Victor Lecou (p. 261-309).

ROG.


I

Rien n’était gracieux, rose et sain, comme Lucy : petite bouche, petits yeux d’émail bleu clair, petit nez au vent, rondes petites joues, blonde chevelure bouclée ; un de ces enfants moitié fruit, moitié chair, que, selon l’heureuse expression créée pour eux, il faut manger de caresses. Lawrence, ce Raphaël des enfants, en a peint avec un rare bonheur. L’Angleterre seule les produit comme pour se consoler de n’avoir pas de pêches. C’est aussi le pays où l’on vole le plus d’enfants. Lucy avait quatre ans. Elle adorait les poupées de Java. Ce sont des poupées noires inconnues en France. Mais Lucy préférait les gâteaux d’amandes aux poupées noires, et Rog aux poupées noires et aux amandes.

Rog était un chien-loup : je ne sais de quelle espèce ; de la plus laide, je présume ; un croisement de loup et de renard ; jeune, mais promettant peu sous son poil sale et ses oreilles informes, auxquelles il imprimait déjà un mauvais pli : quand il élevait la droite, la gauche s’abaissait ; signe phrénologique des chiens voleurs.

Cependant, malgré son poil gris, rude et sale, ses pattes mal attachées, sa queue avalée et en pinceau, ou plutôt tordue en croc de boucher ; malgré ses yeux ternes, cachés sous un taillis de crin ; malgré une espèce de barbiche, dont un artiste moderne n’eût pas voulu, Rog plaisait comme plaît tout ce qui est jeune, comme les petits lézards et les petits serpents.

C’étaient des cris de joie de l’enfant mêlés à de petits aboiements de Rog lorsqu’ils se prenaient corps à corps sur le sofa, Lucy enfonçant ses doigts roses et sans ongles dans le ventre rose de Rog, Rog enroulant la cuisse nue de l’enfant de ses pattes sans griffes, ; essayant ses dents sans morsures dans l’épaule de lait de Lucy. Puis ils glissaient ainsi comme une pelote de coton et de crin du sofa au tapis, du tapis à l’alcôve, sous laquelle ils s’engouffraient pour ; reparaître en boule, enveloppés de circonvolution en circonvolution de châles, de peaux de tigre, et du tapis. Et, quand ils étaient fatigués de leur jeu, ils s’endormaient sous ce rouleau agité par leur chaude et bruyante respiration. On les retirait endormis de là-dessous.

Mistress Philipps était une bonne mère, quoique riche. Excellente mère ! se levant la nuit pour voir si. sa fille était bien couverte, si la fièvre ne faisait pas remuer ses petites lèvres, si la lumière de la lampe ne tombait pas trop sur ses yeux. Au fond ces craintes n’étaient que d’ingénieux prétextes pour baiser, le souffle de Lucy, et emporter toute chaude dans les siennes l’empreinte de deux petites-mains. Sarah, la gouvernante, ne laissait rien à faire à sa sollicitude maternelle. Ces deux femmes étaient obligées de s’épier mutuellement dans leur envie de se lever la nuit pour courir au berceau de Lucy. Le docteur avait défendu à l’une et à l’autre ces échappées : à la mère, qu’une maladie, venue à la suite de son accouchement, avait affectée d’un refroidissement à la jambe gauche ; à la gouvernante, menacée d’un rhumatisme aigu. Sous le coup de cette surveillance réciproque, si, dans leurs précautions mal prises, elles se rencontraient face à face la nuit au bord du berceau, elles se disaient avec une sorte de colère : — Que venez-vous faire là, madame ? Votre refroidissement ! Vous savez bien ? — Et vous, Sarah, pourquoi êtes vous ici ? Avez-vous oublié votre rhumatisme ? — J’ai entendu l’enfant qui pleurait, madame. — C’est faux, Sarah ! je suis éveillée depuis deux heures, Lucy n’a pas remué. — Alors, madame, pourquoi vous trouvé-je ici ? Et leur reproche s’éteignait dans une commune contemplation de leur enfant, rayonnant de sueur comme un Messie ; car les enfants vont au ciel — quand ils dorment ; s’ils ne nous l’ont jamais dit, c’est qu’ils l’ont oublié.

Vous connaissez Sarah mieux que je ne la dépeindrais, Elle a quarante-quatre ans, il y en a vingt qu’elle vous sert. C’est elle qui vous a promené sur son bras dans la grande allée des Tuileries, et qui sentait son cœur battre quand, derrière elle, de belles dames disaient : — Mon Dieu, le bel enfant ! — Nourrice, à qui est cet enfant ? Comment appelez-vous cet enfant ? Nous avons tous été si beaux ! Un jour vous avez brisé une pendule ; où vous êtes-vous réfugié ? — Vous connaissez Sarah. — Une fois, déjà grand garçon, vous avez pleuré pour je ne sais quel amour, aujourd’hui déjà bien vieux dans votre cœur. — Qui vous a consolé ? Vous avez eu des prix au collége ; rappelez-vous celle qui, en descendant la rue Saint-Jacques, montrait avec fierté la serviette blanche d’où débordaient des feuilles de couronnes et des angles de livres. — Au retour de votre voyage, après avoir embrassé tout le monde, qui avez-vous aperçu, auprès de la porte prêt à vous dire : Me voilà aussi ! je ne suis pas morte. — N’est-ce pas Sarah ?

L’intérieur de mistress Philipps respirait cette belle indépendance de fortune, type de la bourgeoisie anglaise et de toutes les bourgeoisies européennes, filles de la liberté et du commerce. Rien de trop. Véritable milieu entre la noblesse et le peuple. Peu d’éclat, beaucoup d’ordre. Point de meubles fastueux ; mais de l’argenterie et du linge à profusion. Vertu du protestantisme, de la propreté partout ; une politesse exquise dans les domestiques ; des lits faits à neuf heures ; des chats angoras endormis au fond des fauteuils ; un perroquet, respectable par son grand âge, sommeillant, depuis la découverte de l’Amérique, sur une seule patte ; contre le mur, des tableaux dont les sujets sont tirés de l’Ancien Testament : les personnages portent perruque parlementaire et boucles à la chaussure. Enfin, des mœurs à voix basses, et, réunis sous un même toit, le silence d’un temple méthodiste et la belle tenue d’un comptoir hollandais.

Mistress Philipps ne recevait chez elle, depuis le départ de son mari, que son vieux docteur, personnage gros, replet, ne laissant qu’une place sur un canapé de trois places lorsqu’il occupait le coin, n’en laissant point quand il s’asseyait au milieu. Il s’appelait Young, sans avoir pour cela le moindre rapport avec son mélancolique homonyme. Il avait été le médecin de mistress Philipps lorsqu’elle était demoiselle, et celui de sa mère autrefois : ce qui lui donnait une autorité d’aïeul dans la maison. Confident des infirmités du corps, il était arrivé, sans indiscrétion, par le seul ascendant de sa position, à la connaissance des ennuis de l’âme. Ami de la mère de mistress Philipps, c’est lui qui avait fait marier celle-ci, avait conseillé un sage emploi à sa fortune ; et c’est lui encore qui, maintenant, la consolait de l’inconduite et de l’abandon de son mari. Sa participation à une union malheureuse lui imposait le devoir d’en adoucir les suites pénibles ; tâche qu’il remplissait avec le dévouement d’un père condamné à réparer l’erreur dont il a chargé l’avenir de son enfant. Et, quand les forces de sa protégée cédaient au poids des chagrins, quand l’irritation du moral passait dans le sang et se changeait en une langueur fiévreuse, le docteur Young était encore là pour combattre la maladie avec l’arme de la science, comme il avait combattu la tristesse par la consolation. C’était presque toujours en lui montrant Lucy, charmante enfant qui promettait d’être si féconde en grâces et en beauté, qu’il parvenait à faire éclore un long sourire d’espoir sur les lèvres pâlies de mistress Philipps. Il sauvait chaque jour la femme par la mère, comme parfois on guérit un membre en soignant l’autre.

Inconcevable faculté de sa noble profession, le docteur Young exerçait également cette touchante paternité de la science dans vingt maisons différentes, sans être épuisé de paroles affectueuses et bonnes. A-t-on bien senti (je crois que non, et j’en ai peur pour l’ingratitude des hommes) le sacrifice de cet homme, qui, lorsque vous songez, vous, à votre fortune, à vos plaisirs, songe, lui, à votre vie, que vous lui rapportez souvent en lambeaux des combats du monde et des passions ; — il y a de la joie pour vous ; — il n’y en a pas pour lui. — Une opération a précédé son repas ; une opération attend son réveil : il ne faut pas que sa main tremble. — Sa boisson enivrante, c’est de l’eau. Vous riez ! — il pense ; — dansez au son des instruments et à la clarté des bougies — lui, reçoit dans ses bras la jeune épouse dont les douleurs d’enfantement ont été provoquées, par le bal ; et il passera huit heures de la nuit, debout, à lui dire : Patience ! madame : vous allez vous relever mère. Cela fait, il sort. Mais un homme, un falot à la main, l’attend au seuil de la porte. Il faut qu’il le suive. Où va-t-il ? L’apoplexie a frappé un vieillard. Le voilà auprès du vieillard. Il vient de donner la vie, il va sauver de la mort. Il ranime le vieillard au milieu d’une famille tombée à ses pieds pour lui avoir rendu un père. Son existence, c’est cela : un combat à outrance avec la destruction ; c’est de voir l’humanité toujours souffrante, toujours en péril, pâle et agonisante. Et, quand l’enfant est sauvé, quand le vieillard, grâce à lui, revoit le ciel, quand la jeune fille doit à sa science les roses qui ont refleuri sur son front, on jette trois francs par visite à cet ange de la résurrection, qui ramasse et se tait. Vous avez compté ses visites ? — Avez-vous compté ses cheveux blancs et ses rides ? trois francs !

J’ai dit qu’il n’avait pas de joies ; j’ai calomnié son âme. Il en a une que vous n’éprouverez jamais ; cette joie est celle de vous prendre bien bas dans votre lit, de raffermir vos os amollis par le mal, d’étendre sur ces os une première couche de vie, de mettre d’abord le blanc de la convalescence sur le jaune de la maladie, puis de colorer vos lèvres de la fraîcheur de la santé revenue ; de vous faire faire un pas dans l’appartement, appuyé sur son épaule ; ensuite deux, puis de vous laisser seul, confiant dans vos forces ; et sa plus pure joie, sa dernière, c’est, et vous ne vous en doutez pas, c’est de vous voir sain, emporté, fougueux, traverser, en courant à cheval, une allée du bois de Boulogne, tandis que lui, méditatif, mais deux rayons savants dans les yeux, vous suit à pied et du regard dans la contre-allée. Il vous aime comme une expérience réussie et comme un fils qui lui est né.

