De minuit à sept heures/Partie 4/Chapitre IV


IV

La chasse


Après le départ de Nelly-Rose, il y eut dans la pièce un moment de silence. Le juge d’instruction semblait hésitant. L’innocence de Gérard ne faisait guère de doute pour lui, mais que pensait Nantas ?

Et, justement, l’inspecteur Nantas intervenait :

— Tout ça, dit-il à Gérard, c’est très joli. Mais c’est un peu du sentiment… Des impressions de jeune fille, je ne dis pas, ça a sa valeur… « Il n’a pas tué »… Bon… C’est son opinion à cette petite… Mais, tout de même, au fond, tout ça n’empêche pas que vous avez très bien pu, même sans le vouloir, même avec de bonnes intentions, tuer Baratof au cours de la rixe… Oui, je répète, même sans le vouloir…

— J’affirme que je l’ai laissé parfaitement vivant. D’ailleurs, il a été égorgé. Je n’avais sur moi aucune arme qui me permît…

— Vous aviez toujours un gentil petit browning qu’on vous a vu au bastringue d’Auteuil. Je sais bien… Les rues ne sont pas sûres. Mais bon, admettons pour un moment. Alors, racontez, selon vous, ce qui s’est passé ?

— Eh bien, — Gérard fit un effort pour être clair, précis, et ne rien oublier sans toutefois rien dire d’inutile, — eh bien ! Baratof et moi, nous avions déjà eu un commencement de discussion au sujet des titres. Quand je suis revenu à onze heures, le soir, j’ai trouvé Baratof prêt à sortir pour aller où vous savez, j’ai voulu l’en empêcher. Je lui ai aussi reproché de vouloir s’emparer de la fortune de Mme Destol. Il l’a avoué avec cynisme. Il m’a provoqué. Il s’est jeté sur moi. Nous avons lutté. Je l’ai terrassé. Il était étourdi de sa chute, mais sans la moindre blessure. Je l’ai bâillonné, ligoté avec les courroies de sa couverture de voyage, pour qu’il fût incapable de bouger de toute la nuit. Son étourdissement ne dura qu’un moment. Il revint à lui, parfaitement vivant, je vous le répète. Je voyais ses yeux qui me fixaient, chargés de haine et de rage, et il s’agitait convulsivement. Je l’ai donc, pour plus de sûreté, attaché au pied du lit. J’avais pris, dans la poche intérieure de son gilet, la pochette contenant les papiers. Je suis alors descendu. Sortant de l’hôtel, durant quelques minutes, réfléchissant ainsi que je vous l’ai dit, j’ai marché sur l’avenue… je me suis même arrêté à une terrasse, — un nouveau bar dont j’ignore le nom, — mais tout de suite j’en suis parti, décidé à profiter de la situation… à aller chez Mlle Destol, en me faisant passer pour Baratof.

— Vous affirmez n’avoir rien pris que les titres à Baratof ? demanda M. Lissenay.

— Je l’affirme, monsieur le juge d’instruction. Et puisque vous dites qu’il a été dépouillé de son argent et de ses bijoux, celui qui l’a dépouillé est celui qui, après mon départ, l’a tué.

Nantas, ici, intervint encore :

— Si c’est vrai, il faut reconnaître que vous lui avez bougrement facilité la besogne, au voleur et à l’assassin, en laissant le Baratof bâillonné et ligoté des pieds à la tête.

Gérard ne répondit pas sur-le-champ. Il avait eu déjà cette pensée, et elle lui faisait horreur.

— Monsieur le juge, dit-il soudain, quels qu’aient été mes torts et mes imprudences, je suis innocent du meurtre de Baratof. Je sens que vous me croyez… Mais, pour la justice, pour moi, pour que mon innocence éclate, indéniable, aux yeux de tous, il faut retrouver le vrai coupable !

— C’est une bonne idée, prononça Nantas, à demi sérieux, à demi gouailleur. Comment est-ce que vous vous y prendriez ? Dites voir un peu.

