à supporter quelques derniers jours de vie consacrés à la gloire ; c’est là que j’éprouverai des mouvements qui soulagent le désespoir même, le sang qu’on doit verser, le péril qui vous menace, l’horreur qui vous environne, et tous ces cris de haine qui suspendent pour un temps les douleurs de l’amour ; je serai bien tant que le glaive sera levé sur moi ; je serai mieux encore quand il aura pénétré jusqu’à mon cœur.

Ô mon amie ! ne crois pas que ma passion pour toi se soit affaiblie dans cette lutte de mon caractère contre mon amour ; je n’ai pu les accorder que par le sacrifice de ma vie : ce n’est pas te moins aimer ; mais devais-je m’unir à toi sans t’honorer, sans pouvoir repousser loin de toi les traits cruels de la censure publique ! Fallait-il éprouver, au milieu du bonheur suprême, un sentiment d’amertume ? rougir de soi-même, parce qu’on n’a pas la force de dompter ce sentiment ? rougir devant les autres alors qu’ils le devinent ? aimer avec idolâtrie, et n’être pas heureux avec ce qu’on aime ? t’estimer, t’adorer à l’égal des anges, et te voir flétrie dans l’opinion ? garder dans le fond de mon âme une peine qu’il aurait fallu te cacher ? Ah ! cette existence était odieuse ! De tous les supplices les plus affreux, le plus extraordinaire n’est-il pas de trouver dans son propre cœur un sentiment qui nous sépare de l’objet de notre tendresse ? d’avoir en soi l’obstacle, quand tous les autres ont disparu ? Malheureux ! je souffrais encore pendant que je serrais dans mes bras celle que j’adore, pendant que le feu de l’amour coulait dans mes veines ; cependant, après avoir pu devenir ton époux, comment souffrir le jour en s’accusant de la perte d’un tel sort ! comment recommencer cette douleur déjà éprouvée, mais la recommencer en se disant à toutes les heures : Si je le veux, elle est à moi, et je m’éloigne d’elle, et je la laisse languir dans une solitude déplorable où son amour pour moi l’a précipitée ! Non, non, ma Delphine, quand ces contrastes, ces inconséquences, ces douleurs opposées se sont emparées d’un malheureux, il faut qu’il meure, car il ne peut ni se décider, ni rester incertain, ni vivre après avoir choisi.

Et toi, mon amie, et toi, quelle douleur je te fais éprouver ! quel prix de ta tendresse ! Mais déjà le trouble que je n’ai pu cacher n’a-t-il point altéré ton affection pour moi ? ne m’as-tu pas dit que jamais tu n’oublierais le moment fatal, l’instant d’incertitude qui avait désenchanté notre avenir ? Ah ! je me suis montré si peu digne de ton amour, que peut-être ce souvenir te consolera de ma perte !

Ô ma Delphine ! crois-moi cependant, je t’ai passionnément aimée ; non, jamais, jamais tu n’oublieras cet ami plein de défauts, d’orgueil, de véhémence, mais cet ami qui, du jour où il t’a vue, sentit que seule dans cet univers tu remplissais son âme, et que sa destinée se composait de toi seule.

Oh ! c’en est donc fait, et ma volonté nous sépare ! Puis-je avoir un ennemi plus cruel que moi-même ! te ferai-je jamais comprendre comment il se peut que je te quitte et que je t’adore, que je cherche la mort, quand un bonheur tant souhaité m’était offert, et que ma passion pour toi soit au comble de sa violence, dans le moment même où cette passion ne peut dompter mon caractère ! Ô toi, si douce et si tendre ! toi qui toujours as su lire dans mon cœur, vois au fond de ce cœur les tourments qui le déchirent, vois ce que je ne puis dire et ce que je ne puis supporter, et tout coupable qu’il est, prends encore pitié de ton malheureux ami.

Je ne te demande point de regrets trop amers ; vis, ange de paix, pour répandre encore sur les malheureux la douce influence de ta bonté ; vis, pour que ma dernière pensée retourne à toi, et que mon nom, inconnu sur la terre, tombant un jour sous tes yeux, parmi la liste des morts, obtienne encore quelques larmes, quelques souvenirs qui te rappellent les jours heureux où tu m’aimais, où je me croyais digne de toi ! Ah ! je pouvais les recommencer encore… Non, je ne le pouvais plus. Un regret était un outrage, qui aurait profané ton culte et le bonheur… Allons… adieu ! Encore une prière, si tu me pardonnes ! Oh ! la meilleure des femmes ! quand je ne serai plus, informe-toi de ma tombe, viens te reposer sur la place où mon cœur sera enseveli ; je te sentirai près de moi, et je tressaillirai dans les bras de la mort.

LETTRE XIX. — DELPHINE À LÉONCE[1]

Tu me quittes, tu pars… je te suivrai… mais, barbare, tu m’as caché ta route… je ne sais où te chercher sur la terre ; jamais tant de cruauté !… L’infortuné ! non, il n’est pas cruel, il va mourir… Je veux te retrouver… je veux te dire… mais seule, où courir ? quel isolement affreux ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! un secours, un appui !… On me demande ; qui veut me voir ? Ce n’est pas lui, qui donc ? Ô divine Providence ! m’avez-vous exaucée ? C’est un ami, c’est M. de Serbellane.

LETTRE XX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.

De tous les hommes, le meilleur, le plus compatissant, c’est M. de Serbellane. Si je meurs, qu’après moi tous mes amis lui témoignent une profonde reconnaissance. Il a rencontré Léonce, et sait dans quels lieux il va chercher la mort. Ce généreux ami n’a pu ramener Léonce, mais il me conduit vers lui ; il espère, il croit que si je le revois, j’apaiserai son désespoir. M. de Serbellane, cet homme dont tout le monde vante la raison parfaite, a pitié de mon cœur égaré ; il ne condamne point les conseils du désespoir, il sait secourir la douleur comme elle veut être secourue. Ah ! je le bénis, c’est lui qui sera mon ange tutélaire, c’est lui qui me rendra le bonheur… Le bonheur ! hélas ! de quel mot ai-je osé me servir ! Pourquoi l’effacerais-je ? Louise, je le jure, vous n’entendrez plus parler que de mon bonheur ; sur la terre ou dans le ciel, vous me saurez heureuse.


  1. Cette lettre, écrite après le départ de Léonce, ne lui parvint pas.