Quand les longues soirées d’hiver étaient revenues, le cercle de la cheminée n’était pas agrandi. Une table à thé, placée entre le docteur Young et mistres Philipps, remplissait l’intervalle de deux fauteuils ; Sarah, aussi, était assise dans un fauteuil, mais en dehors du cercle, pour être mieux à portée de faire le service, d’apporter le lait ou le rhum au docteur ; Rog et Lucy jouaient devant le garde-feu.

— Docteur, dit un soir mistress Philipps en se versant du thé, je voudrais assurer le sort de Lucy.

— Mais, madame, le sort de Lucy est tout assuré ; elle héritera de vos biens après votre mort ; Dieu veuille l’éloigner le plus possible !

— Sans doute ; mais vous n’ignorez pas que je ne suis point mariée sous le régime de la communauté ; ma dot m’appartient en propre.

— Voudriez-vous en disposer ? À quoi bon ? puisque, sans recourir à ces ressources forcées, il vous est si facile de puiser à vos revenus.

— C’est vrai ; mais aussi n’est-ce point l’heure présente qui me préoccupe.

— Et quoi donc ?

— On peut mourir ; cela se voit tous les jours.

Sarah fit, de l’épaule, un mouvement d’impatience.

— Voilà encore, repartit le docteur, vos idées sinistres revenues, avec le brouillard ; je m’y attendais. Voyons, où souffrez-vous ?

Sarah posa un doigt isolé sur son front, sans être vue de sa maîtresse.

— Je ne souffre pas, répliqua, avec un sourire qui exprimait le contraire, mistress Philipps ; mais il y a si loin d’ici à la majorité de Lucy ! onze ans encore,

— Eh bien ! qu’est-ce que onze ans ? vous vivrez et je serai mort ; c’est tout.

— C’est bien moi qui, serai morte, reprit Sarah du ton avec lequel elle aurait demandé une chose due.

— Excellent, monsieur Young, votre objection est plus affligeante encore que ma crainte. Votre mort ou la mienne, ne serait-ce pas une même calamité pour Lucy, à qui il ne resterait plus que son père ? et son père !…

— Eh bien. ! madame, je ne mourrai pas, foi de docteur Young ; mais brisons là-dessus.

— Encore un mot, docteur ; vous qui êtes partisan de la médecine préventive, pourquoi seriez-vous l’ennemi de la prudence, qui est aussi une médecine morale préventive ? — Sarah, ne m’interrompez pas ; je ne vous ai pas demandé du thé.

Sarah se replia vers le dos de son fauteuil, indiquant, par un plissement de front, au docteur Young, qu’elle ne savait plus aucun moyen d’empêcher sa maîtresse de parler, celui-là n’ayant pas réussi.

— Faites-moi la grâce de m’écouter. Ma dot, dont je parlais tout à l’heure, est considérable ; elle appartiendra à Lucy. Mais, si je meurs avant sa majorité, son père en aura la jouissance jusqu’à cette époque d’émancipation ; la loi lui défère ce droit. Imaginez comment il exercera ce droit, j’en frémis. Ce sont six ans, dix ans peut-être, de privations, de malheur, de misère, pour Lucy. Pauvre Lucy ! ajouta-t-elle ; et, passant mélancoliquement la main sous la chevelure ondoyante de sa fille, mistress Philipps affecta de boire une longue tasse de thé.

— Allons, Lucy, interrompit le docteur, n’irritez pas toujours ce chien ; il vous mordra, à la fin.

Lucy n’agaçait pas le chien ; mais le docteur avait besoin de donner le change à l’expression de ses traits.

Sarah ne remarqua pas qu’elle sucrait, pour la troisième fois, la tasse du docteur.

— Dans cet état de choses, docteur, il faudrait vendre les propriétés dont se compose ma dot, en confier la valeur numéraire à la probité d’un ami qui, moi étant morte, la restituerait sous main à ma fille, ou la ferait fructifier jusqu’à sa majorité. Par là nous écarterions la fatale tutelle de son père, et Lucy, ma bonne Lucy, serait sauvée. Cet ami est-il bien difficile à trouver ? ajouta-t-elle en prenant sa fille et en la déposant dans les bras du docteur.

— Mais cela est-il si pressant, mistress Philipps ? votre imagination trop vive vous abuse, croyez-moi. Votre santé est meilleure que votre opinion sur elle.

— Soit ; que perdrons-nous à ces précautions ? J’en dormirai mieux, et je dors si peu, docteur.

L’argument de la santé fut concluant.

— J’achète donc vos propriétés, ma foi ! Je n’en aurai jamais autant possédé de ma vie.

— Prenez note au crayon, monsieur Young.

« Trois fermes dans le Westmoreland, mes pâturages du Lincolnshire, une mine dans le Cornouailles, mes métairies dans le Midlesex. Burns, mon notaire, vous soumettra le cahier des charges. Je vous attendrai demain à dîner, monsieur Young. »

Sous l’affectation d’indifférence avec laquelle mistress Philipps disposait de ses biens, le docteur n’apercevait que trop le dépérissement rapide de cette bonne et attentive mère. Il n’osait plus tant la blâmer sur ses funestes prévisions quand il voyait, cette jeune femme, de vingt huit ans à peine, s’éteindre, pâlir de jour en jour, et ses dents prendre l’éclat extraordinaire que n’avaient plus ses yeux. Habitué, par l’observation, aux signes d’une décadence prochaine, il gémissait de voir la sensibilité nerveuse de mistress Philipps se développer d’une manière effrayante. Au moindre bruit elle s’éveillait en sursaut, l’odeur la plus douce la faisait tomber en défaillance, et ses larmes coulaient, malgré elle, en sillons silencieux le long de ses joues, dès que les sons de la musique arrivaient à ses oreilles. Son nez, mince et transparent, ses doigts, clairs et effilés, pâles comme la cire, se contractaient si un nuage, chargé d’électricité, voilait le jour. Ces organisations ont la vie des fleurs ; elles suivent, de leur corolle odorante, la marche du soleil ; elles meurent au crépuscule.

Lucy s’était endormie dans les bras du docteur, qui, après l’avoir portée dans son berceau, prit cordialement la main de sa mère, et lui dit :

— Couchez-vous aussi, mistress Philipps ; vous êtes agitée, très-agitée ; vous avez la peau brûlante. — Sarah, préparez un lait de poule à madame. Dieu vous donne une bonne nuit.

Le docteur se retira.

Mistress Philipps retomba au fond de son fauteuil, devant les derniers éclats du feu de la soirée.

Le malheur domestique de mistress Philipps avait son origine banale dans un mariage d’orgueil, imposé par la stupide ambition de son père, riche marchand de fer de la Cité. Un pair d’Angleterre ruiné avait offert de troquer ses parchemins et son fils contre la belle, l’intéressante et la fraîche Anne Wilkins. Imaginant qu’un titre était le plus beau chiffre pour clore une fortune que le commerce ne pouvait plus agrandir, le marchand de fer Wilkins crut devoir spéculer sur sa fille, et la maria au comptant. La boutique rit autant que le salon de cette union mal assortie. Elle fut en effet malheureuse. Mistress Philipps, devenue grande dame, cessa par convenance de fréquenter ses amies, filles de marchands, et les grandes dames, par convenance aussi, ne voulurent pas accueillir parmi elles l’héritière de celui qui avait fourni à leurs châteaux des espagnolettes et des serrures. Il en résulta, autour de la triste Anne Wilkins, une solitude où ne vint pas même la consoler son mari, jour et nuit occupé à introduire dans le monde les écus roturiers du marchand de fer son beau-père. Lord Philipps joua à la bourse, industrie de ceux qui n’en ont pas. Il gagna ; il perdit ; mais, comme les événements politiques, régulateurs de la hausse et de la baisse du crédit de l’État, n’amenaient pas toujours les chances désirées, le noble lord se fatigua d’en suivre les caprices, et, dans son audace, il falsifia les nouvelles publiques, en mit de controuvées en circulation, ce qui lui réussit la première fois, et lui valut, la seconde, la déportation. Quoique éloignée d’avoir de l’attachement pour son mari, mistress Philipps ne fut pas moins affligée de la condamnation dont il avait été frappé. Une partie de ce déshonneur rejaillirait peut-être sur sa maison, sur sa fille Lucy, née à cette triste époque de sa vie ; sa douleur ne fut pas même adoucie par la pensée que lord Philipps lui reviendrait de l’exil corrigé par l’infortune. Ses lettres, écrites de Sidney dans la Nouvelle-Galles, étaient de perpétuelles demandes d’argent, formulées en menaces et en vœux infâmes de voir mourir bientôt sa femme, pour avoir la gestion de ses biens jusqu’à la majorité de sa fille Lucy.

Comprend-on maintenant pourquoi mistress Philipps, qui eût rougi de prendre le titre de lady, tenait tant à mettre sa dot à couvert de la rapacité de son mari, en l’assurant à sa fille par le moyen détourné qu’elle avait proposé au docteur ?

De lassitude elle s’endormit, les mains jointes sur son cœur, où était sa souffrance.

Rog sommeillait à ses pieds, le museau et les pattes dans les cendres chaudes.

Les dernières lueurs rougeâtres des charbons éclairaient son collier de cuivre, autour duquel se dessinaient, en noir, trois colombes, armes des Philipps, et ces mots : J’appartiens à la bonne petite comtesse Lucy.

II

C’était à huit jours de là, vers l’après-midi.

La porte de la maison de mistress Philipps était grande ouverte, les croisées aussi. C’était sans exemple dans cette habitation d’ordre et de recueillement.

Égarée, mistress Philipps interrogeait Sarah, tout aussi surprise, précipitant l’une et l’autre les paroles et les gestes.

Elles étaient debout sur le seuil de la porte.

— Avez-vous bien vu partout ? Ne m’effrayez pas, Sarah, avec cet air.

— Partout, madame, je vous le jure.

— Au jardin ? dites.

— Au jardin, dans la cour, derrière les portes, dans les armoires.