Gérard l’observa. Cet homme lui inspirait peu de sympathie. En cet homme il voyait un adversaire le plus dangereux et le plus acharné à le croire coupable. Pourtant, il le distinguait impartial, prêt à admettre la vérité si elle s’imposait à son esprit soupçonneux et sceptique par profession.

— Monsieur l’inspecteur, ce n’est pas à moi de chercher. C’est votre métier. Et c’est de vous et de votre expérience que peut venir toute la lumière. Au fond, je suis persuadé que votre certitude à mon égard n’est plus la même. Je vous supplie d’agir, monsieur l’inspecteur.

Nantas parut flatté. Il arpenta la pièce de long en large, les mains au dos. Puis, s’arrêtant net, il dit, d’un ton bourru.

— Aussi, diable ! pourquoi n’avez-vous pas parlé tantôt ? Si vous m’aviez fourni les explications que je vous demandais avec insistance et que vous venez de fournir, nous n’en serions pas là.

— Je ne comprends pas, monsieur l’inspecteur…

— Mais si, mais si, nous avons perdu du temps.

Il reprit sa promenade, indécis et grognon. Puis, de nouveau, il revint vers Gérard, et, brusquement, lui tendit la main.

— Faisons la paix, voulez-vous ?

— Oh ! très volontiers fit Gérard, qui n’eut pas l’air de remarquer le changement d’attitude du policier.

— Et puis, voyons, repartit Nantas, essayons de démêler la situation, hein ? Somme toute, quelles preuves a-t-on contre vous ? Récapitulons. Votre querelle avec Baratof ? Vous en avez dit le motif et ça ne paraît pas invraisemblable. Les titres que vous lui avez pris ? Vous avez expliqué l’affaire. Reste la disparition des bijoux et de l’argent.

— Faites une perquisition chez moi, dit Gérard.

— C’est déjà fait, ricana Nantas. Donc, à ce propos, quitus. Seulement, il y a la preuve principale. C’est qu’entre le moment où vous êtes sorti de chez Baratof et celui où on l’a trouvé zigouillé, personne n’est entré.

— Qui dit cela ? demanda Gérard.

— Le garçon d’étage. Il est formel.

Gérard se récria :

— Mais il peut se tromper, cet homme !

— Non, dit Nantas, nettement. Mais il peut mentir.

— Hein !

— Dame ! Quand un mossieu accuse quelqu’un d’avoir fait quelque chose que ce quelqu’un n’a pas faite, n’a-t-on pas le droit de se demander pourquoi ledit mossieu accuse ?

Gérard murmura :

— C’est vrai, après tout… Car enfin, étant seul, à proximité de la porte, il n’avait qu’à franchir quelques mètres d’un couloir désert… Ah ! quel dommage qu’on ne l’ait pas surveillé depuis !

Du coup, Nantas eut un petit rire sec.

— Ah ! ça, voyons, mon petit ! Vous me croyez jeune ! Tout de même, hein ?… Depuis ce matin, dix heures, qu’il a quitté d’ici, je le fais filer, moi, le garçon d’étage, le nommé Manuel !…

Le juge d’instruction et Gérard semblèrent stupéfaits.

— Ben oui, quoi ? continua Nantas. Il y avait toutes les preuves contre vous, l’homme de la rixe, et je vous croyais, dur comme fer, coupable. Mais, pour votre gouverne, en police, j’ai un principe… Jamais négliger aucune piste, même secondaire. Subséquemment, tout en fonçant sur vous, je faisais prendre en filature le nommé Manuel. Conclusion…

— Conclusion ? interrogea M. Lissenay, qui avait suivi avec amusement l’argumentation du policier et les phases de son revirement.

— Conclusion… C’est la même que la vôtre, monsieur le juge. On a fait fausse route, et il n’y a plus une minute à perdre. Aussi je vous demande de bien vouloir m’adjoindre un collaborateur.