— Vous savez que Lucy se cachait parfois derrière le paravent. Elle est peut-être derrière le paravent.

— Je l’ai renversé, madame.

— Dans la ruelle ? Allez voir dans la ruelle.

— J’ai poussé le lit au milieu de l’appartement.

Mistress Philipps frappa du pied.

— Vous voulez donc qu’elle soit perdue ? Êtes-vous montée au grenier ?

— L’enfant n’y allait jamais, madame.

— Allez-y ! — C’est qu’elle est au grenier.

Sarah cria de la lucarne du grenier :

— Rien, madame.

— Sur les toits, Sarah ? — Il faut qu’elle y soit.

— Rien encore, madame.

— Descendez ; vous… vous ne savez rien trouver.

Au bruit de ce dialogue entre Sarah et sa maîtresse, les voisins s’émeuvent, se mettent à la fenêtre ; les autres fenêtres s’ouvrent, les autres étages suivent l’exemple : la rue est sur pied.

— Betty ! Betty !

— Plaît-il ? Sarah, qu’y a-t-il ? Avez-vous le feu au logis ?

— Auriez-vous chez vous notre chère Lucy ?

— Non. L’auriez-vous perdue ?

— Perdue depuis deux heures.

— Affreux ! Je vais demander à Jenny, qui l’aimait tant.

Jenny, c’est la maison voisine.

Jenny n’a rien vu, mais elle s’adresse à Anne, la maison en face ; Anne à Margaret, la maison du coin ; Margaret à la blanchisseuse ; la blanchisseuse à la couturière ; d’une maison à l’autre, l’alarme court. Chacun dit non d’un ton diversement lamentable.

Ce non tombe d’étage en étage sûr le cœur de la pauvre mère, avide d’une réponse et tremblante sur le pas de la porte. Certitude horrible : l’enfant n’est déjà plus dans le quartier.

— Sarah, mais donnez-moi donc un conseil. Quand vous me regarderez ! Vous êtes là consternée : voyez, moi, je ne perds pas courage.

Elle était livide.

— Mais à présent que j’y pense, vous ne pensez à rien, vous ; vous êtes là comme une morte. Elle est chez sa tante, avec sa petite amie, ou chez la vieille madame Bot, qui lui donne des gâteaux… à coup sûr ! Allez-y donc !

Mistress Philipps y était déjà allée elle-même, elle en était revenue.

— Elle n’est nulle part d’où je viens, Sarah, dit mistress Philipps profondément altérée ; et madame Bot est morte.

— Morte ! Ma bonne et digne femme !

— Qu’est-ce que cela nous fait, Sarah ? Mais où peut être Lucy ?

— Si je le savais, madame !

— Il faut la trouver pourtant, entendez-vous ?

— Sans doute, madame.

— Du sang-froid, Sarah, ou nous allons devenir folles. Calculons. Lucy a tourné Euston square, n’est-ce pas ? Elle se sera trouvée alors dans Seymour street… Que disais-je, Sarah ?

— Que la petite se sera trouvée dans Seymour street.

— De là, elle sera allée à Drummond Crescent et à Clarendon square. À gauche de Clarendon square, il y a… Je n’ai plus ma tête : aidez-moi donc, Sarah… Ah ! il y a Union street, à droite Chalton street. Ces deux rues vont… Elles vont, mon Dieu ! je ne sais où, partout. Mais c’est Londres : quarante mille maisons ! dix-huit cent mille âmes ! Par où est-elle passée ? quel chemin prendre ? Votre silence me fait mourir, Sarah.

— Mistress Philipps ! cria une voix partie de l’étage supérieur de la maison voisine, courez chez le street keeper ; il mettra ses hommes en campagne sur les traces de votre enfant.

— Oh ! merci, brave homme, merci ! j’y cours… N’y avoir pas pensé !

— Mais c’est du temps perdu, compère, que ton conseil, interrompit de plus loin une autre voix. Il sera bientôt nuit, et le constable et ses hommes ne sont pas des chats ; jamais ils ne trouveront cette pauvre petite amour, endormie peut-être au coin d’une borne sur des ordures.

— Oh ! s’écria mistress Philipps, ma fille !

— Pourquoi les constables ? poursuivit l’interlocuteur, plutôt les watchmen. Ils ont des crocs et des lanternes, à la bonne heure. C’est leur métier de ramasser. Allez donc, madame, au bureau des watchmen.

— Grâce, mon brave homme ! je m’y rends ; vous me le conseillez ?

— Faites mieux, intervint d’une maison encore : plus éloignée un autre donneur d’avis ; les watchmen, c’est bien ; mais les watchmen n’entrent en fonction qu’à onze heures dans cette saison. D’ici là, l’enfant a le temps de se noyer dix fois dans la Tamise.

— Noyer !

Mistress Philipps s’appuya contre le mur.

— Comme ils parlent de mon enfant !

— Auparavant, présentez-vous au bureau du journal du soir, et, par une insertion qui vous coûtera dix shillings, réclamez votre fille. Les journaux vont partout.

Mistress Philipps était déjà au bout de la rue pour se rendre au bureau du journal.

Une interpellation sortie du caveau d’un marchand de bière la rappela de nouveau.

— Tôt ou tard votre fille, mistress Philipps, vous sera rendue par les watchmen ou les agents du constable, je n’en doute pas, si elle est dans Londres ; espoir vain, si elle n’y est plus. À votre place, j’irais d’abord au plus périlleux. Les ramoneurs volent de petites filles qu’ils habillent en garçon pour en faire des apprentis ; — vous savez l’histoire de lord Melbourn : — quand les bohêmes ne s’en emparent pas, les païens qu’ils sont, pour les habiller en danseuses de cordes.

— Dites-moi donc alors où il faut que j’aille ! s’écria mistress Philipps, désespérée du choix qu’il fallait faire entre tous ces avis.

— Quand ce ne sont pas, reprit un marin qui passait, des Irlandais comme toi, marchand de bière à chevaux, qui les volent et les emportent en Italie pour en faire de petites mendiantes catholiques.

Le marchand de bière avait trahi sa nationalité abhorrée par son accent ; il répondit à l’apostrophe avinée du matelot :

— Quand ce ne sont pas des requins comme toi, poisson gâté, qui les volent et les embarquent avec eux pour Botany-Bay, où l’on en fait Dieu sait quoi.

— Tais-toi, houblon !

— Tais-toi, culotte goudronnée !

Décidément la dispute était dégénérée en querelle de nationalité et de religion. Chacun y prit part. Irlandais et Anglais se montrèrent les poings par la croisée. On ne pensait plus à l’enfant.

Et mistress Philipps avait les pieds sur du feu ; elle trépignait, dévorait la distance d’un bout de la rue à l’autre. Elle attendait, elle suppliait que de cet orage formé sur sa tête il en tombât une décision.

Après une demi-heure de lutte entre les Irlandais et les Anglais du quartier, quand toutes les têtes dont les croisées s’étaient montrées garnies se furent retirées, comme si le principal objet qui avait appelé leur attention eût été uniquement la dispute entre le matelot et le marchand de bière, celui-ci reprit :

— M’est avis donc que madame aille au bureau de surveillance des étrangers et des vagabonds, et à l’amirauté, afin que l’enfant ne sorte pas de la ville par les barrières ou par le fleuve, s’il n’est pas trop tard. Bonne chance, mistress Philipps !

— Sarah, ma bonne Sarah, s’écria dans un jet d’inspiration la mère désolée, nous avons oublié le docteur Young ; ne remuez pas de place, par l’âme de votre mère !

— Fût-ce pour l’éternité, madame.

— Restez ici pour la recevoir, si on la ramène.. Donnez, ouvrez mon secrétaire, donnez, Sarah, voilà la clef : donnez mille livres à la personne qui l’accompagnera ; plus, si elle veut plus ; tout, si elle veut tout.

Et mistress Philipps, comme pour réparer le temps qu’elle a perdu, s’élance dans New-Road, gagne Tavistock square, longe Russel square, et, avec la précipitation d’une femme qui a le feu à sa robe, entre dans Oxford street.

Oxford street, un enfer pour le bruit et la foule. Notre rue Saint-Honoré est, par comparaison, le séjour des bienheureux auprès d’Oxford street : c’est le détroit par où tous les courants de la ville passent, pour aller dans d’autres mers, la pente d’une cataracte, Large et bien fournie en trottoirs, elle est à la fois grande route, rue, promenade, bazar ; la diligence, la chaise de poste, le tilbury, la charrette, s’y engrainent, et forment un clavier de tumulte qui part du tonnerre et finit au tremblement. Les oreilles de l’étranger saignent. Le soir, cette ligne, faite d’une couche de boue et d’une couche de boutiques, s’enflamme ; et quand, à un signal donné, le gaz part en langues de feu de tous les becs, comme l’amorce de la culasse d’un mortier, et que le bruit renaît plus formidable, on dirait un coup de canon éternel, une minière qui s’embrase.

Voilà mistress Philipps dans Oxford street ; elle n’entend rien, ou plutôt (son exaltation est si grande) elle n’entend que la petite voix de Lucy criant : Maman ! sous les pieds des chevaux. Elle regarde sous chaque roue ; puis, s’approchant des groupes d’enfants, qu’elle épouvante par son indiscrétion, elle soulève leurs chapeaux pour examiner leurs traits : enfants des autres, elle passe ; elle les maudit presque. Montée, sur une borne, pour apercevoir de plus loin, elle cherche sur cette écume de chevaux et d’hommes, un chapeau rose, un tablier vert, une robe blanche. Qu’a-t-elle distingué ? Elle court, évite deux moyeux de cabriolet entre lesquels ne passerait pas sa fille ; mais les mères qui cherchent leur fille n’ont pas d’épaisseur. Qu’a-t-elle distingué ? un chapeau rose ; c’est bien cela, ce n’est que cela. Ce n’est pas même un enfant : porté, par une modiste, ce chapeau a causé l’illusion ; de mistress Philipps. Ce n’est pas la fatigue qui tue ; c’est le découragement : elle fléchit.

Son enfant est bien plutôt cette tête blonde qui flotte là-bas ; mais Lucy avait un chapeau rose : elle l’aura perdu, on le lui aura volé. Qu’importe ? c’est Lucy ; elle le veut.

Mistress Philipps n’a plus de forces pour marcher : elle court.

Voilà que l’enfant court aussi.

— Oh ! c’est Lucy, elle me cherche ; si j’allais encore la perdre ! — Lucy ! Lucy ! — Elle ne m’entend pas ! Mon Dieu ! faites taire ces voitures. Lucy ! — Faites-la tomber, dût-elle se briser un bras. Mon Dieu ! non, je ne l’atteindrai pas ! — Que je meure, mon Dieu, et que j’arrive !

La poitrine de la pauvre mère est brisée ; son haleine ne sort plus qu’avec un déchirement douloureux ; elle souffre horriblement au côté.

L’enfant s’arrête.

— Que voulez-vous de Lucy, madame, et comment savez-vous son nom ?

Cette enfant d’un autre s’appelait Lucy, nom banal en Angleterre.

Mistress Philipps se demanda, dans cet instant d’horrible déception, ce qu’elle avait fait à Dieu pour être ainsi jouée.

Ce coup l’avait abattue. Épuisée, elle tombe sur le banc de pierre d’une place. Avec l’étonnement d’une somnambule qui a longtemps marché et qui s’éveille, elle se trouva à Saint-Pancras-Fields, terrain vague, triste, sans arbres, où ne croissent qu’un cimetière et qu’une église. De petites filles, uniformément vêtues de blanc, étaient réunies et ne jouaient pas ; une pensée sérieuse les occupait.

— Qu’attendez-vous là ? demanda mistress Philipps à l’une d’elles.

— Seriez-vous, madame, la mère de la petite fille noyée dont nous attendons le corps pour l’accompagner au cimetière, toute la pension réunie ?

Mistress Philipps chancela et cria d’une voix qui épouvanta l’enfant :

— Noyée ! et depuis quand ?

— Depuis hier, madame ; vous le savez bien, puisque vous êtes sa mère.

— Oh ! non, ma fille était encore vivante ce matin. Il y a donc des mères plus malheureuses que moi ! pensa-t-elle.

— Est-ce que votre fille est morte ce matin, madame ?

— Elle n’est pas morte, elle a été perdue dans Londres, et je la cherche.

— Ne pleurez pas ainsi, madame ; j’ai été perdue à l’âge de quatre ans, moi aussi, par ma bonne, et l’on me ramena chez moi.

— On te ramena, et vivante ?

L’enfant se mit à rire.

— Oui, on me ramena ; car on m’avait appris à dire : Je m’appelle Sophia Vernon, je suis logée Keppel street, n° 20.

— Imprudente mère ! que ne lui ai-je appris cela ?

— Votre fille en dira autant, et elle vous sera rendue.

Mistress Philipps s’éloigna en pleurant.

La jeune écolière la rappela.

— Madame, quand vous aurez retrouvé votre fille, mettez-la en pension chez nous ; nous l’aimerons bien, cette chère camarade.

Le désespoir a ses degrés ; il ne nous tue pas d’un coup. Sans cela serait-il un mal ? Il nous laisse, nous reprend, varie ses forces ; il nous raille, il ment ; son nom même est un implacable mensonge. On espère beaucoup dans le plus violent désespoir.

La crise des larmes était venue pour mistress Philipps. La naïve insouciance de cette enfant avait remué son cœur. Soulevé par la Tamise, dont elle n’était pas loin, un vent frais avait détendu ses nerfs, amolli ses paupières ; c’était un baume divin pour elle de pleurer tout haut en marchant, de ne plus apercevoir qu’à travers une pluie de larmes ces lignes de cristaux et de gaz. Il était nuit ; tant mieux : on ne la verrait plus. Elle était si fatiguée d’importuner les autres de l’aspect de son affliction ! Le désespoir a sa pudeur. On l’entendrait, c’est tout ; on la prendrait pour une mendiante affamée. Que n’était-elle une mendiante affamée tenant son enfant par la main !

— Jusqu’à présent, pensa-t-elle, j’ai cherché ma fille ; mais je ne l’ai pas demandée. Essayons : c’est bien plus simple.

— Monsieur, s’informa-t-elle d’un homme dont le pas rapide témoignait une longue course parcourue, auriez-vous entendu dire qu’on eût trouvé une petite fille de quatre ans, charmante, ayant un chapeau rose, un tablier vert, une robe blanche ? Je suis sa mère : une réponse, s’il vous plaît, vous me rendrez service.

— Madame, répondit le passant, auriez-vous entendu dire qu’on eût trouvé trois mille souverains que je viens de perdre dans une maison de jeu ? Ils sont neufs, frappés au coin du roi Guillaume. J’en étais le possesseur : une réponse, s’il vous plaît ; vous me rendrez service.

La pauvre mère avait cru s’adresser à un homme ; c’était un joueur.

Cent pas plus loin, ce fut son tour d’être abordée.

— Vous pleurez, madame ?

— Et ne le voyez-vous pas, monsieur ?

— Quelque grand malheur vous a-t-il frappée ?

— J’ai perdu ma fille ; en connaissez-vous de plus grand ?

— J’en sais un plus grand, celui d’avoir recours à ce prétexte, et de n’en tirer aucun parti pour sa soirée. Cependant, quoique vous soyez la dixième femme que j’aie rencontrée depuis une heure à qui pareil malheur est arrivé, je ne vous refuserai pas mes affectueuses consolations. Voulez-vous que nous commencions par souper ?

Mistress Philipps ne put pas rougir, elle n’avait plus de sang ; elle ne put pas pleurer pour un tel affront, elle pleurait déjà avant de le recevoir. Elle salua le noble vieillard.

Arrivée sur une petite place entre le bord de la Tamise et les rues qui y aboutissent, elle entendit le son d’une cloche. Il y avait déjà comme du rêve dans sa tête. Ensuite elle vit un enfant portant un flambeau dont la lueur jaune éclairait le visage maigre d’un homme très-grand, rendu plus grand par un tricorne démesuré, par une longue redingote bleue, boutonnée de haut en bas, sur laquelle rabattait un collet de drap rouge ; par des bas blancs chinés de bleu et d’interminables souliers à boucles. Moitié homard, moitié bedeau, cet homme était flanqué d’un second enfant, qui faisait sonner la cloche, dont le bruit avait attiré l’attention de mistress Philipps.

Au milieu de la place, l’homme maigre s’arrêta ; le premier enfant éleva le flambeau ; le second agita rudement la cloche.

À cet appel, toutes les rues vomirent sur la place des pêcheurs, des matelots, des écaillères, des mousses, des nuées d’enfants, qui hurlaient : Voici le bell-man ! le bell-man ! écoutons le vieux bell-man !

Bell-man signifie homme à la cloche ; sa fonction, il va la dire.

Deux cents têtes d’hommes par la forme et de harengs par l’odeur encadraient la tête osseuse du bell-man.

— Silence ! au nom du roi.

Mistress Philipps se faufila entre une marchande d’huîtres et un batelier ; l’une sentait la marée, l’autre le goudron.

— « Il a été perdu aujourd’hui, vers les quatre heures de l’après-midi, une petite fille âgée de quatre ans. »

— Volée ! affirma hautement la marchande d’huîtres.

Et le bell-man :

— Par qui ? puisque vous le savez.

— Attrape !

La harangère se tait ; une autre reprend :

— Volée ou perdue, tant pis. Pourquoi laisse-t-on courir les enfants dans la rue ?

Et le bell-man :

— Sibyl, vous avez laissé, brûler votre petit garçon l’hiver passé, taisez-vous !

— Ça ne regarde personne : si je l’ai brûlé, je l’ai fait.

Et le bell-man :

— Je continue :

« Une petite fille âgée de quatre ans, logée Euston square, paroisse de Saint-Pancras. »

Mistress Philipps s’était avancée jusqu’au bord intérieur du cercle ; sa bouche était béante.

— « Elle est costumée comme suit : robe blanche. »

— Allons ! quelque fille de lady ; ça en fait si peu, que ça a raison de les couver.

— Silence !

Mistress Philipps aspirait les paroles du bell-man, qui reprit :

— « Robe blanche, tablier vert. »

— Ah ! elle était gentille, du moins.

D’autres femmes du peuple s’essuyaient les yeux avec le coin de leur tablier.

La pauvre mère était prête à sauter au cou de toutes les mères qui pleuraient.

— « Tablier vert et chapeau blanc. Elle répond au nom de Lucy. Dix guinées à qui la rendra à sa mère. »

— Erreur, monsieur ! erreur ! l’enfant a un chapeau rose.

— C’est elle qui a volé l’enfant ; oui.

Ce furent mille cris, ce ne fut qu’un cri, cri accompagné de malédictions, de menaces, proférées aux oreilles de mistress Philipps.

— Voyez comme elle est affreuse, comme elle est pâle, la voleuse d’enfants ! Voyez !

— Voyez ! ses habits en lambeaux, ses cheveux épars : huzza la voleuse !

— Rends-nous Tony, volé l’été dernier ; c’est toi qui l’as emporté en Irlande ! Rends-nous James, rends-nous Peters ! — Que fais-tu ? les baptises-tu, les manges-tu ?

Le bell-man criait au constable.

L’enfant au flambeau tremblait.

L’enfant à la cloche sonnait.

Mistress Philipps répondait :

— Je ne l’ai pas volée, puisque je suis sa mère !

— Tu dis ça ?

— Que voulez-vous que je dise ?

— Tu es sa mère, toi ; pâle comme une criminelle !

— Je suis sa mère !

— Toi, avec ta robe déchirée comme un vieux filet !

— Je suis sa mère !

— Toi, avec tes cheveux pendants et boueux.

— Je suis sa mère, je suis sa mère !

— Toi, misérable ! toi sa mère ! toi, effrontée, toi, infâme.

— Je serai tout cela ; mais je suis sa mère !

Se précipita tout à coup, portant un enfant dans ses bras, une femme effarée.

— Voilà l’enfant ! dit-elle ; il est trouvé ! — Ma récompense ! Dix guinées !

— Eh bien ! prends-le ! firent à mistress Philipps les autres femmes qui avaient les yeux fixés sur elle.

— Ah ! ce n’est pas là ma fille ! Qu’en ferais-je ? Mais voilà de l’or pour l’élever.

— Huzza ! huzza ! crièrent les matelots et leurs femmes. Voilà qui le prouve ; c’est une brave mère, c’est la véritable mère, et non une voleuse d’enfants !