— Qui donc ?

— Un gars solide, d’aplomb sur ses jambes, qu’a un cran de tous les diables et de la jugeote.

— Mais, enfin, qui ?

— Le sieur Gérard, ici présent. Ni le parquet ni la Sûreté ne songent à le retenir, n’est-ce pas ? Dans ce cas-là, donnez-le moi. À nous deux, ça va ronfler, n’est-ce pas, camarade ?


Dès cet instant, Gérard ne quitta plus Nantas. Infatigable lui-même, il s’étonnait de l’activité du policier. Nantas ne semblait pas soumis aux besoins physiques des autres hommes. Il mangeait à peine. Il ne dormait pas. Avec lui, Gérard passa, sans en être gêné d’ailleurs, deux journées de jeûne presque absolu et d’insomnie totale. Le but à atteindre, pour Nantas, c’était la découverte de la vérité dans l’affaire du Nouveau-Palace, et à ce but Nantas sacrifiait tout… même les apéritifs.

Ils parlaient peu. Les découvertes qu’ils firent ensemble, ils n’éprouvaient pas le besoin de se les communiquer. L’un et l’autre en comprenaient en même temps l’intérêt ou la vanité. Les difficultés de l’enquête provenaient de la façon d’agir, fort louche, mais fort habile, du garçon d’étage. Manuel n’était jamais de service, au Nouveau-Palace, que la nuit. À dix heures du matin, il sortait et rentrait à cinq heures du soir. Or, malgré l’extraordinaire expérience de Nantas et de ses agents dans les filatures, le garçon d’étage, Manuel, qui se méfiait, bien que ne se sachant pas poursuivi, arrivait toujours à dépister la meute des limiers.

Où allait-il ? Que faisait-il ? Ce n’est que le troisième jour qu’un résultat fut obtenu.

— Maintenant, mon vieux Gérard, dit Nantas dans le bar voisin du Nouveau-Palace où ils se trouvaient, nous pouvons marcher. 1o  un client qui n’a rien à se reprocher ne se défile pas de la sorte ; 2o  nous savons, par un bout de conversation entendue, que le sieur Manuel fait partie d’une bande, qu’il y a eu des vols commis dans l’hôtel depuis qu’il y est employé, et qu’un des recéleurs de la bande est un type qui demeure dans les environs de la rue d’Aboukir et qui, justement, vient de se défaire, pour une bouchée de pain, d’un lot de bijoux russes. Ça me suffit. Je cours chercher un mandat contre notre homme. Il vit à l’hôtel. À six heures, avant la nuit, nous montons dans sa chambre. D’ici là…

— D’ici là ?

— Ouvre l’œil… Bon, voilà que je tutoie. Tu m’en veux pas ?… Quand on travaille ensemble… Mais faut pas qu’il s’esbigne, hein ?


Les événements se déroulèrent autrement que ne l’avait prévu Nantas, et d’une façon beaucoup plus rapide.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ de Nantas, que Gérard vit surgir du Nouveau-Palace, par la sortie réservée au personnel, un homme jeune, de petite taille, en qui il reconnut le garçon d’étage. Il portait deux valises, et, tout de suite, héla un taxi qui passait.

Gérard songea aussitôt, employant l’expression de Nantas :

— Il s’esbigne. Si je ne m’en mêle pas, adieu.

Il courut sur le trottoir opposé. Manuel avait placé ses deux valises et montait dans l’auto en jetant au chauffeur :

— Gare du Nord.

— À la Préfecture de police, 36, quai des Orfèvres, ordonna Gérard qui, bousculant le garçon d’étage, sautait près de lui, refermait la portière, saisissait de sa main droite le poignet de l’homme et le tordait.

Manuel cria de douleur et voulut se débattre.

— Pas un geste, commanda Gérard. Si tu bouges, si tu essaies de descendre, je te casse le bras.