L’enfant rapporté n’était visiblement qu’une ruse pour savoir si mistress Philipps avait perdu le sien, ou si elle était celle qui, par métier, volait les enfants des autres.

On l’avait insultée, on la plaignit.

On l’avait battue, on l’embrassa.

Le bell-man ouvrit la marche, et l’on quitta la place, flambeau allumé, cloche en branle.

Et à chaque coin les matelots, ôtant leur pipe de la bouche, soufflaient ces cris dans les profondeurs des rues sombres et endormies :

— « Il a été perdu une enfant du nom de Lucy, paroisse de Saint-Pancras, Euston square. Dix guinées à qui la ramènera. »

Et les mères, qui s’éveillaient à ces hurlements, pressaient avec terreur leurs enfants contre elles.

Ainsi s’avança le cortége jusqu’à Euston square. Là, il prit congé de mistress Philipps, et lui promit de chercher sa fille.

Il était deux heures de la nuit, dix heures que mistress Philipps était absente.

Et dix heures aussi que, debout sur le pas de la porte, Sarah attendait, ainsi que sa maîtresse le lui avait ordonné, qu’on ramenât l’enfant. Une bougie qui touchait à sa fin brûlait aux pieds de Sarah. C’était triste. La rue était déserte ; les indifférents dormaient.

Les deux femmes se comprirent. Sarah prit la bougie, et éclaira sa maîtresse ; puis elles fermèrent la porte sur elles.

On eût dit une cérémonie funèbre accomplie, un retour du cimetière. Tout était consommé.

Puis les deux femmes s’assirent l’une vis-à-vis de l’autre auprès du foyer, sans remarquer qu’il était éteint : le froid était excessif pourtant.

Après une demi-heure de silence que ni l’une ni l’autre n’osait interrompre, mistress Philipps dit :

— Sarah, savez-vous que ceux qui n’ont pas dîné doivent avoir faim à cette heure ?

— Madame, je n’ai pas songé au dîner aujourd’hui.

— Sarah, savez-vous que ceux qui n’ont pas de feu doivent avoir froid ?

— Vous m’y faites songer, madame ; je vais allumer du feu.

— Sarah ; dit en se tordant les bras mistress Philipps et en élevant la voix, Sarah, savez-vous que ceux qui n’ont pas de lit, par la glace qui est dans les rues, doivent avoir un mauvais sommeil ?

— Vous, m’excuserez encore, madame ; mais je n’ai pas pensé à faire le lit : je vais le préparer.

— Sarah, Lucy n’a pas dîné, Lucy a froid, Lucy a sommeil.

Après ces paroles, sèches comme le délire, la mère se tut.

Elle se dirigea vers le lit de sa fille ; sa place de la nuit y était encore creusée ; l’oreiller avait conservé la foulure de sa tête. Elle baisa cette empreinte ; et, quand elle se releva, par un mouvement d’habitude, elle borda le lit, comme si Lucy y était encore : elle croyait avoir donné le baiser de la nuit à sa fille. Toujours aussi machinalement, elle tira les rideaux, et ce ne fut que lorsqu’elle porta les doigts au bouton de la lampe, pour en adoucir la clarté, qu’elle aperçut Sarah, qui la regardait tristement faire, et de l’air de pitié dont on suit les mouvements désordonnés d’un fou.

Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, et il se passa plus d’une heure sans qu’elles songeassent à se séparer.

Il eût été difficile de dire quelle était la mère, à l’expression de la douleur.

Dieu envoie de loin en loin aux familles, comme aux peuples, une crise profonde pour rétablir l’équilibre qu’ont rompu les préjugés, et l’égalité se retrouvé dans les larmes.

Bien que mistress Philipps n’eût jamais été fière, elle se sentit toute forte de l’appui de Sarah, et de ses rudes mains pour serrer les siennes, et de toute cette bonne créature, qui partageait les angoisses maternelles, sans avoir eu l’orgueilleuse joie de posséder un enfant. Sarah était sur le point de remercier sa maîtresse de s’apitoyer avec elle.

C’était triste, cette douleur prolongée et sans cris, muette, saignante, en dedans comme les blessures mortelles ; c’était bien triste, cette lampe qui envoyait un rayon, tantôt rouge, tantôt jaune, sur un berceau sans enfant ; de voir ce qui va s’éteindre passer sur ce qui a disparu ; triste comme un nid d’hirondelles dont on a brisé les œufs, et qu’éclairent sur les bords les rayons du soleil couchant.

Le petit jour se faisait, jour terne, aube d’ardoise, aurore des villes. Les deux femmes, étaient immobiles comme deux glaçons.

Et comme deux glaçons tout à coup leurs corps se séparent, et deux cris spontanés sortent de leurs poitrines.

— Sarah !

— Madame !

Et l’une colle l’oreille à la porte, l’autre l’applique à la croisée.

— Entendez-vous ? Non, je ne me trompe pas, Sarah.

— C’est lui ! madame.

— En êtes-vous bien sûre ?

— Madame, il est au bout de la rue.

Rien ne peut exprimer l’exaltation de leur ouïe.

— Oh ! oui. Silence ! je crois ne plus l’entendre.

— Ne vous faites pas cet effroi, madame. Tenez, l’entendez-vous ?

— Oh ! c’est Rog, Sarah.

— C’est Rog, madame. Il approche. On dirait qu’il appelle.

— Il me ramène ma fille !

— Notre fille, madame !

— Ah ! Dieu n’abandonne pas les pauvres mères ! Sarah, je suis folle. Entendez-vous comme il aboie ! Il n’a jamais aboyé ainsi. Noble chien ! noble bête ! Sarah, courons, courons vite ! Oui, Rog, oui, mon fils !

— Oh ! merci, Dieu ! merci, Rog ! merci, mon fils !

Mistress Philipps était tombée à genoux, n’ayant plus la force d’aller ouvrir au chien, qui aboyait en effet d’une manière étrange.

Sarah perdait la tête ; elle allait à la croisée, puis à la porte. Elle en revenait pour prendre la lampe, et fort inutilement, puisqu’il était déjà jour.

Enfin, elle ouvrit.

Rog aboyait et hurlait à la porte de la rue.

Mistress Philipps se traîna à celle de la chambre, puis sur le pallier, collant son front aux barreaux de fer de l’escalier.

Rog aboyait et hurlait toujours.

Et à ses aboiements se joignaient maintenant les paroles animées d’un homme, de plusieurs hommes. Un événement, à coup sûr.

La porte de la rue ouverte, Rog s’élance dans l’appartement, sale, hideux, crotté jusqu’au museau.

— Ah ! l’infâme voleur ! murmura un homme du bas de l’escalier ; votre chien m’a volé un gigot, mais il me le payera. À la première occasion, je lui couperai la queue au milieu des reins. Ceci, pour sa gouverne et la vôtre.

C’était tout, ce que rapportait Rog : l’os d’un gigot qu’il avait volé et dévoré en se promenant dans les rues de Londres.

Rog fit deux tours sur le tapis, mit son os entre les pattes, sa tête sur le gros bout de l’os, et s’endormit.

Comptez sur l’instinct des animaux !

III

Dans ce même salon où nous fûmes témoins, au commencement de cette histoire, d’une scène d’intérieur, d’un tableau de famille si plein de mansuétude et de félicité, nous retrouvons, mais bien changés depuis, nos mêmes personnages, le docteur Young, mistress Philipps et Sarah.

Vainement voudraient-ils échanger des consolations ; le courage leur manque.

Le visage caché dans un mouchoir dont ses doigts pâles et crispés pétrissent le tissu, brisée au fond d’un fauteuil, le bras droit mollement abandonné au docteur, mistress Philipps est anéantie. Aucune plainte ne s’échappe de ses lèvres, aucune larme de ses yeux. Toute énergie est épuisée.

Le malheur vaut le temps : Sarah a vieilli de dix années ; elle semble devenue imbécile.

— Ne soyez point si contrariée, madame, continua le docteur après une pause qui, selon les apparences, durait depuis quelques minutes, de n’être point venue chez moi dans votre fatale course ; vous ne m’auriez point rencontré, j’étais à la campagne.

— En effet, répondit mistress Philipps d’une voix éteinte et sans changer de position, vous deviez être absent pour mes affaires. Oui, il me souvient de vous avoir prié de passer chez M. Burns, mon notaire, pour vendre mes propriétés et pour effectuer le placement que nous destinions à Lucy. Pardon, docteur, d’avoir oublié de vous remercier de cette peine.

Ne jugeant pas à propos d’insister sur ce point, le docteur se tut ; mais il retint le bras de mistress Philipps, qu’une agitation nerveuse avait contracté. C’était un sujet de conversation qu’il convenait d’éloigner à tout prix.

Mistress Philipps persista, et, d’un accent coupé par sa respiration haletante et courte, elle reprit :

— Peine bien inutile ! — Que vais-je faire de cet argent ? C’est bien lourd.

Pour en finir, le docteur s’empressa d’ajouter :

— Rien n’est fait, madame ; les transactions légales ne se terminent pas en un jour. Les choses sont dans l’état où elles étaient auparavant. Ne nous en occupons plus, je vous en prie.

— Et vous avez parfaitement raison, monsieur Young. À quoi bon se presser de mettre ordre à notre fortune, maintenant que celle à qui nous la destinions a disparu de la terre ? Vos paroles sont sensées.

— Vous leur prêtez vraiment un sens désespéré qu’elles n’ont pas, mistress Philipps. Je ne me laisse point abattre si vite, moi.

Pauvre fausse fermeté du docteur !

— Ah ! vous espérez encore, vous ?

Ce cri fut prononcé avec un dédain triste, et toujours le visage caché.

— Oui, j’espère, parce que je suis raisonnable et que je crois fermement dans l’efficacité d’une foule de moyens encore à tenter.

Un léger signe négatif de tête fut toute la confiance qu’inspira l’assertion de M. Young.

— Oui, une foule de moyens. Tenez, raisonnons.

Toujours sous le coup de la même stupidité, Sarah se rapprocha du docteur et fixa sur lui des regards avides.

Mistress Philipps écarta un instant le mouchoir qui couvrait son visage, sans le détourner du côté de la cheminée.

Peut-être le bon docteur s’était-il trop avancé, et, dans la position de ces avocats qui n’ont qu’un argument en poche, il allait faire traîner le sien le plus possible, si toutefois il en avait un.

— On ne vole pas les enfants par amour des enfants, commença fort sensément le docteur ; on ne les prend non plus ni pour les tuer ni pour les vendre ; — contes de bonnes femmes que tout cela !

Sarah approuvait déjà la pensée du docteur, qui n’avait peut-être pas une pensée.

— Or, dans quel but les dérobe-t-on ?

Sarah posa, de plus en plus attentive, ses deux mains calleuses sur les gros genoux du docteur.

Mistress Philipps n’était nullement à la conversation.

— Avant tout, poursuivit-il, je suis convaincu que les enfants ne se perdent littéralement jamais dans les villes. Ils sont toujours recueillis, ce qui me ramène à ma première question : Dans quel but les garde-t-on ?

Le pauvre docteur n’avait encore rien précisé à travers tout cela. Il suait.

— Ce but, le voici, selon moi : ce but est toujours un intérêt ; offrez un intérêt plus grand, et l’enfant est restitué.

Des genoux, Sarah éleva ses bras jusqu’aux épaules de M. Young. Elle buvait ses paroles au sortir de sa bouche.

Mistress Philipps fit un faible mouvement vers le docteur : elle écoutait enfin.

— Et, comme ce sont à coup sûr de pauvres gens, ceux qui les volent, je crois qu’avec de l’argent…

Le docteur n’acheva pas. Une exclamation l’interrompit ; il avait touché à vif la vérité.

— Oui, docteur, avec beaucoup d’argent, mais beaucoup d’argent, Lucy est à nous.

— Sarah ! une plume, du papier, hâtez-vous ! Mistress Philipps écrivit, mais vite, convulsivement, à mots hachés, illisibles, qu’elle effaça, qu’elle récrivit. Sarah tenait un coin du papier, le docteur Young l’autre ; la pauvre mère avait grand’peine à retenir son cœur de toute sa main gauche.

— Voilà ! — et qu’on lise demain sur tous les murs de Londres, et sous trois jours dans toute l’Angleterre, et dans peu par toute l’Europe…

Ah ! docteur, Dieu vous a envoyé une bonne pensée, une pensée d’ange.

Prenez cela, portez cela à l’imprimeur, Sarah, et que ce soit tiré à un million d’exemplaires. Les exemplaires expédiés partout. Et qu’on lise sur tous les murs… — Docteur, ne me soutenez pas, je ne souffre point dans ce moment.

Et qu’on lise :

« Une mine dans le Cornouaille, rapportant annuellement cinquante mille guinées, plus deux cent mille livres sterling d’actions de la compagnie des Indes, à qui rendra à sa mère désolée, une petite fille âgée de quatre ans, du nom de Lucy, Euston-Square, paroisse de Saint-Pancras. Pour garantie de la récompense promise, le dépôt de tous les titres de propriété chez le notaire Burns, à Londres, et la parole d’une mère devant Dieu. »

— Allez, Sarah.

— Asseyez-vous, docteur ; ce n’est pas la moitié de ma fortune.

Et les forces de mistress Philipps se trouvèrent tellement épuisées par le choc de cette espérance imprévue, qu’elle glissa sous elle du fond du fauteuil sur le tapis, où elle resta. Mais sur sa face de morte un sourire voltigeait.

Le docteur la ranima, et, profitant de l’épuisement de son énergie pour l’obliger à prendre un bouillon, il sonna.

Le domestique de pied qui parut dit tout bas à M. Young que deux marchands demandaient à parler à madame.

Celui-ci ordonnait brusquement par signe de les renvoyer, lorsque mistress Philipps, revenue à elle, insista pour qu’ils fussent introduits.

Un homme, entra : c’était un marchand d’habits.

À peine avait-il franchi le seuil, que Rog, en le voyant, bondit des pieds de sa maîtresse, où il dormait, à trois pieds du sol. Furieux, il tourna, le poil hérissé, tout autour de la chambre, pour en sortir. Quand il se vit traqué, il se coucha à terre et gémit.

— Ah ! te voilà, mon petit loup. Bien ! fais le gentil, pleure maintenant : j’ai ton affaire dans la poche.

Le. marchand d’habits tira en effet de sa poche cinq ou six sales lambeaux de mousseline blanche, et, comme ils ne ressemblaient pas peu à de la corde emmêchée en fouet, Rog, à cette vue, frémit dans ses poils et s’aplatit. Son souffle courait le long du parquet.

— Figurez-vous, milord, et vous, milady, que ce diable d’animal est entré avant-hier dans ma boutique, crotté comme un poëte, et qu’une fois dedans il a si bien joué des dents et des griffes, qu’il a mis dans cet état mes belles petites robes de mousseline blanche. Je suis vendeur d’habits, pour vous servir. Or, comme j’ai lu sur son collier, en voulant lui friser à froid le poil des oreilles, qu’il appartenait à la petite comtesse de Lucy, Euston-square, me voici avec la note des dégâts commis par lui, ne m’expliquant pas cependant pourquoi ce dégoûtant animal, pardon de l’expression, a de préférence lacéré mes vieilles robes d’enfants, au lieu de mes superbes habits tout neufs de comédiens, un ancien costume, par exemple, de M. Kemble dans Otello ou celui de mistress Siddons dans Henri VIII. nowiki/>

Le docteur ne comprenait rien au discours du marchand d’habits.

Mistress Philipps fort peu. Elle ouvrit sa bourse et donna deux guinées au marchand, qu’elle crut autant sur sa parole que d’après l’attitude humiliée du chien.

— Dieu vous garde, milord ; et vous, milady, acceptez mes remercîments avec mon regret de ce que les robes n’étaient pas en meilleur état. À l’avenir, nous en étalerons de neuves, et nous laisserons votre chien broder tout à son aise, sans le rouer de coups ni lui fausser la patte, ainsi que nous avons eu le tort de faire.

En, passant près de Rog, le marchand d’habits voulut le caresser. Rog n’offrit pas de prise ; il se glissa comme une grenouille sous le fauteuil de sa maîtresse.

— Brave bête ! dit le marchand en partant, ça fait du moins aller le commerce.

Une vieille femme, entra. Son oeil, convexe, dur et brillant comme un bouton d’acier, mais rouillé sur les bords, avisa le chien sous le fauteuil, où il s’était tapis. Elle alla droit à lui, les doigts écarquillés, le pinça par l’oreille, et, l’élevant comme un lièvre au-dessus de terre, elle le considéra quelque temps. Rog tremblait. La vieille femme, après l’avoir ainsi suspendu et toisé, lui souffla au museau, dernière injure que les vieilles femmes et les chats se permettent envers les chiens.

— Il est donc à vous, ce beau quadrupède ?

— Allons, sorcière, finissons-en, répondit le docteur, oui ; il est à nous, après ?

— Eh bien ! tant mieux ! vous devriez le faire empailler, le mignon. À quelle heure le couchez-vous ?

— Madame, je vous ai déjà dit d’en finir.

— On finit. Mais alors, répliqua la vieille en tirant toujours Rog par les oreilles, Rog, tout racorni et l’oeil perpendiculaire à cause du tiraillement qu’il subissait ; alors, donnez-moi sa peau, ou payez-moi six chapeaux roses d’enfants qu’il a renversés dans la boue comme des quilles en brisant mon vitrage ; il y a de cela deux jours. Je ne vous demande que soixante schillings ou sa peau.

— Voilà soixante schillings.

Quand la vieille marchande de chapeaux eut les soixante schillings dans sa main gauche, elle lâcha de la droite le pauvre Rog, qui, retombant de quatre fois sa hauteur sur sa patte foulée, poussa un cri déchirant.

Le docteur se leva et saisit sa canne.

Et la vieille courut vers la porte, d’où elle cria :

— Est-ce que vous n’avez pas honte de mettre à un chien laid et vicieux un collier plus beau qu’à un chrétien ? Ah ! vous avez bien fait de graver à son cou à qui il appartient. Il faut être honnête comme nous pour ne pas retenir le collier et chasser le chien à coups de balai.

Les domestiques jetèrent cette femme à la rue.

— Comprenez-vous quelque chose à cela ? dit M. Young s’adressant aux domestiques ; — mais, pour peu que cela continue, tous les marchands de Londres vont venir présenter des mémoires. La faute en est à vous. Ce chien est trop gâté. Si vous le battiez quelquefois et ne le laissiez point sortir, vous ne vous exposeriez point à payer ses fredaines. À la place de mistress Philipps, je retiendrais sur vos gages le coût de ses dégâts.

— Qu’en pensez-vous, madame ?

Le docteur fut abasourdi.

— Ah ! si vous le caressez, vous aussi, je n’ai plus rien à dire ; si c’est là sa punition, je me tais ; belle correction, ma foi ! — Faites, messieurs.

Les domestiques se retirèrent en souriant.

Rog est accroupi sur les genoux de mistress Philipps, qui, toute préoccupée, tout émue, passe et repasse doucement et avec tendresse la main sur son dos ; froisse, avec la délicatesse qu’elle mettrait à toucher les feuilles veloutées d’une fleur, les oreilles de Rog, dont la tête heurtée, mais intelligente, se relève, sous un angle attentif, pour croiser avec le regard humide de sa maîtresse son regard magnétique et vert. L’instinct et l’âme se regardent, se réfléchissent, et le fluide universel, les unit par le conducteur intime de la vue, pile voltaïque de l’être. Et mistress Philipps dit à Rog, tout bas, près de son front, d’un souffle brisé et persuasif, comme s’il pouvait les comprendre, des demi-mots d’amitié, de prière et de reconnaissance ; elle lui dit :

— Bon ami, toi, tu as aussi cherché Lucy, tu as couru après ma fille.

Le chien regarde sa maîtresse jusqu’au fond des yeux de ses deux émeraudes vivantes.

— Tu as cherché Lucy, et tu ne l’as pas trouvée.

À ce nom répété de Lucy, Rog pousse de petits aboiements comme lorsqu’il rêve. Son museau noir frémit et se dilate.

— Tu as marché comme moi toute la nuit dans la boue et sous les pieds des chevaux en l’appelant.

Rog s’agite convulsivement sous l’exaltation de son instinct.

— Oui, on t’a maltraité comme moi, Rog !

Les flancs de Rog se creusent le long de son épine ; il est haletant, il souffre, il cherche, il aspire ; il veut une âme pour son âme, dirait-on, sous le regard dominateur, inflexible, inquiet, de sa maîtresse.

— On t’a chassé comme moi, Rog !