La voix était si impérieuse, l’étreinte si violente que Manuel demeura inerte. Il voulut parler, protester, Gérard le rembarra :

— Pas un mot ! Inutile. Tu t’expliqueras à la Sûreté.

Un quart d’heure plus tard, quand ils arrivèrent à la Sûreté, et que Gérard eut remis entre les mains de Nantas le garçon d’étage, celui-ci se trouvait dans un tel état de prostration que, de lui-même, avant même d’être interrogé, il bredouilla :

— Ben oui, c’est moi. Je savais que le Russe avait des valeurs et des bijoux. Alors j’ai tenté le coup et quand celui-là (il désignait Gérard) fut parti je suis entré, je comptais trouver Baratof endormi dans la seconde pièce. Il était debout dans la première, il avait, aux poignets et aux chevilles, des courroies qui pendaient… et il était en train d’enlever une serviette qui le bâillonnait. Il a compris pourquoi je venais… Il m’a sauté dessus. Nous nous sommes battus… il a été le plus fort… J’étais par terre… lui, sur moi, qui m’écrasait… Alors, dame, je ne sais pas trop comment ça s’est fait… Mais j’avais pas l’intention de jouer du couteau quand je suis entré… Je voulais seulement le dévaliser… Quand j’ai vu qu’il était mort, j’ai fouillé son portefeuille, ses valises… j’ai enlevé les courroies de ses poignets, pour que ça n’ait pas l’air drôle qu’on l’ait attaché avant de l’égorger… Vous comprenez, le coup était sûr, il s’était battu avec son ami, on les avait entendus… Donc, l’assassinat…

— Donc, tu avais bien l’intention, en entrant, d’assassiner, ricana Nantas. Allons, ouste, tu es cuit !

Il se tourna vers Gérard :

— Comme ça, vous voyez, dit-il en confidence, puisque le Baratof était déficelé avant, vous n’êtes responsable de rien du tout.

— Dieu merci ! murmura Gérard.

Ils eurent tort d’échanger ces quelques paroles et de relâcher leur attention. Manuel en profita. Tirant de sa poche un browning, il en mit le canon dans sa bouche. La détonation retentit. Il tomba, mort.


— C’est une aubaine pour vous, le suicide de Manuel, dit Nantas à Gérard, lorsqu’ils se quittèrent. L’affaire va être classée. Votre nom ne sera même pas prononcé — et encore moins celui de Mlle Destol. Où allez-vous, maintenant ?

— Je prends le train cette nuit et rejoins ma mère.

— Eh bien, camarade, vous lui souhaiterez bien le bonjour, à votre maman, et vous lui direz de ma part qu’elle a un rude fils ! Fichtre, vous êtes d’aplomb sur vos jambes, vous ! Un mot encore. Je me suis trompé sur vous, au début. Vous ne m’en voulez pas ?

— Pouvez-vous demander cela ? dit Gérard dans un élan spontané.

Ils se serrèrent la main amicalement. Ils se connaissaient peu, mais ils avaient appris, en quelques jours, à s’estimer.


Libéré de tout soupçon, définitivement hors de cause, Gérard, fidèle à sa parole, n’essaya pas de revoir Nelly-Rose. Il se donna la mélancolique satisfaction de passer sur la place du Trocadéro, regarda la fenêtre de la jeune fille et s’éloigna, lui disant un éternel adieu.

Deux heures après, il était dans le train de nuit qui l’emportait vers la Normandie. Il allait voir sa mère qu’il n’avait pas vue depuis quatre ans, sa mère qui l’adorait et dont l’affection confiante avait toujours été pour lui, aux pires heures de sa vie, comme un réconfort. Auprès d’elle, dans la petite ferme qu’elle faisait valoir elle-même depuis la mort de son mari, il trouverait, une fois de plus, le repos pacifiant.

Et il songeait aussi, il songeait surtout à Nelly-Rose.