Un esprit électrique jaillit de chaque poil, de Rog, comme aux approches de l’orage.

— On t’a battu, battu, à la patte qu’ils t’ont brisée, les méchants !

Rog est plaint, il se plaint. Langue universelle, la douleur a un lien commun entre tous les êtres. Puis mistress Philipps en éveille une réelle dans le chien. Elle soulève avec précaution la patte brisée, pendante et endolorie, de Rog.

— On t’a battu comme moi, Rog !

Le chien replie sa patte sur le doigt de sa maîtresse ; il exhale un gémissement.

Mistress Philipps porte aussitôt cette patte à ses lèvres, et la réchauffe et la baise comme le bras d’un serviteur qui se l’est cassé en vous vengeant.

De reconnaissance, Rog laisse tomber sa tête sur l’épaule de sa maîtresse.

— Allons, s’écrie le docteur, ce que vous faites là est un funeste, excès de sensibilité : qu’avez-vous tant pour ce chien ?

— Mais, docteur, répondit mistress Philipps avec la faiblesse d’un enfant qui pleure, c’est que Rog n’a déchiré toutes ces robes blanches et ces chapeaux roses d’enfants que parce qu’il cherchait ma fille, que parce que ma fille, lorsqu’elle s’est perdue, avait un chapeau rose et une robe blanche.

— Par ma foi ! c’est la vérité, et je rends mon estime à Rog ; mais il a la patte cassée.

— Oui, docteur.

— Mais, c’est grave.

Le docteur déchira son mouchoir, et, déguisant l’émotion de l’homme sous la préoccupation du médecin, il ne laissa pas voir, tout en bandant l’appareil qu’il appliquait à la patte du chien, la sensibilité dont tous ses traits portaient l’empreinte.

Sarah était de retour.

— C’est fait, madame, s’écria-t-elle en entrant, et tous les courriers, — je viens du bureau des postes, — se sont chargés chacun de trois cents exemplaires, de l’avis pour les villes où ils se rendent. Ce soir, le paquebot en débarquera vingt mille sur le continent. Il descend la Tamise.

— Embrasse-moi, Sarah, et que Dieu pour te récompenser… Mais comment te récompensera-t-il ? Tu ne peux plus être mère.

— En me faisant assister au mariage de votre fille retrouvée, madame.

— Que ta parole monte au ciel, sainte femme !

— Que sa parole monte au ciel ! répéta le pieux docteur. Et tous trois, se tenant par la main, une pauvre mère, un vieillard la tête découverte, une servante infirme, se joignirent de cœur pour prier celui qui envoie par le vent, dans le bec du petit oiseau perdu loin de son nid, le grain de millet, et, par la pluie, la goutte d’eau céleste qui doit le désaltérer.

IV

Trois ans se sont écoulés.

Le vent et la pluie ont depuis longtemps déchiré les affiches annonçant la récompense promise à qui rapporterait l’enfant ; d’ailleurs, sur un milliard d’habitants, personne n’a peut-être lu cet avis. Lucy est perdue à jamais ! Elle aurait pourtant sept ans aujourd’hui. Âge charmant ! Ses cheveux dorés descendraient jusqu’à son coude, assez bas pour en tresser deux nattes, terminées d’un nœud de rubans roses. Les mères sont bien fières de ces deux nattes. Elle aurait grandi jusqu’au manteau de la cheminée. Autrefois elle disait : — C’est bien haut la pendule ! Sans tabouret elle se verrait maintenant dans la glace. Et sa mère ! — Aucun développement de Lucy n’avait été perdu pour elle. Comme si Lucy ne l’eût jamais quittée, elle savait les nuances plus foncées que, mois par mois, trois années avaient données à ses cheveux. C’est demain sa fête ! disait-elle, et la maison s’emplissait de fleurs. La chaise longue de Lucy était toujours approchée de la table aux heures du repas ; son couvert mis. On attendait son retour de l’école ; la nuit on plaçait la veilleuse allumée près de son lit ; et quand sa mère était couchée, elle lui disait : — Dormez bien, Lucy, petite fille !

Elle dort déjà ! pensait-elle ; les enfants ont le sommeil si prompt.

Ceci n’était pas de la folie, puisqu’au fond une consolation réelle résidait. Mais mistress Philipps ne s’était pas aperçue que le mensonge dont elle s’était nourrie l’avait minée graduellement. Elle avait dépensé tant d’exaltation pour croire au fantôme de sa fille, qu’elle était semblable à ces mères sans lait qui s’obstinent à nourrir leur enfant ; l’enfant meurt la bouche au sein, la mère en le lui tendant.

Disons en passant, car l’événement ne vaut guère la peine qu’on s’y arrête, que lord Philipps était mort en duel à Sidney, dans la Nouvelle-Galles.

Depuis six mois, mistress Philipps ne se levait plus de son lit, auprès duquel deux places ne restaient jamais vides, celle de Sarah, celle de M. Young, lui aussi devenu bien infirme, n’y voyant presque plus.

On était alors dans l’été ; un beau soleil rayonnait dans l’appartement — appartement de malade, atmosphère d’éther — des flacons débouchés sur les tables, une galerie de cafetières près du foyer ; le foyer allumé au mois d’août, chose triste ! — Une bouteille étiquetée est posée sur un papier ; au milieu de la chambre fume une baignoire, et près de la table est un jonc de médecin, auprès du jonc un chapeau ; le jonc et le chapeau, c’est presque une consultation !

Le lit avait été tourné au jour, qui éclairait en plein la face plus pâle qu’amaigrie de la malade. Ses cheveux châtains luisaient sous une transpiration impossible à neutraliser par la chaleur qu’il faisait. Ses yeux bleus avaient perdu leur mobilité, tout en conservant quelque éclat, et ses paupières allongées décrivaient un orbe dont la teinte forte mettait en relief les ailes diaphanes de son nez.

On éprouvait un horrible saisissement en voyant une mouche s’obstiner à se poser sur les lèvres décolorées de mistress Philipps.

Ses mains étaient croisées sur sa poitrine ; les draps dessinaient ses pieds ; quelquefois pourtant elle laissait pendre un bras hors du lit.

Un berceau vide était côte à côte du lit.

— Quel beau jour pour ceux qui sont à la campagne !

— C’est un bonheur que nous nous procurerons avant la fin de la belle saison, ma bonne dame Philipps.

— Je n’ai plus de jambes, docteur.

— Mon Dieu ! si j’étais aussi sûr de recouvrer des yeux comme je le suis de vous rendre vos jambes, je briserais sur-le-champ mes lunettes. Mais, patience, vous me conduirez, et je vous soutiendrai, nous réaliserons l’apologue.

— Et qui me portera, moi, qui ne peux plus me remuer, grâce à mon rhumatisme ? interrompit Sarah en relevant l’oreiller sous la tête de sa maîtresse. Est-ce ce malheureux Rog, devenu aveugle et si hargneux et si voleur, qu’il vole et qu’il mord tout le quartier, et qu’il aboie toute la nuit ? Est-elle changée, la pauvre bête !

Et, si l’on s’étonne de ce que le nom de Lucy n’eût pas été déjà prononcé entre ces trois personnes qui l’avaient toujours au bout des lèvres, c’est que, depuis un an, le docteur avait fait jurer à mistress Philipps, sous peine de ne plus le voir revenir chez elle, qu’elle ne nommerait plus son enfant ; car il suffisait de ce nom pour éveiller des crises nerveuses sans fin, et des prostrations de force à mourir. La mère n’en parlait plus qu’à Dieu ; celui qui ne se lasse jamais d’entendre les mères.

— Docteur ; dit-elle, en affectant un air joyeux, j’ai une grâce à vous demander.

Elle saisit sa bonne et grosse main.

Et celui-ci eut l’occasion de poser sans affectation son pouce sur l’artère de mistress Philipps.

— Si vous étiez une autre malade, je saurais, madame, ce que cela veut dire. Vous me demanderiez la permission de manger une aile de poulet…

Sarah se levait déjà pour descendre à l’office.

— Mais vous, quel désir pouvez-vous former, que je ne sois prêt à le remplir ?

— Me promettez-vous d’accorder cette grâce ?

— Amen ! parlez.

Et il fermait les yeux en écoutant la malade. C’est l’artère qu’il écoutait. Averti par d’étranges pulsations, il se pencha brusquement sur le visage de mistress Philipps.

— Je ne serais pas fâchée de consulter un ami de la religion, notre excellent pasteur, par exemple, M. Burney. Ne me grondez pas, docteur.

— Il est bien tard, pensa-t-il. Mais il répliqua :

— Moi, vous gronder ! quelle idée ! M’y opposer !

— Je sais que je ne suis pas très-mal, je le sais ; mais, je vous l’assure, ce n’est qu’une simple précaution.

Et elle se sentait mourir ; elle voulait tromper le docteur.

— Vous êtes, madame, très-bien, au contraire.

Une larme grossissait dans l’œil terne du vieillard.

— Oui, parfaitement, docteur.

La main de la malade se roidissait.

— Cependant, docteur, Vous voulez bien que je fasse appeler M. Burney ?

— Mais certainement, et j’y cours.

— Oh ! alors allez vite, docteur !

— Dans dix minutes je vous amène M. Burney.

— Encore une fois, monsieur Young, n’allez pas croire que je sois au plus mal.

— Et, si je mets tant d’empressement à vous obéir, ne préjugez rien de mon opinion sur votre état.

— Oh ! comme je l’ai bien joué, pensa-t-elle, une fois que le docteur fut parti : je ne me sens pas deux heures à vivre.

— Comme j’ai flatté son erreur ! murmurait le docteur en montant dans un cabriolet, de place pour se rendre chez M. Burney : dans deux heures elle aura cessé de souffrir.

— Sarah ! Sarah ! ouvrez vite cette armoire, vite ! et apportez-moi le petit coffre en bois de cèdre.

Et le soleil s’abaissait déjà sut Londres, la ville noire, la ville dont les toits d’ardoise exhalent des vapeurs le soir comme la terre. Heure indécise et triste : les bruits de la Babel anglaise meurent : les cloches tintent dans le lointain ; d’épaisses ombres montent de la rivière, et se répandent fades et plombées dans les rues. Ce soleil qui se retire emporte avec lui une portion de la vie de tous.

Mistress Philipps était blanche comme son oreiller. Elle posa avec émotion ses mains sur le coffre de cèdre, puis elle l’ouvrit avec une petite clef qu’elle tira de son sein, où elle l’avait toujours portée. Les forces, lui manquèrent, et le coffre se ferma. De nouveau elle l’ouvrit, et, avec une piété de sainte qui touche une relique, avec l’avidité ingénue d’une fiancée qui examine un à un les présents de noces, la malade en retira le trousseau de sa fille. Linges d’enfant encore parfumés de la prairie où ils ont séché, chemisettes brodées, bonnets toujours trop grands ou trop petits, et sous lesquels l’enfant est si gracieusement ridicule, qu’il en rit lui-même ; souliers qui se perdent dans la poche de la nourrice, et avec lesquels il n’a jamais marché que dans la main de sa mère ; et des joujoux sans fin, des poupées roses et joufflues, sœurs de carton qui ont partagé tous les baisers que la sœur vivante a reçus. Mistress Philipps reprenait ces baisers sur leurs joues. Ensuite elle élevait par chaque manche les petites chemises de Lucy, et elle imprimait au-dessus de l’échancrure, à la place où devait être le cou, la tête blonde de sa fille, un baiser dans le vide. Et en repliant les chemises, elle leur disait : Farewell ! ce long adieu anglais, si tendre et si déchirant. Elle prenait aussi les petites robes qu’elle fronçait par la taille, jouait un instant, avec son illusion, pliait les robes, les baisait, les déposait dans le coffre, et leur disait : Adieu ! — Puis elle déployait les petits bas brodés où son bras décharné simulait la jambe mignonne et ferme de sa fille, baisait, les bas et leur disait : Adieu ! — Adieu aussi, et l’œil déjà à demi fermé, aux petits souliers avec lesquels l’enfant trottait, chancelait si bien ; adieu aux bonnets, adieu à tout ; adieu aux poupées qui avaient chacune un nom : adieu, adieu ! elle n’y voyait plus qu’elle allait encore à tâtons, effleurant ces soies, ces mousselines, ces rubans qu’elle portait à ses lèvres ; mais elle ne trouvait plus ses lèvres… Farewell !…

Et le couvercle retomba.

Ce coffre et ce lit !

On eût dit un petit tombeau sur un grand.

Sarah tira les rideaux, alluma une lampe et pria.

Le docteur Young était mort dans le cabriolet de place, frappé d’apoplexie.

Toute la pairie anglaise suivit le convoi de mistress Philipps.

Le roi y envoya ses équipages.

Derrière les grands, derrière les nobles, derrière les riches, derrière le peuple, derrière les pauvres, qui pleuraient,

Il y avait un chien aveugle.

V

Dans les papiers de mistress Philipps, on trouva cette unique disposition testamentaire :

« Tous mes biens, sauf la maison, où je suis morte, que je lègue à Sarah, ma gouvernante, appartiendront à celui qui, par une permission de Dieu, mon sauveur et mon maître, retrouvera ma fille Lucy !

« Ceux qui m’aiment me pardonneront de n’avoir pas fait ce sacrifice pendant ma vie ; mon mari vivait, et je ne pouvais disposer que de la moitié de mes biens. »

VI

Depuis huit ans, la vieille gouvernante ne bougeait plus de son grenier. Insouciante comme la tombe, Sarah laissait moisir les meubles. Ses provisions étaient déposées dans un panier qu’elle remontait de la rue au bout d’une corde. Quand le panier ne descendrait plus, Sarah serait morte ; l’hôtel passerait aux hospices ; car Sarah en est sortie. De rien elle retournera à rien. Tous les, trois jours, un seul être la visitait. Rog, non le Rog d’autrefois, vif quoique, laid, généreux quoique sale ; mais Rog, hideux de vieillesse et de débauche, payant, les égarements de sa jeunesse par une oreille laissée entre les dents des dogues de bouchers. Il grattait, et on avait, tout en grondant, la faiblesse d’ouvrir. Et une vieille femme sourde, et un vieux chien aveugle, avaient quelque contentement à se trouver réunis.

Une brouille assez, grave avait pourtant compromis cet accord. Par respect pour la mémoire de ses maîtres, Sarah voulut un jour détacher du cou de Rog le collier de cuivre dont il traînait ignominieusement la marque et les armes dans la boue des ruisseaux. Rog se révolta, Sarah persista, le chien la mordit et s’enfuit avec le collier.

La vieille pleura, non de la douleur, mais de l’ingratitude, — son seul ami !

Maintenant transportons-nous dans un de ces parcs dont Londres est ombragé, reposons nos regards sur ces bouquets de famille qui fleurissent par un beau soleil. Portées dans les bras de leurs bonnes, de petites filles, jonquilles, vivantes, se balancent au-dessus du champ des promeneurs. Et c’est un ravissement de voir, à hauteur d’épi, cette génération qui doit fouler celle qui la porte.

Quel accident a tout à coup troublé l’éternelle tranquillité de ces parterres ? Un enfant, est-il tombé dans l’un des bassins en appelant les cygnes ? La foule s’accumule sur un point, ce point grossit, il roule, il s’ouvre, et il s’en échappe un chien tirant, tantôt par la robe, tantôt par les manches, mais ne lâchant jamais prise, une jeune personne de quinze ans. Des coups de canne pleuvent sur le chien, il secoue, il traîne sa proie. On l’en détache, il la reprend et recommence. Les cris de sa victime en lambeaux ne l’effrayent point. On se lasse de le battre, lui ne se lasse point d’être battu, malgré, sa tête en sang, ses yeux aveugles qui pleurent, ses derniers poils qui s’envolent.

Un cri sort de la bouche de celle qu’il oblige à ramper avec elle. Elle a lu sur le collier du chien, Rog ; — elle dit : Rog ! — et Rog lâche aussitôt les vêtements qu’il déchirait, et, reconnu et appelé, il trace en courant autour de cette voix un cercle rapide de bonds, d’aboiements, de frémissements, de caresses, et puis il marche devant, et on le suit ; et il reprend son cercle, et encore sa marche ; à chaque pas il retourne sa tête aveugle.

Et la foule ne sait maintenant que penser de cette autorité du chien sur la personne qui le suit comme un enfant obéissant suit son père.

À mesure qu’on avance, la jeune fille retrouve dans sa mémoire des traces complétement effacées. Ici un mur blanc, là une enseigne, là un ruisseau ; puis sa rue, puis sa porte.

— Ah ! ah ! c’est Rog qui me revient, dit la vieille ; mais c’est étrange, il aboie de la même manière que cette fatale nuit…

Elle tira le cordon.

— Ma bonne maîtresse, vous n’êtes donc point morte ? Venez-vous me chercher pour aller au ciel ?

Sarah avait pris Lucy pour sa mère, tant Lucy était grande et belle.

Rog se jeta sur la moitié d’un poulet rôti et le mangea.

Sarah courut lui chercher l’autre moitié.

VII

Lucy avait été enlevée par des agents de son père, et conduite à Sidney, dans la Nouvelle-Galles.

VIII

D’après le testament de lady Philipps, tous ses biens devaient appartenir à celui qui retrouverait sa fille Lucy. Qui l’avait retrouvée ? Rog. — À Rog donc tous les biens de mistress Philipps. Mais Rog pouvait-il hériter ? Question grave que le tribunal seul devait décider. Jour fut pris pour aller chez le juge.

Sarah a mis sa plus belle robe, elle a sa canne d’ébène, ses lunettes et son sac en pékin des Indes. Lucy est belle comme une Anglaise ; port majestueux, regard tendre et bleu ouvert sous des cheveux blonds. Rog est peigné, lavé, parfumé ; son collier est nettoyé ; il luit : Rog n’est plus que laid. Mais, comme Rog est aveugle, un cordon de soie le liera à la main de Lucy.

Avant de sortir, Sarah place le portrait de sa maîtresse sur une chaise, et semble lui adresser une courte et fervente prière, afin d’obtenir un heureux résultat dans leurs démarches. Lucy s’agenouille, Rog attend.

Sarah se tourne ensuite tout en larmes vers le chien.

— Mon vieux Rog !

Rog aboie.

— Mon vieux compagnon ! voilà l’enfant de notre excellente maîtresse ! La laisserons-nous mourir de faim, Rog ?

On nous a pris, moi dans un hospice, toi dans la rue, et l’on nous a donné ici, à toi du lait, à moi du pain, Rog.

Rog aboie.

— Tu n’es qu’une créature sans baptême, c’est vrai ; mais tu n’es pas méchant, quoique un, peu voleur. Je te pardonne, mais il faut rendre tout à ta petite Lucy. Que ferais-tu de cet argent ? Du pain, tu en auras toujours ; de l’abri pour ton hiver, toujours ; et on te laissera ton collier.

Rog aboie.

— Puis nous allons mourir. Tu as douze ans, Rog, j’en ai bientôt soixante-dix ; tu es aveugle, je suis sourde. Et cette enfant, c’est si jeune, si beau, Rog !

Lucy passait affectueusement la main sur la tête de Rog, qui, à défaut des yeux, promenait son flair sur la peau douce de sa jeune maîtresse.

— Et nous quitterons ce vilain grenier, nous descendrons au salon ; Lucy reprendra le fauteuil de sa mère, moi mon fauteuil, toi entre nous deux ; et cet hiver, frileux que tu es, mon vieux Rog, tu te fourras dans les cendres tant que tu voudras, et je ne te gronderai jamais. Entends-tu, Rog ? Tu saliras tant que tu voudras les tapis.

Et Rog aboie chaque fois que Sarah prononce son nom.

— Viens, Rog ; viens, partons, et sois gentil devant M. le juge.

IX

Devant le juge, la question ne fut pas aussi compliquée que pour l’intelligence de la pauvre Sarah.

Quand se présentèrent devant lui Sarah, qui tendait le testament, et Lucy avec le chien en laisse, le juge de Common’s-court sourit sous son épaisse perruque, et en s’inclinant il dit :

— La loi civile veut que tout sujet soit apte à hériter. — Mais un chien n’est pas un sujet. — Le testament est nul. — Au nom du Roi, cassons le testament de lady Philipps, et reportons sur miss Lucy, comtesse Philipps, tous les biens de feu sa mère. — Ajoutons, comme homme et non comme juge, que, par fidélité à la chose écrite, et par respect pour la volonté sacrée de ceux qui ne sont plus, miss Lucy, comtesse Philipps, doit être obligée à de bons traitements envers ce chien.